Rembrandt et Spinoza

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Rembrandt et Spinoza
Jean-Charles Coffier

Revue des Deux Mondes tome 31, 1916


REMBRANDT ET SPINOZA


I

Le 26 juillet 1656, Spinoza était exilé d’Amsterdam par un arrêt du Magistrat, à la demande des Rabbins qui l’avaient excommunié la veille. Le même jour, Rembrandt assistait, atterré, à la saisie de ses collections et de ses meubles, ordonnée, aussi dès la veille, par les mêmes autorités.

Si l’on rapproche de ces faits capitaux toutes les précisions secondaires qui, dans l’histoire des deux plus grands génies de la Hollande, peuvent les associer plus intimement, on est conduit à reconnaître qu’un lien étroit devait exister entre eux, avant cette journée fatale, qui demeurera l’opprobre du Magistrat d’Amsterdam.

De ce lien, bien des fils épars ont été retrouvés, puis rassemblés et renoués, et ils m’ont conduit devant une œuvre du Maître des Syndics et des Pèlerins d’Emmaüs, qui apparaît alors comme une protestation véhémente contre la persécution subie par Spinoza, et semble bien la mise au pilori de son dénonciateur.

Ce tableau de Rembrandt a pour titre David et Saül. Il est daté de 1657. Il figure au musée royal de La Haye à titre de prêt de son possesseur, l’éminent docteur Brédius, à qui les amateurs d’art sont redevables de tant d’heureuses trouvailles dans les archives du XVIIe siècle hollandais.

Le roi Saül, qui se voile à demi la face avec sa main gauche empoignant un rideau, s’apprête à frapper de sa lance le jeune David, touchant de la harpe à ses pieds. Le type olivâtre du jeune homme, aux cheveux noirs bouclés ; l’ovale allongé de son visage ; l’âge apparent de ce modèle extraordinaire pour un David ; son air souffreteux, tout surprend et force l’attention. A le regarder mieux, on lui trouve le type des juifs portugais du quartier de la Léproserie et du Houtgracht d’Amsterdam.

Chez le peintre de la Bible et des Evangiles, l’erreur apparaît volontaire, tant le choix de ce modèle est éloigné du type de l’adolescent David, — tel qu’il était consacré par la tradition, et si nettement établi par les textes du livre des Rois et des Paralipomènes.

La date, 1657, prend ainsi une signification singulière. Elle fait surgir des lointains de l’histoire tous les acteurs de ce drame oublié. Le portrait bien connu de Spinoza s’impose alors à l’esprit. Et voici que la figure de Baruch se superpose exactement au masque étroit de ce David étrange, dont la lèvre épaisse s’assombrit d’une petite moustache noire. Rembrandt n’a pas représenté, sans intentions, le viril éphèbe éphratéen sous les traits de ce jeune homme phtisique, de vingt ans passés, manifestement peint de souvenir, comme si le maître eût cherché à évoquer une ressemblance.

Certes, ce n’est pas un portrait rigoureux ; la chose était d’ailleurs impossible, puisque, en 1657, Spinoza était exilé. Au surplus, Rembrandt n’a jamais été un portraitiste bien fidèle ; l’eût-il été, ce n’était pas ici le cas d’appuyer lourdement sur une ressemblance qu’il suffisait d’évoquer. Car l’autre personnage du tableau est beaucoup plus typique, malgré l’adroit artifice du visage à demi masqué.

On avait déjà vu la figure étrange de ce roi Saül avec cette barbe noire, dans l’œuvre de Rembrandt, avant 1657. N’est-ce point dans l’eau-forte de 1648, la Synagogue des Portugais ? n’est-il pas en effet le premier personnage à droite, ce Rabbin à l’air hautain et dur qui discute en marchant ? On le retrouve au Louvre, dans ce portrait d’un Juif au bonnet de fourruré' et dans une autre petite étude, aussi typique, du musée de Cassel. Ne serait-ce point alors ce Saül Lévy Morteira qui joua dans la vie de Spinoza et dans la « nouvelle Jérusalem » d’Amsterdam le rôle même du roi Saül dans l’histoire de David et de Sion naissante ; celui-là même, qui, après avoir instruit Spinoza, prit ombrage de son génie naissant et chercha, à l’exemple du premier roi d’Israël, à abattre son jeune rival.

Cette hypothèse était séduisante, mais il fallait la vérifier. Il fallait surtout rechercher, dans la vie de Rembrandt et dans l’histoire de Spinoza, les causes de l’altitude du peintre prenant audacieusement parti, en 1657, pour l’exilé contre son persécuteur, alors que lui-même était encore sous la menace d’une ruine complète, suspendue sur sa tête depuis cette fatale journée du 25 juillet 1656.

La commune infortune qui s’abattait le même jour et des mêmes mains sur eux, avec autant de rigueur que d’injustice, — et qui n’a jamais été signalée, que je sache, jusqu’ici, — eut-elle une cause identique ?

C’est ce qu’il est encore impossible d’affirmer dans l’état de la question. .Mais il suffira qu’elle soit signalée aux infatigables et très heureux fouilleurs des Archives néerlandaises, avec les nombreux à-côté qui l’éclairent, déjà d’un jour très suffisant, pour qu’elle soit bientôt résolue, d’une façon définitive.


II

Tout d’abord, il faut se rappeler que Rembrandt habita presque toujours la Breedestraat, durant tout le temps du séjour de Spinoza à Amsterdam. De 1639 à 1658, il posséda cette maison qu’on vénère aujourd’hui comme un sanctuaire et que des mains pieuses ont arrachée récemment à la trop longue profanation, pour lui restituer son aspect d’autrefois et l’animer par la pensée du Maître.

Une collection unique d’estampes et de dessins de Rembrandt y est même déjà réunie, parmi des œuvres de ses intimes, comme Hercules Seghers, Roghman, Lastman et Asselyn. Des meubles précieux du temps, conformes aux détails de son inventaire, des cartes et des plans de son pays, datés du début de ce XVIIe siècle qui fut le « Siècle d’or » des Hollandais, créent dans ce logis, — non pas remis à neuf, mais remis en l’état, — cette atmosphère propice où l’on verrait évoluer, sans surprise, le Maître des Pèlerins d’Emmaüs, attendant avec angoisse l’huissier et le notaire venant inventorier ses trésors, pour satisfaire à la rigueur d’un arrêt déplorable.

Voici le vestibule dallé de marbre, — comme tout le rez-de-chaussée, d’ailleurs, — avec, à main gauche, la porte de l’antichambre, sorte de salon d’attente, avant d’être introduit dans la salle, ou la grande chambre de réception, en arrière, éclairée par une cour assez étroite. C’est là que son fils Titus est né ! C’est là que Saskia, sa femme, est morte ! Une petite pièce, entre les deux, contenait la presse à taille-douce d’où sont sorties tant de merveilles. Au-dessus de l’antichambre et du vestibule, une longue pièce assez basse : l’atelier. C’est ici qu’ont été conçus tous ces chefs-d’œuvre vénérables, la Femme adultère, les Pèlerins d’Emmaüs, la Ronde de nuit, les Bethsabée, les Tobie, le Ménage du menuisier, et tant d’autres ; c’est là, devant l’une de ces quatre fenêtres, que furent gravées la Pièce aux cent florins, Jan Six, le Triomphe de Mardochée, la Petite tombe, les Trois croix, toutes les admirables pièces d’une œuvre inimitable !

Cette maison est la deuxième, à main droite, dans la Joden-Breedestraat, en venant de l’Ecluse Saint-Antoine, et se trouvait presque adossée à celle où Baruch Spinoza ouvrit les yeux à la lumière, le 24 novembre 1632.


La maison des Spinoza donnait sur le Hout-Gracht, le canal qu’on a comblé pour en faire la Waterloo-Plaatz et qui continuait vers les remparts, au coin de la Léproserie, ce Ververs-Gracht, le canal des teinturiers, reflétant aujourd’hui, comme au XVIIe siècle, l’élégante tour de la Zuyderkerk, qui domine tout le quartier.

Dans la grande cité trépidante, c’était un coin tranquille, toute une petite vie provinciale et exotique, assez fermée, que ce quartier, près des remparts, construit à neuf sur les nouveaux agrandissemens de la ville. — Quarante mille Juifs y demeuraient, attirés d’Espagne, d’Italie, d’Allemagne, du Portugal vers la « Nouvelle Jérusalem » que l’esprit tolérant, et plus pratique encore, du Magistrat d’Amsterdam leur avait permis d’édifier, en marge du grand État prospère.

Sous la férule rigoureuse de leurs « Parnassim, » responsables devant le Conseil de la ville, ils observaient rituellement les lois mosaïques ou le Talmud et se livraient à tous les commerces, sauf à l’exercice des métiers demeurés interdits.

Mais ce n’était pas un Ghetto à l’italienne, une cité fermée réservée aux seuls Juifs. De nombreux artistes y demeuraient, séduits par le pittoresque de cette foule singulière. Rembrandt y avait comme voisin immédiat le célèbre peintre Nicolaës Elias, dit Pickenoy, son aîné, qui jouissait d’une vogue énorme, d’ailleurs très justifiée, et fut le maître de Van der Heltz.

