Revue littéraire - Correspondance de Gustave Flaubert avec George Sand

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Revue littéraire - Correspondance de Gustave Flaubert avec George Sand
Revue des Deux Mondes3e période, tome 61 (p. 695-705).
REVUE LITTERAIRE

CORRESPONDANCE DE GUSTAVE FLAUBERT AVEC GEORGE SAND

S’ils eussent eu le bon goût, pour publier les Lettres de Gustave Flaubert à George Sand, d’attendre seulement quelque quinze ou vingt ans encore, on voit bien ou du moins on devine ce que les héritiers de Flaubert, sans aucun doute, et son libraire, peut-être, n’y eussent pas gagné ; mais on voit moins clairement ce que Flaubert lui-même, et ses lecteurs, et l’histoire littéraire enfin y eussent perdu. Cette manière d’honorer des morts, en les imprimant pour ainsi dire tout vifs, a décidément quelque chose de trop irrespectueux. Il est permis d’exploiter son oncle, tous les neveux le savent ; mais l’usage y demande cependant quelques précautions ; et l’usage en ce point, comme en tant d’autres, ne laisse pas d’avoir sa raison d’être. On a trouvé généralement que les éditeurs des Lettres de Flaubert à George Sand eussent bien fait de s’y conformer.

Il n’y a qu’une excuse à tant d’empressement : c’est quand les éditeurs d’une correspondance de ce genre ont ce scrupule au moins de profiter de leur situation privilégiée pour l’éditer correctement, y joindre les éclaircissemens qu’elle réclame toujours, et, — je le dirai sans plus d’égards pour les manies de notre temps, — en faire ce que l’on appelait autrefois la toilette. Cette excuse, les éditeurs des Lettres de Gustave Flaubert à George Sand ne l’ont même pas. Dirai-je que je les soupçonne d’avoir gardé par devers eux des lettres entières ? Je dirai du moins que s’il en manque, et il en manque, c’était strictement leur devoir d’éditeurs de nous en avertir. Il est vrai que, par compensation, ils ont laissé tout au long s’étaler dans cette correspondance les jurons, encore plus inutiles qu’indécens, dont Flaubert entaillait à plaisir sa prose familière ! S’ils ne nous ont pas signalé les lacunes de la Correspondance, les éditeurs ne nous ont pas davantage donné les renseignemens que nous attendions d’eux. Bien mieux, ou bien pis ! ils n’ont pas même eu le soin d’en établir les dates, et de contrôler au moins les lettres de Flaubert par celles de George Sand. C’est ainsi qu’ils ont daté de 1867 une lettre de Flaubert qui répond mot pour mot à une lettre de George Sand datée de 1863 ; et ce n’est pas, comme on l’entend bien, le seul exemple de leur négligence et de leur incurie que nous pourrions donner. Nous en pourrions donner aussi de leur fâcheuse partialité. Quand on fait tant que d’imprimer les noms propres dans une correspondance, on les y imprime tous, et l’on ne fait pas exception pour « l’ami ***, » celui qui trouvait Don Quichotte ennuyeux et qui comparait l’auteur de Fanny à l’auteur de René. On ménage tout le monde ou on ne ménage personne, et cette règle doit être absolue.

Quoi qu’il en soit, puisque la correspondance est là, puisque, dès à présent, sur tant d’autres correspondances, elle a ce précieux avantage d’être vraiment un dialogue, et même, comme on va voir, sur plusieurs points, une discussion dans les règles, nous avons le droit d’y puiser ; et c’est ce que nous allons faire. Car elle a vraiment son intérêt. Volontairement ou involontairement, impuissance ou parti-pris, si l’épistolier y est au-dessous du médiocre, s’il n’a ni cette facilité, ni cette aisance, ni ce naturel, ni quelqu’une enfin que ce soit des qualités que l’on estime dans ce genre d’écrire ; et si, d’autre part, l’homme lui-même ne s’y montre nullement sous des traits propres à lui séduire ceux qui déjà n’aiment pas trop la nature de son talent, les théories de l’artiste y sont du moins curieuses à examiner. On les connaissait, sans doute, on pouvait déduire les unes de ses œuvres, et les autres, il les avait lui-même, selon son expression, « dégoisées dogmatiquement, » dans l’instructive préface qu’il a mise aux Dernières Chansons de son ami Louis Bouilhet. Mais, obligé qu’il est ici de sortir, comme on dit, toutes ses raisons, il s’y explique plus amplement qu’il ne l’avait fait nulle part ; et rien ne saurait être plus intéressant, — sur deux ou trois questions qui sont toujours actuelles, toujours pendantes, et toujours obscures, — que d’opposer les décisions de l’auteur de Valentine et du Marquis de Villemer à celles de l’auteur de l’Éducation sentimentale et de Madame Bovary.


