Revue des Arts

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REVUE DES ARTS.

À aucune époque, l’on ne s’est plus activement occupé de l’embellissement de Paris, qui certes en a besoin ; car, il faut l’avouer, Paris, qui est devenu la Rome moderne, l’œil et le cerveau de l’univers, ne répond pas encore, sous le côté monumental, à cette haute position intellectuelle. À part cinq ou six grands édifices, plus vastes que curieux, plus riches que parfaits, l’architecture y est médiocre et n’offre qu’un petit nombre de modèles à l’étude ; Paris, relativement à sa grandeur et à son importance, possède peu de sculptures publiques, peu de fontaines monumentales, peu de façades remarquables. Ses splendeurs sont plutôt intimes qu’extérieures, et il serait difficile pour l’étranger de soupçonner que ces maisons si nues et si mesquines d’aspect renferment des appartemens où sont réunies toutes les recherches du luxe, du comfort et des arts. Les églises sont d’une pauvreté honteuse pour un pays dont les rois ont toujours porté le titre de majestés très chrétiennes et de fils aînés de l’église ; les fontaines n’ont d’autre mérite que de verser de l’eau, et pas toujours encore ; les monumens publics manquent pour la plupart de sculptures et de statues.

Il s’agit donc plutôt d’orner et d’achever que de poser au hasard les fondemens problématiques d’édifices qui ne se terminent jamais et dont les ruines neuves et les échafaudages vermoulus donnent à la ville l’air d’une Carthage en construction. Jusqu’ici ç’a été un peu notre défaut, de nous jeter corps perdu dans toutes sorte de bâtisses bientôt abandonnées. Nous sommes enfin guéris de cette maladie ; aujourd’hui l’on achève et l’on restaure. — Idée toute nouvelle pour des têtes françaises. — Tout ce qui semblait interminable est arrivé à fin, l’arc-de-triomphe, le palais du quai d’Orsay, le palais des Beaux-Arts, la Madelaine, l’Hôtel-de-Ville, la colonne de Juillet, l’éléphant de la Bastille lui-même a été débarrassé de sa carapace de planches, et finira triomphalement par souffler l’eau de sa trompe de bronze. Saint-Denis, qui chancelait sous sa haute vieillesse, a été raffermi et rajeuni de manière à pouvoir vivre encore bien des siècles ; Saint-Germain-l’Auxerrois a été soigneusement pansé des blessures de l’émeute. On remet dans les niches de Notre-Dame les statues que 93 en avait précipitées. Toutes les statues deux fois martyres qui ont perdu leur nez, leurs doigts ou leur tête, soit par le fait du temps, soit par le fait des hommes, en reçoivent de tout neufs, approchant le plus possible de leur style antique. Les plans de la Sainte-Chapelle ont été retrouvés, ce qui donne toute sécurité et tout certitude à la restauration qu’on en va faire. L’on a orné d’une fontaine de M. Klagmann, la plus jolie et la plus complète peut-être qui soit dans Paris, l’emplacement de l’ancien Opéra, sur lequel devait s’élever le monument expiatoire. — Ce vaste champ que l’on appelle place Louis XV, place de la Révolution ou de la Concorde, et que rien ne semble pouvoir remplir, a été meublé d’obélisque, de fontaines, de statues, de colonnes lampadaires, et, si ces embellissemens sont d’un goût médiocre, la faute n’en doit être imputée qu’aux artistes chargés de leur exécution, et que rien n’empêchait de faire des chefs-d’œuvre.

Puisque nous voilà tout portés sur la place de la Concorde, traversons, en manière de transition oratoire, le pont débarrassé de ses douze colosses, en tête duquel on devrait bien élever, en marbre, les colonnes de carton-pierre qui lui donnaient tant d’élégance aux fêtes des funérailles de l’empereur, et occupons-nous d’abord du fronton de M. Cortot à la chambre des députés, œuvre importante et consciencieuse, sinon remarquable.

La chambre des députés n’est pas un monument qui nous réjouisse beaucoup en lui-même, ni par son extérieur, ni par son intérieur. C’est du grec maussade et mal compris, du classique et non de l’antique. Les colonnes, trop grêles, trop longues et trop rapprochées, font l’effet le plus disgracieux ; les deux ailes, aveugles et sans autre ornement que deux bas-reliefs, offusquent l’œil par leur nudité ; mais, comme il n’y a malheureusement pas à revenir là-dessus, laissons la chambre des députés telle qu’elle est, et parlons du fronton de M. Cortot.

La forme triangulaire, forme fatale et nécessaire du fronton grec, est assurément une des plus défavorables au statuaire. — L’extrême abaissement des lignes vers les angles ne lui permet, aux deux extrémités que des figures assises, agenouillées ou couchées dans les positions les plus strapassées du monde. Cet inconvénient était moindre pour les sculpteurs grecs, dont le système de composition était plus simple que le nôtre, qui ignoraient ou pratiquaient peu l’art des plans, et n’avaient à représenter que des figures consacrées d’un type certain, et d’une attitude presque hiératique. — L’ordonnance de ces frontons est donc forcément la même. Au milieu, dans tout le développement que permet l’élévation de l’angle, la figure principale, le génie symbolique de l’édifice ; de chaque côté, les groupes supplians ou protégés ; aux deux bouts, les figures de remplissage et les accessoires. Il est difficile, pour ne pas dire impossible, d’échapper à cet arrangement inévitable, et les efforts que l’on ferait pour en sortir n’aboutiraient peut-être qu’à des combinaisons forcées ou ridicules ; le mieux est donc, sans chercher plus qu’il ne faut une composition originale, de soigner l’agencement des figures, le jet des draperies et les détails de l’exécution, d’où dépend après tout le mérite d’une œuvre d’art.

