Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations/Livre 1/8

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Traduction par Germain Garnier, Adolphe Blanqui.
Guillaumin (tome Ip. 84-119).


CHAPITRE VIII

des salaires du travail.


Ce qui constitue la récompense naturelle ou le salaire du travail, c’est le produit du travail.

Dans cet état primitif qui précède l’appropriation des terres et l’accumulation des capitaux, le produit entier du travail appartient à l’ouvrier. Il n’a ni propriétaire ni maître avec qui il doive partager.

Si cet état eût été continué, le salaire du travail aurait augmenté avec tout cet accroissement de la puissance productive du travail, auquel donne lieu la division du travail. Toutes les choses seraient devenues par degrés, de moins en moins chères. Elles auraient été produites par de moindres quantités de travail, et elles auraient été pareillement achetées avec le produit de moindres quantités, puisque, dans cet état de choses, des marchandises produites par des quantités égales de travail se seraient naturellement échangées l’une contre l’autre.

Mais quoique, dans la réalité, toutes les choses fussent devenues à meilleur marché, cependant il y aurait eu beaucoup de choses qui, en apparence, seraient devenues plus chères qu’auparavant, et qui auraient obtenu en échange une plus grande quantité d’autres marchandises. Supposons, par exemple, que, dans la plupart des branches d’industrie, la puissance productive du travail ait augmenté dans la proportion de dix à un, c’est-à-dire que le travail d’un jour produise actuellement dix fois autant d’ouvrage qu’il en aurait produit dans l’origine ; supposons en outre que, dans un emploi particulier, ces facultés n’aient fait de progrès que comme deux à un, c’est-à-dire que, dans une industrie particulière, le travail d’une journée produise actuellement deux fois autant d’ouvrage qu’il en aurait fait anciennement. En échangeant le produit du travail d’un jour, dans la plupart des industries, contre le produit du travail d’un jour dans cet emploi particulier, on donnera dix fois la quantité primitive d’ouvrage que produisaient ces industries, pour acheter seulement le double de la quantité primitive de l’autre. Ainsi une quantité particulière, une livre pesant, par exemple, de cette dernière espèce d’ouvrage, paraîtra être cinq fois plus chère qu’auparavant. Dans le fait, pourtant, elle est deux fois à meilleur marché qu’elle n’était dans l’origine. Quoique, pour l’acheter, il faille donner cinq fois autant d’autres espèces de marchandises, cependant il ne faut que la moitié seulement du travail qu’elle coûtait anciennement, pour l’acheter ou la produire actuellement : elle est donc deux fois plus aisée à acquérir qu’elle n’était alors.

Mais cet état primitif, dans lequel l’ouvrier jouissait de tout le produit de son propre travail, ne put pas durer au-delà de l’époque où furent introduites l’appropriation des terres et l’accumulation des capitaux. Il y avait donc longtemps qu’il n’existait plus, quand la puissance productive du travail parvint à un degré de perfection considérable, et il serait sans objet de rechercher plus avant quel eût été l’effet d’un pareil état de choses sur la récompense ou le salaire du travail.

Aussitôt que la terre devient une propriété privée, le propriétaire demande pour sa part presque tout le produit que le travailleur peut y faire croître ou y recueillir. Sa rente est la première déduction que souffre le produit du travail appliqué à la terre[1].

Il arrive rarement que l’homme qui laboure la terre possède par devers lui de quoi vivre jusqu’à ce qu’il recueille la moisson. En général sa subsistance lui est avancée sur le capital d’un maître, le fermier qui l’occupe, et qui n’aurait pas d’intérêt à le faire s’il ne devait pas prélever une part dans le produit de son travail, ou si son capital ne devait pas lui rentrer avec un profit. Ce profit forme une seconde déduction sur le produit du travail appliqué à la terre.

Le produit de presque tout autre travail est sujet à la même déduction en faveur du profit. Dans tous les métiers, dans toutes les fabriques, la plupart des ouvriers ont besoin d’un maître qui leur avance la matière du travail, ainsi que leurs salaires et leur subsistance, jusqu’à ce que leur ouvrage soit tout à fait fini. Ce maître prend une part du produit de leur travail ou de la valeur que ce travail ajoute à la matière à laquelle il est appliqué, et c’est cette part qui constitue son profit.

À la vérité, il arrive quelquefois qu’un ouvrier qui vit seul et indépendant, a assez de capital pour acheter à la fois la matière du travail et pour s’entretenir jusqu’à ce que son ouvrage soit achevé. Il est en même temps maître et ouvrier, et il jouit de tout le produit de son travail personnel ou de toute la valeur que ce travail ajoute à la matière sur laquelle il s’exerce. Ce produit renferme ce qui fait d’ordinaire deux revenus distincts, appartenant à deux personnes distinctes, les profits du capital et les salaires du travail.

Ces cas-là toutefois ne sont pas communs, et dans tous les pays de l’Europe, pour un ouvrier indépendant, il y en a vingt qui servent sous un maître ; et partout on entend, par salaires du travail, ce qu’ils sont communément quand l’ouvrier et le propriétaire du capital qui lui donne de l’emploi sont deux personnes distinctes.

C’est par la convention qui se fait habituellement entre ces deux personnes, dont l’intérêt n’est nullement le même, que se détermine le taux commun des salaires. Les ouvriers désirent gagner le plus possible ; les maîtres, donner le moins qu’ils peuvent ; les premiers sont disposés à se concerter pour élever les salaires, les seconds pour les abaisser.

Il n’est pas difficile de prévoir lequel des deux partis, dans toutes les circonstances ordinaires, doit avoir l’avantage dans le débat, et imposer forcément à l’autre toutes ses conditions. Les maîtres, étant en moindre nombre, peuvent se concerter plus aisément ; et de plus, la loi les autorise à se concerter entre eux, ou au moins ne le leur interdit pas, tandis qu’elle l’interdit aux ouvriers. Nous n’avons point d’actes du parlement contre les ligues qui tendent à abaisser le prix du travail ; mais nous en avons beaucoup contre celles qui tendent à le faire hausser[2]. Dans toutes ces luttes, les maîtres sont en état de tenir ferme plus longtemps. Un propriétaire, un fermier, un maître fabricant ou marchand, pourraient en général, sans occuper un seul ouvrier, vivre un an ou deux sur les fonds qu’ils ont déjà amassés. Beaucoup d’ouvriers ne pourraient pas subsister sans travail une semaine, très-peu un mois, et à peine un seul une année entière. À la longue, il se peut que le maître ait autant besoin de l’ouvrier que celui-ci a besoin du maître ; mais le besoin du premier n’est pas si pressant.

On n’entend guère parler, dit-on, de ligues entre les maîtres, et tous les jours on parle de celles des ouvriers. Mais il faudrait ne connaître ni le monde ni la matière dont il s’agit, pour s’imaginer que les maîtres se liguent rarement entre eux. Les maîtres sont en tout temps et partout dans une sorte de ligue tacite, mais constante et uniforme, pour ne pas élever les salaires au-dessus du taux actuel. Violer cette règle est partout une action de faux-frère, et un sujet de reproche pour un maître parmi ses voisins et ses pareils. À la vérité, nous n’entendons jamais parler de cette ligue, parce qu’elle est l’état habituel, et on peut dire l’état naturel de la chose, et que personne n’y fait attention. Quelquefois les maîtres font entre eux des complots particuliers pour faire baisser au-dessous du taux habituel, les salaires du travail. Ces complots sont toujours conduits dans le plus grand silence et dans le plus grand secret jusqu’au moment de l’exécution ; et quand les ouvriers cèdent, comme ils font quelquefois, sans résistance, quoiqu’ils sentent bien le coup et le sentent fort durement, personne n’en entend parler. Souvent cependant les ouvriers opposent à ces coalitions particulières une ligue défensive ; quelquefois aussi, sans aucune provocation de cette espèce, ils se coalisent de leur propre mouvement, pour élever le prix de leur travail. Leurs prétextes ordinaires sont tantôt le haut prix des denrées, tantôt le gros profit que font les maîtres sur leur travail. Mais que leurs ligues soient offensives ou défensives, elles sont toujours accompagnées d’une grande rumeur. Dans le dessein d’amener l’affaire à une prompte décision, ils ont toujours recours aux clameurs les plus emportées, et quelquefois ils se portent à la violence et aux derniers excès. Ils sont désespérés, et agissent avec l’extravagance et la fureur de gens au désespoir, réduits à l’alternative de mourir de faim ou d’arracher à leurs maîtres, par la terreur, la plus prompte condescendance à leurs demandes. Dans ces occasions, les maîtres ne crient pas moins haut de leur côté ; ils ne cessent de réclamer de toutes leurs forces l’autorité des magistrats civils, et l’exécution la plus rigoureuse de ces lois si sévères portées contre les ligues des ouvriers, domestiques et journaliers. En conséquence, il est rare que les ouvriers tirent aucun fruit de ces tentatives violentes et tumultueuses, qui, tant par l’intervention du magistrat civil, que par la constance mieux soutenue des maîtres et la nécessité où sont la plupart des ouvriers de céder pour avoir leur subsistance du moment, n’aboutissent en général à rien autre chose qu’au châtiment ou à la ruine des chefs de l’émeute[3].

Mais quoique les maîtres aient presque toujours nécessairement l’avantage dans leurs querelles avec leurs ouvriers, cependant il y a un certain taux au-dessous duquel il est impossible de réduire, pour un temps un peu considérable, les salaires ordinaires, même de la plus basse espèce de travail.

Il faut de toute nécessité qu’un homme vive de son travail, et que son salaire suffise au moins à sa subsistance ; il faut même quelque chose de plus dans la plupart des circonstances ; autrement il serait impossible au travailleur d’élever une famille, et alors la race de ces ouvriers ne pourrait pas durer au-delà de la première génération[4]. À ce compte, M. Cantillon[5] paraît supposer que la plus basse classe des simples manœuvres doit partout gagner au moins le double de sa subsistance, afin que ces travailleurs soient généralement en état d’élever deux enfants ; on suppose que le travail de la femme suffit seulement à sa propre dépense, à cause des soins qu’elle est obligée de donner à ses enfants. Mais on calcule que la moitié des enfants qui naissent meurent avant l’âge viril. Il faut, par conséquent, que les plus pauvres ouvriers tâchent, l’un dans l’autre, d’élever au moins quatre enfants, pour que deux seulement aient la chance de parvenir à cet âge. Or, on suppose que la subsistance nécessaire de quatre enfants est à peu près égale à celle d’un homme fait. Le même auteur ajoute que le travail d’un esclave bien constitué est estimé valoir le double de sa subsistance, et il pense que celui de l’ouvrier le plus faible ne peut pas valoir moins que celui d’un esclave bien constitué. Quoi qu’il en soit, il paraît au moins certain que, pour élever une famille, même dans la plus basse classe des plus simples manœuvres, il faut nécessairement que le travail du mari et de la femme puisse leur rapporter quelque chose de plus que ce qui est précisément indispensable pour leur propre subsistance ; mais dans quelle proportion ? Est-ce dans celle que j’ai citée, ou dans toute autre ? C’est ce que je ne prendrai pas sur moi de décider. C’est peu consolant pour les individus qui n’ont d’autre moyen d’existence que le travail.

Il y a cependant certaines circonstances qui sont quelquefois favorables aux ouvriers, et les mettent dans le cas de hausser beaucoup leurs salaires au-dessus de ce taux, qui est évidemment le plus bas qui soit compatible avec la simple humanité[6].