Les « Marannes, » échappés d’Espagne ou de Portugal, croyaient y retrouver le temps de Salomon, parce qu’ils n’étaient plus astreints à aucune pratique infamante et qu’ils pouvaient vivre là, entre eux, sous leurs lois rituelles, sans porter dans leurs rues, ni dans les autres quartiers de la ville, ces rouelles de drap et ces bonnets jaunes qu’ils avaient subis si longtemps ; ils retrouvaient en leurs « Parnassim » une autre Inquisition tout aussi tracassière, mais non pas sanguinaire, il est vrai, qui pour les moindres quasi-délits plus ou moins imaginaires, les imposaient d’amendes et de corvées, — comme au temps de Salomon, — et qu’ils acceptaient bénévolement en songeant aux géhennes de la péninsule ibérique.

Les « Parnassim » étaient alors le vieil Isaac Aboad da Fonseca, patriarche rigoriste et redouté, le grand prêtre des Synagogues ; Orobio de Castro ; Rabbi Saül Lévi Morteira, qui fut le maître de Spinoza ; puis Ménassé-Ben-Israël. — Ce sont eux que Rembrandt a figurés dans son estampe de la Synagogue portugaise.

Dès 1636, alors qu’il habitait une autre maison de la Breedstraat, de l’autre côté de l’écluse, Rembrandt avait fait le portrait de Menasse, puis cette eau-forte rapide et libre comme un témoignage d’amitié griffonné pendant une visite, où le médecin et le théologien portugais est représenté sous un grand chapeau à bords relevés, les yeux vifs, la moustache et la barbe noire avec un grand col de linge blanc, sur le costume hollandais de l’époque, où il semble un peu corpulent. — Ce Ménassé-ben-Israël était déjà une grande figure israélite, à cet âge de 32 ans, certifié par la date de cette estampe. Il venait de publier son premier livre, De creatione problematica et de resurrectione mortuorum. Sa grande science théologique, sa connaissance parfaite de l’hébreu, du latin, du hollandais et de l’espagnol l’avait fait nommer, à dix-sept ans, professeur à l’école judaïque, « la Keter-thora, » cette « Couronne de la Loi » qu’il devait diriger dès 1639, et où Spinoza fut élevé jusqu’en 1651. Il était de l’illustre famille des Abravanel et prétendait descendre du roi Psalmiste. Prédicateur éloquent, un peu illuminé, il prêchait l’union, la tolérance entre toutes les Eglises issues du vieux mythe israélite : la révélation directe de Dieu au père de sa race, Abraham. Son esprit de haute tolérance, son inépuisable bonté le rapprochaient des Mennonites du Waterland, qui le considéraient un peu comme l’un des leurs.


III

Ces Mennonites avaient alors comme prédicant le pasteur Renier Ansloo, que Rembrandt immortalisa par sa célèbre eau-forte et par le merveilleux portrait du musée de Berlin ; ce pasteur entra dans la vie du peintre au moment où le jeune Samuel Van Hoogstraten, de la secte des Mennonites, vint de Dordrecht à Amsterdam, demander à Rembrandt de le prendre comme élève à demeure, ou, plutôt, comme « compagnon. »

C’est, sans doute, grâce à ce jeune artiste, — qui fut un esprit fin et très distingué, et un écrivain d’art de valeur, — que les Mennonites peuvent s’enorgueillir de compter Rembrandt parmi leurs adeptes, à partir de la mort de Saskia. En effet, c’est peu de temps après l’arrivée de Van Hoogstraten, chez Rembrandt, que celui-ci fit les deux portraits du pasteur.

Un peintre danois, Bernard Kheil, — qui entra à son tour comme élève chez le peintre, un peu plus tard, en 1648, et qui demeura huit années avec lui, jusqu’à sa ruine en 1656, — a formellement certifié que son maître était mennonite et a raconté à son sujet des traits de mœurs et les coutumes de cette secte issue de la Réforme de Menno Simonz, remontant au début du XVIe siècle, et qui n’est qu’une variante de la secte des Anabaptistes, persécutés par Luther.

D’ailleurs, lorsque Hendrickje Stofiels fut citée, avec Rembrandt, en 1654, devant le Consistoire de la Oudekerk, pour répondre du scandale causé, dans la Communauté, par sa grossesse, Hendrickje, la servante, ne put se soustraire à son admonition, tandis que Rembrandt put décliner la compétence du Consistoire ; car, dans la deuxième sommation à comparaître, Hendrickje, seule, est appelée. Il faut y voir une preuve complémentaire que Rembrandt était déjà mennonite, et avait abandonné l’Eglise nationale pour se rapprocher de ces indépendans, dont la doctrine reposait sur le libre arbitre dans l’interprétation des textes sacrés, sans interpolations, ni commentaires. — « Pour le reste, ajoute Bernard Kheil, ils vivaient à leur guise et caprice. » Les deux « Testamens » semblent bien avoir été la seule littérature de chevet du grand artiste, qui sut en exprimer mieux qu’aucun autre la puissante poésie humanitaire ; l’éloquence profonde de ses commentaires inspirés le place au premier rang des prédicans par l’image, pour cette large interprétation familière des textes, qui fait éclater les dogmes et place le « fils du charpentier » au milieu des hommes de tous les temps.

Nous-verrons, plus tard, Spinoza se rallier aux Mennonites du Waterland, lors de ses démêlés avec la Synagogue et trouver, parmi eux, un nouveau point de contact avec le maître des Pèlerins d’Emmaüs.


IV

Dès 1639, Rembrandt allait habiter presque en face de Menassé-ben-Israël, qui demeura jusqu’à sa mort dans une maison, au coin de la Breedestraat, où il avait installé une imprimerie, à la suite de revers de fortune qui avaient englouti tous les avoirs de ses parens.

C’est donc entre sa maison paternelle, située derrière celle de Rembrandt, et la maison de Menassé-ben-Israël, en face, que la jeune vie de Spinoza allait se développer dans une atmosphère quelque peu ardente ; car, s’il recevait à la Keter-Thora, sur le Hout-gracht, les leçons de son maître direct, le Vénitien Saül Lévi Morteira, au « tempérament hautain et dominateur, » qui eût voulu pétrir cette jeune âme inquiète sur le modèle de la sienne et de toutes celles qu’il destinait au sacerdoce lévitique, il dut fréquemment confier ses troubles et ses doutes au docteur tolérant, au théologien moins étroit qui dirigeait, déjà, les destinées de cette école.

Si l’on tient compte des relations étroites de Rembrandt avec les Synagogues (car il y en avait trois qui furent un moment à la veille d’un schisme, que l’intervention de Menasse put arrêter), si l’on dénombre dans l’œuvre du maître tous les portraits de leurs Rabbins, et si l’on étudie attentivement sa célèbre eau-forte, la Synagogue des Portugais, on est forcé d’admettre que le jeune Baruch, son voisin, devait être, pour Rembrandt, une figure familière. Mais, si l’on fait état que Spinoza dessinait très élégamment, et « qu’il faisait de fort belles esquisses à la plume rehaussées de sanguine, » puis, qu’après son exil d’Amsterdam, il rechercha surtout la société des peintres, — car à Wooburg ou à La Haye il prendra sa pension chez Daniel Tydermann et Hendrick Van der Spïzck, deux artistes secondaires, — il faut bien reconnaître qu’à Amsterdam, il dut logiquement rechercher la société de Rembrandt, son voisin, l’ami de ses Rabbins, le familier du directeur de son école.


Menasse était un cabbaliste militant. Rembrandt fut aussi convaincu d’avoir été séduit par les féeries de cette doctrine et d’avoir consacré bien des florins aux expérimentations décevantes d’Ephraïm Bonus. On a même prétendu que le peintre avait trouvé chez Ephraïm, le médecin juif portugais, — dit le Juif à la rampe dans l’œuvre gravé de Rembrandt, — une Salamandre plus corporelle que celles qui sont promises aux Sages initiés ; et que la fille du docteur, devenue sa maîtresse, lui avait donné un fils, qui mourut peu de temps après. Mais rien ne vient confirmer cette légende, si ce n’est que, le 15 août 1652, un enfant de Rembrandt fut enterré et reconnu par son père. Ce n’était pas Titus, le fils survivant de Saskia, sa femme, et qui ne mourut qu’en 1668, quelques mois seulement avant lui ; ni un premier-né d’Hendrickje Stoffels, car on comprendrait mal que le consistoire si rigoriste de la Oude Kerk n’eût pas traité cette dernière en récidiviste, si elle eût été enceinte, antérieurement. Ce n’était pas non plus un enfant de la nourrice de Titus, qui prétendit, en 1649, qu’elle avait été sa maîtresse, car elle n’eût pas manqué de s’en prévaloir dans le procès qu’elle lui intenta et dont on parlera plus loin.

L’eau-forte merveilleuse le Docteur Faustus indique aussi l’initiation de Rembrandt à la Cabbale. Le titre de cette gravure est certainement inexact ; car il est inadmissible de voir ici le savant Faust, dans ce Juif coiffé du bonnet traditionnel et revêtu du thaleb rituel, ému malgré soi à l’apparition d’une figure fantomatique, derrière les formules flamboyantes du cercle magique. Le monogramme du Christ se lit au centre d’une double couronne de lumière, où les mots « ALGAR + ALGASTNA + AMRTET, » séparés par des signes, entourent les mots « ADAM + TE + DAGIRAM » semblablement ponctués. Rembrandt nous fait assister ici à une incantation cabbalistique, et non pas à l’apparition de Méphisto comme l’ont prétendu Claussin, Bartsch, puis Charles Blanc[1].