M. Cortot est assurément un homme de mérite et de savoir ; sans briller au premier rang, il tient une place honorable. Il n’a pas de grands défauts, mais il manque de grandes qualités. Son ordonnance est sage, mais n’a rien qui saisisse. Son anatomie est correcte, son dessin juste, mais sans grandeur de style ; cependant ses draperies sont ajustées avec beaucoup de soin, d’entente et de goût ; son ciseau a de la franchise et de la netteté. On voit que M. Cortot a étudié l’antique, connaît la tradition et les modèles ; son fronton est une œuvre consciencieuse, convenable, et de plus en harmonie peut-être avec le monument qu’il décore que ne le serait une sculpture plus hardie et plus actuelle. Personne ne sera choqué, mais personne non plus n’admirera.

Voici la manière dont M. Cortot a disposé sa composition : au centre est assise sur un trône la figure colossale de la France, personnifiée sous les traits d’une femme au profil de Minerve, aux yeux fiers et sereins ; elle supporte de la main gauche des tables de pierre où sont gravés les mots : Charte de 1830. Le trône est gardé par deux figures adossées qui rappellent un peu l’Iliade et l’Odyssée de M. Ingres, et qu’on reconnaît aisément, à la massue et aux balances qu’elles tiennent, pour la Force et pour la Justice : à droite et à gauche de la France se tiennent debout les groupes représentant les Arts, l’Architecture, la Peinture, la Sculpture, la Musique avec la palette, l’équerre, le marteau et le papier réglé. — Nous n’avons pas pu trouver la Poésie qui aurait dû, ce nous semble, tenir la première place dans ce groupe symbolique, la Poésie étant le premier des beaux-arts et en quelque sorte celui qui les résume tous. L’Armée, la Marine, l’Industrie, l’Agriculture, l’Abondance, la Seine et la Marne, représentées par des figures nues ou drapées, avec les attributs marqués par l’iconologie classique, occupent le reste de la composition. — Tout cela est d’une ordonnance un peu symétrique, d’un aspect un peu froid, mais nous n’en ferons pas reproche à M. Cortot : la sculpture et la peinture, quand elles se trouvent liées à des monumens et combinées avec des lignes architecturales, doivent participer autant que possible à la symétrie de l’édifice, dont elles font partie intégrante. — Des compositions d’un mouvement plus désordonné et plus chaleureux rompent souvent l’harmonie générale, et, exécutées sur place, ne produisent pas l’effet qu’on semblait en attendre : les groupes équilibrés et les lignes calmes du fronton de M. Cortot répondent assez bien à la perpendicularité des colonnes et aux proportions géométriques du cadre qui les enserre.

Ce serait peut-être ici le lieu d’agiter l’importante question de savoir si l’art moderne ne devrait pas renoncer à se servir exclusivement du symbolisme antique ; n’est-il pas extraordinaire de voir une Minerve grecque soutenir, sur le fronton de la chambre des députés, la charte de 1830, qui assurément n’a rien d’antique en soi-même ? Le Mercure, avec ses talonnières et son caducée, est-il un emblème bien approprié au commerce et à l’industrie actuels ? — Un statuaire de beaucoup de talent, M. David, ayant à rendre une composition à peu près analogue, a franchement rejeté l’allégorie et n’a pas craint d’aborder dans ses détails les plus prosaïques la difficulté du costume moderne ; malgré la perfection de plusieurs parties prises isolément, à part quelques têtes d’une rare beauté, l’on ne peut pas dire que l’effet général soit satisfaisant. — Puisque l’on a conservé l’architecture grecque, ou plutôt gréco-romaine, il faut pousser l’imitation jusqu’au bout et nous servir de leurs données iconologiques, quoiqu’il soit assez étrange, dans un pays depuis si long-temps catholique, de ne pouvoir traduire une idée sur un monument public qu’au moyen d’une formule païenne. — Nous n’avons pas encore le droit de nous moquer de Louis XIV se faisant sculpter en Hercule ou en Apollon. — Un Romain du temps d’Auguste, qui reviendrait au monde et se promènerait dans Paris, pourrait croire que les douze grands dieux boivent toujours le nectar dans leur coupe d’or au sommet de l’Olympe, rien ne l’avertirait qu’il existe une autre religion ; il retrouverait à chaque pas des Pomones, des Flores, des Cérès, des Bacchus, des Vénus, des Mercures, des Termes, en aussi grand nombre qu’au temps des Césars. Singulier phénomène ! Jésus-Christ a bien pu détruire l’œuvre des théosophes et des mystagogues antiques, il a bien pu tuer l’idée du paganisme, mais non sa forme. — La religion d’Homère, de Phidias et de Cléomène subsistera toujours ; eux seuls ont connu le vrai beau, l’idéal cherché à travers la forme humaine. Dans la plastique des autres théogonies, il y a toujours quelque chose de barbare et de monstrueux, parce que la matière n’est pas mélangée à l’esprit dans une proportion suffisante : c’est à cette cause qu’il faut attribuer l’amaigrissement excessif de l’art gothique ; à force d’avoir peur de tomber dans la sensualité, les artistes catholiques n’osaient plus développer une forme ou soutenir un contour. — Le mysticisme effréné de l’Inde, la symbolique immuable de l’Égypte, n’ont pu, pour la même raison, se traduire que par des arts difformes, disproportionnés, souvent hideux. Ce n’est qu’après avoir long-temps étudié la Vénus et les marbres grecs que Raphaël a trouvé pour la mère de notre Dieu le type immortel de la madone, qui à son tour survivra peut-être à l’idée qu’il représente ; car il n’y a d’éternel dans ce monde où nous sommes que le génie et la beauté. Les religions, les lois, les mœurs, les civilisations et les empires, tout cela passe… Mais un ver d’Homère, un contour de Phidias, un trait de Raphaël, sont impérissables.

