Raison et sensibilité/XLVIII

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Raison et Sensibilité, ou les Deux Manières d’aimer
Traduction par Isabelle de Montolieu.
Artus-Bertrand (tome III et IVp. 132-162).

CHAPITRE XLVIII.


La maladie de Maria, quoique très-violente, n’avait pas été assez longue pour retarder sa convalescence. Sa jeunesse, sa force naturelle et la présence de sa mère la rendirent bientôt capable d’être levée chaque jour plus long-temps ; et le cinquième, depuis l’arrivée de madame Dashwood, elle se sentit la force de descendre au salon, appuyée sur sa bonne sœur. Il lui tardait, dit-elle, de revoir le colonel et de le remercier d’avoir été chercher sa mère. Dès qu’elle fut établie dans un bon fauteuil, on le fit demander. Le cœur de la maman nageait dans la joie.

L’émotion du colonel lorsqu’il entra fut très-visible. Il s’approcha d’elle, et en la voyant pâle, abattue, les yeux languissans, sa physionomie s’altéra au point qu’Elinor conjectura qu’il y avait quelque chose de plus que son affection pour Maria. Cette dernière lui présenta la main, en parlant de sa vive reconnaissance. Alors une si forte expression de douleur se répandit sur tous les traits du colonel ; un soupir si profond s’échappa de son cœur, qu’Elinor comprit tout ce qui s’y passait, et que les scènes douloureuses de la maladie et de la mort d’Elisa se retraçaient à sa mémoire. La ressemblance dont il avait fait mention était sans doute augmentée par la langueur actuelle de Maria, par ses yeux battus, sa pâleur, son attitude de malade, et l’expression de sa tendre gratitude.

Madame Dashwood le surveillait encore mieux que sa fille, et, ne sachant pas les détails de l’histoire du colonel, attribua tout ce qui se passait sur sa figure, à l’excès de sa passion, et vit dans les propos et les manières de sa fille quelque chose de plus que la simple reconnaissance. Deux ou trois jours après, Maria avait acquis assez de force pour se promener devant la maison, appuyée sur le colonel, puis un peu plus loin sur le joli sentier gravelé ; mais elle ne témoigna aucune envie d’aller jusqu’au temple grec, et laissa même percer une sorte d’effroi. Elinor qui en savait seule la raison ne l’en pressa pas, et comprit très-bien son impatience de quitter Cleveland, et de retourner à la chaumière. Ce désir devint si vif, que madame Dashwood, qui ne pouvait rien lui refuser, y céda. D’ailleurs, elle souhaitait aussi dans le fond de retourner chez elle et de retrouver sa petite Emma. Mais ce désir était combattu par celui qu’elle avait que sa fille s’attachât au colonel en vivant journellement avec lui.

— Les choses sont en bon train, disait-elle à Elinor ; c’est toujours son bras qu’elle prend pour se promener.

— Maman, il est ici le seul homme, répondait Elinor.

— Et moi je vous dis que bientôt il sera en effet le seul pour Maria. Mais enfin à présent elle veut retourner à sa chaumière, et c’est très-naturel. Il ne restera pas long-temps sans y venir.

Le soir même la proposition de partir fut faite. Mme  Jennings les chérissait ; mais sa chère Charlotte et son petit-fils lui tenaient aussi au cœur, et il y avait long-temps qu’elle en était séparée. Elle ne fit donc que quelques légères objections sur la santé de Maria, qui furent bientôt levées. Le colonel était attendu à Delafort pour les réparations du presbytère ; mais il s’était laissé persuader facilement que sa présence était nécessaire à Cleveland tant que mesdames Dashwood y seraient. Tout fut donc arrangé pour leur départ, qui devait avoir lieu le surlendemain. Le colonel exigea qu’elles prissent son carrosse, qui était plus grand et plus commode, et madame Dashwood y consentit, en espérant que ce serait bientôt celui de sa fille. Mais de son côté elle lui fit promettre que, dans quinze jours ou trois semaines au plus il viendrait les visiter à la chaumière.