Or, dès qu’il fut jugé digne d’être initié, Spinoza fut aussi un adepte de la Cabbale, et il est inadmissible qu’il n’ait pas rencontré Rembrandt dans cet étroit cénacle, si fermé, qui organisait, peut-être chez Ménassé-ben-Israël, ou chez Ephraïm Bonus, ses séances mystérieuses.

Tout est si merveilleux dans cette doctrine séduisante, qu’il était bien difficile à un jeune lévite de ne pas s’y intéresser. Elle avait été révélée par Raziel, l’ange des mystères, à Adam lorsqu’il quitta le Paradis, puis elle fut confirmée à Moïse, lorsqu’il reçut la Loi sur le Sinaï. Elle promettait d’obtenir par incantation, ou par des procédés sublimatoires, des effets surnaturels et des « Kaméoth, » sortes d’amulettes souveraines qui préservaient de tout malheur. Elle indiquait encore à ses initiés la méthode à suivre pour renouer commerce avec ces « Créatures, » invisibles au vulgaire depuis le péché d’Adam, et qui, sous le nom d’ « Ondines, » de « Sylphes » et de « Salamandres, » habitent les élémens, qu’ils dirigent à leur gré. La Rôtisserie de la reine Pédauque a montré tout le parti qu’un illustre écrivain a su tirer de ces rêveries panthéistes.

Mais il y a une autre conception et une autre doctrine cabbalistique qui consiste à lire la Bible et le Talmud, non pas seulement dans le sens vulgaire et littéral de leurs textes, mais à l’aide des trois opérations de « permutation » du « signe » et de « géométrie, » qui lui rendent ce sens ésotérique que les initiés peuvent être seuls à connaître. La première opération consiste à intervertir la dernière et la première lettre de chaque mot ; ensuite chaque lettre est considérée séparément comme un signe ; enfin on cherche le sens du mot en substituant aux lettres les nombres qu’elles représentent dans la numération hébraïque.

On conçoit qu’un pareil système permet bien des explications contradictoires, et qu’un esprit lucide, comme celui du jeune Spinoza, ait bien vite jugé l’enfantin merveilleux de cette doctrine d’empiriste. Il la rejeta donc avec ce dédain qu’il devait afficher bientôt pour le Talmud lui-même, que la doctrine spiritualiste de la Cabbale, telle que l’enseignait Menasse, posait à la base même de son système de révélation ésotérique.

C’était cette doctrine qui permettait à Menasse de prédire, à ses congénères, l’arrivée prochaine du Messie à l’aide de signes précurseurs qu’il voyait dans tous les grands événemens de son époque, et qui le menèrent auprès du Protecteur Cromwell dans, l’été de 1656.

On verra combien cette « Révélation, » qui illumina Menasse, fut funeste à ses deux amis, à Spinoza et à Rembrandt, tandis qu’il pèlerinait en Angleterre, auprès de ce nouveau Messie que les arcanes de la Cabbale lui avaient signalé.

Cette doctrine fut cependant utile au jeune lévite, car il est évident que Spinoza sut extraire, par une sublimation spirituelle, du lourd fatras de la Cabbale, la pure essence de sa conception panthéiste de Dieu ; mais, avant d’atteindre aux sommets de ces spéculations philosophiques, il dut tout d’abord descendre, avec ses professeurs, aux derniers degrés de l’aberration systématique, où ils croyaient de leur devoir de l’entraîner.

Le clairvoyant esprit du jeune homme sut bientôt discerner dans la profondeur des ténèbres talmudistes les vérités qu’elles révélaient ; à l’exemple de Rembrandt qui savait extraire de l’ombre ardente tout ce qu’elle contenait de lumière latente, condensée sous son pinceau en un foyer étroit, et d’autant plus vibrant, qu’il exaltait non seulement des formes, mais aussi des expressions, sublimifiées par son génial esprit. Aussi, le jeune lévite fut-il très vite averti de l’erreur de ses maîtres ; mais lorsqu’il voulut la leur signaler en soulevant quelques objections de principe, il se heurta tout de suite à l’intransigeance hautaine de Saül Morteira et aux menaces d’anathème du vieil Isaac Aboad.

« Spinoza était d’un caractère bienveillant et doux, de goûts simples et de maintien modeste ; » pour ne pas heurter de front ses protecteurs, il prétexta l’obligation d’apprendre le latin, qu’on n’enseignait pas à l’école hébraïque, pour se détacher de la Synagogue et reprendre peu à peu sa liberté.


V

Il entra, au pair, comme second répétiteur de latin, chez un médecin français, se disant catholique, François Van der Ende, qui l’enseignait aux fils des notables bourgeois de la ville. Émigré en Hollande, à la suite d’on ne sait quelle aventure, cet esprit très distingué devait finir lamentablement sur un gibet en France, où il fut convaincu d’avoir organisé un complot contre la vie du Dauphin. Mais, à Amsterdam, il jouissait d’une grande réputation, malgré le soupçon d’athéisme qui s’attachait à sa doctrine ; un biographe contemporain de Spinoza le traite même d’ « impie et pernicieux. »

Sa fille, Claire-Marie, enseignait la musique de chambre et tenait, en outre, le rôle de première répétitrice de son père pour le latin. Elle était donc « une de ces filles de médecin » dont on disait alors « qu’il ne leur manquait que le masque » pour paraître « des demoiselles. » — Cependant « Claire-Marie n’était pas des plus belles ni des mieux faites ; » mais elle avait « beaucoup d’esprit, de capacité et d’enjouement ; » elle en usa si bien que Spinoza devint amoureux d’elle.

Il demeura trois ans chez Van der Ende, sous le joug de cette Claire-Marie, dans une intimité très étroite, puisqu’il prenait ses repas avec elle et son père, et qu’il logeait chez eux.

Cette petite Française catholique, arrivée en Hollande avec tous les préjugés de son pays contre « le Juif » si décrié, dut tout d’abord accueillir fraîchement ce répétiteur israélite, portant tous les traits distinctifs de sa race, avec son teint semblable à l’olive et ses cheveux noirs bouclés. Mais la langueur orientale de ses yeux de jais noir et d’émail bleu, sous la lourde frange de ses cils, puis le charme de son esprit eurent bien vite apaisé ses révoltes instinctives. Claire-Marie agréait sa passion et semblait la partager ; mais elle posait comme condition qu’elle ne serait qu’à un catholique. On voit alors très bien le rôle de cette jeune fille intriguant pour amener Baruch, qui lui plaisait et qu’elle aimait, — sincèrement peut-être, — pour l’amener, de concession en concession, vers le christianisme primitif des Mennonites, avec l’espoir de l’entraîner plus loin encore.

C’est vraisemblablement dans ce milieu de Français cultivés que Spinoza connut la philosophie de Descartes. Celui-ci venait de mourir à Stockholm où il s’était rendu sur les instances de la reine Christine de Suède, après avoir passé près de trente ans dans les Pays-Bas. Sa doctrine avait soulevé bien des colères en Hollande, qu’il avait quittée en 1649, las des attaques de Voétius, de Révius et Triglandius, qui l’accusèrent d’athéisme et demandèrent, sans succès, la destruction de ses écrits par la main du bourreau. Les biographes de Spinoza nous disent avec quelle avidité il s’abreuva à cette source nouvelle, et combien les phrases fameuses du Discours sur la Méthode eurent d’action sur sa pensée. Ce fut, sans doute, comme une libération, comme une éruption véritable des forces vives de son esprit, comprimées sous l’amas des dogmes de la Synagogue.

Le jeune Baruch s’enthousiasma si fort pour la méthode cartésienne, qu’il ne put s’empêcher de le proclamer ouvertement.

Mais ce n’était pas sans imprudence, car si les pasteurs luthériens et calvinistes fulminaient, au prêche, contre la philosophie de Descartes, les Parnassim la condamnaient également, par principe, quoique le danger fût moins à craindre dans le milieu juif, où le latin et le français des livres cartésiens n’étaient compris que de très rares lettrés. Tout au plus comptait-on, parmi eux, les quelques jeunes Juifs qui s’étaient émancipés comme Spinoza, ses amis d’enfance, Louis Meyer, Simon d’Uriès, et Pierre Balling, qui devaient fonder ensemble un petit collège.

Les Mennonites au contraire étaient heureux de se rallier à cette philosophie, dont le premier précepte était « de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, qu’on ne connût évidemment être telle » et qui semblait les approuver en toutes choses, jusque dans le choix de leur pasteur, qu’ils élisaient eux-mêmes sans lui reconnaître d’autorité quelconque, mais seulement cette éloquence documentée et cette rectitude de jugement motivant leurs suffrages.

Or les Mennonites étaient en intime minorité ; non pas numériquement, car ils avaient érigé trois temples sur le Singel, mais ils n’avaient aucune puissance. Leur indépendance de caractère ne les désignait pas pour les emplois publics où l’on détient l’autorité, et qu’ils s’abstenaient de briguer.

Ils étaient de ceux qui ne pouvaient compter dans un État aussi militaire, puisqu’ils s’interdisaient le port des armes dans un temps où tout homme de condition portait l’épée et où il était de bon ton d’entrer dans les milices de la ville. Samuel Van Hoogstraten, l’élève mennonite de Rembrandt, fut même chassé de la communauté de Dordrecht, pour s’être affiché en compagnie d’une dame élégante, en portant ostensiblement une épée sous son manteau.