Lorsque, dans un pays, la demande de ceux qui vivent de salaires, ouvriers, journaliers, domestiques de toute espèce, va continuellement en augmentant ; lorsque chaque année fournit de l’emploi pour un nombre plus grand que celui qui a été employé l’année précédente, les ouvriers n’ont pas besoin de se coaliser pour faire hausser leurs salaires. La rareté des bras occasionne une concurrence parmi les maîtres, qui mettent à l’enchère l’un sur l’autre pour avoir des ouvriers, et rompent ainsi volontairement la ligue naturelle des maîtres contre l’élévation des salaires.

Évidemment, la demande de ceux qui vivent de salaires ne peut augmenter qu’à proportion de l’accroissement des fonds destinés à payer des salaires. Ces fonds sont de deux sortes : la première consiste dans l’excédant du revenu sur les besoins ; la seconde, dans l’excédant du capital nécessaire pour tenir occupés les maîtres du travail.

Quand un propriétaire, un rentier, un capitaliste a un plus grand revenu que celui qu’il juge nécessaire à l’entretien de sa famille, il emploie tout ce surplus ou une partie de ce surplus à entretenir un ou plusieurs domestiques. Augmentez ce surplus, et naturellement il augmentera le nombre de ses domestiques[7].

Quand un ouvrier indépendant, tel qu’un tisserand ou un cordonnier, a amassé plus de capital qu’il ne lui en faut pour acheter la matière première de son travail personnel et pour subsister lui-même jusqu’à la vente de son produit, il emploie naturellement un ou plusieurs journaliers avec ce surplus, afin de bénéficier sur leur travail. Augmentez ce surplus, et naturellement il augmentera le nombre de ses ouvriers.

Ainsi, la demande de ceux qui vivent de salaires augmente nécessairement avec l’accroissement des revenus et des capitaux de chaque pays, et il n’est pas possible qu’elle augmente sans cela. L’accroissement des revenus et des capitaux est l’accroissement de la richesse nationale ; donc, la demande de ceux qui vivent de salaires augmente naturellement avec l’accroissement de la richesse nationale, et il n’est pas possible qu’elle augmente sans cela[8].

Ce n’est pas l’étendue actuelle de la richesse nationale, mais c’est son progrès continuel qui donne lieu à une hausse dans les salaires du travail. En conséquence, ce n’est pas dans les pays les plus riches que les salaires sont le plus élevés, mais c’est dans les pays qui font le plus de progrès, ou dans ceux qui marchent le plus vite vers l’opulence. Certainement, l’Angleterre est pour le moment un pays beaucoup plus riche qu’aucune partie de l’Amérique septentrionale ; cependant les salaires du travail sont beaucoup plus élevés dans l’Amérique septentrionale que dans aucun endroit de l’Angleterre. Dans la province de New-York[9], un simple manœuvre gagne par jour 3 schellings 6 deniers, monnaie du pays, valant 2 schellings sterling ; un charpentier de marine, 10 schellings 6 deniers, monnaie du pays, avec une pinte de rhum qui vaut 6 deniers sterling, en tout 6 schellings 6 deniers sterling ; un charpentier en bâtiments et un maçon, 8 schellings, argent courant du pays, valant 4 schellings 6 deniers sterling ; un garçon tailleur, 5 schellings, argent courant, valant environ 2 schellings 10 deniers sterling. Ces prix sont tous au-dessus de ceux de Londres, et on assure que dans les autres colonies les salaires sont aussi élevés qu’à New-York. Dans toute l’Amérique septentrionale, les denrées sont à beaucoup plus bas prix qu’en Angleterre ; on n’y a jamais vu de disette. Dans les années les plus mauvaises, il n’y a que l’exportation qui ait souffert, mais il y a toujours eu assez pour la consommation du pays. Ainsi donc, si le prix du travail en argent y est plus élevé que dans aucun endroit de la mère-patrie, son prix réel, la quantité réelle de choses propres aux besoins et aisances de la vie, que ce prix met à la disposition de l’ouvrier, s’y trouve supérieur, dans une proportion encore bien plus grande.

Mais, quoique l’Amérique septentrionale ne soit pas encore aussi riche que l’Angleterre, elle est beaucoup plus florissante et elle marche avec une bien plus grande rapidité vers l’acquisition de nouvelles richesses. La marque la plus décisive de la prospérité d’un pays est l’augmentation du nombre de ses habitants[10]. On suppose que dans la Grande-Bretagne et la plupart des autres pays de l’Europe, ce nombre ne double guère en moins de cinq cents ans[11]. Dans les colonies anglaises de l’Amérique septentrionale, on a trouvé qu’il doublait en vingt ou vingt-cinq ans ; et cet accroissement de population est bien moins dû à l’immigration continuelle de nouveaux habitants, qu’à la multiplication rapide de l’espèce. On dit que ceux qui parviennent à un âge avancé y comptent fréquemment de cinquante à cent, et quelquefois plus, de leurs propres descendants. Le travail y est si bien récompensé, qu’une nombreuse famille d’enfants, au lieu d’être une charge, est une source d’opulence et de prospérité pour les parents. On compte que le travail de chaque enfant, avant qu’il puisse quitter leur maison, leur rapporte par an 100 livres de bénéfice net. Une jeune veuve, avec quatre ou cinq enfants, qui aurait tant de peine à trouver un second mari dans les classes moyennes ou inférieures du peuple en Europe, est là le plus souvent un parti recherché comme une espèce de fortune. La valeur des enfants est le plus grand de tous les encouragements au mariage. Il ne faut donc pas s’étonner de ce qu’on se marie en général fort jeune dans l’Amérique septentrionale. Malgré le grand accroissement de population qui résulte de tant de mariages entre de très-jeunes gens, on s’y plaint néanmoins continuellement de l’insuffisance des bras. Il paraît que, dans ce pays, la demande des travailleurs et les fonds destinés à les entretenir croissent encore trop vite pour qu’on trouve autant de monde qu’on voudrait en employer.

Quand même la richesse d’un pays serait très-grande, cependant, s’il a été longtemps dans un état stationnaire, il ne faut pas s’attendre à y trouver les salaires bien élevés. Les revenus et les capitaux de ses habitants, qui sont les fonds destinés au payement des salaires, peuvent bien être d’une très-grande étendue ; mais s’ils ont continué, pendant plusieurs siècles, à être de la même étendue ou à peu près, alors le nombre des ouvriers employés chaque année pourra aisément répondre, et même plus que répondre, au nombre qu’on en demandera l’année suivante. On y éprouvera rarement une disette de bras, et les maîtres ne seront pas obligés de mettre à l’enchère les uns sur les autres pour en avoir. Au contraire, dans ce cas, les bras se multiplieront au-delà de la demande. Il y aura disette constante d’emploi pour les ouvriers, et ceux-ci seront obligés, pour en obtenir, d’enchérir au rabais les uns sur les autres[12]. Si, dans un tel pays, les salaires venaient jamais à monter au delà du taux suffisant pour faire subsister les ouvriers et les mettre en état d’élever leur famille, la concurrence des ouvriers et l’intérêt des maîtres réduiraient bientôt ces salaires au taux le plus bas que puisse permettre la simple humanité. La Chine a été, pendant une longue période, un des plus riches pays du monde, c’est-à-dire un des plus fertiles, des mieux cultivés, des plus industrieux et des plus peuplés ; mais ce pays paraît être depuis très-longtemps dans un état stationnaire. Marco-Polo, qui l’observait il y a plus de cinq cents ans, nous décrit l’état de sa culture, de son industrie et de sa population presque dans les mêmes termes que les voyageurs qui l’observent aujourd’hui. Peut-être même cet empire était-il déjà, longtemps avant ce voyageur, parvenu à la plénitude d’opulence que la nature de ses lois et de ses institutions lui permet d’atteindre. Les rapports de tous les voyageurs, qui varient sur beaucoup de points, s’accordent sur les bas prix des salaires du travail et sur la difficulté qu’éprouve un ouvrier en Chine pour élever sa famille[13]. Si, en remuant la terre toute une journée, il peut gagner de quoi acheter le soir une petite portion de riz, il est fort content. La condition des artisans y est encore pire, s’il est possible. Au lieu d’attendre tranquillement dans leurs ateliers que leurs pratiques les fassent appeler, comme en Europe, ils sont continuellement à courir par les rues avec les outils de leur métier, offrant leurs services et mendiant pour ainsi dire de l’ouvrage. La pauvreté des dernières classes du peuple à la Chine dépasse de beaucoup celle des nations les plus misérables de l’Europe. Dans le voisinage de Canton, plusieurs centaines, on dit même plusieurs milliers de familles, n’ont point d’habitations sur la terre et vivent habituellement dans de petits bateaux de pêcheurs, sur les canaux et les rivières. La subsistance qu’ils peuvent s’y procurer y est tellement rare, qu’on les voit repêcher avec avidité les restes les plus dégoûtants jetés à la mer par quelque vaisseau d’Europe. Une charogne, un chat ou un chien mort, déjà puant et à demi pourri, est une nourriture tout aussi bien reçue par eux que le serait la viande la plus saine par le peuple des autres pays. Le mariage n’est pas encouragé à la Chine par le profit qu’on retire des enfants, mais par la permission de les détruire. Dans toutes les grandes villes, il n’y a pas de nuit où l’on n’en trouve plusieurs exposés dans les rues, ou noyés comme on noie des petits chiens. On dit même qu’il y a des gens qui se chargent ouvertement de cette horrible fonction, et qui en font métier pour gagner leur vie.

Cependant la Chine, quoique demeurant toujours peut-être dans le même état, ne paraît pas rétrograder. Nulle part ses villes ne sont désertées par leurs habitants ; nulle part on n’y abandonne les terres une fois cultivées. Il faut donc qu’il y ait annuellement la même, ou environ la même quantité de travail accompli, et que les fonds destinés à faire subsister les ouvriers ne diminuent pas, par conséquent, d’une manière sensible. Ainsi, malgré toutes les peines qu’elles ont à subsister, il faut bien que les plus basses classes d’ouvriers trouvent à se tirer d’affaire d’une manière ou d’une autre, assez du moins pour se maintenir dans leur nombre ordinaire.

Mais il en serait autrement dans un pays où les fonds destinés à faire subsister le travail viendraient à décroître sensiblement. Chaque année la demande de domestiques et d’ouvriers, dans les différentes espèces de travail, serait moindre qu’elle n’aurait été l’année précédente. Un grand nombre de ceux qui auraient été élevés dans des métiers d’une classe supérieure, ne pouvant plus se procurer d’ouvrage dans leur emploi, seraient bien aises d’en trouver dans les classes inférieures. Les classes les plus basses se trouvant surchargées non-seulement de leurs propres ouvriers, mais encore de ceux qui y reflueraient de toutes les autres classes, il s’y établirait une si grande concurrence pour le travail, que les salaires seraient bornés à la plus chétive et à la plus misérable subsistance de l’ouvrier[14]. Beaucoup d’entre eux, même à de si dures conditions, ne pourraient pas trouver d’occupation ; ils seraient réduits à périr de faim, ou bien à chercher leur subsistance en mendiant ou en s’abandonnant au crime. La misère, la famine et la mortalité désoleraient bientôt cette classe, et de là s’étendraient aux classes supérieures, jusqu’à ce que le nombre des habitants du pays se trouvât réduit à ce qui pourrait aisément subsister par la quantité de revenus et de capitaux qui y seraient restés, et qui auraient échappé à la tyrannie ou à la calamité universelle. Tel est peut-être, à peu de chose près, l’état actuel du Bengale et de quelques autres établissements anglais dans les Indes orientales[15]. Dans un pays fertile qui a déjà été extrêmement dépeuplé, où, par conséquent, la subsistance ne devrait pas être très-difficile, et où, malgré tout cela, il meurt de faim, dans le cours d’une année, trois à quatre cent mille personnes, il n’y a nul doute que les fonds destinés à faire subsister le travail du pauvre ne décroissent avec une grande rapidité. La différence qui se trouve entre l’état de l’Amérique septentrionale et celui des Indes orientales est peut-être le fait le plus propre à faire sentir la différence qui existe entre l’esprit de la constitution britannique, qui protège et gouverne le premier de ces pays, et l’esprit de la compagnie mercantile qui maîtrise et qui opprime l’autre[16].

