Revue des Romans/Félicité de Genlis

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Revue des Romans.
Recueil d’analyses raisonnées des productions remarquables des plus célèbres romanciers français et étrangers.
Contenant 1100 analyses raisonnées, faisant connaître avec assez d’étendue pour en donner une idée exacte, le sujet, les personnages, l’intrigue et le dénoûment de chaque roman.
1839
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GENLIS (Stéphanie F. Ducrest de Saint-Aubin, comtesse de),
née à Champcère, en 1746.


LES CHEVALIERS DU CYGNE, ou la Cour de Charlemagne, 3 vol. in-8, 1795. — L’héroïne de ce drame est morte dès le commencement du premier volume ; mais elle revient toutes les nuits effrayer celui qui l’a tuée par jalousie ; c’est-à-dire que son squelette ensanglanté vient se coucher toutes les nuits à côté de l’homicide mari. La scène se passe d’abord à la cour de Charlemagne. Deux chevaliers français, Olivier et Isambard, sont intimes amis ; ils portent sur leurs boucliers un cygne avec la légende, Candeur et Loyauté, ce qui leur a fait donner le nom de chevaliers du Cygne. Isambard est soupçonné d’avoir inspiré de tendres sentiments à la belle-fille de Charlemagne, et pour faire taire ces bruits injurieux, il part pour Constantinople. À son retour, il trouve Olivier plongé dans un sombre chagrin ; il veut en connaître la cause ; il l’épie, et enfin il est témoin de l’épouvantable apparition du squelette sanglant. Ce squelette est celui de Célanire, fille de Vitikind, qu’Olivier a épousée en secret, qu’il a trouvée une nuit tête à tête avec un jeune homme, et qu’il a tuée : ce jeune homme était son frère. Olivier quitte la cour de Charlemagne ; Isambard le suit, et c’est en cheminant à petites journées qu’Olivier raconte son histoire. Les deux chevaliers arrivent à la cour de Béatrix, duchesse de Clèves, dont ils deviennent tous les deux amoureux, mais ils ont pour rival le roi de Pannonie ; celui-ci envoie un cartel à Isambard ; Olivier reçoit le message, et sans en avertir son ami, il va se battre à sa place. Le roi de Pannonie est blessé à mort, et au moment où son généreux vainqueur approche pour le secourir, il le blesse mortellement d’un coup de poignard. Olivier est rapporté au château et veut, avant de mourir, voir marier Isambard avec Béatrix ; le mariage se fait dans sa chambre et il expire. « On aime assez, dans ce roman, dit Chénier, Olivier et son fidèle ami Isambard, la tendre et douce Béatrix, la duchesse de Clèves ; mais le caractère et les aventures cyniques d’Armflède repoussent tout lecteur qui a quelque respect pour les dames, pour la décence et pour le goût. »

LES MÈRES RIVALES, ou la Calomnie, 4 vol. in-8, 1800. — « Dans ce roman, dit encore Chénier, la marquise d’Erneville offre sans doute un beau caractère. Mais sans rappeler les tracasseries provinciales qui tiennent beaucoup d’espace et procurent peu d’amusement, que dire de Mlle de Rosmond ? Elle n’est point vicieuse, au moins dans l’intention de l’auteur, et pourtant facile à l’excès pour un homme qu’elle n’a jamais vu, et qu’elle ne saurait épouser, puisqu’il est marié : elle envoie secrètement le fruit de sa faiblesse, à qui ? à l’épouse même de son amant ! Pour jouir injustement d’une renommée sans tache, elle fait planer, durant dix-huit ans, sur cette épouse vertueuse, un soupçon que tout confirme, et au bout de dix-huit ans, elle en est quitte pour se faire religieuse, après un aveu tardif qui ne rend point à sa victime une jeunesse noyée de larmes, privée du bonheur domestique, incessamment tourmentée par le désolant contraste d’une conduite irréprochable et d’une réputation flétrie. Nous ne déciderons point si cette fois la dévotion peut compenser l’immoralité. »