Ainsi donc M. Cortot, ayant à décorer un monument d’architecture grecque, a bien fait d’en accepter les conséquences, et de ne pas s’écarter des traditions de la statuaire antique ; seulement il faudrait, pour compléter l’illusion, obliger nos législateurs modernes à revêtir la tunique et la toge romaine. — Cela ne serait-il pas un spectacle fort agréable que de voir une théorie de députés drapés en statues romaines, et se déployant sur les marches de l’escalier de ce palais qu’on appelle chambre par une antinomie tout-à-fait impropre ?

En résumé, un autre statuaire aurait pu mettre plus de talent dans cette grande page sculpturale, mais non plus de convenance que M. Cortot : sa composition bien réglée, un peu froide, ni trop idéale, ni trop réelle, était bien ce qu’il fallait à cette façade d’architecture indécise et bâtarde, hésitant entre l’art grec et l’art romain. Le talent académique ne saurait aller plus loin.

M. Jouffroy, l’auteur de la Jeune fille confiant son secret à Vénus et de la Désillusion, exposée au dernier salon, a adopté le parti contraire dans un fronton pour l’hospice des Jeunes Aveugles qu’il vient de modeler et que nous avons eu occasion de voir. Il a eu le courage d’être franchement actuel.

La figure du fondateur de l’hospice, assise sur un fauteuil, occupe le milieu de la composition ; c’est un homme d’un certain âge, la figure douce et bienveillante, en costume français du temps de Louis XVI ; à côté de lui se tient debout une figure allégorique, la Bienfaisance ou la Charité ; les jeunes aveugles groupés pittoresquement sont distribués dans les deux angles du fronton, les jeunes filles d’un côté, les garçons de l’autre ; ceux-ci apprennent à lire, ceux-là à jouer de quelque instrument ; le reste tresse des paniers ou se livre à quelque occupation mécanique. M. Jouffroy a relégué vers les deux pointes, en les écartant du foyer central de lumière, les professions qui exigent moins d’intelligence et peuvent s’apprendre en quelque sorte avec les yeux de la main. Cette idée est juste et philosophique, et se traduit par un moyen tout-à-fait du domaine de l’art. L’âge varié et la taille inégale des enfans lui a donné aussi pour sa composition des facilités dont il a su tirer bon parti ; les robes des petites filles, les blouses et les tabliers des petits garçons, drapés avec beaucoup de soin et de goût, ont acquis, sans perdre leur caractère, assez de style et de noblesse pour ne point inquiéter les yeux par des formes disparates, et devront sur place s’harmoniser heureusement à l’architecture ; il y avait outre cela, dans le fond même du sujet, une difficulté assez malaisée à vaincre : c’était de faire sentir la cécité de toutes ces figures enfantines ; les statues avec leurs yeux blancs et leurs regards vides ont déjà l’air aveugle même lorsqu’elles sont clairvoyantes. Il était donc assez difficile de faire comprendre, avec les moyens de la statuaire, que ces figures si activement occupées sont, par naissance ou par accident, privées de l’organe de la vision. M. Jouffroy a rendu parfaitement cet effet par le tremblement des paupières et la mimique de la face, exprimés avec une grande habileté physiognomonique. L’inquiétude de la forme et le désir de la lumière se traduisent intelligiblement sur ces têtes aux regards émoussés qu’à défaut du soleil vivant éclaire le flambeau intérieur de l’intelligence. Ce fronton, exécuté à la moitié de sa grandeur, est modelé avec beaucoup d’esprit et de finesse, et, s’il produit en pierre et au grand jour le même effet que dans l’atelier de l’artiste, ce sera une œuvre remarquable et qui fera honneur à M. Jouffroy, dont jusqu’ici l’on n’a pas vu de grandes compositions et que l’on ne connaît que par des statues isolées.

Du fronton des Jeunes Aveugles de M. Jouffroy au tombeau de l’abbé de l’Épée à Saint-Roch, par M. Auguste Préault, la transition est aisée et naturelle. Il s’agit également ici de glorifier une de ces ames généreuses, à dévouemens obscurs, et que rien ne rebute lorsqu’il s’agit de secourir une portion de l’humanité en souffrance. Ainsi que le fondateur de l’hospice des Jeunes Aveugles, l’abbé de l’Épée, à force de soins, d’efforts et de persévérance, est parvenu à faire participer à la communion de l’intelligence humaine de pauvres êtres que leur infirmité avait jusque-là séparés du reste du monde, et chez qui la nature marâtre avait muré deux des ouvertures par où le cerveau de l’homme communique ou reçoit les idées : l’oreille et la bouche.