Ainsi, un salaire qui donne au travail une récompense libérale est à la fois l’effet nécessaire et le symptôme naturel de l’accroissement de la richesse nationale ; celui qui ne fournit à l’ouvrier pauvre qu’une chétive subsistance est l’indication d’un état stationnaire ; et, enfin, celui qui ne lui donne pas même de quoi subsister et le réduit à mourir de faim signifie que les richesses décroissent avec rapidité[17].

Dans la Grande-Bretagne, le salaire du travail semble, dans le temps actuel, être évidemment au-dessus de ce qui est précisément nécessaire pour mettre l’ouvrier en état d’élever une famille. Pour nous en assurer, il ne sera pas nécessaire de nous jeter dans des calculs longs et incertains sur la somme qu’il faut à l’ouvrier pour lui donner cette possibilité. Il y a plusieurs signes certains qui démontrent que les salaires du travail ne sont, dans aucun endroit de ce pays, réduits à ce taux, qui est le plus bas que la simple humanité puisse accorder.

Premièrement, dans presque toutes les parties de la Grande-Bretagne, il y a une distinction entre les salaires d’été et ceux d’hiver ; même dans les travaux de la dernière classe, les salaires d’été sont toujours les plus élevés. Or, à cause de la dépense extraordinaire du chauffage, la subsistance d’une famille est plus coûteuse en hiver. Ainsi, les salaires étant plus élevés lorsque la dépense est moins forte, il paraît clair qu’ils ne sont pas réglés sur ce qu’exige le strict nécessaire, mais bien sur la quantité et la valeur présumée du travail. On dira peut-être que l’ouvrier doit épargner une partie de ses salaires d’été pour subvenir aux dépenses de l’hiver, et que les salaires de toute l’année n’excèdent pas ce qui est nécessaire pour l’entretien de sa famille pendant toute l’année.

Cependant, nous ne traiterions pas de cette manière un esclave ou quelqu’un qui dépendrait absolument et immédiatement de nous pour sa subsistance. Sa subsistance journalière serait proportionnée à ses besoins de chaque jour.

En second lieu, les salaires du travail, dans la Grande-Bretagne, ne suivent pas les fluctuations du prix des denrées. Ce prix varie partout d’une année à l’autre, souvent d’un mois à l’autre. Mais en beaucoup d’endroits le prix pécuniaire du travail reste invariablement le même, quelquefois un demi-siècle de suite[18]. Si, dans ces localités, un pauvre ouvrier peut entretenir sa famille dans les années de cherté, il doit être à son aise dans les temps où les denrées sont à un prix modéré, et dans l’abondance, aux époques de grande abondance. Le haut prix des denrées, pendant ces dix dernières années, n’a entraîné, dans beaucoup d’endroits du royaume, aucune augmentation sensible dans le prix pécuniaire du travail ; elle a eu lieu, à la vérité, en quelques endroits ; mais elle était plutôt due probablement à l’augmentation de la demande du travail qu’à l’augmentation du prix des denrées.

Troisièmement, si le prix des denrées varie plus que les salaires du travail d’une année à l’autre, d’un autre côté les salaires varient plus que le prix des denrées d’un lieu à un autre. Le prix du pain et de la viande de boucherie est, en général, le même ou à peu près le même, dans la plus grande partie du Royaume-Uni. Ces denrées et presque toutes les autres qui se vendent au détail, qui est la manière dont les pauvres ouvriers achètent leurs denrées, sont en général à tout aussi bon ou même à meilleur marché dans les grandes villes que dans les endroits les plus reculés de la campagne, pour des raisons que j’aurai occasion de développer dans la suite[19]. Mais les salaires du travail dans une grande ville et dans son voisinage sont fréquemment d’un quart ou d’un cinquième, de vingt à vingt-cinq pour cent plus élevés qu’ils ne sont à quelques milles de distance ; 18 deniers par jour peuvent passer pour le prix du travail le plus simple à Londres et dans ses environs ; à quelques milles de là, il tombe à 14 ou à 15 : son prix est sur le pied de 10 deniers à Édimbourg et dans les environs ; à quelques milles de distance, il tombe à 8, qui est le prix ordinaire du plus simple travail dans la plus grande partie du plat pays d’Écosse, où il varie infiniment moins qu’en Angleterre[20]. Une telle différence dans les prix, qui paraît ne pas suffire toujours pour transporter un homme d’une paroisse à une autre, entraînerait infailliblement un si grand transport de denrées même les plus volumineuses, non-seulement d’une paroisse à une autre, mais même d’un bout du royaume, presque d’un bout du monde à l’autre, qu’elles se trouveraient bientôt ramenées à peu près au niveau. Malgré tout ce qu’on a dit de la légèreté et de l’inconstance de la nature humaine, il paraît évidemment, par l’expérience, que rien n’est plus difficile à déplacer que l’homme. Si donc, dans ces parties du royaume où le prix du travail est le plus bas, les ouvriers pauvres peuvent néanmoins soutenir leurs familles, ils doivent être dans l’abondance dans les pays où il est le plus élevé.

Quatrièmement, les variations dans le prix du travail ne correspondent point, quant aux lieux et aux temps, à celles du prix des denrées, mais elles ont lieu souvent dans les directions tout à fait opposées[21].

Le grain, qui est la nourriture des gens du peuple, est plus cher en Écosse qu’il ne l’est en Angleterre, d’où l’Écosse tire chaque année des approvisionnements très-considérables[22]. Le blé anglais doit se vendre nécessairement plus cher en Écosse, qui est le pays où il est apporté, qu’il ne se vend en Angleterre, le pays d’où il vient ; et proportionnellement à sa qualité, il ne peut pas se vendre plus cher en Écosse que le blé écossais, qui vient au même marché en concurrence avec lui. La qualité du grain dépend principalement de la quantité de farine qu’il rend à la mouture, et à cet égard le blé d’Angleterre est tellement supérieur à celui d’Écosse, que, quoique souvent plus cher en apparence ou en proportion de sa mesure en volume, il est en général à meilleur marché dans la réalité, ou en proportion de sa qualité ou même de sa mesure en poids. Au contraire, le prix du travail est plus cher en Angleterre qu’en Écosse. Si donc le travail du pauvre suffit dans cette partie du Royaume-Uni pour le mettre en état de soutenir sa famille, il doit, dans l’autre, mettre l’ouvrier dans l’abondance. Il est vrai que le bas peuple d’Écosse consomme de la farine d’avoine pour la plus grande et la meilleure partie de sa nourriture, qui, en général, est fort inférieure à celle des personnes de la même classe en Angleterre. Mais cette différence dans leur manière de subsister est seulement l’effet de la différence qui existe dans leurs salaires, quoique, par une étrange méprise, je l’aie souvent entendu considérer comme en étant la cause. Ce n’est pas parce qu’un homme roule carrosse tandis que son voisin va à pied, que l’un est riche et l’autre pauvre ; mais l’un roule carrosse parce qu’il est riche, et l’autre va à pied parce qu’il est pauvre.

Pendant le cours du siècle dernier, une année dans l’autre, le grain a été plus cher dans chacune des parties des deux royaumes, que pendant le cours de celui-ci[23]. C’est là une vérité de fait sur laquelle on ne peut maintenant élever de doute raisonnable, et la preuve en est même bien plus décisive, s’il est possible, pour l’Écosse que pour l’Angleterre ; elle est fondée sur les relevés authentiques des marchés publics, qui sont des évaluations, faites sur serment, d’après l’état actuel des marchés, de toutes les diverses espèces de grains, dans chaque différent comté d’Écosse[24]. Si une preuve aussi directe avait besoin de quelque témoignage accessoire pour la confirmer, je ferais observer que la même chose a eu également lieu en France, et probablement dans la plupart des autres pays de l’Europe. Quant à la France, la preuve est la plus claire possible. Mais s’il est certain que, dans chacune des parties du Royaume-Uni, le grain a été un peu plus cher dans le dernier siècle que dans celui-ci, il est également certain que le travail y a été à beaucoup plus bas prix. Si le travail des individus pauvres a pu leur suffire alors à soutenir leurs familles, il doit donc les mettre aujourd’hui dans une plus grande aisance[25]. Dans le dernier siècle, le salaire journalier du travail d’un manœuvre était le plus habituellement, dans la majeure partie de l’Écosse, de 6 deniers en été et de 5 en hiver. On continue encore aujourd’hui à payer 3 schellings par semaine, ce qui fait, à très-peu de chose près, le même prix, dans les montagnes d’Écosse et dans les îles de l’Ouest. Dans la plus grande partie du plat pays de l’Écosse, les salaires les plus ordinaires du travail de manœuvre sont aujourd’hui à 8 deniers par jour ; 10 deniers, quelquefois 1 schelling, aux environs d’Édimbourg, dans les comtés qui confinent à l’Angleterre, probablement à cause de ce voisinage, et dans un petit nombre d’autres endroits où la demande de travail a considérablement augmenté depuis peu, comme aux environs de Glasgow, de Carron, de Ayrshire, etc. En Angleterre, l’agriculture, les manufactures et le commerce ont commencé à faire des progrès beaucoup plus tôt qu’en Écosse. La demande de travail et, par conséquent, son prix ont dû nécessairement augmenter avec ces progrès. C’est pour cela que, dans le dernier siècle aussi bien que dans le présent, les salaires du travail ont été plus élevés en Angleterre qu’en Écosse. Ils se sont aussi considérablement élevés depuis ce temps, quoiqu’il soit plus difficile de déterminer de combien, à cause de la plus grande variété des salaires qui y ont été payés en différents endroits. En 1614, la paye d’un soldat d’infanterie était la même qu’à présent, 8 deniers par jour[26]. Quand cette paye fut d’abord établie, elle dut nécessairement être réglée sur les salaires habituels des manœuvres, qui est la classe du peuple dont on tire le plus communément les soldats d’infanterie. Le lord chef de justice Hales, qui écrivait sous Charles II, calcule la dépense nécessaire de la famille d’un ouvrier, consistant en six personnes, le père, la mère, deux enfants en état de faire quelque chose, et deux incapables de travail, et il évalue cette dépense à 10 schellings par semaine, ou 26 livres par an. Si le produit de leur travail n’atteint pas cette somme, il faut qu’ils la complètent, dit-il, en mendiant, ou par le vol. Il paraît avoir fait sur cette matière les recherches les plus exactes[27]. En 1688, M. Grégoire King, dont le docteur Davenant vante si haut l’habileté en arithmétique politique, a calculé le revenu ordinaire des manœuvres et domestiques de campagne à 15 livres par an pour chaque famille, qu’il suppose consister, l’une dans l’autre, en trois personnes et demie. Son calcul, quoique différent en apparence, correspond exactement, au fond, avec celui du juge Hales. Ils évaluent l’un et l’autre la dépense de ces familles, pour une semaine, à environ 20 deniers par tête. Depuis ce temps, le revenu pécuniaire et la dépense de ces familles ont considérablement augmenté dans la plus grande partie du royaume ; dans quelques endroits plus, dans d’autres moins, mais presque nulle part autant qu’on l’a avancé dernièrement au public, dans certaines évaluations exagérées de l’état actuel des salaires. On doit observer qu’il n’est possible de déterminer exactement nulle part le prix du travail ; car on paye souvent des prix différents pour le même genre de travail, et cela dans le même temps, non-seulement en raison de l’adresse de l’ouvrier, mais encore en raison de la facilité ou de la dureté du maître. Partout où les salaires ne sont pas fixés par la loi, tout ce que nous pouvons espérer de déterminer, c’est leur taux le plus habituel ; et l’expérience semble démontrer que la loi ne peut jamais les régler convenablement, quoiqu’elle ait eu souvent la prétention de le faire[28].