Mais les Mennonites devaient s’aimer sincèrement les uns les autres et se soutenir énergiquement en toute occasion. Rembrandt, qui n’avait jamais pu tolérer de contrainte, devait se plaire parmi ces indépendans. Il n’avait jamais accepté, en effet, de se faire inscrire aux Gildes de Saint-Luc, à Leyde ni à Amsterdam ; mais, s’il raillait cruellement la morgue des italianisans de la « Bent » retour de Rome, et les peintres d’allégorie, il était « assez large et libéral pour prêter à ses confrères les objets de ses collections dont ils pouvaient avoir besoin pour leurs travaux. » Bernard Keilh ajouta que Rembrandt « mérite pourtant une grande louange pour une certaine bonté extravagante » qui devait le porter à prendre position courageusement pour ses amis.

Or, si Spinoza, au dire de ses biographes contemporains, fréquentait assidûment les Mennonites, lorsque Rembrandt « professait en ce temps-là leur religion, » il est évident qu’il fortifia ainsi le lien commun, qui les avait unis déjà tous deux dans le milieu judaïque.

L’action de la jeune Française, de cette Claire-Marie qu’il aimait, eut donc, au moins, ce résultat de préparer, au jeune homme, un réconfort moral et des appuis effectifs, pour les jours de détresse.

Il allait en avoir besoin.

Spinoza avait un rival jaloux, un Allemand luthérien, du nom de Kerkering, qui, pour brusquer les choses, offrit à la jeune fille un collier de perles de deux à trois cents pistoles ; puis il abjura le luthéranisme, pour se faire catholique romain, et Claire-Marie l’épousa.

Baruch en souffrit cruellement. Une grande douleur, une déception de cet ordre chez un esprit concentré et délicat, comme celui de Spinoza, en provoquant l’effondrement de ses illusions les plus chères, devaient fatalement amener aussi une révolution dans sa manière de raisonner et jeter un jour cruel sur bien d’autres illusions spéculatives qu’il admettait auparavant par déférence envers ses maîtres. « Pour atteindre à la vérité, il allait une fois dans sa vie se défaire de toutes les opinions qu’il avait reçues et reconstruire de nouveau, et dès le fondement, tous les systèmes de ses connaissances[2]. »

« Il évita dès lors les docteurs juifs[3]. »

Dans son désarroi moral, Baruch mit peut-être plus de virulence et d’amertume dans ses propos contre les dogmes, et il se rapprocha ouvertement des Mennonites du Waterland.

C’est alors que les Parnassim exigèrent la rentrée de leur ancien élève à la Synagogue.


VI

Ces événemens se déroulèrent au cours de l’année 1655, au moment de la grande peste qui enleva, rien que dans Amsterdam, plus de dix-sept mille personnes.

On ne fait, d’ordinaire, jamais le moindre cas de ces calamités publiques, extrêmement fréquentes dans cette grande cité en gestation continuelle, et tous ceux qui ont étudié la vie de Spinoza, ou celle de Rembrandt, n’ont jamais fait attention à ces événemens, qui devaient cependant avoir sur l’impressionnabilité de ces foules disparates, ébranlées par les prédications des ministres de tant de sectes constamment en conflit d’opinions, une action, d’autant plus considérable, que la crédulité publique les rattachait toujours à quelque combinaison de chiffres, à quelque signe extérieur, — comme l’apparition d’une comète, — ou à quelque hérésie nouvelle dénoncée par les théologiens.

Longtemps à l’avance, les trois chiffres, 6, de l’an 1666 furent signalés comme devant amener des catastrophes effroyables ; dans Amsterdam, les pasteurs annonçaient la chute de la papauté, ou l’embrasement de l’univers, bien avant que le grand incendie de Londres eût apporté une confirmation fortuite à leurs pronostics alarmans.

La peste était d’ailleurs endémique dans Amsterdam au XVIIe siècle ; mais, certaines années, la grande Faucheuse prélevait un tel pourcentage sur ses habitans, que les Chroniqueurs crurent devoir le signaler. De 1617 à 1624 : 52 537 morts ; en 1625, 6 781 ; en 1635, 8 177 ; en 1636, 17 193 ; en 1655, 16 727 ; enfin la grande peste de 1663-1664 enleva 34 000 habitans, plus du cinquième de la population sédentaire de la ville.

Dans le quartier juif, qu’habitaient alors Rembrandt et Spinoza, au cours de l’année 1655, la mortalité dut être effroyable. Les Parnassim veillaient jalousement à l’observation rigoureuse de la purification rituelle des femmes, qui leur rapportait de très gros revenus. Il n’y avait qu’une seule piscine, très étroite, où l’eau ne se renouvelait presque jamais ; à tel point, qu’une riche juive étrangère, passant à Amsterdam, et obligée par les Parnassim à se baigner dans cette eau répugnante, demanda avant d’y entrer : « Mais lorsqu’on est purifiée, où se lave-t-on ? »

L’immersion complète de toute la peau étant rigoureusement obligatoire, sous la surveillance de préposées fanatiques, on conçoit quel effroyable bouillon de cultures était cette unique piscine, pour les dix mille femmes qui devaient s’y polluer, sous prétexte de purification mensuelle.

L’épidémie devint bientôt si cruelle que, le 7 de septembre 1655, le Magistrat d’Amsterdam publiait cet arrêté pour ordonner des prières publiques : « Nous remarquons avec un sensible déplaisir et une expérience très funeste combien la maladie contagieuse va s’augmentant ici de jour en jour, et combien elle désole ce peuple ; ne pouvant croire autre chose, sinon que ses charbons ardens sont allumés par la colère divine pour la punition de nos péchés, qui l’ont obligée à nous affliger de ce fléau, après celui des dernières guerres, afin de nous porter, par ces puissantes voyes à nous mettre en état de coupables contrits et humiliés devant la divine Majesté ; ordonnons qu’on fasse tous les mercredis, au soir, en chaque grande église, un sermon et des prières pour tâcher d’arrêter le cours de cette horrible maladie. »

Peut-être bien que l’épidémie se serait arrêtée plus vite, si les braves « Seigneurs et Bourgmestres, » qui avaient tous signé ce document, avaient obligé les gens à rester chacun chez soi, au lieu de les forcer à se réunir en foule, une fois de plus par semaine, pour échanger les germes de la contagion. Mais c’était sur les instances des pasteurs et des prêtres qu’ils avaient pris cette délibération solennelle, et l’on sait que, dans les époques de calamité publique, la voix de ceux-ci s’élève toujours à un ton si prophétique, qu’il était bien difficile au gouvernement de ne pas couvrir sa responsabilité en ordonnant des prières communes.

Dans ces conditions particulières et durant cette effroyable peste qui ravageait particulièrement le quartier juif, les Rabbins, comme ailleurs les pasteurs et prêtres de tous rites, avaient la partie belle pour dénoncer les hérésiarques, les esprits forts qui, par leurs audaces de pensée, attiraient la colère céleste sur la communauté des fidèles.

Toutes les imprécations des Prophètes, toutes les fureurs d’Ezéchiel passaient par la bouche des Parnassim contre le lévite rebelle, contre ce Spinoza qui discutait la souveraineté des dogmes et qui vivait en marge de la « nouvelle Jérusalem » dans le commerce des Gentils.

Un premier avertissement lui fut donné, un soir, à la sortie du théâtre. Un fanatique le frappa d’un coup de poignard qui traversa son manteau sans lui faire de grave blessure. Mais Spinoza ne reprit pas sa place parmi les lévites de la Synagogue. Enfin, les Parnassim lui offrirent une pension de mille florins en le sommant de revenir sous leur autorité. Il faut voir dans cette manifestation, à demi conciliante, le dernier effort de Ménassé-ben-Israël pour conjurer la foudre qui allait frapper Spinoza.


VII

Le rabbi tolérant s’était embarqué, à l’automne de 1655, pour se rendre auprès du Protecteur d’Angleterre, qui le reçut vers le milieu de décembre. Il apportait les propositions de toutes les Juiveries d’Europe, dont il avait les pleins pouvoirs.

Il se présenta, non pas comme un suppliant, mais en ambassadeur traitant de peuple à peuple, de puissance à puissance, car il offrait l’appui de la fortune secrète de sa race à l’astucieux homme d’Etat qui couvrait de mobiles religieux toutes ses actions politiques, et il l’aborda en lui donnant l’assurance qu’il était ce Messie promis à son peuple, depuis de longs siècles, par les prophètes d’Israël ; le « Messie Cromwell » qui lui avait été signalé par les Arcanes de la Cabbale[4] !

Il lui montra une immensité de Juifs vivant dans les Espagnes d’Amérique et n’attendant qu’un signal pour se libérer au bénéfice du Protecteur ; il lit entrevoir aussi que la Surinam des Hollandais avait beaucoup de ses coreligionnaires. Enfin, il déposa un projet en sept articles, où il demanda que les Juifs pussent venir en foule s’établir dans la ville de Londres et dans tout le territoire de la République d’Angleterre, y compris ses colonies d’outre-mer ; qu’ils y fussent traités « comme les naturels mêmes » et que, « pour leur sûreté, serment fût pris par les chefs et généraux des armées pour les défendre et les protéger ; » qu’ils y eussent des synagogues et des cimetières, qu’ils pussent y trafiquer librement comme tous les autres marchands.

Les Juifs seraient recensés à leur arrivée et prêteraient serment de fidélité à « Son Altesse » et pour « qu’ils ne soient pas importuns aux juges du pays, le chef de la Synagogue et deux Rabbins les jugeraient suivant la loi mosaïque, sauf appel devant les tribunaux de l’Etat. »

Ce n’était donc plus une « nouvelle Jérusalem » qui avait surgi dans l’esprit illuminé de Ménassé-ben-Israël, mais une « Terre promise » qu’il avait entrevue pour son peuple dans cette île déjà puissante, mais déchirée par les factions, et qu’il allait essayer de conquérir par la vertu du Verbe, en endoctrinant le Protecteur.