Le moment de la séparation arriva, et ne fut pas sans attendrissement de tous les côtés. Maria ne croyait pas pouvoir assez témoigner de regrets et de reconnaissance à madame Jennings. Ses adieux furent si tendres, si pleins de respect et d’amitié, qu’ils réparèrent bien des négligences passées, qu’elle se reprochait amèrement. Elle prit congé du colonel Brandon avec la cordialité d’une amie et d’une sœur. Ce fut lui qui la plaça dans la voiture ; madame Dashwood et Elinor montèrent ensuite. Le tête à tête de madame Jennings et du colonel le reste de ce jour fut très-triste. Il était obligé d’attendre le retour de la voiture ; et madame Jennings ne voulut pas le laisser seul. Elle s’attendait presque à une confidence de ses sentimens pour Elinor. Il n’en fit point, mais parla de la mère et des filles avec enchantement.

Trois jours après la voiture revint avec l’agréable nouvelle que ce voyage s’était très bien passé, et que la convalescente n’était pas très-fatiguée. Le surlendemain madame Jennings et sa Betty partirent pour Londres, où les Palmer étaient retourné ; et le colonel, tout solitaire et tout pensif, prit le chemin de Delafort.

La famille Dashwood avait été deux jours en route pour ne pas fatiguer la malade : elle ne s’en trouva pas incommodée. Tout ce que peut l’affection la plus tendre, la plus zélée, fut employé de la part de ses deux sensibles compagnes ; aussi trouvèrent-elles leur récompense dans les rapides progrès de sa santé, dans la chaleur de son cœur et le calme de son esprit. Cette dernière observation surtout fit le plus grand plaisir à Elinor : elle qui l’avait toujours vue souffrir si cruellement, oppressée par l’angoisse de son cœur, n’ayant ni le courage de parler, ni la force de se taire, la voyait à présent avec une joie inexprimable, tranquille, résignée, contente par momens. Comme ce ne pouvait être que le résultat de réflexions sérieuses et de sa ferme volonté, il y avait lieu d’espérer que cela continuerait. En approchant néanmoins de Barton, qui était si plein de souvenirs pour elle, où chaque place, chaque arbre, chaque route parlaient à sa mémoire et à son cœur, elle devint silencieuse et pensive, et afin d’échapper à leur attention, elle se pencha sur la portière comme pour mieux voir le pays. Elinor ne put ni s’en étonner ni la blâmer ; et quand elle vit à ses yeux, en lui aidant à descendre de voiture, qu’elle avait pleuré, elle trouva que c’était une émotion trop naturelle pour exciter autre chose qu’une tendre pitié. Elle la pressa contre son cœur, en lui disant à demi-voix : Chère Maria ! ici encore nous pourrons être heureuses par notre amitié. – Ah ! oui, répondit Maria ; puis elle ajouta : Chère chaumière ! je veux t’aimer encore, et tes collines, et tes ombrages, et tes beaux points de vue, je les admirerai avec mon Elinor. Elle semblait se réveiller d’un songe pénible qui laisse encore des traces dans l’esprit, mais qu’on cherche à effacer. Lorsqu’elles entrèrent dans le petit salon, Maria tourna ses yeux tout autour avec un regard de fermeté décidée, comme si elle voulait s’accoutumer tout d’un coup à la vue de chaque objet avec lequel le souvenir de Willoughby était lié. Elle parla peu ; mais ce qu’elle dit respirait une douce gaieté, et si quelquefois un soupir s’échappait, elle souriait en même temps pour l’expier. Après dîner, elle voulut essayer de toucher de son piano ; elle s’y assit. Mais la première musique qu’elle ouvrit fut un opéra que Willoughby lui avait procuré, où il se trouvait des duo qu’elle avait chantés avec lui ; et sur la première feuille était écrit de sa main le nom de Maria. Elle secoua la tête, mit ce cahier de côté, et après avoir promené au hasard ses doigts sur les touches, elle se plaignit d’être encore trop faible ; elle ferma l’instrument, mais en déclarant que dès qu’elle serait plus forte elle comptait s’exercer beaucoup et réparer le temps perdu.