Élevé par suite d’une souscription, le tombeau de l’abbé de l’Épée est d’une simplicité que recommandaient la modestie de la somme à dépenser, et le caractère de celui qu’il recouvre ; la richesse d’ailleurs ne fait pas la beauté, et ce petit monument, tel qu’il est, a plus de tournure et de style que bien d’autres élevés à grands frais. Il se compose d’un cippe orné de guirlandes, de feuillages funèbres retenus aux angles par des hiboux sculptés : au milieu, dans une espèce de cartouche à la manière égyptienne, sont gravés en creux, coloriés et dorés, les vingt-quatre signes de l’alphabet des sourds-muets, vingt-quatre mains hiéroglyphiques dans toutes les positions possibles, ayant chacune à côté d’elle la lettre qu’elle représente. Au-dessus s’élève un socle terminé par une acanthe fouillée et découpée à jour. Sur ce socle sont écrits les noms de l’abbé de l’Épée, les dates de sa naissance et de sa mort en style lapidaire. Voici pour l’architecture, dessinée et ordonnée par M. Lassus, l’ingénieux restaurateur de Saint-Germain l’Auxerrois. La part du statuaire consiste en un buste de l’abbé de l’Épée et en deux enfans, un petit garçon et une petite fille en bronze. Le buste est posé sur l’acanthe fleurie qui termine le socle, les enfans sont ajustés à droite et à gauche aux pans du socle, et portent sur le cippe funéraire. Tout cela forme un ensemble harmonieux et qui plaît à l’œil. — L’abbé de l’Épée n’était guère plus beau que saint Vincent de Paul, cet autre bienfaiteur de l’humanité. À cette difficulté se joignait encore celle d’attraper la ressemblance iconique d’une personne morte depuis long-temps, et dont il ne reste que de fort méchans portraits ; car vous pensez bien que le bon abbé de l’Épée ne passait pas son temps à se faire peindre, et qu’il était trop pénétré d’humilité chrétienne pour avoir jamais l’idée qu’on lui élevât un monument. Cependant des vieillards qui ont connu cet homme vénérable ont été frappés de la ressemblance de ce buste, et en ont complimenté l’auteur. — Nous ne pouvons juger que du mérite de l’exécution ; elle est satisfaisante sur tous les points : les traits, quoique communs et n’ayant rien de sculptural, sont animés d’une bienveillance et d’une onction qui en dissimulent la laideur. Les yeux ont cette fixité rêveuse que donne la préoccupation d’un noble problème ardemment poursuivi, tandis que la bouche respire bien la charité évangélique et la bonhomie chrétienne. Le collet, le rabat, le petit manteau, se lient bien avec les lignes du socle, et ménagent autant que possible la transition un peu crue du blanc de la pierre avec la teinte verte et métallique du bronze.

Les deux enfans lèvent vers leur bienfaiteur des yeux mouillés de reconnaissance et illuminés de la joie de pouvoir se comprendre enfin l’un et l’autre. Leurs petites mains dans une pose gesticulatrice sont en train d’exprimer une phrase… la première peut-être. Toutes les portions de nu sont d’une étude et d’une vérité charmantes. Les draperies que l’auteur, pour plus d’harmonie, a cru devoir disposer dans le goût qui régnait à l’époque de l’abbé de l’Épée, sont peut-être un peu trop tourmentées et chiffonnées à plaisir. Ce monument, découvert depuis quelques jours, occupe une chapelle latérale de Saint-Roch où il attire de nombreux visiteurs.

Cette œuvre, d’une sagesse et d’une convenance parfaites, donne raison à M. Auguste Préault contre les malveillances systématiques et ridicules qui ont fait retirer de Saint-Germain-l’Auxerrois son Christ en croix, commandé par le ministère de l’intérieur, et que M. Lassus l’architecte et messieurs du clergé avaient trouvé ce qu’il est en effet, un morceau des plus remarquables et dont le pareil n’existe dans aucune église de Paris. — Certes, l’Antinoüs et l’Apollon du Belvédère sont de fort beaux types, mais qu’il est au moins intempestif d’employer lorsqu’il s’agit de représenter le rédempteur de l’univers moderne. — Le Christ de M. Préault nous rappelle, pour la profondeur du sentiment et l’immensité de la souffrance, les plus beaux crucifix d’Alonzo Cano et de Montañez. Il ne serait déplacé dans aucune cathédrale espagnole, car l’expression de l’ascétisme catholique y domine à un degré bien rare chez les statuaires de notre époque, que la tendance exclusive de leurs études éloigne forcément des idées et des traditions chrétiennes. — Espérons que cet affront si peu mérité sera réparé comme il doit l’être, et que le Christ de M. Préault trouvera dans quelque autre église une place digne de lui.

M. Pradier vient de terminer au Luxembourg, sur la partie neuve qui regarde le jardin, une œuvre capitale de sculpture, qui participe à la fois du fronton et de l’attique : du fronton par le bas-relief, de l’attique par les figures de ronde-bosse qui garnissent la corniche perpendiculairement à chaque colonne.

Voici l’ordonnance de ce morceau, l’un des plus satisfaisans qui soient encore sortis de l’élégant ciseau de M. Pradier. — Un cadran d’horloge forme le centre de la composition. Deux grandes figures allégoriques, le Jour et la Nuit, dans une attitude pleine d’une élégante hardiesse, la Nuit vue de dos, le Jour vue de face (car M. Pradier, jugeant avec raison qu’une idée abstraite n’a pas de sexe, s’est permis de féminiser le jour), sont jetées à droite et à gauche du cadran autour duquel flottent les plis légers de leurs draperies. — Le Jour tient un flambeau à la main et laisse tomber des fleurs ; la Nuit est symbolisée par des étoiles et une chauve-souris. Ces figures, très bien entendues de bas-relief et de grande dimension, ont une grace et une tournure charmantes. Il est difficile de voir quelque chose de plus aérien et de plus transparent que les draperies volantes qui jouent autour de leurs beaux corps sans les cacher, et les caressent plus qu’ils ne les voilent.