La récompense réelle du travail, la quantité réelle des choses propres aux besoins et commodités de la vie, qu’il peut procurer à l’ouvrier, a augmenté, dans le cours de ce siècle, dans une proportion bien plus forte encore que son prix en argent. Non-seulement le grain a un peu baissé de prix, mais encore beaucoup d’autres denrées qui fournissent au pauvre économe et laborieux des aliments sains et agréables, sont descendues à un prix infiniment plus bas. Les pommes de terre, par exemple, ne coûtent pas, dans la plus grande partie du royaume, la moitié du prix qu’elles coûtaient il y a trente ou quarante ans. On en peut dire autant des choux, des navets, des carottes, toutes denrées qu’on ne cultivait jamais autrefois qu’à la bêche, mais qu’aujourd’hui on fait venir communément à la charrue. Les produits du jardinage ont aussi beaucoup baissé de prix. Dans le siècle dernier, les pommes et même les oignons consommés dans la Grande-Bretagne étaient en très-grande partie tirés de la Flandre. Les manufactures de toiles et de draps communs se sont perfectionnées au point de fournir aux ouvriers des habillements meilleurs et à plus bas prix, et les fabriques de métaux communs sont aussi devenues, par leur progrès, en état de leur fournir des outils meilleurs et à moindre prix et, de plus, une quantité d’ustensiles de ménage agréables et commodes[29]. À la vérité, le savon, le sel, la chandelle, le cuir et les liqueurs fermentées sont devenus, beaucoup plus chers, principalement à cause des impôts qui ont été établis sur ces denrées[30]. Mais la quantité que les ouvriers pauvres sont obligés d’en consommer est si petite, que l’augmentation de ces prix est loin de compenser la diminution survenue dans le prix d’une infinité d’autres choses. Les plaintes que nous entendons chaque jour sur les progrès du luxe qui gagne les ouvriers les plus pauvres, lesquels ne se contentent plus aujourd’hui de la nourriture, des vêtements et du logement qui leur suffisaient dans l’ancien temps, ces plaintes nous prouvent que ce n’est pas seulement le prix pécuniaire du travail, mais que c’est aussi sa récompense réelle qui a augmenté.

Cette amélioration survenue dans la condition des dernières classes du peuple doit-elle être regardée comme un avantage ou comme un inconvénient pour la société ? Au premier coup d’œil, la réponse paraît extrêmement simple. Les domestiques, les ouvriers et artisans de toute sorte composent la plus grande partie de toute société politique. Or, peut-on jamais regarder comme un désavantage pour le tout ce qui améliore le sort de la plus grande partie ? Assurément, on ne doit pas regarder comme heureuse et prospère une société dont les membres les plus nombreux sont réduits à la pauvreté et à la misère. La seule équité, d’ailleurs, exige que ceux qui nourrissent, habillent et logent tout le corps de la nation, aient, dans le produit de leur propre travail, une part suffisante pour être eux-mêmes passablement nourris, vêtus et logés[31].

Quoique, sans aucun doute, la pauvreté décourage le mariage, cependant elle ne l’empêche pas toujours ; elle paraît même être favorable à la génération. Une montagnarde à demi mourante de faim a souvent plus d’une vingtaine d’enfants ; tandis qu’une belle dame qui a grand soin de sa personne, est quelquefois incapable d’en avoir un seul et, en général, se trouve épuisée par deux ou trois couches. La stérilité, qui est si fréquente chez les femmes du grand monde, est extrêmement rare parmi celles d’une condition inférieure. Dans le beau sexe, le luxe, qui enflamme peut-être la passion pour les jouissances, semble toujours affaiblir et souvent détruire les facultés de la génération.

Mais si la pauvreté n’empêche pas d’engendrer des enfants, elle est un très-grand obstacle à ce qu’on puisse les élever. Le tendre rejeton est produit, mais il est placé dans un sol si froid, dans un climat si rigoureux, que bientôt il se dessèche et périt. J’ai souvent entendu dire qu’il n’est pas rare, dans les montagnes d’Écosse, qu’une mère qui a eu vingt enfants n’en ait pas conservé deux vivants. Plusieurs officiers fort expérimentés m’ont assuré que, bien loin de trouver à recruter leur régiment parmi les enfants de soldats qui y naissent, ils n’ont même jamais pu s’y fournir de tambours et de fifres. Cependant il est rare de voir nulle part un plus grand nombre de jolis enfants que dans les environs d’une caserne. Un très-petit nombre d’entre eux arrivent à l’âge de treize ou quatorze ans. Dans quelques endroits, la moitié des enfants qui naissent meurt avant quatre ans ; dans beaucoup d’autres avant sept, et dans presque tous avant neuf ou dix. Cette grande mortalité, toutefois, se rencontrera principalement parmi les enfants des basses classes, que leurs parents ne peuvent pas soigner comme le font ceux d’une condition plus élevée. Quoique leurs mariages soient, en général, plus féconds que ceux des gens du monde, cependant la proportion d’enfants qui arrivent jusqu’à l’âge fait y est beaucoup moindre. Dans les hôpitaux d’enfants trouvés, et parmi les enfants élevés à la charité des paroisses, la mortalité est encore beaucoup plus grande que parmi ceux du bas peuple[32].

Naturellement, toutes les espèces d’animaux multiplient à proportion de leurs moyens de subsistance, et aucune espèce ne peut jamais multiplier au-delà. Mais dans les sociétés civilisées, ce n’est que parmi les classes inférieures du peuple que la disette de subsistance peut mettre des bornes à la propagation de l’espèce humaine ; et cela ne peut arriver que d’une seule manière, en détruisant une grande partie des enfants que produisent les mariages féconds de ces classes du peuple[33].

Ces bornes tendront naturellement à s’agrandir par une récompense plus libérale du travail, qui mettra les parents à portée de mieux soigner leurs enfants et, par conséquent, d’en élever un plus grand nombre. Il est bon d’observer encore qu’elle opérera nécessairement cet effet, à peu près dans la proportion que déterminera la demande de travail. Si cette demande va continuellement en croissant, la récompense du travail doit nécessairement donner au mariage et à la multiplication des ouvriers un encouragement tel, qu’ils soient à même de répondre à cette demande toujours croissante par une population aussi toujours croissante.

Supposez dans un temps cette récompense moindre que ce qui est nécessaire pour produire cet effet, le manque de bras la fera bientôt monter ; et si vous la supposez, dans un autre temps, plus forte qu’il ne faut pour ce même effet, la multiplication excessive d’ouvriers la rabaissera bientôt à ce taux nécessaire. Dans l’un de ces cas, le marché serait tellement dépourvu de travail, et il s’en trouverait tellement surchargé dans l’autre, qu’il forcerait bientôt le prix du travail à revenir à un taux qui s’accordât avec ce qu’exigeraient les circonstances où se trouverait la société. C’est ainsi que la demande d’hommes règle nécessairement la production des hommes, comme fait la demande à l’égard de toute autre marchandise ; elle hâte la production quand celle-ci marche trop lentement, et l’arrête quand elle va trop vite. C’est cette demande qui règle et qui détermine l’état où est la propagation des hommes, dans tous les différents pays du monde, dans l’Amérique septentrionale, en Europe et à la Chine ; qui la fait marcher d’un pas si rapide dans la première de ces contrées ; qui lui donne dans l’autre une marche lente et graduelle, et qui la rend tout à fait stationnaire dans la troisième[34].

C’est aux dépens du maître, a-t-on dit, que les esclaves s’usent et vieillissent, tandis que les serviteurs libres s’usent et vieillissent à leurs propres dépens. Cependant, cette espèce de déchet qui provient du temps et du service, est, pour les uns comme pour les autres, une charge ou une dépense qui doit être également supportée par le maître. Les salaires qu’on paye à des gens de journée et domestiques de toute espèce, doivent être tels que ceux-ci puissent, l’un dans l’autre, continuer à maintenir leur population, suivant que peut le requérir l’état croissant ou décroissant, ou bien stationnaire, de la demande qu’en fait la société. Mais quoique le maître paye également ce qu’il faut pour remplacer un jour le domestique libre, il lui en coûte bien moins que pour un esclave. Le fonds destiné à remplacer et à réparer, pour ainsi dire, le déchet résultant du temps et du service dans la personne de l’esclave, est ordinairement sous l’administration d’un maître peu attentif ou d’un inspecteur négligent. Celui qui est destiné au même emploi, à l’égard du serviteur libre, est économisé par les mains mêmes du serviteur libre. Dans l’administration du premier s’introduisent naturellement les désordres qui règnent, en général, dans les affaires du riche ; la frugalité sévère et l’attention parcimonieuse du pauvre s’établissent aussi naturellement dans l’administration du second. Avec une administration différente, il faudra, pour remplir le même objet, des degrés de dépense fort différents. En conséquence, l’expérience de tous les temps et de tous les pays s’accorde, je crois, pour démontrer que l’ouvrage fait par des mains libres revient définitivement à meilleur compte que celui qui est fait par des esclaves[35]. C’est ce qui se voit même à Boston, à New-York et à Philadelphie, où les salaires du travail le plus simple sont si élevés[36].

La récompense libérale du travail, qui est l’effet de l’accroissement de la richesse nationale, devient donc aussi la cause d’accroissement de la population. Se plaindre de la libéralité de cette récompense, c’est se plaindre de ce qui est à la fois l’effet et la cause de la plus grande prospérité publique.

Il est peut-être bon de remarquer que c’est dans l’état progressif de la société, lorsqu’elle est en train d’acquérir successivement plus d’opulence, et non pas lorsqu’elle est parvenue à la mesure complète de richesse dont elle est susceptible, que véritablement la condition de l’ouvrier pauvre, celle de la grande masse du peuple, est plus heureuse et plus douce ; elle est dure dans l’état stationnaire ; elle est misérable dans l’état de déclin. L’état progressif est, pour tous les différents ordres de la société, l’état de la vigueur et de la santé parfaites ; l’état stationnaire est celui de la pesanteur et de l’inertie ; l’état rétrograde est celui de la langueur et de la maladie.

