Raison et sensibilité/XIII

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Raison et Sensibilité, ou les Deux Manières d’aimer (1811)
Traduction par Isabelle de Montolieu.
Arthus-Bertrand (tome I et IIp. 184-203).

CHAPITRE XIII.

La partie projetée tourna très différemment de ce qu’on avait imaginé ; les uns y voyaient un plaisir parfait, quelques-uns de l’ennui, d’autres de la fatigue. Il n’y eut rien de tout cela ; elle manqua au moment où on s’y attendait le moins.

À dix heures toute la société était au Parc, où on devait déjeûner amplement avant le départ. Sir Georges ne se possédait pas de joie. Il avait plu toute la nuit, mais le temps s’était éclairci sur le matin, les nuages se dispersaient à l’horizon, et le soleil paraissait. Nous aurons un temps de Dieu, disait-il, et vous verrez Whitwell dans toute sa gloire. Tout le monde était en train et de bonne humeur ; on était décidé à s’amuser quoiqu’il arrivât, et l’on se montait en gaîté.

Pendant le déjeûner on apporta les lettres. Il y en avait une pour le colonel Brandon ; il la prit, regarda l’adresse, pâlit et quitta immédiatement la chambre.

— Qu’est-ce qui arrive à Brandon, dit sir Georges !

Personne ne répondit.

— J’espère qu’il n’a pas reçu de mauvaises nouvelles, dit lady Middleton ; mais il faut que ce soit quelque chose de bien extraordinaire pour laisser ma table de déjeûner si brusquement.

Dans moins de cinq minutes il rentra.

— Point de mauvaises nouvelles j’espère, lui dit madame Jennings, au moment où il ouvrit la porte.

— Non, madame, aucune ; je vous remercie de votre intérêt.

— Très-vif en vérité. Est-ce d’Avignon ! j’espère que votre sœur n’est pas plus malade !

— Non, madame, ma lettre est de Londres, et c’est simplement une lettre d’affaires.

— Mais comment se fait-il que la seule écriture vous ait autant troublé ? Venez, venez à côté de moi, cher colonel, racontez-moi ce que c’est ; quelque chose d’intéressant pour vous, j’en suis sûre.

— Ma chère maman, dit lady Middleton, laissez de grâce le colonel achever son déjeûner. Voilà votre tasse, colonel. Il la prit et la but rapidement sans s’asseoir.

— Peut-être est-ce pour vous dire que votre cousine Fanny se marie ? est-ce cela, dit madame Jennings ?

— Non, madame pas du tout.

— Eh bien donc ! je sais ce que c’est, et qui vous écrit, colonel ; j’espère qu’elle se porte bien.

— Qui ? madame, dit le colonel en rougissant un peu.

— Oh vous savez très-bien de qui je veux parler.

Le colonel impatienté ne répondit pas ; il s’adressa à lady Middleton. — Je suis très-fâché, milady, lui dit-il, d’avoir reçu cette lettre ce matin ; elle m’oblige à partir de suite pour Londres.

— Pour Londres ! s’écria madame Jennings : quelle folie, et que peut-on avoir à faire à Londres dans cette saison.

— C’est moi qui perd le plus, dit-il, en étant forcé de quitter une société aussi agréable ; mais ce qui me chagrine surtout, c’est que je crains de faire manquer la partie de ce matin, et que ma présence ne soit absolument nécessaire pour être admis à Withwell.

Tout le monde fut consterné.

— Mais si vous écriviez un billet à la concierge, M. Brandon, dit vivement Maria, ne serait-ce pas suffisant ?

— Je crains que non mademoiselle.

— Il faut absolument que vous veniez avec nous, s’écria sir Georges ; il n’y a point d’affaire plus importante au monde que de ne pas déranger une partie sur le point de commencer. Renvoyez votre départ pour la ville à demain, Brandon ; voilà tout.

— Je voudrais que cela me fût possible, dit-il avec fermeté ; mais je ne puis retarder mon départ d’un jour.

— Si vous vouliez seulement nous dire de quoi il est question, dit madame Jennings, et nous conter votre affaire, nous déciderions si elle est si pressée ou si vous pouvez rester.

— Vous ne perdrez que cinq ou six heures, dit Willoughby, si vous vouliez seulement différer jusqu’à notre retour.

— Je ne puis pas perdre seulement une heure, répondit le colonel.

Elinor entendit Willoughby qui disait à voix basse à Maria : – Il est de ces gens maussades qui ne peuvent supporter une partie de plaisir ; il avait peur de s’enrhumer ou d’être mouillé, j’en suis sûr, et il a inventé cela pour faire manquer celle-ci. Je voudrais parier cinquante guinées que cette lettre est de sa main.

— Je n’en doute pas, dit Maria.

— Il n’y a pas moyen de vous persuader, dit sir Georges, quand une fois vous avez mis quelque chose dans votre tête ; je sais cela depuis long-temps : voyez cependant combien vous nous contrariez.

Le colonel répéta encore tout son chagrin d’en être la cause, mais déclara que son départ était inévitable.

— Eh bien donc ! quand vous reverra-t-on ?