Celui-ci l’accueillit favorablement tout d’abord, et soutint même sa requête devant, le Parlement ; puis, soit qu’il eût subi l’influence des Ambassadeurs de Hollande, qui étaient auprès de lui en même temps, soit qu’il eût senti quelque résistance au Parlement, il remit de semaine en semaine sa réponse, en prétextant qu’il lui fallait l’appui des théologiens.

Ceux-ci, qui ne pouvaient déjà s’entendre entre eux sur des nuances de dogme, commencèrent une « dispute en Sorbonne » interminable. Menasse s’éternisait à Londres ; et, tandis que « les marchands d’Amsterdam se préoccupaient grandement des nouvelles faveurs » que les Parnassim sollicitaient des Bourgmestres, en faisant entrevoir la possibilité d’un exode en Angleterre, si elles leur étaient refusées, Spinoza était en butte aux haines fanatiques, aux fureurs des autres Rabbins.


VIII

Maintenant que nous l’avons suivi jusqu’aux prémices de l’orage qui allait essayer de l’abattre, il convient de se rappeler ce que Rembrandt avait pu faire de son côté, pour s’attirer la colère du Magistrat.

Dès la mort de Saskia en 1642, Rembrandt avait changé d’allure. S’il avait, durant son mariage, gardé un certain décorum et une tenue distinguée, pour être agréable à la fille noble qu’il avait épousée, il laissa bientôt paraître tous les dehors de sa nature indépendante. Bernard Keilh qui l’appelle un « humoriste de première classe, se moquant de tout, » Sandrart qui, l’ayant connu, le présente « comme un grand laborieux à l’esprit singulier, » sont d’accord, avec Samuel Van Hoogstraten, pour indiquer chez le maître une tendance à rompre avec bien des préjugés de son époque.

« Il est certain que s’il avait su s’arranger avec les gens et conduire ses affaires avec raison, il aurait accru considérablement ses ressources ; car, quoiqu’il ne fût pas un dissipateur, il ne sut pas conserver sa fortune, ni sa condition, en ne fréquentant que des personnes d’extraction vulgaire ; son talent s’en est ressenti. » Voici la déclaration assez malveillante de Sandrart que vient confirmer cependant un aveu de Rembrandt, en 1658. À cette date, après sa faillite, il déclara, qu’en 1647, les parens de Saskia, émus des bruits fâcheux qui couraient sur le peintre et pris d’inquiétudes pour l’avoir du petit Titus, l’avaient interrogé sur la succession de Saskia et qu’il avait, alors, dressé un inventaire. Sans doute, le peintre se livrait déjà à ses vastes opérations de négoce, signalées par Bernard Keilh, et qui lui faisaient donner des ordres dans les grandes villes de l’Europe, pour créer un cours forcé à la valeur de ses eaux-fortes.

Peut-être, même, dès cette époque, Rembrandt avait-il frété quelqu’un de ces navires chargés d’objets d’art que les Dunkerquois ou les Barbaresques lui confisquèrent, ou que la mer dut engloutir, si l’on s’en rapporte à la déclaration qu’il fit par écrit et de sa main devant la chambre des Insolvables, pour expliquer son impossibilité provisoire de faire face à tous ses engagemens vis-à-vis de ses créanciers. L’éminent docteur Brédius a récemment découvert cette pièce suggestive qui jette un jour si curieux sur les à-côté de la vie du peintre, et nous le montre entraîné par la folie du négoce, qui sévissait alors dans cette ville et qui a tant impressionné Descartes.

Puis il y eut, en 1649, un premier scandale public qui lui aliéna bien des sympathies. C’est une affaire graveleuse qui fut portée jusque devant les Bourgmestres et dut lui attirer bien des reproches des rigoristes protestans. La nourrice sèche du petit Titus, Geertghe Dircksz, veuve du trompette Abraham Claës, mena tout un tapage depuis le mois de janvier jusqu’à la fin d’octobre 1649, pour se faire épouser par Rembrandt.

Elle avait testé l’année précédente en faveur de son nourrisson Titus et lui avait attribué tout ce qu’elle avait gagné chez le peintre : notamment un certain anneau de diamant, le « Rossring, » qui avait appartenu à Saskia et que la veuve montrait comme une bague de fiançailles octroyée par son maître. Après bien des tentatives d’arrangement par-devant notaire et, sans doute, bien des criailleries scandaleuses dans le quartier, Geertghe, qui avait accepté une pension de 150 florins pour quitter la maison, refusait de signer l’acte définitif et assignait Rembrandt devant la commission des mariages à l’Hôtel de Ville d’Amsterdam, en exigeant la réalisation d’une soi-disant promesse de mariage. Évidemment son esprit était déjà troublé, car elle devait bientôt mourir folle. Elle se prétendait la maîtresse du peintre et demandait une réparation légale.

Après trois sommations par huissier et des amendes, Rembrandt vint répondre en personne aux magistrats. Il nia tout rapport suspect avec sa servante et maintint son offre d’une pension qui fut portée par le Conseil à la somme de 200 florins. Cette affaire était déplorable ; d’autant plus qu’on y voit figurer, comme témoin, cette Hendrickje Stoffels qui semble bien être le prétexte des colères de la veuve jalouse, laquelle ne voulait pas quitter la maison pour lui céder la place. Après le jugement, les tempêtes et les clabaudages de Geertghe durent continuer, au dehors, jusqu’au jour où ses voisines la dénoncèrent comme folle et la conduisirent dans un asile, à Gouda, au milieu de 1650. La « bonté extravagante » de Rembrandt se montre ici sous un aspect sympathique ; c’est lui qui fit tous les frais du transfert et de la pension de la pauvre folle qui l’avait harcelé si longtemps.

On conçoit combien cette affaire fut scandaleuse parmi les bourgeois rigoristes du Magistrat d’Amsterdam qui réglementaient tout, jusqu’aux menus des repas de mariage, au nombre des convives, à l’heure de se mettre à table et d’en sortir, sous peine d’amende.

Si l’on se rappelle, en outre, qu’en 1654, Hendrickje Stoffels fut appelée devant le Consistoire de la Oude Kerk en même temps que Rembrandt qui déclina sa compétence, on comprend quelles rancunes il amassait contre lui.


IX

Son indépendance de caractère et son humeur frondeuse ne devaient pas être goûtées davantage. « Rembrandt, quand il travaillait, n’aurait pas donné audience au premier monarque du monde qui aurait eu besoin de revenir et revenir jusqu’à ce qu’il l’eût trouvé au repos. « Seulement alors, il l’aurait reçu« en costume de travail, » et Bernard Keilh déclara que « c’était un vêtement abject et sale et qu’il nettoyait ses pinceaux sur sa blouse, et autres choses taillées à la même mesure. »

Vis-à-vis de certains cliens le peintre le prenait de très haut et s’attirait bien des colères. Un marchand portugais, Diégo Andrada, lui avait commandé un portrait de jeune fille, en lui versant 75 florins d’arrhes ; il trouva le portrait peu ressemblant et s’en plaignit ; puis il envoya un notaire chez Van Rijn, au début de 1654, pour le sommer d’avoir à retoucher le portrait. Rembrandt écouta, d’un air narquois, le tabellion ; puis il répondit qu’il ne travaillerait plus au tableau, avant d’avoir reçu la somme entière. « Quant à la ressemblance, il s’en rapporterait aux Syndics de la corporation de Saint-Luc. » Or, on sait que le jeune artiste avait toujours refusé de se faire inscrire à cette Gilde !

Il vivait parmi les peintres, comme parmi la société d’Amsterdam, tout à fait en marge et à sa guise, lançant ses boutades sans ménagemens et jetant le trouble dans les ventes par des « enchères extravagantes » qui déroutaient tous les marchands. « Lorsqu’il passait en vente des peintures et des dessins de grands artistes à son gré, à la première offre, il élevait tellement les enchères qu’il ne se trouvait jamais d’autre acquéreur. Il s’en excusait en disant qu’il fallait donner du crédit à la profession. »

Cependant il était si recherché pour ses œuvres, sinon pour sa personne, « qu’il était surchargé de commandes et qu’il fallait le prier et encore le bien payer, pour avoir quelque chose de sa main. » En effet, le prix moyen de ses tableaux était de 500 florins et il en produisait un nombre considérable. On peut estimer que Rembrandt gagnait, entre 1640 et 1656, une moyenne de 10 à 12 000 florins par an, ce qui équivaut à plus de 100 000 francs de notre monnaie d’aujourd’hui. C’était donc plus qu’une large aisance.

Malgré ses rentrées régulières et très importantes, on le voit toujours démuni d’argent. Il emprunte constamment, et néglige souvent de payer ses dettes ; en 1653, quatorze ans après l’achat de sa maison de la Breedestraat, il devait encore les deux tiers du prix de son acquisition.

Il faut donc bien croire qu’il spéculait et faisait des perles très fréquentes ; car sa vie était, sinon correcte, du moins très simple et il ne dépensait que pour ses collections. Mais il spéculait en utopiste.