De même que la récompense libérale du travail encourage la population, de même aussi elle augmente l’industrie des classes inférieures. Ce sont les salaires du travail qui sont l’encouragement de l’industrie, et celle-ci, comme tout autre qualité de l’homme, se perfectionne à proportion de l’encouragement qu’elle reçoit. Une subsistance abondante augmente la force physique de l’ouvrier ; et la douce espérance d’améliorer sa condition et de finir peut-être ses jours dans le repos et dans l’aisance, l’excite à tirer de ses forces tout le parti possible. Aussi verrons-nous toujours les ouvriers plus actifs, plus diligents, plus expéditifs là où les salaires sont élevés, que là où ils sont bas ; en Angleterre, par exemple, plus qu’en Écosse, dans le voisinage des grandes villes, plus que dans des campagnes éloignées. Il y a bien quelques ouvriers qui, lorsqu’ils peuvent gagner en quatre jours de quoi subsister toute la semaine, passeront les trois autres jours dans la fainéantise. Mais, à coup sûr, ce n’est pas le fait du plus grand nombre. Au contraire, on voit souvent les ouvriers qui sont largement payés à la pièce, s’écraser de travail, et ruiner leur santé et leur tempérament en peu d’années. À Londres et dans quelques autres endroits, un charpentier passe pour ne pas conserver plus de huit ans sa pleine vigueur. Il arrive la même chose à peu près dans beaucoup d’autres métiers où les ouvriers sont payés à la pièce, comme ils le sont, en général, dans beaucoup de professions, et même dans les travaux des champs, partout où les salaires sont plus au-dessus du taux habituel. Il n’y a presque aucune classe d’artisans qui ne soit sujette à quelque infirmité particulière, occasionnée par une application excessive à l’espèce de travail qui la concerne. Ramuzzini, célèbre médecin italien, a écrit un traité particulier sur ce genre de maladies. Nous ne regardons pas chez nous les soldats comme la classe du peuple la plus laborieuse ; cependant, quand on a employé les soldats à quelque espèce particulière d’ouvrage où on les payait bien et à la pièce, il est arrivé souvent que les officiers ont été obligés de convenir avec l’entrepreneur qu’on ne leur laisserait pas gagner par jour plus d’une certaine somme, fixée d’après le taux auquel ils étaient payés. Avant qu’on eût pris cette précaution, l’émulation réciproque et le désir de gagner davantage les poussaient souvent à forcer le travail et à s’exténuer par un labeur excessif. Cette fainéantise de trois jours de la semaine, dont on se plaint tant et si haut, n’a souvent pour véritable cause qu’une application forcée pendant les quatre autres. Un grand travail de corps ou d’esprit, continué pendant plusieurs jours de suite, est naturellement suivi, chez la plupart des hommes, d’un extrême besoin de relâche qui est presque irrésistible, à moins qu’il ne soit contenu par la force ou par une impérieuse nécessité. C’est le cri de la nature qui veut impérieusement être soulagée, quelquefois seulement par du repos, quelquefois aussi par de la dissipation et de l’amusement. Si on lui désobéit, il en résulte souvent des conséquences dangereuses, quelquefois funestes, qui presque toujours amènent un peu plus tôt ou un peu plus tard le genre d’infirmité qui est particulière au métier. Si les maîtres écoutaient toujours ce que leur dictent à la fois la raison et l’humanité, ils auraient lieu bien souvent de modérer plutôt que d’exciter l’application au travail, chez une grande partie de leurs ouvriers. Je crois que, dans quelque métier que ce soit, on trouvera que celui qui travaille avec assez de modération pour être en état de travailler constamment, non-seulement conserve le plus longtemps sa santé, mais encore est celui qui, dans le cours d’une année, fournit la plus grande quantité d’ouvrage.

On a prétendu que, dans les années d’abondance, les ouvriers étaient, en général, plus paresseux et que, dans les années de cherté, ils étaient plus laborieux que dans les temps ordinaires. On en a conclu qu’une subsistance abondante énervait leur activité, et qu’une subsistance chétive les animait au travail. Qu’un peu plus d’aisance qu’à l’ordinaire puisse rendre certains ouvriers paresseux, c’est ce qu’on ne saurait nier ; mais que cette aisance produise le même effet sur la plupart d’entre eux, ou bien que les hommes, en général, soient mieux disposés à travailler quand ils sont mal nourris que quand ils sont bien nourris ; quand ils ont le cœur abattu, que quand ils sont contents et animés ; quand ils sont souvent malades, que quand ils jouissent généralement d’une bonne santé, c’est ce qui ne paraît pas fort probable. Il est à remarquer que les années de cherté sont en général des années de maladies et de mortalité pour les basses classes, et qui ne peuvent manquer de diminuer le produit de leur travail.

Dans les années d’abondance, les domestiques quittent souvent leurs maîtres, et se fient à leur propre industrie pour gagner par eux-mêmes leur subsistance. Mais ce bas prix des vivres, en augmentant le fonds qui est destiné à entretenir des domestiques, encourage les maîtres, et principalement les fermiers, à en employer un plus grand nombre. Dans ces circonstances-là, les fermiers trouvent que leur blé leur rapporte plus en l’employant à entretenir de nouveaux travailleurs, que s’ils le vendaient au bas prix du marché. La demande de domestiques augmente, tandis que le nombre de ceux qui peuvent prétendre à cette demande diminue. Le prix du travail doit donc souvent hausser dans les années de bon marché.

Dans les années de cherté, la difficulté et l’incertitude de se procurer des subsistances rendent tous ces gens-là très-empressés à se remettre en service. Mais le haut prix des vivres, en diminuant le fonds destiné à entretenir des domestiques, dispose les maîtres à réduire plutôt qu’à augmenter le nombre de ceux qu’ils emploient. Il arrive aussi que, dans les années de cherté, de pauvres ouvriers indépendants mangent souvent le petit capital qui leur servait à se procurer la matière du travail, et qu’ils sont obligés de se remettre à la journée pour gagner leur subsistance. Le nombre de ceux qui cherchent de l’emploi est plus grand que le nombre des hommes qui peuvent en trouver facilement ; beaucoup d’entre eux sont disposés à en accepter à des conditions inférieures aux conditions ordinaires, et les salaires, tant des domestiques que des journaliers, baissent souvent dans les années de cherté.

Ainsi, les maîtres de tout genre font souvent des marchés plus avantageux avec leurs domestiques et ouvriers dans des années de cherté, que dans celles d’abondance, et dans les premières ils les trouvent plus soumis et plus dociles. Ils doivent donc naturellement vanter ces années comme plus favorables à l’industrie. D’ailleurs, les propriétaires et les fermiers, deux des classes de maîtres les plus étendues, ont une autre raison pour aimer les années de cherté. Les rentes des uns et les profits des autres dépendent beaucoup du prix des denrées. On ne peut rien imaginer de plus absurde que de croire qu’en général les hommes travailleront moins quand ils travailleront pour leur propre compte, que quand ils travailleront pour le compte d’autrui. Un pauvre ouvrier indépendant sera généralement plus laborieux que ne le sera même un ouvrier qui travaille à la pièce. L’un jouit de tout le produit de son industrie, l’autre le partage avec un maître. L’un, dans son état d’isolement et d’indépendance, est moins exposé à être tenté par les mauvaises compagnies qui perdent si souvent les mœurs de l’autre, dans les grandes manufactures. La supériorité de l’ouvrier indépendant doit être encore bien plus grande sur ces ouvriers qui sont loués au mois ou à l’année, et qui ont toujours les mêmes salaires et la même subsistance, qu’ils fassent soit beaucoup, soit peu d’ouvrage. Or, les années d’abondance tendent à augmenter la proportion des ouvriers indépendants sur les domestiques et journaliers, et les années de cherté tendent à la diminuer.

Un auteur français de beaucoup de savoir et de sagacité, M. Messance, receveur des tailles de l’élection de Saint-Étienne[37], essaie de démontrer que les pauvres travaillent plus dans les années de bas prix que dans les années de cherté, et pour cela il compare la quantité et la valeur des marchandises fabriquées, dans ces deux circonstances contraires, en trois différentes manufactures : l’une de gros draps établie à Elbeuf, une de toiles et une autre de soieries, établies toutes trois dans l’étendue de la généralité de Rouen. Il paraît, d’après son calcul relevé sur les registres des bureaux publics, que la quantité et la valeur des marchandises fabriquées dans ces trois manufactures ont généralement été plus grandes dans les années de bas prix que dans les années de cherté, et qu’elles ont toujours été plus grandes dans les années du prix le plus bas, et plus faibles dans les années de la plus grande cherté. Toutes les trois paraissent être des manufactures dans un état stationnaire, c’est-à-dire que, si leur produit varie quelque peu d’une année à l’autre, au total elles ne marchent ni en avant ni en arrière.

La fabrication des toiles en Écosse, et celle de gros draps dans la partie occidentale du comté d’York, sont des manufactures croissantes dont le produit en général, à quelques variations près, va toujours en augmentant en quantité et en valeur. En examinant cependant les comptes qu’on a publiés de leur produit annuel, je n’ai pas remarqué que les variations aient eu quelque rapport sensible avec le bas prix ou la cherté des temps. En 1740, année de grande disette, ces deux manufactures paraissent, dans le fait, avoir déchu d’une manière fort considérable. Mais en 1756, autre année de grande cherté, la manufacture d’Écosse fit un pas plus rapide qu’à l’ordinaire. La manufacture de la province d’York, à la vérité, alla en déclinant, et son produit fut au-dessous de ce qu’il avait été en 1755, et cela jusqu’à l’année 1766, après la révocation de l’acte du timbre de l’Amérique. Dans cette année et dans la suivante, il s’éleva alors beaucoup plus haut qu’il n’avait jamais été auparavant, et il a toujours continué ainsi depuis.

Quant aux grandes manufactures dont les marchandises doivent être vendues au loin, leur produit doit nécessairement dépendre beaucoup moins du bon marché ou de la cherté des temps dans les endroits où elles sont établies, que des circonstances qui influent sur la demande dans les endroits où s’en fait la consommation ; telles que la paix ou la guerre, la prospérité ou la décadence de quelque autre manufacture rivale, et les bonnes ou mauvaises dispositions des principaux consommateurs. D’ailleurs, une grande partie du travail extraordinaire, qui se fait probablement dans les années de bon marché, ne paraît jamais sur les registres publics des manufactures. Les salariés qui quittent leurs maîtres s’établissent à leur propre compte. Les femmes retournent chez leurs parents, et ordinairement elles filent pour se vêtir elles et leur famille. Les ouvriers indépendants ne travaillent même pas toujours pour vendre au public, mais ils se trouvent employés par leurs voisins à des ouvrages destinés à l’usage de la famille. Ainsi, il arrive fort souvent que le produit de leur travail ne figure point dans ces registres dont on publie quelquefois les relevés avec tant d’étalage, et sur lesquels nos marchands et nos manufacturiers prétendent souvent, assez mal-à-propos, calculer la prospérité ou la décadence des empires.

Quoique les variations dans le prix du travail, non-seulement ne correspondent pas toujours avec celles du prix des vivres, mais se manifestent en sens opposé, il ne faudrait pas pourtant s’imaginer, d’après cela, que le prix des vivres n’a pas d’influence sur le prix du travail. Le prix pécuniaire du travail est nécessairement réglé par deux circonstances, la demande du travail et le prix des choses propres aux besoins et commodités de la vie. La quantité des choses propres aux besoins et commodités de la vie qu’il faut donner à l’ouvrier, est déterminée par l’état où se trouve la demande du travail, selon que cet état est croissant, stationnaire ou décroissant, ou bien selon qu’il exige une population croissante, stationnaire ou décroissante ; et c’est ce qu’il faut d’argent pour acheter cette quantité déterminée de choses, qui règle le prix pécuniaire du travail. Si donc le prix pécuniaire du travail se trouve quelquefois élevé, tandis que le prix des denrées a baissé, il serait encore plus élevé si les denrées étaient chères, en supposant la demande du travail toujours la même.

C’est parce que la demande du travail augmente dans les années d’une abondance soudaine et extraordinaire, et parce qu’elle décroît dans les années d’une cherté soudaine et extraordinaire, que le prix pécuniaire du travail s’élève quelquefois dans les unes et baisse dans les autres.

Dans les années d’une abondance soudaine et extraordinaire, il se trouve dans les mains des entrepreneurs de travail des fonds qui peuvent suffire à entretenir et à employer un plus grand nombre de travailleurs qu’il n’en a été employé l’année précédente ; et ce nombre extraordinaire n’est pas toujours facile à trouver. Ainsi ces maîtres, qui voudraient avoir plus d’ouvriers, enchérissent les uns sur les autres pour en avoir ; ce qui permet aux ouvriers de hausser à la fois le prix réel et le prix pécuniaire de leur travail.