Le matin suivant, tous ces heureux symptômes continuèrent. Elle avait passé une bonne nuit, et le corps et l’esprit étaient encore plus fortifiés. Elle eut l’air de se retrouver avec grand plaisir dans leur jolie demeure. Elle témoigna son impatience de revoir Emma, et parla de leur vie de famille à la campagne, entourées de quelques bons voisins, comme du seul vrai bonheur. Quand le temps sera tout-à-fait beau, dit-elle, et mes forces bien revenues, nous ferons ensemble de longues promenades tous les jours ; nous irons à la ferme, de l’autre côté de la colline, où il y a de si jolis enfans ; nous irons voir les nouvelles plantations de sir Georges ; nous irons à Abeyland voir les ruines de l’ancien prieuré. Elle nomma ainsi une foule de sites qu’elle désirait de revoir ; mais Altenham n’était pas du nombre, et celui-là ne fut pas cité. Nous serons heureuses, dit-elle avec gaieté, notre été se passera doucement et utilement. Je ne veux pas me lever plus tard que six heures ; et tout le temps jusqu’à dîner sera employé entre la promenade, la lecture et la musique. J’ai formé un plan d’études un peu sérieuses, et je suis décidée de le suivre. Notre petite bibliothèque m’est déjà bien connue, et je la réserve pour l’amusement. Mais il y a de très-bons ouvrages anciens dans celle de Barton-Park ; et quant aux modernes, je les emprunterai du colonel Brandon, qui achète tout ce qui paraît de bon et d’intéressant. En lisant six heures par jour avec attention, je suis sûre d’acquérir dans une année un bon degré d’instruction, dont je reconnais que j’ai manqué jusqu’à présent, et qui sera pour moi une source de plaisirs.

Elinor la loua beaucoup d’un projet aussi vaste et aussi utile, mais en même temps elle souriait de voir cette imagination donner toujours dans les extrêmes, et sortir de l’excès de la langueur, de l’abattement, de l’oubli de soi-même, par l’excès de l’occupation et de l’étude. Ce sourire se changea bientôt en soupir lorsqu’elle se rappela la promesse solennelle qu’elle avait faite à Willoughby de dire à Maria ce qui pouvait un peu le justifier. Elle craignait de troubler de nouveau l’esprit et le cœur de sa sœur, qui paraissaient commencer à se bien guérir, et que ce qu’elle avait à lui communiquer ne détruisît, pour un temps du moins, ses projets de tranquillité. Elle résolut donc d’attendre quelque temps de plus pour que sa santé et sa raison eussent fait encore plus de progrès ; mais cette résolution ne tarda pas à s’évanouir.

Maria était restée trois ou quatre jours à la maison, le temps n’étant pas assez beau pour une convalescente. Mais enfin, un matin, la température était si douce, si agréable qu’elle fut tentée d’en profiter, et que madame Dashwood consentit à la laisser se promener, appuyée sur le bras de sa sœur, dans la prairie devant la maison, aussi long-temps qu’elle ne serait pas fatiguée. Les deux sœurs sortirent ensemble, marchant doucement, s’arrêtant quelquefois, et s’avancèrent assez loin pour voir en plein la colline qui dominait la chaumière de l’autre côté. Elles firent une pause. Maria regardait sa sœur en silence ; enfin elle dit, d’un ton assez calme, en étendant la main : C’est là, exactement là ; je reconnais la place. Voyez là où la pente est plus rapide ; c’est l’endroit où je tombai et où je vis Willoughby pour la première fois. — Sa voix faiblit un peu à cette dernière phrase ; mais bientôt elle se remit, et elle ajouta : Je suis charmée de sentir que je puis regarder cette place sans trop de peine… Pouvons-nous causer tranquillement sur ce sujet, chère Elinor ? ou bien, dit-elle en hésitant, vaut-il mieux ne nous en point occuper ? J’espère cependant que je puis à présent en parler comme je le dois.