Bernard Keilh cita textuellement ce trait : « Comptant amasser de grandes richesses par ses eaux-fortes dont il savait la véritable valeur, il lui parut bientôt qu’elles ne se vendaient pas le prix qu’elles méritaient. Il pensa avoir trouvé le moyen d’en augmenter universellement le désir ; il caressa l’invraisemblable espoir de les faire demander dans toute l’Europe, alors qu’on ne pourrait en trouver à aucun prix ; et, pour y parvenir, il acheta lui-même, à Amsterdam, une épreuve de la « Résurrection de Lazare, » pour 50 écus, dans le temps qu’il avait encore le cuivre gravé entre les mains. Finalement, avec cette belle invention, il diminua son avoir. »

Cependant la situation de ses affaires, quoique embarrassée, n’était pas du tout mauvaise ; il possédait réellement de quoi désintéresser, très largement, tous ses créanciers, y compris le petit Titus au nom duquel les parens de Saskia menaient contre lui une campagne insidieuse.

Sa façon de comprendre les affaires était, d’ailleurs, très singulière. Comme vraisemblablement il avait hypothéqué plusieurs fois tous ses biens au-delà des limites normales, il accepta, à la Noël de 1655, une de ces combinaisons bizarres d’usurier qui allait lui fournir, à la fois, quelque argent, et un nouvel objet d’hypothèques. Il acheta une autre maison dans la Hoogstraat qu’il devait payer 4 000 florins comptant, en empruntant toutefois cette somme ; puis donner au vendeur, D. Van Cattenburck, pour 3 000 florins de tableaux et de gravures à estimer par experts. Il devait recevoir, par contre, 500 florins en argent, tout de suite, et encore 500 florins, dans le cours de l’année, durant laquelle il devait livrer des tableaux et des gravures pour cette même somme. Enfin il devait graver un portrait du frère de son vendeur, Otto Van Cattenburck, pour 400 florins « dans le genre du portrait de Joan Six. »

On voit donc le Maître se débattre au milieu d’embarras d’argent et de combinaisons d’usurier et, néanmoins, travaillant sans relâche, pour équilibrer les dépenses exigées par des spéculations si hasardeuses.

Hélas ! au début de 1656 l’affaire de Geertghe Dirckz ressuscita dans un nouveau scandale. Un charpentier de la flotte, Pieter Dirckz, son frère, endoctriné[5] au retour d’un voyage, dut vraisemblablement faire de grossiers reproches à Rembrandt au sujet de sa sœur ; celui-ci, outré de colère, lui réclama les avances qu’il avait faites à son propos et dont le frère était responsable, puisque c’était lui-même qui avait fait conduire sa sœur à l’hospice de Gouda.

Le peintre, mal inspiré, le fit arrêter pour dettes, au moment où le charpentier s’embarquait sur le vaisseau « Le Castor. » De là un nouveau procès en « dommages et indemnités pour les injures et affronts de Rembrandt, » lequel est cité devant la « Chambre privilégiée ; mais s’il promet d’arranger l’affaire, il maintient cependant Pieter Dirckz en prison !


Certainement il n’était plus soutenu par ses amis au pouvoir ; car Nicolaes Tulp, qui était alors bourgmestre, et son gendre Joan Six, qui était commissaire aux mariages, auraient pu facilement le tirer d’affaire. Comme le remarque finement Fromentin, le portrait de Six, peint précisément pendant cette période fiévreuse, n’est qu’une ébauche heureuse en son négligé ; elle semble manifester l’état d’esprit du modèle et du peintre, celui-ci sollicitant un appui et des conseils, et l’autre ne se souciant pas de se compromettre et n’accordant qu’à regret les séances de pose. Le portrait, à coup sûr, est inachevé, car le corps est à peine construit sous la cape rouge à galons d’or. Il témoigne aussi bien d’une rupture entre le modèle et son peintre, qu’un document écrit. Est-ce pour cela que Rembrandt l’a peint dans l’attitude de quelqu’un qui prend congé ?

D’ailleurs la situation des Magistrats était très délicate en cette année grosse de difficultés de toutes sortes. Malgré qu’ils eussent ordonné un grand jeûne d’actions de grâce, au début de janvier « parce que la contagion avait presque cessé, » ce qui eut dû mettre d’accord toutes les églises, ils étaient cependant sollicités de prendre parti entre toutes les sectes dont les pasteurs, s’étant fort échauffés, pendant l’épidémie, aux prônes extraordinaires du mercredi soir, s’accusaient encore, réciproquement, d’avoir attiré la colère céleste. Ils étaient, cependant, à peu près tous d’accord pour demander des mesures énergiques contre l’hérésie cartésienne et les États de Hollande prirent gravement des décisions sévères pour empêcher les gens de penser suivant la « Méthode » du philosophe français. Le résultat fut lamentable ; car les Cartésiens firent des adeptes de tous côtés ; et tels qui n’avaient jamais entendu parler de cette doctrine se précipitaient chez Louis Elzévier et Nicolaes Blau qui avaient imprimé Descartes et épuisaient leurs éditions.

L’historien Basnage s’étend longuement sur ces événemens de 1656 et sur la mise à l’index de cette doctrine.

« Non seulement, dit-il, les Maîtres de l’art de raisonner écrivirent avec chaleur et s’entre-noircirent par les accusations les plus odieuses ; mais les Universités se partagèrent sur ce sujet. Les théologiens y firent intervenir la religion, comme si la nouvelle philosophie en sapait les fonde mens. Les Synodes alarmés formèrent des plaintes et firent des Règlemens et des Statuts contre ceux qui l’enseignaient. Enfin les Puissances furent obligées d’y mettre la main. »

En effet le 25 juillet 1656, les États de Hollande publièrent une décision en cinq chapitres où ils défendirent aux philosophes de soutenir la thèse du mouvement de la terre autour du soleil, etc., etc. ; puis ils réglèrent l’usage des termes à employer dans leurs enseignemens ; enfin ils opposèrent à la « Méthode » de Descartes une autre « Méthode » pour traiter des questions qui sont également du ressort de la Raison et de celui de la Foi. On défendit, notamment, aux philosophes d’expliquer l’existence de Dieu, et on leur ordonna d’étudier « les vérités naturelles conformément à l’Écriture Sainte, parce qu’on doit ce respect à la Divinité qui l’a dictée de ne s’éloigner jamais de ce qu’elle enseigne. »

Cette décision, longuement mûrie et motivée par les avis des Facultés et des Synodes, était déjà arrêtée depuis quelque temps.

La date du 25 juillet est celle de la mise en vigueur de l’arrêt des États de Hollande. Aussitôt, les théologiens, se sentant couverts par l’autorité suprême, se livrèrent à des exécutions préméditées, et Spinoza fut excommunié le jour même.


X

Or, Rembrandt avait eu, dès ses débuts à Leyde, comme admirateur et protecteur, le secrétaire des commandemens du Stathouder Frédéric-Henri de Nassau, M. de Zuylitchem, le lettré Constantin Huygens, l’ami personnel de Descartes et le correspondant de Pierre Corneille. C’est pour lui que le Père Mersenne envoya à Descartes les plans des grands jardins français ; c’est l’un de ses fils, l’illustre physicien, qui s’exerçait en 1630 à copier en fac-similé des dessins de Rembrandt. C’est à Huygens que le jeune Maître dut ses commandes de tableaux pour le Stathouder en 1633-1640 ; c’est à lui qu’on est redevable des plus précieuses observations sur la jeunesse de Rembrandt.

M. de Zuylitchem était l’un des Cartésiens les plus enthousiastes, et il est vraisemblable qu’il dut initier le peintre à la « Méthode » qui correspondait si bien à sa façon de sentir et de raisonner. Certes, Rembrandt ne pouvait entendre tout le latin, ni le français, de René Descartes ; mais il est manifeste qu’il fit, à son exemple, table rase de tout ce qu’on lui avait enseigné, pour se créer une méthode d’observation directe et personnelle qui lui valut tout d’abord de beaux triomphes, mais qui, poussée avec logique et progression, ne pouvait que l’éloigner de la compréhension moyenne des foules, représentées par leurs élus, et ameuter contre lui les mêmes esprits qui condamnaient la doctrine de Descartes.


Durant ce temps, une autre calamité collective accablait les marchands, en s’attaquant, cette fois, à leurs fortunes. Les corsaires d’Ostende et de Dunkerque pillaient tous ceux de leurs bateaux qui tentaient de passer le détroit entre Douvres et Calais ; ils poussèrent même l’audace jusqu’à dépouiller complètement un ambassadeur d’Angleterre qui se rendait à Amsterdam, au moment même où il venait de quitter le navire de guerre qui l’avait amené en vue des côtes de Hollande. Ailleurs les pirates d’Alger, de Tunis et de Salé ruinaient entièrement leur commerce de la Méditerranée. Les marchands d’Amsterdam, obligés de renoncer au trafic avec les Echelles du Levant accusaient leurs Magistrats de mollesse et de connivence ; car la flotte de l’État était alors tout entière à Dantzig, inactive avec ses douze cents pièces de canon et ses quatre mille matelots de guerre, pour soutenir une alliance ruineuse et sans profit pour le commerce de la ville.

Rembrandt, qui avait frété quelques petits vaisseaux et les avait perdus, comme il le dit dans une lettre récemment découverte, dut élever la voix dans ce concert d’imprécations. Avec sa verve et ses boutades d’ « humoriste de première classe, » il dut bien souvent frapper trop juste. Et comme, d’autre part, il soutenait la façon de voir des Mennonites qui s’étaient déclarés Cartésiens, on le voit en révolte ouverte contre l’autorité municipale, aux côtés de Spinoza qui, ayant tout perdu, sa foi, sa carrière et ses amours, dut aussi, désespérément, lui tenir tête avec toute la fougue de ses vingt-quatre ans.