Il arrive tout le contraire dans une année de cherté soudaine et extraordinaire. Les fonds destinés à alimenter l’industrie sont alors moindres qu’ils n’étaient l’année précédente. Un grand nombre de gens se trouvent privés d’occupation, et ils enchérissent au rabais les uns sur les autres pour s’en procurer ; ce qui baisse à la fois le prix réel et le prix pécuniaire du travail[38]. En 1740, année de disette extraordinaire, un grand nombre d’ouvriers consentaient à travailler pour la seule nourriture. Dans les années d’abondance qui succédèrent, il fut plus difficile de se procurer des domestiques et des ouvriers.

La disette d’une année de cherté, en diminuant la demande du travail, tend à en faire baisser le prix, comme la cherté des vivres tend à le hausser. Au contraire, l’abondance d’une année de bon marché, en augmentant cette demande, tend à élever le prix du travail, comme le bon marché des vivres tend à le faire baisser. Dans les variations ordinaires du prix des vivres, ces deux causes opposées semblent se contrebalancer l’une l’autre ; et c’est là probablement ce qui explique pourquoi les salaires du travail sont partout beaucoup plus fixes et plus constants que le prix des vivres.

L’augmentation qui survient dans les salaires du travail augmente nécessairement le prix de beaucoup de marchandises en haussant cette partie du prix qui se résout en salaires, et elle tend d’autant à diminuer la consommation tant intérieure qu’extérieure de ces marchandises. Cependant, la même cause qui fait hausser les salaires du travail, l’accroissement des capitaux, tend à augmenter sa puissance productive, et à faire produire à une plus petite quantité de travail une plus grande quantité d’ouvrage. Le propriétaire du capital qui alimente un grand nombre d’ouvriers essaye nécessairement, pour son propre intérêt, de combiner entre eux la division et la distribution des tâches de telle façon qu’ils produisent la plus grande quantité possible d’ouvrage. Par le même motif, il s’applique à les fournir des meilleures machines que lui ou eux peuvent imaginer. Ce qui s’opère parmi les ouvriers d’un atelier particulier, s’opérera pour la même raison parmi ceux de la grande société. Plus leur nombre est grand, plus ils tendent naturellement à se partager en différentes classes et à subdiviser leurs tâches. Il y a un plus grand nombre d’intelligences occupées à inventer les machines les plus propres à exécuter la tâche dont chacun est chargé et, dès lors, il y a d’autant plus de probabilités que l’on viendra à bout de les inventer. Il y a donc une infinité de marchandises qui, en conséquence de tous ces perfectionnements de l’industrie, sont obtenues par un travail tellement inférieur à celui qu’elles coûtaient auparavant, que l’augmentation dans le prix de ce travail se trouve plus que compensée par la diminution dans la quantité du même travail.


  1. Nous avons dû rétablir avec soin, dans plusieurs parties de ce chapitre, le texte littéral d’Adam Smith, qui a été singulièrement altéré par M. le sénateur Garnier. A. B.
  2. Les lois destinées à réprimer les coalitions volontaires des ouvriers, pour élever les salaires ou régler les conditions auxquelles ils vendent leur travail, ont été rapportées par un statut de la cinquième année de George IV, chapitre lxxv. Mac Culloch.
  3. Si ce rapport sur les ouvriers est exact, ils ont depuis lors fait de grands progrès en application et en conduite ; car, loin de recourir à leurs maîtres pour la subsistance aux jours de leurs contestations sur un salaire plus élevé, on les a vus quelquefois accumuler, pendant la prospérité de leur industrie, un fonds commun destiné à les secourir dans leurs nécessités. La loi leur est contraire en réalité ; et cela, malgré la question qu’ils soulèvent, n’appelle en aucune manière l’intervention législative. Les rapports d’ouvrier à maître forment un contrat volontaire : et si la loi intervient pour forcer une des parties à se soumettre à l’autre, la nature même du contrat est changée ; le consentement mutuel, base de toute transaction, est détruit, et un individu se trouve dépouillé au profit d’un autre. D’ailleurs, le législateur n’a aucun intérêt positif à intervenir violemment dans les transactions des particuliers. Les ouvriers s’unissent pour provoquer, aux dépens de leurs maîtres, une hausse dans les salaires. Eh pourquoi pas ? Qu’importe au public, qu’en définitive, le gain revienne aux ouvriers ou aux chefs ? Si la société accorde un bon prix à un objet, il ne manquera pas d’abonder sur le marché ; et il n’est d’aucune importance, en tout ce qui peut la concerner, que ce prix soit divisé dans telle ou telle proportion entre les salaires et le profit. La marchandise acquiert son prix sur le marché et les deux parties intéressées se contestent le partage du butin ; mais, qu’a le public à faire de tout cela ? et pourquoi favoriserait-on une des parties au détriment de l’autre ? La vérité est que les coalitions de chefs et d’ouvriers sont amenées par la rareté du travail ou de l’ouvrage. Ce sont les effets naturels d’une cause plus générale ; et jusqu’à ce que la loi ait atteint cette cause générale, jusqu’à ce qu’elle ait créé un supplément de travail ou d’ouvrage, elle ne servira qu’à l’oppression des particuliers. Buchanan.
  4. Le salaire n’est pas seulement une compensation du travail, calculée à tant par heure d’après sa durée : c’est le revenu du pauvre ; et, en conséquence, il doit suffire non-seulement à son entretien pendant l’activité, mais aussi pendant la rémission du travail ; il doit pourvoir à l’enfance et à la vieillesse comme à l’âge viril, à la maladie comme à la santé, et aux jours de repos nécessaires au maintien des forces ou ordonnés par la loi ou le culte public, comme aux jours de travail. Sismondi.
  5. Auteur de l’Essai sur la nature du commerce.
  6. En général, on croit avoir fait quelque chose pour la prospérité d’une nation, quand on a trouvé le moyen d’employer l’activité des enfants, et de les associer, dès leur plus bas âge, au travail de leurs pères dans les manufactures. Cependant, il résulte toujours de la lutte entre la classe ouvrière et celle qui paye, que la première donne, en retour du salaire qui lui est alloué, tout ce qu’elle peut donner de travail sans dépérir. Si les enfants ne travaillaient point, il faudrait que leurs pères gagnassent assez pour les entretenir jusqu’à ce que leurs forces fussent développées ; sans cela, les enfants mourraient en bas âge, et le travail cesserait bientôt. Mais depuis que les enfants gagnent une partie de leur vie, le salaire des pères a pu être réduit. Il n’est point résulté de leur activité une augmentation de revenu pour la classe pauvre, mais seulement une augmentation de travail, qui s’échange toujours pour la même somme, ou une diminution dans le prix des journées ; tandis que le prix total du travail national est resté le même. C’est donc sans profit pour la nation que les enfants des pauvres ont été privés du seul bonheur de leur vie, la jouissance de l’âge où les forces de leur corps et de leur esprit se développaient dans la gaieté et la liberté. C’est sans profit pour la richesse ou l’industrie, qu’on les a fait entrer, dès six ou huit ans, dans ces usines à coton, où ils travaillent douze et quatorze heures au milieu d’une atmosphère constamment chargée de poils et de poussière, et où ils périssent successivement de consomption avant d’avoir atteint vingt ans.

    On aurait honte de calculer la somme qui pourrait mériter le sacrifice de tant de victimes humaines ; mais ce crime journalier se commet gratuitement. Sismondi.

  7. L’erreur du docteur Smith consiste à représenter tout accroissement dans le revenu ou le capital d’une société comme proportionnel à l’accroissement de ces fonds. Certes, l’individu qui jouira de cet excédant de capital ou de revenu le considérera comme un fonds additionnel lui permettant de maintenir plus de travail ; mais, à moins qu’une partie n’en soit convertible en une quantité additionnelle de provisions, cet excédant ne pourra, pour tout un pays, être un fonds réellement propre à maintenir un nombre supplémentaire de travailleurs : et partout où l’accroissement proviendra, non du produit de la terre, mais de celui du travail, cette conversion ne pourra avoir lieu. Il pourra s’établir dans ce cas une distinction entre le nombre de bras que le capital de la société pourrait employer et celui que son territoire peut soutenir.

    Le docteur Smith définit la richesse d’un État, le produit annuel de son territoire et de son travail. Il est évident que cette définition embrasse les produits manufacturiers comme les produits de la terre.

    Maintenant, supposons qu’une nation, pendant un certain nombre d’années, ajoute ce qu’elle a épargné de son revenu annuel à son capital manufacturier seulement, et à l’exclusion du capital réparti à la terre ; il est évident que, suivant la définition précédente, elle croîtra en richesse sans, pour cela, pouvoir entretenir un plus grand nombre de travailleurs et, dès lors, sans accroissement réel dans le fonds de subsistance du travail. Cependant, l’extension du capital manufacturier développerait la demande de travail. Cette demande élèverait naturellement le prix de la main-d’œuvre ; mais si la masse annuelle des subsistances du pays ne croissait pas, cette hausse deviendrait bientôt purement nominale, puisque le prix des subsistances s’élèverait avec elle. Malthus.