ALPHONSINE, ou la Tendresse maternelle, 2 vol. in-8, 1806. — Dans ce roman, Mme de Genlis a voulu, ainsi qu’elle l’annonce elle-même, tracer le plan d’une éducation sensitive, et elle a choisi pour modèle un enfant né dans les profondes ténèbres d’un souterrain, et qui n’a, jusqu’à l’âge de douze ans, ni l’usage ni même l’idée de l’organe de la vue. Sous le rapport métaphysique et religieux, l’auteur nous paraît avoir manqué son but ; son système est impossible et diamétralement opposé à tous les principes reçus ; la jeune héroïne, loin d’être une créature intéressante, n’est qu’un être ignorant, craintif, qui, au bout de douze années d’instruction, ne sait que jouer avec un grelot ou un éventail. — La morale de ce livre ne nous paraît pas non plus fort orthodoxe. L’égarement de Diana frappe d’abord l’attention, parce que c’est le nœud de l’intrigue. Lorsqu’on attribue une faiblesse au principal personnage d’un roman, il est assez de règle de couvrir cette faiblesse de l’excuse d’une grande passion. Mme de Genlis n’y a pas mis tant de séduction. Diana, la tête et le cœur encore vivement occupés d’un époux qui la néglige, et que néanmoins elle aime toujours, sollicitée par un amant qui ne lui inspire pas, de son aveu, un attachement bien extraordinaire, cède, après quelques légères résistances, au parfum d’une poudre odorante et d’un bouquet d’héliotrope. On n’est pas mieux édifié de l’histoire du jeune page, soit dans ses espiégleries nocturnes avec la duègne, soit dans son aventure avec Elvire, dont les détails et le dénoûment surtout sont d’un rouge, d’un vif et d’une expression un peu trop naïve. On chercherait en vain des leçons de morale dans les personnages de don Sanche et du comte de Moncade ; le premier est frappé de mort au moment où, triomphant d’une passion impétueuse, il va s’honorer par un acte vertueux et sublime ; l’autre, scélérat profond et incorrigible, échappe au glaive de la justice. Mais l’être le plus révoltant de tous ceux qui figurent dans ce tableau, c’est la duègne Léonore, parce que l’auteur a mis une affectation particulière à solliciter pour elle quelque indulgence. Cette odieuse et méprisable créature, avare, cupide, basse, dissolue, perfide, superstitieuse, complice et seul exécuteur des barbaries raffinées que l’on exerce envers une victime intéressante dont on prolonge le supplice pendant treize années consécutives, cette furie, disons-nous, est pardonnée et renvoyée tranquillement en possession du fruit de ses crimes, et cela sous prétexte qu’elle avait quelques sentiments religieux, quoiqu’elle eût une fausse idée de la religion. — Tous ces défauts n’empêchent pas que la partie dramatique de cet ouvrage, surtout dans les deux premières parties, ne soit digne d’éloges. On y trouve des incidents parfaitement liés et des situations d’un grand pathétique.

LE SIÉGE DE LA ROCHELLE, ou le Malheur et la Conscience, in-8, 1808. — Ce roman s’ouvre par une de ces scènes affreuses dont la sensibilité la moins délicate repousse avec horreur la désolante image. Un enfant, l’espoir d’une illustre famille, est égorgé inhumainement et presque sans motifs, par le plus atroce de tous les scélérats. Une jeune personne, l’héroïne du roman, parée de toutes les vertus, de toutes les grâces les plus séduisantes, à la veille de contracter l’union la plus éclatante, la plus heureuse, est accusée de ce meurtre. Par une combinaison fatale d’événements, cette angélique créature ne peut pas se défendre sans accuser le véritable meurtrier, qui est son père ; elle est convaincue, condamnée ; elle va jusque sur l’échafaud… Nous laissons à juger aux lecteurs de quelles angoisses cruelles l’âme est torturée pendant cette longue et douloureuse agonie. Mme de Genlis a eu sans doute, comme elle a le soin de le dire elle-même, la louable intention de démontrer combien les consolations de la religion sont puissantes, combien elles inspirent de courage au milieu des adversités les plus humiliantes et les plus imméritées. Nous croyons devoir faire observer cependant que les personnes vraiment pieuses n’ont pas besoin de ces atrocités dégoûtantes pour être convaincues, et que les faibles ou les incrédules ne peuvent pas être ramenés par des fictions. — On remarque dans le cours de l’ouvrage un épisode qui sans doute n’échappera point à l’observation de la plupart des lecteurs ; c’est l’histoire d’une princesse d’Allemagne, fille d’un électeur, laquelle se laisse épouser en secret pas un simple gentilhomme de la cour de son père ; et ce qu’il y a de plus bizarre dans l’aventure, c’est que l’amant favorisé n’a aucune de ces manières engageantes, aucune des ces démonstrations de sensibilité qui peuvent faire pardonner une faiblesse. — On a observé que presque toutes les productions de Mme de Genlis offraient un personnage éminemment odieux, dont l’intervention blessait souvent les convenances ; il y en a ici un de cette espèce, Montalban, dont le crime prépare tous les événements, et dont la conduite ténébreuse tient le nœud de l’action serré jusqu’à la dernière catastrophe. — Malgré ces défauts, il serait injuste de ne pas avouer que l’ouvrage, d’un bout à l’autre, est animé d’un grand intérêt. Des détails pleins de grâces, des situations pathétiques et vraies préparent un dénoûment d’un très-grand effet.