Elinor l’invita tendrement à lui ouvrir son cœur.

— Je puis déjà vous assurer, dit-elle, que je n’ai plus nul regret pour ce qui le concerne. Je ne veux pas vous parler de mes sentimens passés, mais de mes sentimens actuels. À présent je vous jure, Elinor, que si je pouvais être satisfaite sur un seul point, je serais complètement tranquille. Ah ! s’il pouvait m’être accordé de croire qu’il m’a aimée une fois, qu’il ne m’a pas toujours trompée ! mais par-dessus tout, si je pouvais être assurée qu’il n’est pas aussi vicieux que je l’ai imaginé depuis l’histoire de cette infortunée jeune fille, et qu’il faudrait le croire pour que je dusse penser que c’était le sort qu’il me destinait ! Ah ! cette idée est cruelle, affreuse, et troublera toujours ma tranquillité.

Elinor recueillait toutes les paroles de sa sœur dans son cœur, et lui répondit : Si vous étiez donc convaincue qu’il n’a jamais eu sur vous de projets coupables et qu’il vous a vraiment aimée, vous seriez contente et tout-à-fait à votre aise ?

— Oui, oui, je vous le jure, et j’en suis sûre. Ma paix y est doublement intéressée ; car non seulement il est horrible de suspecter d’un tel dessein une personne qu’on a aussi passionnément aimée ; mais ce dessein me fait honte à moi-même. Je lui ai montré mon attachement avec tant de confiance et si peu de retenue, qu’il a pu peut-être en conclure qu’il trouverait peu de difficultés ; cependant je n’ai pas, à cet égard, à me plaindre de lui. Mais qui sait où pouvait m’entraîner une affection si vive pour un homme sans principes, qui regarde comme un jeu la perte d’une jeune personne ? Oh ! si je pouvais croire qu’il m’a mieux jugée !

— Et comment alors, dit Elinor, expliqueriez-vous sa conduite ?

— Je voudrais pouvoir supposer… Oh ! comme je serais heureuse si je pouvais seulement le croire inconstant, très-inconstant et rien de plus !

Elinor ne répondit pas ; elle débattait en elle-même s’il valait mieux commencer tout de suite l’histoire de la visite de Willoughby, ou différer encore. Elles restèrent quelques minutes en silence.

— Je crois me venger assez de lui, reprit Maria en soupirant, quand je souhaite que ses réflexions secrètes soient aussi pénibles que les miennes ; il en souffrirait assez pour l’amener peut-être au repentir.

— Comparez-vous votre conduite avec la sienne ?

— Non, je la compare à ce qu’elle aurait dû être, à la vôtre, Elinor.

— À la mienne ! vous avez tort ; nos situations ont si peu de ressemblance.