Plus bas, sous l’arc d’un zodiaque constellé de signes d’or, est assis un petit génie tenant des guirlandes de fleurs et de fruits. C’est la figure la moins réussie : les raccourcis qu’elle présente la font paraître courte, bouffie et strapassée. — Les enfans offrent de grandes difficultés, surtout lorsqu’il faut donner à leurs formes encore inachevées le caractère monumental. La nuance entre la vérité et la convention est très difficile à saisir. L’on arrive aisément à l’empâté et au massif, ou l’on tombe dans la souplesse chiffonnée de François de Bologne le statuaire, qui après tout a encore le mieux compris les graces et la morbidesse de l’enfance.

Six statues entièrement détachées complètent l’ordonnance de la façade. Elles sont ainsi rangées en partant de la gauche du spectateur : un peu en arrière, sur le retrait de la corniche, se présente d’abord la Guerre, symbolisée par un guerrier, suivant le système de M. Pradier de ne pas tenir compte du sexe des abstractions allégoriques. Cette figure tout-à-fait dans le style grec, est coiffée d’un de ces casques à grande crinière dont Homère fait de si complaisantes descriptions ; une épée et des javelots du même style complètent l’ajustement de cette statue un peu académique. Il nous semble que M. Pradier aurait pu aisément, avec sa connaissance de l’antiquité, armer complètement sa figure de la guerre d’une façon historique et pittoresque tout à la fois. La jambe repliée et posée sur une pierre fait un angle forcé et disgracieux qu’explique peut-être le désir de donner du mouvement à la ligne générale.

La Sagesse, qui vient après, se montre sous les traits d’une Minerve avec la cuirasse écaillée, le casque athénien, les draperies longues et sévères, le maintien chaste et digne, qui caractérisent la fille intellectuelle sortie armée et froide du front bouillonnant de Jupiter.

À côté de la Sagesse est placée l’Éloquence, la parole près de la pensée, la bouche près du cerveau. C’est une belle et noble femme, à la tête inspirée, au geste dominateur, drapée dans son beau manteau grec avec plus de soin qu’Hortensius, le coquet orateur, qui ne manquait jamais de consulter son miroir avant de monter à la tribune.

Sur l’autre morceau de l’attique, interrompue par la place laissée au cadran et aux bas-reliefs qui l’accompagnent, sont posées la Prudence et la Justice.

La Prudence, dans une attitude pensive et réservée avec sa physionomie pleine de finesse et de précaution, son doigt mystérieusement placé sur la bouche, se fait reconnaître aisément malgré l’absence d’attributs.

Cette statue, qui a quelques rapports avec la Mnémosyne, est d’une beauté vraiment antique, et, si elle avait été trouvée dans quelque fouille, on n’hésiterait pas à la croire des plus beaux temps de la sculpture grecque : la Justice, qui vient après, se fait remarquer par une admirable entente des draperies. Il est difficile d’ajuster et d’agencer des plis avec plus de goût et de style.

La Paix, qui décore de ce côté le recul de l’attique et fait pendant à la Guerre, se présente sous les traits de l’Hercule au repos, appuyé sur sa massue, avec la peau du lion de Némée et une banche d’olivier à la main. Un hercule au repos caractérise fort bien la paix, car ce n’est qu’au prix de longs travaux qu’elle s’acquiert ; il faut, pour l’obtenir, avoir écrasé l’hydre, vaincu le lion et nettoyé les étables d’Augias : cette statue, entièrement nue, d’une musculature vigoureuse et saillante, est rendue avec beaucoup de science et d’énergie, quoique le caractère de ses formes se rapproche peut-être trop de l’Hercule Farnèse, ce type surhumain de la force physique.

Cette page sculpturale est une des plus remarquables que nous possédions, tant pour l’étendue et la proportion des figures que pour la beauté et le mérite de l’exécution.

M. Pradier y a déployé tout le talent qu’on lui connaît : élégance, noblesse, grace, facilité et charme du ciseau. Il n’est pas possible de traiter la pierre avec plus de souplesse et de précision. Peut-être même la perfection du travail est-elle poussée trop loin, car ces statues de fortes dimensions sont faites comme des camées, et n’ont rien à envier aux marbres les plus polis. Ce fini nuit même un peu à l’effet, car leur position est très élevée, et plusieurs de leurs délicatesses se perdent par l’éloignement et la douceur du travail.

La composition en elle-même n’a rien de particulier et ne sort pas des vagues données de l’allégorie, mais nous n’en ferons pas un reproche à M. Pradier. La mythologie et la symbolique modernes n’étant pas encore arrêtées et définies, l’artiste doit forcément s’en tenir aux anciens erremens, et nous ne devons lui demander compte que de l’arrangement, du style et de la composition dans le sens pittoresque du mot. Quant à l’idée en elle-même, nous ne pouvons lui chercher querelle de ce côté-là, attendu que c’est aux métaphysiciens, aux théosophe et aux poètes à trouver les sujets que l’artiste revêt ensuite d’une forme plastique.