Nous l’avons dit déjà plusieurs fois, et nous le disions ici même, au lendemain de la mort de Flaubert : avant tout, par-dessus tout, Flaubert fut un artiste, rien qu’un artiste, et de ces artistes chez qui deux ou trois facultés prédominantes, exclusives, absolues, tyranniques, rétrécissent, absorbent et finissent littéralement par annihiler toutes les autres. Il en est résulté que Flaubert n’a rien compris du monde et de la vie que ce qui pouvait, selon son mot, « profiter à sa consommation personnelle, » et que tout le reste a toujours été, à son égard, comme nul et non avenu. Cette grande haine elle-même de la bêtise humaine, cette haine qui l’a si bien servi dans Madame Bovary, mais si mal, en revanche, dans l’Éducation sentimentale, n’était rien de plus que la projection de sa propre sottise, à lui, sur les choses qu’il ne pouvait comprendre, et parce qu’elles étaient étrangères à son art. Lorsque, par exemple, il écrivait à George Sand, en 1867, ces lignes que l’on appellerait coupables sous une autre plume, et qui ne sont que ridicules sous la sienne : « On a tenu, au dernier Magny, de telles conversations de portiers, que je me suis juré intérieurement de n’y jamais remettre les pieds. Il n’a été question tout le temps que de M. de Bismarck et du Luxembourg. J’en suis encore gorgé ; » cette boutade n’en était pas une, il était absolument sincère, et il ne concevait positivement pas qu’entre gens de lettres et artistes une conversation roulât sur la politique, la politique étant chose étrangère, indifférente, et, selon lui, plutôt hostile à l’art. L’homme est fait pour l’art, et non pas l’art pour l’homme ; il n’y a donc dans la vie que l’art, et rien autre chose que l’art ne nous importe ; le reste, tout le reste, n’est que sottise et vulgarité : telle est sa mesure des choses et des hommes. Les choses n’ont de valeur ou même d’intérêt à ses yeux qu’autant qu’elles peuvent servir à l’élaboration de l’œuvre d’art future, et les hommes ne sont dignes pour lui de quelque attention, ou, si je puis ainsi dire, de quelque conversation seulement, qu’autant qu’ils mettent l’art au-dessus de tout, et l’art compris comme il le comprend. Cette conception de l’art, qui devient, pour un véritable artiste, une conception de la vie même, et qui l’est effectivement devenue pour Flaubert, est haute, sans contredit, mais malheureusement très étroite, et tout à fait inintelligente.

L’une des premières conséquences que Flaubert en tirait, c’était, qu’y ayant fort peu d’hommes capables de comprendre l’art comme il le comprenait, l’artiste, impassiblement dédaigneux de la foule, ne devait travailler que pour dix ou douze lecteurs ou spectateurs seulement. On se doute aussitôt que George Sand ne goûtait pas beaucoup ce principe. « Je vous ai entendu dire : « Je n’écris que pour dix ou douze personnes seulement. » On dit, en causant, bien des choses qui ne sont que le résultat du moment ; mais vous n’étiez pas seul à le dire ; c’était l’opinion du lundi, ou la thèse de ce jour-là : j’ai protesté intérieurement. Les douze personnes pour lesquelles on écrit vous valent ou vous surpassent ; vous n’avez eu jamais besoin, vous, de lire les onze autres pour être vous, Donc on écrit pour tout le monde, pour tout ce qui a besoin d’être initié. Quand on n’est pas compris, on se résigne et l’on recommence. Quand on l’est, on se réjouit et on continue… Qu’est-ce que c’est que l’art sans les cœurs ou les esprits où on le verse ? Un soleil qui ne projetterait pas de rayons et ne donnerait la vie à rien. » Elle aurait pu ajouter que si peut-être des philosophes (comme l’auteur du livre de l’Intelligence), ou des érudits (comme l’auteur de la Vie de Jésus et des Apôtres), peuvent quelquefois, en raison même de la nature toute spéciale de leurs travaux, ne les adresser qu’à quelques douzaines de lecteurs en Europe, c’est un droit que n’ont pas ceux qui, comme Flaubert, écrivent des romans ou composent pour le théâtre. Les conditions du genre dominent ici les caprices de l’artiste. D’une manière universelle, on écrit pour être lu. Mais, d’une manière plus particulière, lorsque, comme au théâtre et comme dans le roman, c’est la représentation de la vie que l’artiste se propose pour but, alors on peut dire qu’il appelle tout ce qui lit et tout ce qui vit à juger lui-même de la fidélité, de l’originalité, de la vérité de la représentation. Les artistes proprement dits ne sont en effet juges de l’art que dans la mesure certaine, mais étroite, où l’œuvre d’art relève de l’exécution, du métier, du procédé. Mais en tant que l’œuvre d’art relève de l’expérience de la vie et de l’observation de la réalité, c’est le public, dans le sens le plus large du mot, qui en redevient le juge naturel, et, plus communément qu’on ne le croit, le vrai juge.

