Raison et sensibilité/XVII

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Raison et Sensibilité, ou les Deux Manières d’aimer (1811)
Traduction par Isabelle de Montolieu.
Arthus-Bertrand (tome I et IIp. 259-272).

CHAPITRE XVII.

Madame Dashwood ne fut pas du tout surprise en voyant entrer Edward. Dans son opinion rien n’était plus naturel que sa visite à Barton, elle l’était bien plus qu’il n’y fût pas encore venu ; aussi le reçut-elle avec de telles expressions de joie et d’amitié, que sa réserve et sa froideur ne purent tenir contre un tel accueil. Elles avaient déjà diminué avant d’entrer dans la maison, la manière toute naturelle d’Elinor, l’avait un peu ranimé ; celle de madame Dashwood si bonne, si amicale, le mit entièrement à son aise, Elle était si parfaitement, aimable, qu’un homme ne pouvait être amoureux de l’une de ses filles, sans l’être aussi de la mère ; et il n’eut pas causé une demi-heure avec elle, qu’Elinor eut la satisfaction de le voir aussi bien à son gré qu’elle l’avait toujours vu. Son affection pour toute la famille se réveilla en entier, ainsi que son tendre intérêt pour leur bonheur. Il n’était pas gai cependant, un poids semblait peser sur son cœur ; il fit l’éloge de leur habitation, il admira la vue, il fut attentif, bon, aimable, mais il avait un fond de tristesse qu’elles remarquèrent toutes. Madame Dashwood l’attribua à quelque manque de libéralité de sa mère, et s’indigna intérieurement contre les parens avares. Quelles sont à présent les vues de madame Ferrars sur vous, Edward, lui dit-elle, lorsqu’après dîner ils causaient autour du feu ; devez-vous encore être un grand orateur en dépit de vous-même ?

— Non, madame, ma mère est à présent convaincue que je n’ai pas plus de talens que d’inclination pour la politique.

— Mais comment donc deviendrez-vous célèbre ? car il faut absolument qu’on parle de vous dans le monde pour satisfaire votre famille ; et mon cher Edward, il faut vous rendre justice, n’ayant aucun goût de dépense, aucun désir d’obtenir une place, aucune envie de briller et de faire parade de votre savoir, cela vous sera difficile.

— Vous dites très vrai, madame, je n’ai comme vous le dites aucun désir d’être distingué, et j’ai toutes les raisons possibles d’espérer que je ne le serai jamais. Grâce au ciel, on ne peut pas m’obliger d’avoir du génie et de l’éloquence !

— Vous en auriez autant et plus que beaucoup de gens qui s’en vantent, si vous vouliez vous mettre en avant, mais vous n’avez point d’ambition et tous vos désirs sont modérés.

— Comme ceux de tout le monde, madame ; je désire autant que qui que ce soit d’être parfaitement heureux, mais je veux l’être à ma manière, et chacun, je crois, en dit autant. Ni la richesse ni les grandeurs ne peuvent faire mon bonheur.

— Je le crois bien, dit Maria, qu’est-ce que la richesse et les grandeurs ont à démêler avec le bonheur ?

— Les grandeurs fort peu, dit Elinor, mais l’argent beaucoup plus.

— Elinor, est-ce bien vous qui dites cela ? s’écria Maria ? l’argent ne peut donner le bonheur qu’à ceux qui n’ont pas d’autres moyens d’être heureux. Tout ce qui est au-dessus du nécessaire est inutile, et ne peut donner aucune satisfaction réelle.

— Peut-être, dit en souriant Elinor, nous arriverons au même point ; votre nécessaire et ma richesse seront je crois à-peu-près semblables ; voyons à combien fixez-vous votre nécessaire ?

— À dix-huit cents ou deux mille pièces de revenu, pas plus que cela.

— Elinor rit : deux mille pièces de revenu ! je me croirais trop riche avec mille.

— Et cependant deux mille sont un revenu très borné, dit Maria ; une famille de gens comme il faut ne peut pas s’entretenir à moins. Je suis sûre qu’il n’y a nulle extravagance dans ma demande ; ce qu’il faut de domestiques, une voiture, un caricle, un train de chasse n’exigent pas moins.

— Elinor sourit encore, en la voyant décrire d’avance sa vie de Haute-Combe.

— Un train de chasse ! dit Edward, au nom du ciel pourquoi voulez-vous en avoir un ? êtes-vous devenue la Diane de ces bois ?

— Maria rougit ; non… je ne chasse pas… mais…

— Ah ! j’entends, le possesseur de vos deux mille guinées peut être un chasseur.

— Je voudrais, dit Emma, qu’une bonne fée nous rendît toutes bien riches.

— Et moi aussi, s’écria Maria, avec ses yeux brillans de plaisir, en pensant avec qui elle partagerait ses richesses.

— J’accepte aussi le don de la fée, dit Elinor, avec la même pensée secrète.

— Ah ! que nous serions heureuses, dit la petite Emma en frappant les mains de joie ; mais je ne sais pas à quoi j’emploierais mon argent !

— Pour moi, dit la bonne maman, je ne sais ce que je ferais d’une grande fortune, si mes enfans étaient toutes riches sans mon secours.