— Bientôt j’espère, ajouta lady Middleton, et nous remettrons la partie de Withwell à votre retour ; j’aurai le temps de tout mieux arranger.

— Vous êtes très obligeante, madame, mais mon retour est si incertain, que je n’ose prendre aucun engagement.

— Je vous déclare, dit sir Georges, que si vous n’êtes pas ici à la fin de la semaine, je vais vous chercher.

— Oui, oui, sir Georges, faites cela, s’écria madame Jennings ; vous saurez alors ce que c’est que cette affaire, et vous me le direz.

On vint avertir le colonel que son cheval était prêt. — Vous n’allez pas à cheval jusqu’en ville, dit sir Georges ?

— Non : seulement jusqu’à la première poste.

— Eh bien ! je vous souhaite un bon voyage, entêté que vous êtes ; allons un effort de complaisance ; renvoyez ce cheval.

— Je vous jure que cela n’est pas en mon pouvoir.

Il prit congé de toute la compagnie, qui lui rendit son salut avec humeur, à l’exception d’Elinor qui n’avait pas dit un mot pour le retenir, et qui le salua avec affection. — N’y a-t-il aucune chance, mademoiselle Elinor, lui dit-il, de vous voir à Londres cet hiver avec votre sœur ?

— Je crains qu’il n’y en ait point.

— Je vous dis donc adieu pour plus long-temps que je ne voudrais, dit-il avec émotion. Il lui prit la main qu’il serra doucement, et fit un simple salut à Maria. Madame Jennings voulait encore le retenir pour lui faire dire son secret ; mais il lui souhaita le bonjour, et quitta la chambre avec sir Georges.

Les plaintes, les regrets, les lamentations, les reproches, les sarcasmes, les conjectures, que la politesse avaient retenus, éclatèrent à la fois dès qu’ils furent sortis, lorsque madame Jennings fit taire tout le monde en disant : Je crois que j’ai deviné l’importante affaire qui nous a tous rendus si malheureux.

— Quoi donc ? chère dame, qu’est-ce que vous croyez ? dites-vite, s’écria chacun.

— Je suis sûre que c’est pour miss Williams.

— Et qui est miss Williams, demanda Maria ?

— Quoi ! vous ne connaissez pas miss Williams ! vous en avez au moins entendu parler ?

— Pas du tout, je vous jure.

— Eh bien ! miss Williams, dit-elle avec un sourire fin, est une proche parente du colonel, très proche en vérité ; je ne veux pas dire en toute lettre à quel degré pour ne pas blesser les oreilles des jeunes dames ; et baissant un peu la voix, elle dit à Elinor : c’est sa fille naturelle.

— Vraiment ! vous me surprenez.

— Oui, comme je vous le dis, et le colonel l’aime comme ses yeux ; je suis sûre qu’il lui laissera toute sa fortune.

Sir Georges rentra, et se joignit de grand cœur au regret général ; mais il finit par observer que puisqu’on était rassemblé, il fallait au moins faire tous ensemble quelque chose qui serait peut-être aussi divertissant. Après quelques consultations, on convint qu’on irait courir de côté et d’autre, suivant sa fantaisie, pendant quelques heures, puis qu’on reviendrait dîner au Parc. Lady Middleton trouva que c’était beaucoup plus convenable que de dîner en plein air. Elinor fut du même avis par d’autres motifs. Les voitures furent ordonnées ; l’élégant caricle de Willoughby fut prêt le premier. On comprend qu’il devait conduire Maria, et jamais celle-ci n’avait paru plus heureuse qu’en se plaçant à côté de lui ; et vraiment c’était le plus beau couple qu’il fût possible de voir. Ils partirent comme l’éclair et furent bientôt hors de vue, et on n’entendit plus parler d’eux jusqu’au retour général. Ils étaient partis les premiers, ils revinrent les derniers. Tous deux paraissaient enchantés de leur promenade dont ils ne donnèrent aucun détail ; ils dirent seulement que pour rouler plus vite, ils étaient restés dans la plaine. Les autres, pour jouir de la vue, s’étaient promenés sur les hauteurs.

Sir Georges avait décidé que pour se consoler du départ du colonel, on s’amuserait toute la journée, et qu’on danserait après dîner. Il y avait, outre la compagnie ordinaire, toute la nombreuse famille Carey de Nerrton. On était vingt personnes à table, ce que sir Georges remarqua avec grand plaisir. Willoughby prit sa place accoutumée entre Elinor et Maria. Il n’y avait pas long-temps qu’ils étaient assis, lorsque madame Jennings se penchant entre Elinor et Willoughby, prit le bras de Maria, et lui dit, assez haut pour être entendue de tous deux : Je sais où vous êtes allés ce matin, miss Maria ; je l’ai découvert malgré tous vos beaux mystères. Maria rougit et dit vivement : Où donc, Madame ?

— Ne saviez-vous pas, dit Willoughby, que nous nous étions promenés dans mon caricle ?