Si Flaubert ne le savait pas, il le sentait du moins. « J’ai déjà combattu ton hérésie favorite, qui est que l’on écrit pour vingt personnes intelligentes et qu’on se fiche du reste, lui écrivait encore George Sand. Ce n’est pas vrai, puisque l’absence de succès t’irrite et t’affecte. » Elle avait raison. Semblable en ce point à tout le monde, Flaubert, quand il réussissait, ne trouvait plus l’humanité si sotte ni le public si niais, mais quand il ne réussissait pas, plutôt que de chercher les raisons de son insuccès où elles étaient, à savoir dans la nature même du Candidat ou de la Tentation de saint Antoine, il les lui fallait trouver dans une cabale, dans un « parti-pris de dénigrement, » dans une rancune ou dans une haine de quiconque ne s’époumonait pas à crier au chef-d’œuvre. Et toutefois, si c’était un peu chez lui, ce n’était pas uniquement excès maladif d’orgueil ou de vanité ; c’était encore, c’était surtout incapacité de comprendre que son œuvre pût être autrement conçue qu’il ne l’avait exécutée. Non-seulement il ne pouvait pas voir une chose autrement qu’il ne l’avait une fois vue, et ainsi redresser, élargir, corriger sa vision ; mais il n’admettait pas que personne pût la voir autrement qu’il ne l’avait vue. De là son étonnement, en présence de la critique, si modérée, si bienveillante, si complaisante qu’elle fût, comme celle que Sainte-Beuve avait faite un jour de Salammbô. De là encore son intolérance ou plutôt son inintelligence de toutes les œuvres qui ne répondaient pas à son idéal d’art. De là enfin son dédain, son mépris, je ne4îs pas de la foule, mais de tout ce qui n’était pas les « dix ou douze lecteurs » qui voyaient et pensaient comme lui. « Il ne faut pas plus écrire pour vingt personnes, lui répétait inutilement George Sand, que pour trois ou pour cent mille. Il faut écrire pour tous ceux qui ont soif délire et qui peuvent profiter d’une bonne lecture. » Profiter d’une bonne lecture ! J’imagine qu’à ces mots, s’il s’y arrêta, car la lettre est fort longue, les bras durent tomber à Flaubert d’étonnement et d’indignation. Profiter d’une bonne lecture ! instruire en amusant ! améliorer les masses en leur prêchant la vertu ! faire de l’œuvre d’art un moyen d’évangélisation ! mettre dans le roman des intentions, des leçons, des lieux-communs de morale ! .. C’était en 1876 ; la correspondance durait depuis plus de dix ans : l’un s’appelait Gustave Flaubert, l’autre s’appelait George Sand. George Sand avait raison, Flaubert n’avait pas tort ; ils ne s’étaient pas compris ! Et ce n’est pas ce qu’il y a de moins curieux dans cette correspondance d’artistes.

Se comprenaient-ils davantage quand ils agitaient la question de savoir ce que l’écrivain doit ou ne doit pas engager de sa personnalité dans son œuvre ? C’est l’une des plus complexes et des plus difficiles que l’esthétique puisse débattre. On sait encore, sur ce point, les théories de Flaubert. Drame ou roman, poésie même, l’artiste, selon lui, devait être absent de son œuvre, et se garder comme d’un crime d’y laisser seulement transparaître son opinion sur ses personnages. « J’éprouve une répulsion invincible, écrivait-il, à mettre sur le papier quelque chose de mon cœur ; je trouve même qu’un romancier n’a pas le droit d’exprimer son opinion sur quoi que ce soit. Est-ce que le bon Dieu l’a jamais dite, son opinion ? Voilà pourquoi j’ai pas mal de choses qui m’étouffent, que je voudrais cracher et que je ravale. A quoi bon les dire, en effet ? le premier venu est plus intéressant que Gustave Flaubert, parce qu’il est plus général et, par conséquent, plus typique. » George Sand lui répondait par ce cri d’éloquence : « Ne rien mettre de son cœur dans ce que l’on écrit ? Je ne comprends plus du tout, oh ! mais du tout ! Moi, il me semble que l’on n’y peut pas mettre autre chose. Est-ce qu’on peut séparer son esprit de son cœur ? Est-ce que c’est quelque chose de différent ? Est-ce que l’être peut se scinder ? Enfin, ne pas se donner tout entier dans son œuvre me paraît aussi impossible que de pleurer avec autre chose qu’avec ses yeux, ou de penser avec autre chose qu’avec son cerveau. » Et Flaubert de répliquer de la seule manière qui lui fût possible c’est-à-dire en se répétant. « Je me suis mal exprimé, en vous disant qu’il ne fallait pas écrire avec son cœur ; j’ai voulu dire : « ne pas mettre sa personnalité en scène. » Je crois que le grand art doit être scientifique et impersonnel. Il faut par un effort d’esprit se transporter dans les personnages et non pas les attirer à soi : voilà du moins la méthode ; ce qui arrive à dire : « Tâchez d’avoir beaucoup de talent et de génie même si vous pouvez. » C’était se dérober et fermer la controverse avant qu’elle fût ouverte. Flaubert était peu discuteur, comme tous les gens dont le siège est fait, qui ne sauraient le refaire, même s’ils le voulaient ; et que, par conséquent, la contradiction ennuie sans les éclairer, trouble sans les ébranler, et irrite sans les persuader. C’était d’ailleurs ici sagement fait à lui, car il n’eût guère pu prolonger la discussion qu’en la rendant pour ainsi dire toute personnelle à George Sand.