XI

Nous voici arrivés au milieu de mai 1656, à l’heure où les ennemis de Rembrandt l’ont acculé à commettre ces fautes lamentables qui indiquent que, pour eux, l’hallali était sonné. Dans son affolement, le père infiniment tendre qu’il était pour son cher Titus ne vit plus qu’un moyen de lui conserver sa part de l’héritage de Saskia, sa mère.

Les parens de celle-ci étaient des Calvinistes rigoristes et très importans dans la Communauté, car ils avaient donné deux pasteurs à la grande ville (cependant Jean Cornélis Sylvius, l’oncle de Saskia, dont Rembrandt peignit et grava plusieurs fois le portrait, était un pasteur mennonite). Déjà, on l’a vu, en 1647, ils avaient tenté une première attaque contre le peintre. Mais aujourd’hui, qu’il s’affichait ouvertement parmi les doubles hérésiarques dénoncés par les gens bien pensans, il fallait « éteindre ce brandon de discorde, » « arracher cette ivraie, » enfin ruiner ce peintre, dont le génie insolent les éclipsait malgré tout.

Quoique Rembrandt n’eût aucun compte à leur rendre, ils prétextèrent qu’il avait reconnu, comme sa fille, la petite Cornélia, née d’Hendrickje sa servante, et ils s’immiscèrent dans ses affaires en feignant de veiller aux intérêts du dernier enfant de Saskia. A cet effet, ils l’obligèrent à déclarer, à la Chambre des Orphelins, que la maison de la Breedestraat était l’héritage maternel de son fils Titus âgé de quinze ans, et qu’il transférait les hypothèques de cet immeuble sur la totalité de ses autres biens présens et futurs. Cette déclaration n’aurait, certes, pas été du goût de créanciers ordinaires ayant leur gage sur cette maison ; mais il est inadmissible de croire que ce soient ces maladresses et ces compromissions qui aient pu motiver leur demande en faillite. Ils étaient puissamment riches ; aucun d’eux n’avait un intérêt personnel sérieux à cette démarche qui devait ruiner le peintre, en pleine production abondante et recherchée. En jetant, brusquement, sur le marché toutes les œuvres de sa main qu’il conservait dans son atelier, et toutes ses collections précieuses, ils risquaient, au contraire, de ne pas rentrer dans leurs créances, en avilissant à la fois leur gage et les œuvres futures de Rembrandt, qui ne leur devait que 12 000 florins.

La preuve formelle d’une coalition contre le peintre est bien nettement indiquée dans une série de documens notariés qui ne peuvent laisser aucun doute sur tout un ensemble de manœuvres tendant à le ruiner et à l’empêcher de se relever.

Vosmaër a cru que la mévente de ses collections et de son immeuble était due à la situation difficile des affaires en 1657. Il n’en est rien ; puisque précisément cette année-là, et peu de mois avant la mise à l’encan de ses précieuses œuvres d’atelier, on vendit, chez Johannes de Rénialme, dix petits tableaux du maître à des prix énormes pour l’époque : « la Femme adultère, » qui est aujourd’hui à la National Gallery, fut vendue 1 500 florins ; « Lazare ressuscité, » 600 florins ; une descente de Croix, 400 florins, et « Esther et Assuérus » en fit 350. Seulement ces tableaux n’étaient plus sa propriété ! À ce taux, la vente de Rembrandt aurait dû faire un total d’au moins 200 000 florins, alors qu’elle n’atteignit, en deux fois, à de longs intervalles, pas même la somme de 5 000 florins, comme si on avait organisé la désertion des enchères autour de cette liquidation d’objets d’art annoncée depuis dix-huit mois[6].

Il est à remarquer que, durant les derniers mois, avant sa mise en faillite, Rembrandt était non seulement très actif, très en verve, mais très recherché. Il peignit en effet, pour la Gilde des Chirurgiens, cette Leçon d’anatomie du professeur Deyman, avec neuf personnages de grandeur naturelle, dont il ne reste plus qu’un merveilleux fragment au Rijskmuséum ; puis le portrait d’Arnold Tholinx, de nouveau réélu au titre d’Inspecteur du Collegium medicum d’Amsterdam et conseiller de la ville, depuis un an déjà. Trois autres portraits, marqués de cette date, sont aussi parvenus jusqu’à nous, sans compter les grandes compositions, comme « Jacob bénissant les fils de Joseph, » « Saint Jean-Baptiste prêchant » et « le Maître de la vigne ; » puis des eaux-fortes comme « Abraham et les anges » et le merveilleux « portrait de J. Lutma le vieux. »

Ses revenus du début de 1656 ne furent donc pas inférieurs à 10 000 florins.

Au contraire, on ne trouve que des portraits de lui-même pour l’année 1657, ou des études qui ne sont pas des portraits. Si l’artiste n’avait pas été abandonné de ses riches et puissans amis au pouvoir et boycotté systématiquement par la bourgeoisie d’Amsterdam, il aurait pu se libérer très vite ; car la première vente de ses biens n’ayant eu lieu que dix-huit mois après la déclaration judiciaire de son insolvabilité, il leur eût été bien facile de lui commander quelques toiles, ou d’organiser un petit consortium pour faire rapporter cette décision désastreuse.

Cette mesure apparaît ainsi, non plus comme un acte conservatoire en faveur de ses créanciers, mais comme une décision, d’allure politique, prise sous le couvert d’une procédure civile et régulière.

En effet, son principal créancier, Cornelis Witsen, qui lui avait prêté 4 000 florins, lorsqu’il était bourgmestre en 1653, occupait alors l’une des plus hautes charges de l’Etat avec le litre de Président du Collège de l’Amirauté d’Amsterdam[7]. Certainement il dut se sentir particulièrement visé par les récriminations bruyantes et justifiées de ceux qui, avec Rembrandt, exigeaient le rappel de la flotte de guerre immobilisée devant Dantzig, alors qu’elle eût été si nécessaire pour protéger l’immense flotte de commerce impunément molestée par les Dunkerquois et les Barbaresques. Il était en outre l’une des hautes personnalités de ces États de Hollande qui voulurent brider les Cartésiens.

Il y avait bien, il est vrai, un autre créancier, le marchand Isaacq van Hersbecq, qui n’était rien dans les affaires publiques ; on verra que son rôle est plutôt effacé ; d’ailleurs sa créance fut annulée plus tard par les États, en 1665, en faveur de Titus.

Mais on voit manœuvrer un certain Geerbrandt Ornia, qui n’est que l’homme de paille de Joan Six, lequel lui avait tout récemment passé une créance de mille florins empruntés par l’artiste, trois ans auparavant, sous la caution de son ami Van Ludick. Il ne fait donc plus du tout figure de protecteur du Maître dans cette affaire, bien au contraire ; car, non seulement il aurait dû lui conserver son crédit, mais avec son beau-père le riche médecin, chirurgien, apothicaire et armateur Nicolaës Tulp, alors bourgmestre, avec Arnold Tholinx et Isaac Francx, tous deux ses collègues aux Conseils du Stadhuis, il aurait pu non seulement arrêter ses embarras financiers, mais ruiner la coalition judiciaire organisée contre lui, en refusant d’y laisser entrer son recors, ce Geerbrandt Ornia, qui dénonce aujourd’hui Joan Six, comme l’un des organisateurs de la ruine du Maître.

Il se joignait d’ailleurs à Hiskia Van Uylenburch, la propre sœur de Saskia, à qui Rembrandt ne devait rien, mais qui réclamait des garanties pour une clause éventuelle du testament de la femme du peintre. Celui-ci aurait pu être tenu de lui verser une certaine somme, dans le cas où son fils Titus décéderait avant sa majorité ! Enfin, il y avait ce charpentier de la flotte, Gerrit Pieter Dircks, qu’on avait lancé contre Rembrandt et qui lui réclamait maintenant des dommages énormes pour son arrestation.

Pourtant l’incarcération du charpentier n’avait pu être exécutée qu’en vertu d’un arrêt du Magistrat ! Il apparaît donc un évident parti pris contre le maître, dans l’invraisemblable facilité avec laquelle la Chambre des Insolvables accueillit, comme bien fondées, les réclamations manifestement insoutenables d’Hiskia et du charpentier.

Les prétentions d’Hiskia sombrèrent devant un testament de Titus en faveur de son père ; celles du charpentier devant sa mise en liberté et l’abandon de la créance de Rembrandt. Ces mesures pouvaient donc être prises facilement avant la déclaration de son insolvabilité ; mais il fallait d’abord, en mettant tous ses biens sous séquestre, l’empêcher de se libérer en en vendant quelque partie.

Le chirurgien Daniel Francx lui avait prêté 3 000 florins ; son frère le conseiller Isaac Francx lui avait aussi avancé 100 florins ; son autre frère Abraham Francx, le marchand de tableaux de Rembrandt, aurait pu facilement arranger cette affaire en prenant en garantie, dans les collections ou les œuvres du peintre, un petit lot d’une valeur égale, ou supérieure, a ces faibles sommes. Mais Daniel Francx fut enrôlé, avec le Conseiller, parmi les demandeurs de la faillite !