BÉLISAIRE, in-8, 1808. — Vers la fin du siècle dernier, Marmontel, homme d’esprit et de talent, publia le roman de Bélisaire, que chacun se rappelle avoir lu avec intérêt. Mme de Genlis s’est emparée du même sujet, mais son but a été d’établir des principes plus orthodoxes, et de donner plus de vérité aux caractères. Elle fait un reproche sérieux à Marmontel d’avoir avili la majesté royale, en attribuant à Justinien les cruautés exercées envers Bélisaire, et en humiliant l’empereur aux pieds de sa victime. Pour sauver cette inconvenance, elle a supposé que c’était l’eunuque Narsès, rival de Bélisaire, qui avait privé celui-ci de la vue, à l’insu de son maître ; mais le monarque qui souffre ou qui ne sait pas qu’un favori insolent abuse de son pouvoir au point de commettre des atrocités au nom de son maître, est un imbécile ou un ignorant. Marmontel n’avait employé Gelimer, roi des Vandales, que comme un personnage épisodique ; en le faisant rencontrer avec Bélisaire, il avait créé cette situation intéressante d’un monarque réduit à la condition d’un simple particulier, et donnant l’hospitalité au général qui l’avait vaincu, détrôné, et qui se trouvait alors aussi malheureux que lui. Mme de Genlis a profité de cette invention, mais elle a voulu, en la forçant, ajouter à l’intérêt ; elle a fait de Gelimer le confesseur de Bélisaire ; c’est lui qui prêche au général le pardon des injures, la patience et la résignation. Comme tout cela est édifiant au suprême degré ! Il y a néanmoins des beautés réelles dans le caractère de Bélisaire.

ALPHONSE, ou le Fils naturel, 2 vol. in-12, 1809. — Alphonse, à qui un crime accompagné d’horribles circonstances a donné la naissance, devient dans la suite éperdument amoureux de sa mère. Il tue son frère ou peu s’en faut ; il maudit éloquemment son père sans le connaître, et le maudit plus éloquemment encore quand il le connaît : tels sont les traits les plus saillants de son histoire. À ces événements près, Alphonse ressemble à la plupart des jeunes gens de son âge ; il est vif, ardent, impétueux ; il a de la grâce, se met bien, monte à cheval et fait des armes. Ne pouvant épouser sa mère, il prend le parti, lorsqu’il est instruit de ce fatal secret, de devenir amoureux d’une autre. Hermine, nouvel objet de sa passion, a quatre ou cinq ans de plus que lui ; par suite d’événements, d’aventures, de générosité, elle ne se marie pas avec lui, mais avec un vieux baron qu’elle n’aime pas du tout. Alphonse, de son côté, se décide à épouser Zoé, fille naturelle d’un père inconnu et d’une dame très-pieuse qu’on était loin de soupçonner d’une pareille aventure. Mélanie, mère du fils naturel, trahie par sa nourrice, est une victime de la violence la plus féroce, et le personnage le plus intéressant du roman : douce, timide, réservée, elle a néanmoins dans l’occasion la fierté et la résignation convenable à l’innocence et au malheur, et l’indignation et la tendresse maternelle lui inspirent une éloquence touchante dans sa dernière entrevue avec le père d’Alphonse. — Ce n’est pas dans l’invention et dans la disposition des événements, en un mot, dans le plan de ce roman, que brille le talent de Mme de Genlis ; c’est dans les portraits et les caractères ; elle a le talent de peindre les mœurs dans les aventures de ses personnages, dans les conversations fréquentes qu’elle suppose entre eux, enfin dans les réflexions multipliées qu’elle fait elle-même. Mme de Genlis est rarement heureuse dans la peinture plaisante et ironique des mœurs, et n’a pas un talent supérieur pour l’invention des faits, pour le récit, ni même pour le dialogue ; mais elle en a un très-réel pour observer et exprimer ses observations, qui, tantôt fines, tantôt communes, tantôt justes et vraies, tantôt fausses ou sujettes à contestation, sont toujours rendues d’une manière piquante, et renfermées dans un heureux tour de phrase.