— Elles en ont plus que notre conduite. Ne permettez pas à votre bonté, ma chère Elinor, à votre indulgence pour moi, de défendre ce que votre jugement doit blâmer. Ma maladie m’a fait beaucoup de bien, elle m’a donné du loisir et du calme pour de sérieuses réflexions. Long-temps avant que j’eusse la force de parler j’étais capable de réfléchir : j’ai considéré tout le passé ; je n’ai vu dans ma propre conduite, depuis le premier instant de ma connaissance avec lui, l’automne dernière, rien autre chose qu’une suite d’imprudences envers moi-même, et de manques d’égards et de bonté envers les autres ; j’ai vu que mes propres sentimens avaient préparé mes souffrances, et que mon peu de courage pour les supporter m’avait conduite au bord du tombeau. Ma maladie, je le sais bien, a été entièrement causée par ma négligence sur ma santé, que je sentais s’altérer avec plaisir. Une légère circonstance, indépendante de moi, en a peut-être hâté le moment ; mais j’étais déjà très-malade, et je faisais tout ce que je pouvais pour aggraver mon mal : si j’étais morte, c’eût été par un véritable suicide. Je n’ai connu mon danger que lorsqu’il a été passé. Mais avec les pénibles remords que mes réflexions m’ont donnés, je m’étonne de mon rétablissement, je m’étonne que la vivacité de mon désir de vivre pour expier mes torts envers Dieu et envers vous toutes ne m’ait pas tuée. Si j’étais morte, dans quelle douleur vous aurais-je laissée, vous ma sœur, mon amie, ma fidèle et bonne garde, qui étiez en quelque sorte responsable de ma vie à notre mère ; vous qui aviez vu le chagrin, le désespoir des derniers temps de mon existence, et tous les coupables murmures de mon cœur, la détruire peu à peu ! Comment aurais-je occupé votre souvenir ! Quels sentimens cruels, amers, auriez-vous eus toute votre vie en vous rappelant votre pauvre Maria ! Et notre bonne maman que vous auriez eu la pénible tâche de consoler, sans pouvoir peut-être y réussir ! Ah ! combien j’avais été coupable en désirant, en provoquant la fin de ma vie ! Combien je m’abhorrais moi-même ! Quand je regarde ma conduite passée, je n’y vois que des devoirs négligés, des faiblesses et des torts. Chacune de mes connaissances était en droit de se plaindre de moi. La continuelle bonté de l’excellente madame Jennings, je l’ai payée d’un ingrat mépris, d’une négligence impardonnable ; avec les Middleton, les Palmer, même les Stéeles, j’ai été insolente et souvent injuste ; et ce digne colonel Brandon ! combien n’ai-je pas de reproches plus cruels encore à me faire ? Je m’endurcissais le cœur contre toutes nos connaissances ; je m’irritais moi-même de leurs attentions ; je leur cherchais des défauts, des ridicules. Avec John, avec Fanny même, quelle qu’ait été leur conduite, je n’ai pas été comme j’aurais dû l’être avec le fils de mon père ; j’envenimais leurs torts au lieu de les pallier. Mais vous, mon Elinor, mon incomparable amie, mais ma mère, la meilleure des mères ! combien vous ai-je tourmentées de mes peines ! Moi qui connaissais votre cœur, votre attachement sans borne pour moi, qui devait me consoler de tout ; quelle influence a-t-il eue sur mes chagrins ? Aucune ; je m’y suis livrée tout entière, sans penser combien je vous affligeais inutilement, et sans le moindre avantage pour vous ou pour moi-même. Je me croyais bien sensible, et je n’étais qu’une égoïste. Votre exemple, Elinor, était devant moi ; l’impression qu’il me fit ne fut que momentanée ; et je me replongeai bientôt dans ma mélancolie, sans penser combien elle augmentait vos peines. Ai-je cherché à imiter votre courage, à diminuer votre pénible contrainte, en partageant tout ce que la complaisance ou la reconnaissance vous obligeait à faire, et dont je vous ai laissée entièrement chargée sans vous aider en rien ? Non, pas plus quand je vous ai sue aussi malheureuse que moi, que lorsque je vous croyais heureuse. J’ai rejeté loin de moi tout ce que le devoir et l’amitié me prescrivaient, accordant à peine qu’il pût exister d’autres chagrins que les miens, regrettant seulement celui qui m’avait abandonnée et trompée, qui avait médité ma perte, et vous laissant souffrir pour moi, sans m’en inquiéter, vous pour qui je professais une amitié si tendre, et qui m’en montriez une si dévouée,… Oh ! mon Elinor, votre cœur me pardonnera, je le sais ; mais le mien me reprochera toute ma vie une conduite aussi condamnable.