  8. Le salaire nécessaire n’est pas le même dans tous les emplois du travail ; au contraire il varie suivant les métiers. Pour découvrir la base ou le taux normal du salaire nécessaire dans tous les métiers, il faut chercher quel serait le prix nécessaire d’un travail simple qui ne demanderait que les facultés naturelles les plus ordinaires ; d’un travail qui ne coulerait que des efforts médiocres, qui ne serait accompagné d’aucun désagrément particulier, d’aucun danger palpable pour la vie du travailleur ; d’un travail enfin qui pourrait se continuer tous les jours de l’année sans interruption. Tel est par exemple le travail d’un journalier de ferme. Un pareil travail étant le plus commun et le moins pénible sous tous les rapports, il serait aussi le moins coûteux : son salaire nécessaire se réduirait à l’entretien le plus indispensable. Cependant, quelque chétif que nous admettions cet entretien, il faut qu’il suffise pour faire subsister les travailleurs. Or, dans ce calcul, il ne s’agit pas seulement des individus dont le travail est actuellement en demande : il faut que la classe des travailleurs soit conservée ; autrement elle finirait par décroître, et par une suite immanquable, le prix du travail monterait bien au delà du taux normal. Ainsi ce taux comprend non-seulement ce qui est requis pour la subsistance du travailleur lui-même, mais encore la nourriture de ses enfants jusqu’à ce qu’ils puissent travailler comme lui. Sur cette base, on suppose que le taux normal doit rapporter au travailleur au moins le double de sa subsistance personnelle, en admettant que le travail de la femme suffise seulement pour sa propre dépense, à cause des soins qu’elle est obligée de donner à son ménage et à ses enfants. À la vérité, la subsistance nécessaire de deux enfants n’augmenterait pas du double de celle de leur père ; mais on calcule qu’une moitié des enfants qui naissent, meurent avant l’âge viril. Ainsi il faut, selon Adam Smith, que les travailleurs tâchent, l’un dans l’autre, d’élever au moins quatre enfants, pour que deux aient égalité de chance de parvenir à cet âge. Or on suppose que la subsistance nécessaire de quatre enfants est à peu près égale à celle d’un homme fait. Cette considération n’est pas la seule qui entre dans l’évaluation du taux normal. Le travailleur qui ne gagne que le strict nécessaire, ne peut pas perdre un seul jour de travail sans manquer de subsistance pour ce jour-là. Or les maladies, les accidents inévitables, lui enlèvent bien des journées, et cette perte doit être compensée par un surplus sur le salaire qu’il gagne les jours où il peut travailler. D’ailleurs sa consommation n’est point la même dans un jour d’été que dans un jour d’hiver, car il faut au travailleur, pour ce dernier, plus de combustible et plus de vêtements. Ce n’est donc pas sa consommation d’une année qu’on doit considérer pour établir le taux normal. Cependant, quelque soin qu’on mette à déterminer rigoureusement ce taux, il est toujours une mesure variable. Nous avons déjà observé ailleurs combien la nature du pays influe sur l’étendue des besoins du travailleur ; ainsi le taux normal varie d’un pays à l’autre et quelquefois même d’un canton à l’autre. Un climat froid fait naître plus de besoins indispensables qu’un climat chaud, et celui-ci en occasionne plus qu’un climat tempéré. Chez nous par exemple (en Russie), les fourrures, le combustible, l’huile et la chandelle que les longues nuits d’hiver font consommer, augmentent le taux normal des salaires, comparativement à la France et à l’Italie, où ces besoins ont beaucoup moins d’étendue. Dans la région chaude du Mexique, un journalier a besoin annuellement, pour subsister avec sa famille, de 72 piastres ; cette dépense est moindre de près de 20 piastres dans la région tempérée de ce pays. Quelquefois l’air vif qu’un peuple respire semble aiguiser son appétit, tandis qu’ailleurs une température douce parait le rendre sobre et frugal. Les peuples du nord de l’Europe consomment en proportion plus d’aliments que ceux du midi. Telle est la base qui sert à évaluer le salaire nécessaire dans tous les différents métiers. C’est en partant du salaire qui est le prix nécessaire du travail le plus commun et le moins pénible, qu’on peut remonter graduellement aux salaires qui sont la récompense des travaux les plus relevés, les plus difficiles ou les plus désagréables. Comme il y a très-peu de métiers absolument exempts de difficultés, d’inconvénients, il n’y en a aussi que très-peu dans lesquels le salaire nécessaire soit exactement de niveau avec son taux normal ; dans la plupart des métiers, les difficultés et les inconvénients élèvent ce salaire plus ou moins au-dessus du taux normal. Storch.
  9. Ceci a été écrit en 1773, avant le commencement des derniers troubles. (Note de l’auteur.)
  10. Et l’Irlande !
  11. Depuis la publication de la Richesse des nations en 1776, le mouvement de la population s’est accru dans une grande proportion. Mac Culloch.
  12. On ne peut remédier à une rareté générale de travail que par l’accroissement des fonds destinés à l’industrie : et tout plan qui n’aura pas cet effet, ne pourra même amener une amélioration dans l’état du travailleur. L’emploi des pauvres dans les Workhouses est le remède fourni par la loi ; mais ce remède ne crée aucun fonds nouveau pour l’entretien du travail : il détourne seulement une partie du capital ancien vers un canal différent. D’ailleurs, si ces établissements n’existaient pas, les matières qui y sont manipulées serviraient à donner, sous la direction prévoyante du manufacturier privé, une vive impulsion à l’industrie. Les effets d’un tel système sont, non pas d’augmenter les fonds industriels, mais de changer leur gestion, de les enlever à ceux qui ont un intérêt immédiat à les administrer fidèlement, pour les placer entre les mains de surveillants moins soigneux qui peuvent les dilapider ou les dévorer entièrement. Ces effets sont clairement indiqués dans un vieux traité de Daniel de Foe, intitulé : Giving alms no charity (Aumônes ne sont pas charité) : traité cité par MM. Malthus et sir F. Morton Eden, où l’on observe que chaque écheveau de laine filé dans le Workhouse retire l’équivalant de ce travail à quelque famille pauvre qui le filait auparavant, et que, pour chaque pièce de lainage fabriquée à Londres, il doit y en avoir une pièce de moins fabriquée à Colchester ou ailleurs.

    C’est pourquoi il ajoute que « l’emploi des indigents dans les Workhouses tend seulement à transporter les manufactures de Colchester à Londres et à ravir le pain à la bouche du pauvre de l’Essex pour le mettre à la bouche du pauvre de Middlesex.

    Il est évident que de pareils systèmes de bienfaisance générale sont incompatibles avec l’ordre établi des sociétés humaines. Les calamités auxquelles sont exposées les classes laborieuses naissent de causes que la législation ne peut atteindre ; et c’est pourquoi nul homme d’État connaissant les limites de son pouvoir, n’abordera des projets tendant à fournir au travailleur de l’ouvrage ou à régler son salaire*. Cependant les législateurs des siècles précédents, semblent avoir considéré la loi comme un remède efficace pour tous les maux ; et au lieu de livrer le travailleur aux ressources de son industrie et de son talent, ils ont généralement essayé de fixer son sort par des règlements arbitraires.

    On avait primitivement décrété en Écosse, pour le soutien du pauvre, une provision légale ; mais l’esprit de la population, qui attache du déshonneur à une pauvreté dépendante, a fait abandonner ce système, et maintenant les pauvres sont secourus par des aumônes volontaires.

    En Angleterre, les lois en faveur des pauvres, au lieu de tomber en désuétude, ont été poussées bien plus loin que le plan primitif. Par le 43e acte d’Élisabeth, celui sur lequel repose le présent système, on ordonne aux juges de paix de mettre au travail les enfants pauvres ou ceux qui, pouvant travailler, n’ont point d’ouvrage. Ils sont aussi autorisés à lever tous les impôts qu’ils jugeront nécessaires pour le soulagement du pauvre et à désigner ceux qu’ils croient devoir être les objets de la charité publique. L’opinion de sir F. M. Eden, est que cet acte de la reine Élisabeth n’avait aucun rapport avec le corps actif des travailleurs, mais était seulement destiné au soulagement de ceux qui n’avaient pas d’ouvrage ou qui étaient incapables de travailler. Dans les temps modernes cependant, ce secours a été étendu à toutes les classes de travailleurs** et on en a réglé le montant d’après le haut prix des subsistances ; quoiqu’il soit évident que, ajouter à l’actif du travailleur quand les salaires sont bas ou quand les subsistances sont chères, revienne en réalité à hausser violemment les salaires ou à fixer un maximum aux prix des subsistances. Buchanan.

    *. Ce fatalisme-là n’est plus à l’ordre du jour.

    **. Toute la législation des pauvres a été modifiée par le fameux acte du parlement, en 1834, après une enquête qui renferme les détails les plus intéressants sur cette question. A. B.

  13. Si le commerce intérieur et extérieur étaient hautement honorés en Chine, il est évident que par le grand nombre des travailleurs et le bas prix du travail, ce pays pourrait donner à ses manufactures d’exportation un immense développement. Il est également évident que, vu la grande masse de ses subsistances et l’étendue étonnante de son territoire intérieur, la Chine ne pourrait, en retour, par ses importations, augmenter d’une manière sensible son fonds annuel d’approvisionnement. C’est pourquoi elle échangerait le montant de ses produits manufacturés contre des objets de luxe réunis de toutes les parties du monde. À présent, il parait qu’on n’épargne aucun travail dans la production alimentaire. Le pays est surabondamment peuplé par rapport aux bras que son capital peut employer : et c’est pourquoi le travail est si abondant que l’on ne fait aucun effort pour l’abréger. La conséquence de ce système est probablement la production alimentaire la plus considérable que le sol puisse déployer, car il est à observer que généralement, quoique les procédés qui abrègent le travail agricole permettent au fermier d’apporter sur le marché une certaine quantité de grains à plus bas prix, ils tendent plutôt à diminuer qu’à accroître le produit total. On ne pourrait pas, en Chine, consacrer un capital immense à la fabrication des objets d’exportation, sans enlever à l’agriculture des bras, en nombre suffisant pour altérer cet état de choses et, à un certain point, diminuer le produit du pays. La demande de travailleurs industriels élèverait naturellement le prix du travail ; mais comme la quantité de subsistances ne s’accroîtrait pas, le prix des provisions atteindrait une proportion égale et même supérieure, dans le cas où la quantité d’aliments viendrait à diminuer chaque jour. Cependant le pays avancerait sans cesse en fortune : la valeur échangeable du produit annuel de son territoire et de son travail se trouverait annuellement augmentée : d’un autre côté, le fonds effectif destiné au maintien du travail serait stationnaire ou même irait en déclinant, et conséquemment la richesse ascendante de la nation tendrait plutôt à déprimer qu’à rehausser la condition du pauvre. Quant à leur indépendance des besoins de la vie, elle serait la même, ou plutôt elle aurait diminué ; et la plupart se trouveraient avoir échangé les travaux fortifiants de l’agriculture contre les occupations malsaines de l’industrie manufacturière*.
    Malthus.

    *. M. Malthus suppose ici, pour l’honneur de l’argument qu’il développe, une hypothèse qui ne peut jamais se réaliser ; c’est-à-dire, une société avançant dans tous les arts qui contribuent au bien-être, à l’élégance, et négligeant l’agriculture, sur laquelle repose sa subsistance. Il suppose que lorsqu’une nation est rapidement entraînée vers l’accumulation de la richesse commerciale, le capital se trouve détourné de l’agriculture : tandis qu’il est positif qu’une partie du capital additionnel acquis par le commerce sera employée à l’amélioration des terres ; qu’un accroissement de produits en sera la conséquence, et qu’ainsi des fonds additionnels pour le maintien du travail pourront être amassés. D’après cela, il n’est pas facile de comprendre comment, même en Chine, un accroissement dans la richesse commerciale tend à abaisser la condition du pauvre. Buchanan.

  14. Le grand mal de la condition du travailleur est la pauvreté, développée par la rareté de la nourriture ou du travail ; aussi, dans tous les pays, a-t-on décrété des lois sans nombre pour la soulager. Mais il est, dans l’état social, de ces misères que la loi ne peut soulager : et c’est pourquoi il est utile de connaître la limite de leurs effets, afin de ne pas manquer le bien réellement possible en voulant atteindre ce qui est hors de notre portée.

    Par un accroissement de population, qui ne serait pas suivi d’un accroissement de nourriture, la même somme alimentaire devrait être répartie entre un plus grand nombre de consommateurs, qui tous, naturellement, auraient une moindre portion ; les mêmes effets résulteraient d’une diminution dans les subsistances sans diminution proportionnée dans la population. La loi est généralement intervenue dans ces circonstances, soit pour régler les salaires, soit pour extorquer aux riches des sommes destinées à être données aux pauvres. Mais le mal gît dans la rareté des subsistances : et il n’y a d’autre remède que dans un surcroît d’approvisionnement. Les lois et les donations en argent sont également impuissantes, car ce n’est pas de l’argent, mais de la nourriture qu’il faut. Quand même le salaire de chaque travailleur serait doublé ou triplé, ce besoin subsisterait, car aucune classe ne peut obtenir de secours au sein de la détresse générale, sans que ce soit aux dépens d’une autre. D’ailleurs, toute société est principalement composée de travailleurs, et comme il n’est aucun ordre d’individus qui puisse les remplacer, c’est par leurs privations seulement, qu’on peut transformer un approvisionnement imparfait en un produit égal à celui des années ordinaires.
    Buchanan.