LA FEUILLE DES GENS DU MONDE, ou le Journal imaginaire, in-8, 1812. — Le Journal imaginaire paraît être un vieux fonds de portefeuille de l’auteur, composé de quelques nouvelles qui ne sont pas toutes achevées, de longs fragments d’un poëme en prose, de vers de société, d’énigmes, de charades, et de morceaux détachés sur la littérature, la morale, l’éducation, les arts libéraux et industriels, etc., etc. Parmi les nouvelles, sorte de composition où Mme de Genlis s’est illustrée, et dont Mlle de Clermont est le chef-d’œuvre, on distingue le Tombeau d’Amestris, conte persan qui a pour but de prouver que nul homme n’est parfaitement heureux. Un autre conte, l’Histoire d’Aglaüs, est pris dans la mythologie grecque, et c’est Élien qui a fourni la principale fiction : il est question de gens qui rajeunissent par degré en repassant par tous les âges de la vie qu’ils ont laissés derrière eux ; qui de la vieillesse reviennent à l’âge mûr, puis à la jeunesse, puis à l’adolescence et à l’enfance, après laquelle ils trouvent la mort et rentrent dans le néant. Le style de cette nouvelle a beaucoup d’élégance et d’éclat ; il est teint, pour ainsi dire, des plus brillantes couleurs de la mythologie. La nouvelle intitulée Célestine n’est tirée ni de la féerie ni de la fable, mais de la vie des saints solitaires du désert ; elle est bien plus extraordinaire que toutes les autres. On est vraiment embarrassé pour donner une idée de cette naïve et pudique histoire ; il y a de quoi rougir dix fois en la racontant. Un homme perd sa femme au moment où elle vient d’accoucher d’une fille, et pour se consoler il se réfugie dans un couvent de la Thébaïde où il se fait moine. Le supérieur, qui le voit plongé dans une tristesse profonde, lui en demande la cause ; il répond qu’il ne peut s’empêcher de regretter un enfant qu’il a laissé dans le monde ; le supérieur lui conseille de l’aller chercher et de l’amener au couvent. Célestine a deux ans ; son père l’amène au monastère, où elle est élevée sous les habits de moine jusqu’à seize ans, sans que ni elle ni personne se soit jamais douté de rien. Une fille d’auberge de la ville voisine devient amoureuse d’elle, n’en est pas écoutée, et, furieuse de sa froideur, lui attribue un enfant que lui a fait un soldat. La pauvre Célestine croit bonnement qu’elle en est le père ; elle est chassée du couvent, et se réfugie dans une famille honnête qui l’accueille avec joie. Le chef de la famille l’invite un jour à venir se baigner avec lui dans une petite rivière ; elle y consent, mais elle a peur de l’eau, et, dans son effroi, elle fait un mouvement qui laisse apercevoir au bon vieillard qu’elle n’est pas un garçon, et que conséquemment elle ne peut pas être le père de l’enfant qu’on lui a attribué. Son innocence est hautement reconnue, et elle épouse le fils de la maison, lequel, mieux dirigé par son instinct que ne l’avait été la fille d’auberge, commençait déjà à aimer le petit moine comme on doit aimer une jeune fille. — La nouvelle est agréablement narrée, et malgré son invraisemblance, plusieurs situations sont d’un intérêt fort touchant ; mais quelques efforts qu’ait faits l’auteur pour accommoder l’ingénuité de son style à celle de son héroïne, il y a dans cette histoire édifiante des détails propres à scandaliser les faibles.

