Odes et Ballades/Regret

La bibliothèque libre.
(Redirigé depuis Regret (Hugo))
Odes et BalladesOllendorf24 (p. 237-238).


ODE DEUXIÈME.

REGRET.


Il s’est trouvé parfois, comme pour faire voir
Que du bonheur en nous est encor le pouvoir,
Deux âmes s’élevant sur les plaines du monde,
Toujours l’une pour l’autre existence féconde,
Puissantes à sentir avec un feu pareil,
Double et brûlant rayon né d’un même soleil,
Vivant comme un seul être, intime et pur mélange,
Semblables dans leur vol aux deux ailes d’un ange,
Ou telles que des nuits les jumeaux radieux
D’un fraternel éclat illuminent les cieux.
Si l’homme a séparé leur ardeur mutuelle,
C’est alors que l’on voit, et rapide et fidèle,
Chacune, de la foule écartant l’épaisseur,
Traverser l’univers et voler à sa sœur.

Alfred de Vigny. Héléna.


Oui, le bonheur bien vite a passé dans ma vie !
On le suit ; dans ses bras on se livre au sommeil ;
Puis, comme cette vierge aux champs crétois ravie,
On se voit seul à son réveil.

On le cherche de loin dans l’avenir immense ;
On lui crie : — Oh ! reviens, compagnon de mes jours.
Et le plaisir accourt ; mais sans remplir l’absence
De celui qu’on pleure toujours.

Moi, si l’impur plaisir m’offre sa vaine flamme,
Je lui dirai : — Va, fuis, et respecte mon sort ;
Le bonheur a laissé le regret dans mon âme ;
Mais, toi, tu laisses le remord ! —


Pourtant je ne dois point troubler votre délire,
Amis ; je veux paraître ignorer les douleurs ;
Je souris avec vous, je vous cache ma lyre
Lorsqu’elle est humide de pleurs.

Chacun de vous peut-être, en son cœur solitaire,
Sous des ris passagers étouffe un long regret ;
Hélas ! nous souffrons tous ensemble sur la terre,
Et nous souffrons tous en secret !

Tu n’as qu’une colombe, à tes lois asservie ;
Tu mets tous tes amours, vierge, dans une fleur.
Mais à quoi bon ? La fleur passe comme la vie,
L’oiseau fuit comme le bonheur.

On est honteux des pleurs ; on rougit de ses peines,
Des innocents chagrins, des souvenirs touchants ;
Comme si nous n’étions sous les terrestres chaînes
Que pour la joie et pour les chants !

Hélas ! il m’a donc fui sans me laisser de trace,
Mais pour le retenir j’ai fait ce que j’ai pu,
Ce temps où le bonheur brille, et soudain s’efface,
Comme un sourire interrompu !


Février 1821.