Entrons maintenant dans l’intérieur du palais, et voyons où en sont les travaux. Dans la bibliothèque, il n’y a encore de placé que deux compartimens de plafond par M. Riesener, l’auteur de la Vénus instruisant l’Amour, et de la Léda jouant avec le cygne, si remarquée au salon de cette année. Ces deux morceaux, d’une couleur claire et brillante, sont peints largement, trop largement même pour être vus de si près ; ils ont bien ce caractère étoffé et riche qu’exige la peinture de décoration. Le raccourci de la Renommée, qui souffle à pleines joues dans un clairon, nous a paru un peu forcé et ne s’explique pas bien ; c’est un défaut facile à corriger. Trois autres panneaux, encore blancs, attendent les sujets également allégoriques que M. Riesener est en train d’ébaucher dans son atelier pour les retoucher et les finir sur place.

La coupole du milieu est confiée à M. Eugène Delacroix. Ses magnifiques peintures de la salle du trône à la chambre des députés justifient ce choix et ont déjà donné la mesure de ce qu’il peut faire ; il a pris pour sujet l’élysée des poètes, si magnifiquement décrit par Dante. Ses carton sont faits, et il a commencé à dessiner et à masser au fusain les premiers plans de sa composition qu’il exécutera sur le mur, à l’huile, de ce ton mat et solide qui distingue ses peintures de la chambre. — Cette manière est préférable à la fresque proprement dite, dont les secrets et les procédés ne nous sont pas assez familiers, et qui ne doit pas s’accommoder de l’humidité de nos climats, Ce que nous avons vu nous permet d’espérer que, dans quelque temps d’ici, l’école française, la première du monde aujourd’hui, comptera un beau monument de plus.

Les cinq panneaux réservés à M. Roqueplan sont encore vides. Nous ne sommes pas inquiets de la manière dont il les remplira.

M. Louis Boulanger, chargé de la décoration de la salle de repos au bout de la bibliothèque, a presque achevé ses travaux ; il ne lui reste plus que le plafond à faire. Ce salon est boisé de vieux chêne relevé de quelques filets d’or dont le ton brun fait valoir les peintures qui en garnissent toute la partie supérieure.

Ces tableaux sont ainsi disposés, à partir de l’angle gauche, à côté de la porte d’entrée.

La Paix. — Elle foule aux pieds des armures. L’Industrie lui offre ses produits, l’Abondance verse des fruits près d’elle. Les génies des arts lui présentent leurs attributs.

La Concorde. — Près d’elle deux jeunes femmes se tiennent embrassées ; un groupe de génies mène en laisse un lion et un agneau. Un autre petit génie tient une grenade, symbole de l’union.

La Justice. — Une famille lui demande protection ; un génie, armé d’un flambeau, met en fuite la Calomnie et la Violence ; un autre génie supporte des faisceaux, emblème du châtiment et de la puissance exécutrice.

La Vérité. — Le Temps la découvre ; on voit à ses pieds la Colère et l’Envie foulées et terrassées par un génie qui leur présente un miroir devant lequel elles reculent à l’aspect de leur laideur. Un second génie chasse l’Ignorance.

L’Étude et la Méditation sont placées au-dessus des fenêtres, dans un jour doux et recueilli dans une demi-teinte transparente favorable à la tranquillité d’effet, que réclament ces deus sujets plus calmes et moins brillans que les autres. Voici comment M. Louis Boulanger en a compris la composition. L’Étude est représentée par un jeune homme pâle et sérieux qui lit dans un livre ouvert supporté par un enfant ; un génie écarte l’Amour et les Plaisirs qui viennent le troubler. — La Méditation, protégée par la Nuit et le Sommeil, est assise, dans une attitude rêveuse, au milieu de livres et de parchemins épars ; deux enfans jouant avec un hibou sont groupés auprès d’elle. La silhouette nocturne d’une ville avec ses tours et ses remparts se découpe sur un ciel de clair de lune.

La Force. — Elle est symbolisée par une femme robuste, d’aspect athlétique, qui tient un lion enchaîné ; derrière elle, on aperçoit Hercule qui étouffe Antée, et des génies qui soulèvent la colonne brisée.

La Clémence. — Elle pardonne à un groupe de prisonniers ; d’un geste de la main, elle écarte les faisceaux suspendus sur les têtes coupables. À côté d’elle, un génie brise l’épée vengeresse ; au-dessus plane un aigle, un foudre dans les serres, un rameau d’olivier dans le bec.

En tout huit tableaux, sans compter le plafond. — Jamais peut-être M. Boulanger ne s’est montré meilleur coloriste. Le nombre et la variété des attributs, le mélange du nu et des étoffes, les coins de paysage et les bouts de ciel qui servent de fond, ont fourni au peintre, qui en a bien profité, de nombreuses occasions de déployer toutes les ressources de sa palette. Il est difficile de voir quelque chose de plus gai et de plus riche à l’œil. M. Louis Boulanger s’est librement inspiré de Rubens, souvenir qu’autorise et que justifie l’endroit pour lequel il travaille ; on peut penser à Rubens dans ce palais encore tout ébloui du rayonnement de la galerie Médicis. — L’Étude et la Méditation forment avec tout cet éclat le plus habile et le plus heureux contraste. La figure de la Nuit, étendant son voile sur la Méditation, est d’une grande originalité de jet et de couleur. Le caractère demi-antique, demi-romantique, répandu sur toute la composition, y donne beaucoup de charme et de piquant.