Ses pleurs et ses sanglots l’empêchèrent de continuer. Elinor y mêlait les siens et les plus tendres caresses ; et, sans trop la flatter, sans nier la vérité des reproches qu’elle se faisait à elle-même, elle se plaisait à les adoucir, à lui répéter combien sa franchise et son noble repentir les effaçaient, à la relever à ses propres yeux. Maria serra tendrement sa main, en lui disant : Vous êtes trop bonne, chère Elinor. L’avenir seul peut tout réparer, et il le fera. J’ai formé un plan de vie, et je le suivrai. Tous mes sentimens seront gouvernés par la raison ; et mon caractère naturel, qui n’est pas mauvais, quoique ma conduite l’ait été, s’améliorera encore ; il ne sera plus un tourment pour les autres et une torture pour moi-même. Je vivrai seulement pour ma famille. Ma mère et mes sœurs seront le monde pour moi, et c’est bien assez pour m’y attacher et me faire aimer la vie, où j’ai une si bonne part de douces affections pour de chers objets qui ne me tromperont jamais. Vous les partagerez entre vous. Je n’aurai pas, j’en suis bien sûre, le moindre désir de m’éloigner de la maison et de vous quitter ; mais je vous suivrai dans la société de nos amis et de nos voisins, pour y réparer mes torts, pour y être plus humble, plus douce, plus attentive, et prouver que mon cœur est changé, à cet égard du moins ; car je n’ose dire encore, je n’ose promettre qu’il oublie jamais entièrement… Mais je ne ferai rien pour entretenir un sentiment qui serait coupable ; au contraire, j’emploierai toutes mes forces à le combattre, et j’espère y réussir. Si je ne puis parvenir à l’anéantir complètement, je puis au moins le régler, le tenir en bride par la religion, par la raison, par une constante application, et par l’étude.

Elle s’arrêta, puis elle ajouta d’une voix basse : S’il m’était possible seulement de connaître son cœur, de savoir quels ont été ses projets, je serais tout-à-fait contente.

Elinor ne balança plus à lever ce voile, et y fut complètement entraînée, puisqu’elle le pouvait sans hasarder la paix de sa sœur, et au contraire avec l’espoir de la lui rendre en entier. Elle la fit asseoir à côté d’elle sur un gazon assez sec pour n’avoir rien à craindre pour sa santé, et la pria de l’écouter.

Elle ménagea son récit avec adresse et précaution, à ce qu’elle croyait du moins ; mais dès qu’elle eut nommé Willoughby, le visage de Maria s’altéra visiblement. Grand dieu ! c’était lui, s’écria-t-elle ; vous l’avez vu à Cleveland, si près de moi ?… Elle ne put rien dire de plus, mais fit signe à sa sœur de continuer. Elle tremblait ; ses jeux étaient fixés vers la terre ; ses lèvres devinrent aussi pâles que le jour qu’on désespérait de sa vie ; des larmes coulaient sur ses joues décolorées, et sa main pressait celle de sa sœur, qui lui racontait cette visite, mais non pas précisément comme on l’a lue. Elle se contenta de lui dire exactement, tout ce qui pouvait, à quelques égards, justifier Willoughby. Elle rendit justice à son repentir, et ne parla de ses sentimens actuels que pour faire connaître son respect et sa parfaite estime. À mesure qu’elle avançait dans sa narration, la physionomie de Maria reprenait un peu de sérénité. Elle releva ses yeux et les porta d’abord sur sa sœur, puis vers le ciel : Mon dieu ! dit-elle quand Elinor eut fini, combien je vous rends grâce ! je ne désire rien de plus. Puissé-je être digne de l’excellente sœur que vous m’avez donnée ! Elles s’embrassèrent tendrement et reprirent le chemin de la maison, d’abord en silence ; ensuite Maria hasarda faiblement quelques questions sur Willoughby. Elinor lui dit tout ce qu’elle désirait savoir. Elles ne parlèrent que de lui jusqu’à la porte de la maison. Dès qu’elles y furent entrées, Maria jeta encore ses bras autour du cou de sa sœur, la remercia, et lui dit en la quittant : Chère Elinor, dites tout à maman ; ensuite elle monta l’escalier et se retira dans sa chambre. Elinor trouva fort naturel qu’elle eût besoin de quelques instans de solitude, et avec un mélange de sentimens doux et pénibles, elle entra auprès de sa mère pour remplir la commission de Maria.