MADEMOISELLE DE LA FAYETTE, ou le Siècle de Louis XIII, in-8, ou 2 vol. in-12, 1813. — On peut affirmer que parmi les femmes que la licence du trône a liées par des nœuds illégitimes à la personne des rois, Mlle de la Fayette est celle dont le souvenir éloigne le plus toute idée de scandale et même d’inconvenance, et qui excite l’intérêt le plus vif ainsi que le plus pur. Mlle de la Fayette n’eut point de faute à réparer, si ce n’est celle de s’être laissé aimer par Louis XIII, dans le noble dessein de se rendre maîtresse de cette âme paresseuse et faible, pour la fortifier et la relever, d’avoir enfin trop présumé de l’amour ; erreur de son esprit dont elle s’est punie héroïquement quand elle a senti que son cœur pouvait y prendre quelque part, en ensevelissant sa jeunesse et son éclatante beauté dans les ténèbres d’un cloître. Aussi, cette principale figure du tableau tracé par le pinceau de Mme de Genlis se trouve-t-elle dans une harmonie non moins parfaite qu’agréable avec tous les imposants accessoires de religion, de dévouement et de vertu dont l’auteur a cru devoir l’entourer. — Ce roman offre une grande variété de peintures frappantes, de portraits vivement colorés, de scènes heureusement imaginées, de situations développées avec un art parfait, d’aventures même créées avec le plus rare bonheur. Quel assemblage de tout ce que les temps de Louis XIII offrent de plus touchant et de plus noble, ou de plus utilement instructif ! quelle vérité de coloris ! quelle abondance d’aperçus délicats, de pensées fines et justes ! Dans aucun autre ouvrage le talent de l’auteur ne s’est montré avec plus d’éclat ni avec plus d’enchantement.

MADEMOISELLE DE CLERMONT, nouvelle historique, in-18, 1813. — Mademoiselle de Clermont est un roman fort joli d’un bout à l’autre, dont la brièveté est le moindre mérite. Les caractères de la princesse, de son frère M. le duc, et de son amant le duc de Melun, sont tracés avec une vérité charmante. Là, ni incidents recherchés, ni déclamations prétendues religieuses ; action simple, style naturel, narration animée, intérêt toujours croissant, voilà ce qu’on y trouve ; on croirait lire un ouvrage posthume de Mme de la Fayette. — Mlle de Clermont, arrière-petite-fille du grand Condé, se prend d’inclination pour le duc de Melun, homme de trente ans, d’une belle figure, de beaucoup d’esprit, d’un caractère noble et élevé. La princesse a vingt ans ; elle n’a plus ni père ni mère, et quoique dans la dépendance de son frère, elle a jusqu’à un certain point le droit de disposer de son cœur. Rien dans ce petit roman ne s’oppose à l’intérêt que les deux amants inspirent ; rien n’en altère la pureté ; les développements de leur amour mutuel et mystérieux sont pleins de charmes ; et il n’y a guère de lecteur honnête qui, s’il a eu un amour contrarié, ne retrouve dans ce joli roman quelques sentiments et peut-être des petits incidents du roman de sa jeunesse.