Les têtes des deux jeunes femmes qui s’embrassent dans le tableau de la Concorde sont d’une grace et d’une couleur charmantes. Nous ferons remarquer aussi comme vigueur anatomique le groupe des lutteurs, comme pâte souple et grasse, et comme effet de clair obscur, la femme endormie, les bras reployés sur sa tête, dans le panneau de la Méditation. Le lion tenu en laisse par la Force ne le cède guère à ceux de Barye et de Delacroix. Les fruits, les étoffes, les accessoires, sont touchés d’un pinceau facile, heureux et brillant, qui devient de plus en plus rare aujourd’hui qu’une recherche malentendue de la sévérité et du style fait négliger la couleur et l’entrain de l’exécution.

M. Flandrin est un exemple de ce que nous avançons ici. Certes c’est un jeune homme plein de mérite, nourri d’études austères et sérieuses, ne cherchant que le beau et le noble, sans se préoccuper des goûts et des dédains de la foule. On ne saurait trop louer cette disposition d’esprit, dans un siècle où tous les arts tendent au métier ; mais la mélancolie n’est pas le marasme, le calme n’est pas la mort. Le dessin ne repousse pas à ce point la couleur. La chapelle de Saint-Jean, que ce jeune peintre vient de terminer à Saint-Séverin, fait voir sans doute d’éminentes et bien rares qualités, mais le parti pris de pâleur adopté par l’artiste dépasse réellement les limites de la convention que l’on peut admettre jusqu’à un certain point dans les peintures murales et de décoration religieuse : — il faut sacrifier quelque chose à l’harmonie générale, mais il ne faut pas lui sacrifier tout. Nous ne faisons pas consister le coloris dans l’éclat de certaines nuances vives ; nous nous contentons d’un ton local, juste et soutenu, encore qu’il n’ait rien de saisissant, et nous ne demandons pas à des dessinateurs, exclusivement préoccupés de la ligne, la fauve ardeur de Titien ni la pourpre éblouissante de Rubens ; pourtant il ne faut pas que les terrains, les chairs, les draperies, ne soient teintés que de saumon pâle, de gris violâtre et de jaune hasardeux : en ce cas, il vaudrait mieux faire tout simplement une grisaille qui permettrait à l’œil de jouir, sans être contrarié par des teintes d’une fausseté pénible, des beautés d’ordonnance, de dessin et de style. Ce que nous disons là semblera peut-être dur à M. Flandrin, mais nous nous intéressons assez à l’avenir de son talent pour ne pas lui ménager les vérités désagréables.

Ce qui peut servir d’excuse en ceci à M. Flandrin, c’est le désir d’approcher du ton mat et clair de la fresque, et de rendre l’aspect des peintures gothiques à l’eau d’œuf des écoles primitives. L’idée en elle-même est juste, et, lorsque l’on travaille à l’ornement d’une vieille église catholique, il faut, autant que possible, se conformer, sans imitation servile, au style de l’époque et au caractère du monument. Mais l’on oublie toujours une chose pourtant bien simple, c’est que les anciennes peintures sont nécessairement décolorées et ternies par le temps, et n’avaient pas, lorsqu’elles venaient de sortir du pinceau des maîtres, cet aspect mystérieusement enfumé ou doucement éteint qui fait aujourd’hui un de leurs principaux charmes : dans cent ou cent cinquante années d’ici, les peintures de Flandrin ne seront plus visibles et s’évanouiront comme une légère aquarelle. Il est bon, surtout dans les églises, presque toujours obscures, de tenir les tons dans une gamme claire ; mais, de là aux enluminures blafardes de la chapelle de Saint-Jean, il y a vraiment trop loin.

Voici la disposition de ces peintures, qui contiennent les scènes principales de la vie de saint Jean. Elles se composent de quatre morceaux, deux carrés et deux autres en ogive, placés au-dessus des premiers. Le premier tableau ogival, faisant face à l’autel, représente saint Jean et saint Pierre quittant leurs filets et suivant le Christ pour devenir des pêcheurs d’hommes. Le tableau dessous nous fait voir saint Jean devenu vieux, plongé dans une chaudière d’huile pour être boullu, comme les juifs ou les faux monnayeurs du moyen-âge ; mais les flammes s’éparpillent, et leurs langues vengeresses vont chercher les bourreaux, qui s’enfuient épouvantés. La femme qui tient un enfant par la main et un autre dans son bras est d’une grande beauté et d’une grande noblesse ; le saint a bien le caractère de sénilité convenable, et le groupe du proconsul et des licteurs, quoique rappelant un peu certaines portions du Saint Symphorien de M. Ingres, a une tournure et un aspect tout-à-fait dignes des maîtres. — En face, au-dessus de l’autel, on voit la Cène, avec les douze apôtres ; Jésus-Christ, placé au milieu, ayant à ses côtés le disciple bien-aimé et prononçant les paroles sacramentelles qui forcent un dieu à s’incarner dans un morceau de pain. Le saint Jean est de la plus rare beauté ; il étend ses bras sur la table avec un geste sublime d’amour et de douleur d’une nouveauté et d’une hardiesse superbes. — Le Judas, qui couve déjà la trahison dans son cœur, s’éloigne et jette un regard louche et jaloux sur le groupe sympathique du maître et du disciple. M. Flandrin n’a mis sur la table que l’agneau pascal et le calice, et s’est abstenu de rendre tous les détails du repas, couteaux, salières, coupes et flacons, assiettes et plats, traités avec tant de soin et d’affection par les anciens maîtres, lorsqu’ils avaient à rendre ce sujet. Il a peut-être métaphysiquement raison, car il ne s’agit ici que d’un repas mystique, mais il a eu tort sous le rapport pittoresque. Cette table, ainsi dégarnie, a quelque chose de pauvre et de mesquin.