— Votre cœur, maman, dit Elinor, trouverait assez d’enfans pour qui vous seriez la bonne fée ; et puis les embellissemens de notre chaumière.

— Moi, dit Edward, je vous vois, mesdames, établies dans une des plus belles places de Londres. Ah ! quel heureux jour pour les libraires, les magasins de musique, de gravures. Vous, miss Elinor, vous vous feriez d’abord un cabinet des plus beaux tableaux ; pour Maria, il n’y aurait pas assez de bonne musique à Londres, elle ferait arriver toute celle d’Italie, ses livres, et les fameux poètes ; elle achetterait les éditions entières, pour qu’elles ne tombassent pas en des mains indignes… Pardon, Maria, je n’ai pas, comme vous le voyez, oublié nos anciennes disputes.

— J’aime tout ce qui me rappelle le passé, Edward, lui dit-elle ; que ce soit gai ou mélancolique, vous ne m’offenserez jamais en me le rappelant. Vous avez raison d’ailleurs en supposant que j’achetterais beaucoup de livres et de musique ; mais ma fortune cependant ne serait pas toute employée à cet usage, je vous assure.

— Vous en donneriez une partie, je parie, à l’auteur qui prendrait la défense de votre maxime favorite, et qui prouverait qu’on ne peut aimer qu’une fois en la vie ; car votre opinion n’est pas changée, je suppose.

— Moins que jamais ; à mon âge les opinions sont fixées.

— Maria, dit Elinor, est ferme dans ses principes, comme vous le voyez, elle n’a pas du tout changé.

— Seulement, dit Edward, je la trouve un peu plus grave.

— Je puis vous faire le même reproche, dit-elle, vous n’êtes pas trop gai vous-même.

— Pourquoi pensez-vous cela, répondit-il en étouffant un soupir ? la gaîté n’a jamais fait partie de mon caractère.

— Ni de celui de Maria, dit Elinor ; elle sent très vivement, et s’exprime de même ; quand un sujet l’anime, elle en parle avec feu ; mais le plus souvent, elle n’est pas réellement disposée à la gaîté.

— Je crois que vous avez raison, dit Edward. Cependant elle passera toujours pour une jeune personne très-vive et très-animée.

— On se trompe bien souvent, reprit Elinor, en jugeant le caractère ou l’esprit de ceux que l’on ne voit que dans le monde ; on est quelquefois entraîné, ou par ce qu’on dit soi-même, ou par ce qu’on entend dire aux autres. Maria est très franche, et se laisse aller à dire tout ce qui lui passe dans la tête sans se donner le tems de réfléchir ; c’est là notre querelle habituelle. Quelquefois, avec un cœur excellent, elle dit des choses qui feraient douter de sa bonté ; et moi qui sais comme elle est bonne dans le fond, je n’aime pas à la voir mal jugée.

— Maria embrassa sa sœur et lui dit : il me suffit que vous et tous ceux que j’aime me rendent justice. L’opinion de ceux qui me sont indifférens m’est aussi très indifférente. Je suis sûre, Edward, que vous êtes de mon avis, car vous ne vous donnez pas grand peine non plus pour paraître aimable envers ceux dont vous ne vous souciez pas.

— J’en conviens, répondit-il, et je m’en blâme ; je suis tout-à-fait dans le fond de l’avis de votre sœur. Cette politesse générale, qui rend si agréable en société, est bien préférable à votre franchise et à ma maussaderie ; je le sens ; mais il ne dépend pas de moi d’être autrement ; je suis si ridiculement timide, que cela me rend souvent négligent et presque impoli, quoique je n’aie jamais l’intention d’offenser personne. Je crois que j’étais destiné par la nature à la vie simple et retirée ; tant je suis mal à mon aise dans le grand monde.

— Maria ne peut pas donner sa timidité pour excuse, dit Elinor.

— Elle connaît trop bien ses avantages pour être timide, répliqua Edward, la timidité est toujours l’effet du sentiment de son infériorité. Si je pouvais me persuader que mes manières sont aisées et gracieuses je ne serais pas timide.

— Vous seriez toujours réservé, dit Maria, et c’est encore pis.

— Réservé ! Maria, dit-il, qu’entendez-vous par là ?

— Caché, mystérieux, si vous l’aimez mieux, renfermant vos sentimens en vous-même.

— Je ne vous entends pas davantage, dit-il en rougissant ; caché, mystérieux, en quelle manière ? qu’ai-je donc à confier ?… pouvez-vous supposer……

— Je ne suppose rien, monsieur, dit Maria dédaigneusement.

L’émotion d’Edward n’échappa point à Elinor ; elle en fut surprise, mais s’efforça de rire de cette attaque. Ne connaissez-vous pas assez ma sœur, lui dit-elle pour comprendre ce qu’elle vient de dire ? Ne savez-vous pas qu’elle appelle être réservé, lorsqu’on n’est pas toujours dans l’enthousiasme et le ravissement ?

Edward ne répondit rien ; mais il redevint sérieux, occupé, et resta quelque temps absorbé dans ses pensées.