LES BATTUÉCAS, 2 vol. in-12, 1816. — Les Battuécas sont un des ouvrages de Mme de Genlis les mieux écrits et peut-être un des plus mal composés. Ce roman n’est pas long ; il est semé d’une foule de réflexions, de monologues, de conversations ; il reste donc peu d’espace pour les événements, et il ne saurait y en avoir un grand nombre ; cependant il serait très-long et très-difficile d’en présenter l’analyse. Dès le début, les amours d’Adolphe de Palmène et de Calixte d’Auberive, traversés par la révolution française, intéressent le lecteur. Les parents d’Adolphe et ceux de Calixte, dénoncés comme aristocrates, sont obligés de fuir leur patrie, forcés de prendre des routes différentes, et doivent se retrouver en Espagne ; mais Adolphe y arrive seul avec son père, et y cherche inutilement Calixte et sa mère. Après plusieurs mois d’anxiété, il aborde dans la fameuse vallée des Battuécas, vallée enclavée au sein de l’Espagne, peuplée d’habitants qui ignoraient le reste de l’univers, et que l’auteur suppose tout à fait inconnue en 1816. Là ils rencontrent le véritable héros du roman, prodige surnaturel, d’une beauté admirable, d’une force prodigieuse, d’un génie élevé, devinant ce qu’on n’a pu lui apprendre, et les procédés des arts et les règles auxquelles doivent se soumettre l’esprit et le talent. Placide, c’est le nom de ce prodige, objet de la prédilection de toutes les femmes et en butte à la jalousie des hommes, sort de sa vallée ; bientôt l’amour le civilise, et si l’on pouvait admettre que la plus belle, la plus noble et la plus riche des héritières de l’Espagne puisse se décider à donner sa main à un inconnu qui sort d’une vallée inconnue, on serait intéressé par cet amour. Il y a toutefois dans cet endroit du roman une cinquantaine de pages fort agréables, où la passion est peinte avec beaucoup d’âme et de chaleur, où des sentiments nobles et délicats sont exprimés avec grâce, où des situations attachantes sont imaginées avec assez d’art et de ressemblance. Ici l’auteur quitte l’Espagne et transporte son lecteur en France, à la suite d’Adolphe, qui revient dans sa patrie pour y apprendre que sa chère Calixte a péri sur l’échafaud. Adolphe revient chez les Battuécas ; il y rencontre Placide, qui se trouve là à point nommé pour arracher un enfant aux flammes, lequel enfant dénoue le roman de la manière la plus heureuse pour Placide et pour la belle Espagnole, mais la plus romanesque pour les lecteurs.

JEANNE DE FRANCE, nouvelle historique, 2 vol. in-12, 1816. — Les femmes laides, malheureusement en assez grand nombre sur la terre, sont si fort à plaindre, qu’il faut louer ceux qui veulent bien leur donner des consolations. Nous ne doutons point qu’elles ne lisent avec empressement la nouvelle historique de Jeanne de France, mais nous doutons qu’elles y trouvent ce que l’auteur a cherché à prouver, que la laideur n’est point un obstacle insurmontable au bonheur d’une femme, qui d’ailleurs est bonne, vertueuse et spirituelle. Jeanne est un modèle de vertu, de douceur, de patience, de sensibilité, de générosité, de pitié ; elle est aimable, spirituelle ; elle pousse la condescendance jusqu’à se rendre la confidente des amantes de son mari, jusqu’à rappeler ses maîtresses lorsqu’elles sont exilées. À quoi tout cela mène-t-il ? À être malheureuse pendant vingt-deux ans, à quitter le trône de France au moment où elle doit le partager avec Louis XII, et à céder la couronne et son époux à Anne de Bretagne. En vérité, il n’y a rien là de consolant pour les femmes laides, rien qui puisse les engager à être aussi indulgentes et aussi douces que Jeanne de France. L’auteur s’est complu à dessiner le caractère de Jeanne jusque dans ses moindres détails ; elle ne néglige rien pour la rendre intéressante ; mais, malgré tous ses efforts, il y a toujours quelque chose de gauche et de ridicule dans une femme laide qui est amoureuse d’un homme qui ne l’aime pas, et qui lui répète assez souvent qu’il ne l’aimera jamais. Le duc d’Orléans est peint ici plutôt tel qu’il a été après son avénement au trône que tel qu’il fut dans sa jeunesse ; l’auteur a mis beaucoup d’art à adoucir ce qu’il y a de dur et de repoussant dans sa conduite avec la princesse, mais la position est toujours la même ; il a toujours, avec sa femme, de nouveaux torts, que celle-ci pardonne ou qu’elle feint d’ignorer ; et ces torts de ménage, qui sont toujours les mêmes, n’offrent pas un grand intérêt.