  15. Tel est aussi l’état de l’Irlande, cette hideuse plaie de l’Angleterre. (Consulter sur l’état économique et social de cette malheureuse contrée, le beau livre de M. Gustave de Beaumont : l’Irlande sociale, politique et religieuse, 2 vol. in-8o.) A. B.
  16. Voyez le livre IV, chapitre vii, section troisième, sur la fin.
  17. La population irlandaise ne meurt pas de faim parce que les richesses décroissent en Irlande, car elles y augmentent tous les jours ; mais parce qu’elles y sont distribuées avec iniquité. Un grand seigneur y dévore la substance de dix mille travailleurs. L’esclavage ancien et l’esclavage moderne n’offrent pas d’exemple d’un tel mépris de l’espèce humaine. A. B.
  18. Le travail, ainsi que toutes choses que l’on peut acheter et vendre, et dont la qualité peut augmenter ou diminuer, a un prix naturel et un prix courant. Le prix naturel du travail est celui qui fournit aux ouvriers, en général, les moyens de subsister et de perpétuer leur espèce sans accroissement ni diminution. Les facultés qu’a l’ouvrier pour subvenir à son entretien et à celui de la famille nécessaire pour maintenir le nombre des travailleurs, ne tiennent pas à la quantité d’argent qu’il reçoit pour son salaire, mais à la quantité de subsistances et d’autres objets nécessaires ou utiles, dont l’habitude lui a fait un besoin. Le prix naturel du travail dépend donc du prix des subsistances et de celui des choses nécessaires ou utiles à l’entretien de l’ouvrier et de sa famille. Une hausse dans les prix de ces objets fera hausser le prix naturel du travail, lequel baissera par la baisse des prix.

    Plus la société fait de progrès, plus le prix naturel tend à hausser, parce qu’une des principales denrées qui règlent le prix naturel, tend à renchérir en raison de la plus grande difficulté de l’acquérir. Néanmoins, les améliorations dans l’agriculture, la découverte de nouveaux marchés d’où l’on peut tirer des vivres, peuvent, pendant un certain temps, s’opposer à la hausse du prix des denrées, et peuvent même faire baisser leur prix naturel. Les mêmes causes produiront un semblable effet sur le prix naturel du travail.

    Le prix naturel de toute denrée, les matières premières et le travail exceptés, tend à baisser, par suite de l’accroissement des richesses et de la population ; car, quoique d’un côté leur valeur réelle augmente par la hausse du prix naturel des matières premières, cela est plus que compensé par les perfectionnements des machines, par une meilleure division et distribution du travail, et par l’habileté toujours croissante des producteurs dans les sciences et les arts.

    Le prix courant du travail est le prix réel qu’on le paye, selon la proportion dans laquelle il est offert ou demandé, le travail étant cher quand les bras sont rares, et à bon marché quand ils abondent. Quelque grande que puisse être la différence entre le prix courant et le prix naturel du travail, ces deux prix tendent, ainsi que toutes les denrées, à se rapprocher. C’est lorsque le prix courant du travail s’élève au-dessus de son prix naturel, que le sort de l’ouvrier est réellement prospère et heureux, et qu’il peut se procurer en plus grande quantité tout ce qui est utile ou agréable à la vie, et par conséquent élever et maintenir une famille robuste et nombreuse. Quand, au contraire, le nombre des ouvriers est augmenté par l’accroissement de la population, que la hausse des salaires a encouragé, les salaires baissent de nouveau à leur prix naturel, et quelquefois même, l’effet de la réaction est tel, qu’ils tombent encore plus bas.

    Quand le prix courant du travail est au-dessous de son prix naturel, le sort des ouvriers est déplorable, la pauvreté ne leur permettant plus de se procurer les objets que l’habitude leur a rendus absolument nécessaires. Ce n’est que lorsqu’à force de privations le nombre des ouvriers se trouve réduit, ou que la demande de bras s’accroit, que le prix courant du travail remonte de nouveau à son prix naturel. L’ouvrier peut alors se procurer encore une fois les jouissances modérées qui faisaient son bonheur. Ricardo.

  19. Chap. x de ce livre, première partie.
  20. L’énorme accroissement des communications entre les différentes provinces de l’empire, depuis les dernières années, par suite de l’amélioration des routes, de la construction des canaux et des chemins de fer, de l’établissement de la navigation à la vapeur, a ramené le prix des différents produits et les salaires du travail, dans les diverses localités, à un niveau beaucoup plus égal qu’à l’époque où fut publiée la Richesse des nations.
    Mac Culloch.
  21. Les salaires du travail ne consistent point dans l’argent, mais dans ce qu’on peut acheter avec cet argent, c’est-à-dire dans les denrées et autres objets nécessaires ; et la part qui sera accordée au travailleur sur le fonds commun, sera toujours proportionnée à l’offre. Là où les subsistances sont à bas prix et abondantes, son lot sera plus fort ; et là où elles sont rares et chères, sa part le sera moins. Son salaire sera toujours exactement ce qui doit lui revenir, et jamais au delà. Le docteur Smith et la plupart des autres auteurs ont, il est vrai, prétendu que le prix en argent du travail était réglé par le prix en argent des subsistances, et que toutes les fois que les vivres montaient, les salaires haussaient dans la même proportion. Il est cependant clair que le prix du travail n’a point de rapport nécessaire avec le prix des subsistances, puisqu’il dépend entièrement de l’offre du travail industriel comparée avec la demande. D’ailleurs, il faut faire attention que le haut prix des subsistances est un indice certain de la diminution de l’approvisionnement, et a lieu dans le cours ordinaire des choses, afin d’en retarder la consommation. Une moindre quantité de vivres, partagée entre le même nombre de consommateurs, en laissera évidemment à chacun une moindre portion, et le travailleur sera forcé de supporter sa part de privations dans la disette. Pour que ce fardeau soit distribué également, et pour empêcher que le travailleur ne consomme autant de subsistances qu’auparavant, le prix monte. On prétend que les salaires doivent monter en même temps, pour mettre le travailleur en état de se procurer la même quantité d’une denrée devenue plus rare. Mais si cela était ainsi, la nature contrarierait elle-même ses propres desseins, en faisant d’abord monter le prix des subsistances, afin d’en diminuer la consommation, et en faisant ensuite hausser les salaires, pour fournir au travailleur le même approvisionnement qu’auparavant.
    Buchanan.
  22. C’est le contraire qui arrive aujourd’hui : le grain n’est pas, généralement parlant, aussi cher en Écosse qu’en Angleterre ; et l’excédant des exportations est presque toujours en faveur de l’Écosse. Mac Culloch.
  23. Cela est vrai du dix-huitième siècle (le siècle contemporain de la publication du texte), seulement jusqu’à 1765. De 1765 à 1820, les prix de toutes les espèces de grains en Angleterre, dépassèrent de beaucoup la moyenne des époques précédentes. Depuis 1820, ils sont retombés à peu près à l’ancien niveau. Mac Culloch.
  24. Ces relevés se nomment fiars en Écosse, et c’est la même chose que les registres des marchés et prix des grains ou mercuriales, tenus dans la plupart des villes et bourgs de France par les officiers de police.
  25. Il ne faut pas oublier que ces remarques du docteur Smith ne s’appliquent qu’à la condition des travailleurs en 1775. Mac Culloch.
  26. Elle est maintenant de 13 deniers par jour, à partir du moment où le soldat est enrôlé ; après sept ans de service, elle est portée à 14 deniers ; à 15, après quatorze ans de service. Mac Culloch.
  27. Voyez son Projet sur les moyens de faire subsister les pauvres, dans l’Histoire de la législation sur les pauvres, par le docteur Burn. Note de l’auteur.
  28. Pour tout ce qui concerne le salaire des ouvriers en France, il est indispensable de consulter le consciencieux ouvrage de M. le docteur Villermé : Tableau de l’état physique et moral des ouvriers, 2 vol., 1840. Cet ouvrage, empreint des plus nobles sympathies pour les classes ouvrières, appartient à une école bien éloignée de la dureté systématique de Malthus et de Ricardo. A. B.
  29. Chap. xi de ce livre : Des effets des progrès, etc.
  30. Liv. V, chap. ii : Impôts sur les objets de consommation. — Il est très-important aussi de consulter sur ce sujet le chapitre de Ricardo : de l’Impôt sur les salaires.
  31. L’excellent docteur Smith se croit presque obligé de démontrer que le bien-être des classes laborieuses n’est pas un mal. Un jour viendra où l’art de gouverner consistera surtout dans les moyens d’assurer le bien-être de ces classes. Ab Jove principium. A. B.
  32. Consulter, sur la question des enfants trouvés, les ouvrages de MM. de Gouroff, Monfalcon, et le livre de Malthus, sur la Population. A. B.
  33. Malthus a été plus loin ; il a érigé en principe et proclamé comme une fatalité nécessaire, les tristes conséquences de ces mariages prématurés et féconds. Ses cruelles doctrines ont été adoptées un moment par tous les économistes de l’Europe, et elles dominent encore aujourd’hui toute la législation de l’Angleterre. C’est au système de Malthus que l’Angleterre doit le maintien des lois céréales, l’exagération des taxes indirectes, la révocation des lois sur les pauvres, et la création de ces affreux repaires qui, sous le nom de Work houses, ont pour but de châtier la misère comme un crime, et de punir en secourant. Peu à peu, il s’est établi en Angleterre cette étrange maxime, que toute pauvreté est l’œuvre de celui qui en souffre, et qu’il en faut pourchasser les victimes, au lieu d’en poursuivre les causes. Les législateurs, imbus de cette maxime, font des lois draconiennes contre les pauvres, plutôt que de s’attaquer à la pauvreté ; et nous craignons qu’ils ne préparent à leur pays de bien grandes tempêtes. M. de Sismondi a protesté le premier, dans ses Nouveaux principes d’économie politique, contre l’invasion de cette barbarie économique ; et M. de Villeneuve-Bargemont a très-bien démontré, dans son Économie politique chrétienne, l’impuissance des rigueurs malthusiennes pour arrêter le débordement de la population. Il faut changer de voie ; il faut prendre pour but, sincèrement et courageusement, l’amélioration du sort des classes laborieuses, et non pas leur exclusion du banquet de la vie. Telle est la tendance de l’économie politique de nos jours. A. B.
  34. Et l’Irlande !
  35. C’est ce qui est démontré aujourd’hui par toutes les observations consignées dans les enquêtes sur l’émancipation des esclaves dans les colonies. Partout où l’affranchi travaille, son travail est plus productif que celui de l’esclave ; mais malheureusement il ne travaille pas toujours. A. B.
  36. Voyez liv. III, chap. ii, et liv. IV, chap. ix.
  37. Recherches sur la population de Lyon, etc., imprimées en 1768.
  38. Lorsque les denrées sont chères en même temps que la main-d’œuvre est à bas prix ; lorsque, par conséquent, les ouvriers, forcés par la concurrence, se contentent du nécessaire pour vivre ; lorsqu’ils retranchent sur toutes leurs jouissances et toutes leurs heures de repos ; que leur existence est un combat continuel contre la misère, les prix sont réellement bas, et leur ténuité est une calamité nationale. De tels ouvriers créent bien aussi une portion de richesse échangeable ; ils emploient bien le capital national, et ils donnent au fabricant des bénéfices ; mais cet accroissement de richesses est acheté trop cher aux dépens de l’humanité. On a reconnu, dès longtemps, que la trop grande division du terrain amenait dans la population agricole un état de misère universelle, dans lequel l’ouvrier, par le plus grand travail, n’obtenait pas un salaire suffisant pour vivre ; et quoique de l’activité à laquelle il était forcé il résultât une augmentation de produit brut, on a reconnu que cette richesse, insuffisante pour ceux qu’elle devait nourrir, était une calamité nationale. La même chose est vraie de la même manière pour les ouvriers des manufactures. La nation s’appauvrit au lieu de s’enrichir, lorsque son revenu augmente comme un, et sa population comme deux. Sismondi.