Il y a mieux. Le nouvel Hôtel de Ville d’Amsterdam venait d’être inauguré ; on le décorait alors d’un grand nombre de peintures. Il n’y avait donc qu’à confier à Rembrandt quelques-unes des grandes toiles historiques ou mythologiques, dont le programme singulier était arrêté par le Conseil, et qui furent, pour la plupart, données à ses élèves. Le Conseil ne pouvait méconnaître le génie du peintre, puisque la plupart de ses magistrats avaient défilé devant son pinceau. Ils avaient donc à leur portée un moyen facile de lui venir en aide sans bourse délier, pour la plus grande gloire et le profit de la Ville.

Ses créanciers du Conseil pouvaient ainsi assurer leurs débours qui leur eussent été remboursés directement par la Trésorerie de l’Etat. Mais on attendit la liquidation totale de ses biens pour l’autoriser, seulement en 1660, à transformer cette « Conjuration de Claudius Civilis » esquissée par G. Flinck son élève, dans les derniers mois de sa vie et dont le prix, mis sous séquestre, passa, presque en totalité, à éteindre les vieilles dettes qu’on n’avait pas voulu laisser rembourser par la vente de ses collections.

La coalition n’est donc pas niable. On voit très bien comment s’organisa le traquenard dans lequel Rembrandt devait fatalement tomber et comment les magistrats, sur lesquels il avait le droit de compter, et auxquels il dut confier le détail de ses affaires, l’y jetèrent délibérément, après l’avoir condamné en haut lieu.

La désertion des enchères, à la vente des biens de Rembrandt, devait être organisée de longue date, car le 1er août 1657, quatre mois avant la première vente à la « Couronne Impériale, » l’homme d’affaires de Joan Six envoyait un notaire pour exiger de Van Ludick, qui avait cautionné Rembrandt, le remboursement des mille florins de sa créance, sachant, dit-il, qu’il n’a rien à espérer de la faillite ni de la vente de ces biens après information à la Chambre des Insolvables. » Or, cette démarche était faite un mois après la vente triomphale des Rembrandt de J. de Renialme !

Une dernière preuve l’établirait. Sa maison de la Breedestraat, qu’il avait payée 13 000 florins et considérablement embellie, fut vendue seulement 6 700 florins en 1658, alors qu’elle avait pris une plus-value considérable du fait de l’éloignement de la Léproserie et des Lazarets, et des nouveaux agrandissemens de la ville.

La commune infortune qui s’abattit le même jour et des mêmes mains sur Rembrandt et Spinoza semble donc bien avoir une cause identique. Spinoza, quoique né à Amsterdam, demeurait un étranger dans l’Etat ; le décret d’exil qui le frappa était le plus simple et le plus commode expédient pour les magistrats qui voulaient se débarrasser de sa personnalité jugée dangereuse. Rembrandt était un bourgeois d’Amsterdam ; à ce titre, il ne pouvait être exilé pour un délit d’opinion, ou des allures scandaleuses. Mais on pouvait atteindre son crédit et sa dignité en jetant sur lui, dans ce milieu de négocians, la plus forte disqualification qui pouvait atteindre un « honnête homme. » On le déclara donc insolvable, tandis qu’il justifiait posséder plus de vingt fois la faible somme réclamée par ses créanciers.

Mais il n’était pas homme à renier ses convictions, ni à s’incliner devant un arrêt inique.

On le voit donc peindre, en 1657, ce tableau qui vaut un pamphlet, où, sous les traits du haineux Saül Lévi Morteira, il représente le roi Saül « tourmenté d’un malin esprit, » s’apprêtant à frapper de sa lance un David, non pas « roux et d’un bel aspect » suivant le texte biblique qui lui était si familier, et tel qu’il l’avait peint autrefois, — mais sous les dehors d’un jeune homme étonnamment racé, avec des cheveux noirs bouclés sur l’ovale allongé d’un visage évoquant Spinoza jusque dans la phtisie qui l’avait atteint, déjà, avant son exil d’Amsterdam.

Cette œuvre d’art, d’une exécution superbe et magistrale, peinte de verve avec des morceaux d’un brio étourdissant, serait donc inexplicable comme conception, si l’on écartait les enseignemens qu’elle nous fournit par sa date et que l’histoire d’Amsterdam, celles de Rembrandt et de Spinoza complètent heureusement, d’autre part, pour en constituer la preuve formelle et décisive d’un lien étroit entre les deux plus hauts génies de la Hollande.

Il existe un autre tableau de Rembrandt, de 1657, qui fortifie cette thèse. C’est un « Pilate se lavant les mains ; » il représente vraisemblablement Lambert Reynst, le maire d’Amsterdam, qui aurait pu arrêter les poursuites et qui est représenté avec certains attributs officiels.

On voit donc Rembrandt tenir à Amsterdam le même rôle que Pascal jouait alors à Paris en publiant ses Provinciales.

Il est dans l’histoire des peuples longtemps en tutelle, parvenus brusquement à la liberté, des événemens singuliers qui sont comme ces vagues de fond chavirant des navires dans le calme apparent d’une mer sans rides. Amsterdam ne pouvait échapper à cette rançon de la pensée libre. Il est même curieux de voir Spinoza et Rembrandt frappés pour des délits d’opinion, dans une ville dont le premier célébrera dix ans plus tard le libéralisme en matière religieuse par ces paroles empreintes d’une sérénité singulière après le malheur qui l’avait frappé : « Dans une République libre il doit être permis d’avoir telle opinion que l’on veut et même de la dire. Je n’alléguerai pour exemple que la ville d’Amsterdam qui doit sa splendeur et son opulence, que toutes les nations admirent, à cette chère liberté ; car il n’est point de nation si étrange, ni de secte si extraordinaire qui n’y vive paisiblement, et pour confier les biens à quelqu’un on n’est en peine que de savoir s’il a du bien, ou s’il n’en a pas, et s’il est un homme de bonne foi, ou accoutumé à tromper. On n’a nul égard, ni à la religion, ni à la secte pour rendre une cause bonne ou mauvaise. La querelle des Remontrans et de leurs adversaires prouve le danger qu’il y a à faire des lois touchant la religion et pour décider des controverses qui ne font qu’irriter l’esprit[8]. »

Il aurait pu ajouter que son expérience personnelle l’avait instruit sur l’inutilité de légiférer contre les cartésiens ; mais il semble faire remonter à la seule Synagogue les responsabilités de son exil.

Par un juste retour des choses, les « très hautes et très illustres autorités » d’Amsterdam qui se détournèrent de Rembrandt en 1656 et qui organisèrent sa ruine, ou la laissèrent consommer en s’y associant plus ou moins ouvertement, ne doivent aujourd’hui leur notoriété qu’au rayonnement de la gloire du Maître qui les éclaire d’un jour assez peu flatteur.

Une légende, habilement accréditée, a même fait de Nicolaes Tulp et de Joan Six d’ardens et constans protecteurs de Rembrandt ; le premier le fut sans doute au début de sa carrière, mais il ne sut pas le demeurer dans son adversité.

Seule la figure de Ménassé-ben-Israël, qui fut le fidèle ami de Spinoza et de Rembrandt, demeure sympathique et comme illuminée par son rêve d’union, de tolérance et de foi.

Que pèseraient aujourd’hui devant l’histoire le bourgmestre, le conseiller d’Etat, le plénipotentiaire Nicolaes Tulp, le poète et bourgmestre Joan Six, Cornélis Vitsen, le chef de l’Amirauté, qui ne pouvaient se compromettre avec Rembrandt dont ils organisèrent la débâcle et la légende ?

Que seraient les figures d’Aboad et de Saül Lévi Morteira, si ces fougueux rabbins n’avaient gravité dans l’orbe d’un obscur tailleur de verres d’optique, dont le génie passa inaperçu durant sa vie en Hollande et qui s’égala aux plus hauts penseurs de tous les temps ?


ANDRE-CHARLES COPPIER.


  1. Il n’eût pas manqué d’y faire figurer le chien « Prestigiarus » comme un élément pittoresque. Car il mit, bien souvent hors de propos, dans ses œuvres, des caniches ou des barbets, pur amour des chiens qu’il se plaisait à caresser.
  2. Descartes…
  3. Colerus.
  4. Le rôle que lui prêta V. Hugo dans Cromwell est en contradiction formelle avec la vérité historique, mais il fallait au poète une figure de sous-Shylock ; c’est pourquoi il donna cet aspect de vieillard sordide et cette âme ténébreuse à l’éminent rabbin, de 50 ans, qui correspondait avec tous les savans d’Europe.
  5. Il est vraisemblable que dès son arrivée, le charpentier fut chapitré par Cornélis Witsen, le grand-maitre de l’Amirauté, qui semble bien avoir été l’organisateur de la cabale contre Rembrandt.
  6. Rembrandt vit notamment saisir, le 26 juillet 1656, 58 œuvres de sa main, un Michel-Ange, 3 Raphaël, 2 Palma le Vieux, un Giorgione, des Carrache, des Lucas de Leyde, un Van Eyek, plusieurs statues antiques, 18 bustes d’empereurs et de personnages célèbres, un bouclier de Quintin Matsys et une énorme quantité d’estampes rarissimes de toutes les écoles.
  7. C’est lui qui figure comme capitaine de la garde civique dans le « banquet » de Van der Heltz et qui fut l’instigateur de la campagne en faveur de ce peintre contre Rembrandt. Comment celui-ci fut-il amené à lui emprunter cette somme ? C’est ce qu’il serait intéressant d’élucider.
  8. « Des superstitions des juifs. » (Spinoza.)