ZUMA, ou la Découverte du quinquina, suivi de la Belle Paule, de Zénaïde, et des Roseaux du Tibre, in-12, 1817. — Les Indiens, subjugués par les Espagnols, avaient été contraints de livrer à leurs oppresseurs tout l’or du nouveau monde, mais ils leur cachaient des biens plus utiles à l’humanité, parmi lesquels était l’arbre du quinquina. Les serments les plus redoutables les engageaient au silence, lorsque la vice-reine, comtesse de Chincho, fut atteinte d’une fièvre tierce qui résistait à tous les remèdes. L’ignorance du médecin espagnol qui la soignait, le ton mystérieux dont il parlait à la malade, firent croire que la vice-reine avait été empoisonnée, et tous les soupçons portèrent sur une jeune Indienne nommée Zuma que la comtesse avait à son service. Zuma, bonne et sensible, se désespérait en pensant qu’il existait un remède infaillible contre le mal qui consumait sa maîtresse ; mais, engagée par son serment, elle n’osait trahir le secret des siens. Bientôt, cependant, elle fut attaquée de la même maladie ; au troisième accès de fièvre, son mari lui apporta de la poudre d’écorce de quinquina. Maîtresse de ce trésor, Zuma s’oublie elle-même, et verse furtivement la merveilleuse poudre dans un des breuvages destinés à la comtesse. Aperçue au moment où elle faisait ce généreux sacrifice, le crime paraît certain ; on l’arrête, son mari est mis en prison, et tous deux se laissent condamner. Cependant la vice-reine ignorait tout ; instruite enfin, elle se fait porter au lieu du supplice, et obtient du vice-roi la grâce des coupables. Les Indiens, reconnaissants de cette bonté exercée envers leurs compatriotes, affranchissent Zulma de son serment, et apportent eux-mêmes au palais une dose considérable de poudre de quinquina. Au bout de huit jours, la comtesse fut guérie. — Aux ornements près, Mme de Genlis s’est peu écartée de l’histoire, et sa nouvelle ne manque pas d’intérêt. Les trois autres n’ont d’autre mérite que celui de compléter la dimension d’un volume d’une épaisseur raisonnable.

LES PARVENUS, ou les Aventures de Julien Delmours, écrites pas lui-même, 2 vol. in-8, 1819. — Mme de Genlis fut imbue de très-bonne heure de l’idée que ce qu’on appelait alors naissance était la première condition d’une existence honorable. Aussi nous apprend-elle qu’à l’âge de douze ans, ayant inspiré une passion très-vive à un adolescent qui en avait dix-huit, mais qui n’était que le fils d’un médecin, le premier sentiment que la jeune comtesse, alors chanoinesse, éprouva, lorsqu’il lui eut révélé l’existence de l’amour qu’il avait pour elle, ne fut que de l’indignation : elle ne pouvait concevoir qu’un roturier osât l’aimer ! Il était impossible d’être infecté plus complétement et de meilleure heure de gentilhommerie et de pédantisme. Dans les Aventures de Julien, Mme de Genlis a retracé cette circonstance de sa vie, et y a reproduit toutes les idées dont elle était imbue dès sa plus tendre jeunesse. Elle a voulu aussi, non-seulement faire entrer dans son cadre cette société aimable et polie qu’elle a toujours su mettre en scène avec autant de grâce que de vérité, mais encore la classe des artisans et du peuple, dont elle ne connaissait ni les mœurs, ni le langage, ni les travers, ni les ridicules ; elle a voulu surtout y peindre ses affections, ses haines, ses rancunes, ses opinions, et a saisi cette occasion pour raconter des actions odieuses qu’elle prête à Robespierre, à Marat, à Danton, et à quelques membres de la commune de Paris, et qu’on ne comptait certainement pas trouver dans les Aventures de Julien Delmours.