— Oui, oui, Monsieur, je le savais bien, mais j’étais decidée de savoir aussi où ce caricle vous avait menés, et je le sais. J’espère, miss Maria, que votre future maison est de votre goût ? Elle est à mon gré une des plus grandes et des plus belles que je connaisse, et quand je viendrai vous voir, j’espère que je la trouverai bien arrangée et meublée de neuf. Les meubles actuels sont trop antiques, n’est-ce pas ? c’est la seule chose à quoi j’aie trouvé à redire quand j’y fus il y a six ans, et vous ne les aurez pas trouvés en meilleur état ce matin.

Maria se détourna en grande confusion. Madame Jennings rit aux éclats, et conta ensuite à Elinor qu’elle avait chargé sa femme-de-chambre Betty, adroite autant que gentille, de savoir du jockey de M. Willoughby où son maître avait conduit miss Dashwood, et qu’ainsi elle avait appris positivement qu’il l’avait menée au château d’Altenham, et qu’ils avaient passé toute la matinée à se promener dans la maison et dans les jardins.

Elinor pouvait à peine le croire ; il lui semblait également inouï à M. Willoughby de l’avoir proposé et à Maria d’avoir consenti d’aller dans la maison où vivait une femme respectable, qu’elle ne connaissait point, et chez qui elle ne pouvait être admise.

Aussitôt qu’on fut sorti de table, elle prit sa sœur à part et le lui demanda, et à sa grande surprise, elle trouva que tout ce que madame Jennings avait dit était exactement vrai. Maria était tout-à-fait revenue de son premier moment de trouble, et se fâcha presque de ce que sa sœur en doutait.

— Qu’est-ce qui vous étonne donc, Elinor, lui dit-elle ? pourquoi serais-je pas allée voir Altenham, puisque j’en avais une si bonne occasion ? ne vous ai-je pas entendue dire vous-même que vous en auriez grande envie ? — Oui, Maria, mais j’aurais attendu que madame Smith n’y fût plus ou voulût m’y recevoir, et je n’y serais surtout pas allée seule avec M. Willoughby.

— M. Willoughby est cependant la seule personne qui ait quelque droit de m’y introduire, et qui puisse me montrer en détail la maison et les jardins. Son caricle ne contient que deux places, et je ne pouvais avoir personne avec moi. Je vous assure, Elinor, que dans toute ma vie je n’ai passé une plus délicieuse matinée.

— Il est fâcheux, reprit doucement Elinor, que le plaisir et la convenance n’aillent pas toujours ensemble.

— Au contraire, Elinor, cela vaut beaucoup mieux, et ce que vous dites est la plus forte preuve en ma faveur. Si j’avais blessé le moins du monde les convenances ou la décence, j’en aurais eu le sentiment : vous m’accorderez j’espère qu’on sent toujours quelque chose de pénible quand on fait ce qui n’est pas bien, et avec cette conviction je vous assure que je n’aurais eu nul plaisir.

— Mais, ma chère Maria, dit Elinor avec une extrême tendresse, ne pensez-vous pas aussi qu’un sentiment plus vif encore peut aveugler ? vous vous êtes déjà trop exposée peut-être à de malicieuses remarques ; ne commencez-vous pas à vous douter que vous y avez peut-être donné lieu, et votre promenade peut les augmenter ? Madame Jennings……

— Madame Jennings et ses sottes railleries, interrompit Maria, me sont très-indifférentes ; tout le monde, et vous-même Elinor, vous y êtes sans cesse exposés ; je n’attache pas plus de prix à sa censure qu’à son approbation. Je n’ai point du tout le sentiment d’avoir fait quelque chose de mal en me promenant dans les jardins de madame Smith, ou en voyant sa maison ; elle doit un jour appartenir à M. Willoughby, et…

— Lors même qu’elle devrait aussi vous appartenir, dit Elinor, cela ne justifie point ce que vous avez fait.

Maria rougit beaucoup, mais plutôt de plaisir que de peine, et après quelques minutes de silence elle passa un bras autour de sa sœur, et lui dit avec son charmant sourire : peut-être, Elinor, ai-je fait une étourderie en allant à Altenham, pardonnez-la moi, je ne puis m’en repentir, M. Willoughby avait la passion de me le montrer, et c’est une charmante habitation je vous assure : il y a surtout un petit salon au premier étage, précisément comme il le faut pour un établissement de tous les jours. Lorsqu’il sera meublé avec élégance, il sera délicieux ; il est situé à l’angle de la maison, et il y a deux vues différentes, d’un côté sur le boulingrin, et au-delà sur un beau grand bois ; de l’autre côté c’est l’église et le village, et derrière, cette belle colline que nous avons si souvent admirée. Encore n’ai-je pas vu le salon à son avantage, les meubles sont si antiques ! mais, comme dit Willoughby, avec quelques centaines de guinées nous en ferons… on peut en faire la plus charmante chambre d’été de toute l’Angleterre.

Ainsi finit le sermon d’Elinor ; elle ne dit plus rien, et Maria allait continuer sa description d’Altenham avec le même feu, quand elles furent appelées pour la danse. C’était Willoughby ; elle lui donna la main, et dansa toute la soirée avec lui sans se rappeler un mot de ce que lui avait dit sa sœur.