Le tableau ogival supérieur nous montre saint Jean arrivé à une haute vieillesse et écrivant l’Apocalypse sous la dictée d’un ange, dans l’île de Pathmos. Ce morceau est le plus complètement réussi des quatre. Le saint Jean est fort beau avec son teint fauve, son immense barbe blanche et son corps sillonné par les ans et les austérités. L’ange a une fierté de mouvement et une autorité de geste admirables ; le coloris en est aussi plus satisfaisant.

La voûte est peinte en azur constellé d’étoiles d’or ; les nervures sont également coloriées, ainsi qu’un cul-de-lampe chimérique en ronde-bosse, portant sur une bandelette l’inscription : Gloria in excelsis. L’autel, de bois de chêne sculpté, imite fort exactement le style gothique. Il serait à désirer que les églises de cette époque qui se trouvent à Paris fussent toutes ornées et restaurées dans ce goût. Ce serait pour nos jeunes artistes peintres et statuaires une meilleure occupation que ces tableaux de sainteté faits au hasard, dont le ministère se croit obligé d’acheter tous les ans quelques douzaines, qui vont s’ensevelir dans des églises obscures et perdues, où personne ne les voit, excepté Dieu.

M. Roger a peint, dans l’église Notre-Dame-de-Lorette, une chapelle baptismale découverte depuis quelque temps déjà, à qui la plupart de ces observations pourraient s’adresser. Seulement M. Roger s’est adonné plus spécialement à l’imitation bysantine. Ses peintures sont assurément, malgré leurs défauts, les meilleures que l’on ait exécutées à Notre-Dame-de-Lorette, cette église boudoir qui se ressent du voisinage de l’Opéra. — Certainement l’on doit chercher dans les peintures murales destinées à l’ornement des églises la simplicité d’aspect, la sobriété de ton, la symétrie de composition, la naïveté de sentiment des anciens maîtres catholiques, mais cependant dans une proportion prudente, car l’on ne peut revenir sur un progrès acquis, et, quoi, qu’en puissent dire les Allemands esthétiques, la peinture n’a pas rétrogradé depuis Bizzamano et Fra da Fiesole.

À Saint-Germain-l’Auxerrois, M. Mottez a fait un essai de fresque d’après la méthode de Giotto et de Cimabué, qu’il a retrouvée dans de vieux manuscrits. Cet essai, où l’on doit tenir compte à l’artiste de la difficulté de peindre par un procédé tombé en désuétude est des plus satisfaisans. Le Père éternel, vêtu d’une dalmatique à ramages splendides, remplit, avec l’auréole qui l’entoure, le haut de la composition. La sainte Vierge est placée plus bas, et accueille d’un air affable saint Martin, vêtu d’une moitié de manteau, et la veuve de l’Écriture qui a si généreusement donné son denier. En bas, l’on voit le Christ de face, avec un regard ferme et presque menaçant, qui montre des groupes de malheureux à secourir. — Un tronc pour les pauvres, exécuté en mosaïque par Mme Mottez, explique le sens et le but de cette fresque, sorte d’apothéose de l’aumône.

M. Lépaulle, que l’on ne connaissait jusqu’ici que par des portraits agréables et d’un joli sentiment de couleur, vient d’aborder la grande peinture à Saint-Merry, par un tableau sur muraille représentant François de Paule, esclave en Afrique, et convertissant son maître. Sans doute il y a beaucoup à reprendre dans cette œuvre, mais plusieurs morceaux d’un coloris étudié et fin font passer sur le manque de gravité et de style qu’on ne peut guère exiger d’une première tentative de la part d’un artiste dont les études ont été toujours tournées vers le portrait.

Terminons cette revue par quelques mots sur la fontaine Saint-Victor, de M. Feuchères, placée derrière le Jardin des Plantes, à l’angle où s’élevait autrefois une de ces tourelles en forme de poivrière, restes du vieux Paris qui commencent à devenir rares.

Le voisinage du Jardin des Plantes a décidé l’artiste dans le choix de son sujet : il a représenté la nature sous la forme d’une jeune femme assise près d’un lion et entourée de fleurs, de plantes, de crocodiles et d’oiseaux de toutes sortes ; le socle est orné de mascarons formés par des têtes d’animaux, renard, chien, loup, ours, singe, et ainsi de suite jusqu’au masque humain ; c’était là un excellent motif d’arabesque et d’ornement. M. Feuchères, qui est un homme d’esprit et de goût, en a tiré bon parti. Bien que l’on puisse désirer plus d’individualité et de mordant d’exécution dans les détails, et que la figure principale soit d’un caractère indécis hésitant entre l’antique, la renaissance et la vérité prosaïque, l’ensemble est harmonieux et satisfaisant. Il est fâcheux que cette fontaine, d’un aspect riche, élégant et touffu, se trouve reléguée si loin, mais elle vaut qu’on fasse le voyage.

M. Paul Delaroche achève son hémicycle du palais des Beaux-Arts ; les travaux intérieurs de la Madelaine tirent à leur fin. — Vous voyez que Paris fait tout son possible pour devenir la Rome des arts, comme il est déjà la Rome des idées.


Théophile Gautier.