Le héros du roman est Julien ; il est aimé de la belle Édelie, sœur du comte d’Inglar, mariée, mais fort mal mariée. Les autres principaux personnages sont : la duchesse de Palmis, assez mal mariée aussi, fort aimée du comte d’Inglar, qui n’est pas mieux marié qu’elle, et qu’elle aimera quand il faudra ; la marquise de Palmis, encore plus mal mariée que toutes les autres, mais qui est loin de supporter son malheur avec la résignation que commande la vertu. Plus brillante encore par la beauté et les talents que la duchesse sa belle-sœur, elle rencontre un jeune homme bien séduisant, et a des torts graves que Mme de Genlis flétrit toujours de leur nom propre. La morale que l’on peut tirer de tout ceci, c’est qu’il faut se marier deux fois, et que ce n’est qu’à la seconde fois qu’on rencontre bien. En effet, le comte d’Inglar, qui avait fort médiocrement rencontré la première fois, n’est heureux que lorsque étant veuf, il se marie avec la duchesse de Palmis, veuve aussi, et dont le premier mari était peu digne d’elle. Julien Delmours est sur le point d’épouser la charmante Édelie, devenue veuve, et que son premier mariage avait rendue très-peu heureuse : elle allait combler les vœux de son amant, lorsqu’un pèlerinage qu’elle veut faire auparavant la conduit dans la vallée de Josaphat, où elle se fait religieuse. Julien, à qui cette veuve manque, en épouse une autre, Mlle de Volnis ; et véritablement l’auteur les avait placés un peu auparavant dans une situation tellement délicate, qu’il n’y avait rien de mieux à faire que de les marier. Enfin, il ne tient pas à la marquise de Palmis, devenue veuve, de faire un second mariage, et de prendre un second mari beaucoup plus aimable que le premier, et c’est à un homme veuf qu’elle s’adresse. — La composition et le plan de ce roman sont ce qu’il y a de plus faible dans cette production. Les caractères sont ordinairement vrais, naturels, bien dessinés ; les femmes, surtout celles que l’auteur offre à notre intérêt, doivent souvent se reconnaître, et il nous semble en avoir reconnu plusieurs dans la société, parmi les plus aimables et les plus parfaites. La description de Saint-Pierre de Rome a de l’élégance et de la grandeur. La scène où Mme de Genlis nous représente Édelie en prison et à sa fenêtre, qui est vis-à-vis de la fenêtre de son amant, causant avec lui à la manière des Orientaux, par un langage peut-être trop expressif de gestes et de fleurs, sortant sa belle tête à travers des touffes de rosiers, laissant tomber ses beaux cheveux blonds sur des roses, élevant vers le ciel ses bras d’ivoire à demi couverts de vêtements de deuil, couronnée et pour ainsi dire encadrée par un superbe horizon, serait un tableau digne de l’Albane, s’il n’était un peu chargé d’images et de couleurs.

PÉTRARQUE ET LAURE, in-8, 1819. — Un amour de vingt ans, et qui dure encore vingt-six années après la mort de celle qui l’inspire, un amour sans espérance, même quand l’héroïne vivait, puisqu’elle était mariée et trop vertueuse pour manquer à ses devoirs, l’amour d’un abbé, d’un érudit, un amour qui n’a été traversé par aucun obstacle, puisque l’obstacle insurmontable existait avant cet amour même, un amour enfin qui ne produit que des vers, charmants à la vérité, mais retraçant toujours les mêmes idées et les mêmes images, voilà tout ce que l’histoire de Laure et de Pétrarque prétendait à Mme de Genlis, voilà le fond qu’elle s’est chargée d’étendre, de féconder, de dénaturer, d’embellir, pour en faire ce qu’on est convenu d’appeler un roman, dont le seul mérite est celui du style, toujours pur, exact, élégant et naturel.

Nous connaissons encore de Mme de Genlis : Adèle et Théodore, 3 vol. in-8, 1782 – Les Veillées du Château, 3 vol. in-8, 1784. — Les Vœux téméraires, 3 vol. in-12, 1799. — Contes moraux et Nouvelles, 6 vol. in-12, 1802-3. — La Duchesse de la Vallière, 2 vol. in-12, 1804. — Souvenirs de Félicie, 2 vol. in-12, 1804-7. — Études du cœur humain, in-12, 1805. — Madame de Maintenon, 2 vol. in-12, 1806. — Sinclair, in-18, 1808. — Les Ermites des marais Pontins, in-12, 1814. — Voyage poétique d’Eugène et d’Antonine, in-12, 1818. — Le Comte de Corke, 2 vol. in-12 (4e éd.), 1819. — Les Veillées de la Chaumière, in-8, 1823. — Les Athées conséquents, in-8, 1824. — Les Prisonniers, in-8, 1824. — Thérésina, in-12, 1826. — Le dernier Voyage de Nelgis, 2 vol. in-8, 1828. — Les Soupers de la maréchale de Luxembourg, in-8, 1828. — Athénaïs, in-18, 1832. — Laurette et Julia, in-8, 1836.