En effet, comme tous les écrivains qui, chez nous, depuis tantôt cent ans, ont procédé de Jean-Jacques ou, pour mieux préciser encore, de la Nouvelle Héloïse et des Confessions, c’est sa personnalité que l’auteur d’Indiana, de Valentine, de Jacques a mise le plus souvent en scène. Or il est bien certain, — Flaubert là-dessus a raison, — qu’en ce sens, et, comme disent les mathématiciens, toutes choses égales d’ailleurs, les œuvres sont d’autant plus haut placées dans le ciel de l’art qu’elles sont plus impersonnelles, c’est-à-dire moins révélatrices de la personne de l’artiste, et surtout de l’histoire de sa vie, de ses idées et de ses sentimens. Il semble cependant, à voir les discussions qui, de notre temps, se sont élevées sur ce point, que cette vérité soit tombée dans un profond oubli. Sans prétendre ici. l’en dégager tout à fait et la remettre en pleine lumière, il suffira de demander à ceux qui seraient tentés de la méconnaître ce qu’ils retrouvent donc de l’histoire et de la personne de Shakspeare dans Hamlet ou dans Othello, des aventures et de la vie de Molière dans Tartufe ou dans le Misanthrope, des amours et des secrets de Racine dans Bajazet ou dans Athalie. Ou bien encore, si l’on préférait des œuvres d’une moindre valeur et d’une moindre portée, je serais particulièrement heureux d’avoir pu rencontrer dans Gil Blas des renseignemens utiles à la biographie de Le Sage, quelques détails précis sur Marivaux dans la Vie de Marianne, enfin, dans Paméla, de quoi m’éclairer sur les mœurs, sur les habitudes, sur l’existence publique et privée de Samuel Richardson. Sachons le donc, c’est bien seulement depuis Rousseau qu’au lieu de se servir comme autrefois, de son expérience du monde et de la vie pour animer l’univers de l’art, et créer ce que Flaubert appelait tout à l’heure des « personnages typiques, » on a composé leur roman de ses aventures personnelles, de ses aventures vécues, et lassé le public à force de confessions : Werther, René, Adolphe, Oberman, Indiana, Valentine, Volupté, la Confession d’un enfant du siècle, Elle et Lui… combien d’autres encore ? Mais quoique Flaubert ne se gênât guère, et si grande que fût pour lui la bienveillance de George Sand, c’est ce qu’il lui eût été cependant assez difficile de faire poliment entendre à son illustre amie.

Il lui eût peut-être été plus difficile encore de lui faire comprendre que le roman et le théâtre n’ont pas été précisément inventés pour servir de tribune à l’exposition des idées politiques ou sociales du romancier et de l’auteur dramatique. C’est une autre façon de « mettre sa personnalité en scène, » qui n’est pas moins étrangère au grand art. Or presque tous les romans de George Sand qui ne sont pas une mise en scène de quelques-unes de ses aventures sont une mise en thèse de quelques-unes de ses idées sociales ou socialistes. Que la magnificence du style et que ce large flot d’éloquence auquel on se laisse emporter ramènent d’ailleurs au grand écrivain la sympathie que l’on ne saurait accorder toujours à l’artiste, c’est une autre question. Il n’en est pas moins vrai que, bien loin d’encourager personne à dénaturer l’esthétique propre du roman par l’introduction de ces sortes de thèses, on n’en saurait trop détourner les jeunes écrivains qui, par hasard, s’y sentiraient portés. En cela encore Flaubert avait raison de ne pas vouloir « écrire avec son cœur. » Nous n’avons que faire, dans le roman ou au théâtre, de l’opinion du poète ou du romancier sur la chose publique ; et, s’ils tiennent à l’exprimer quelque part, il importe essentiellement à la dignité de l’art que ce ne soit pas du moins à titre de poètes et de romanciers. Si l’esprit de parti n’avait pas, au surplus, toujours et partout, deux poids et deux mesures, on n’aurait pas approuvé dans les romans de George Sand ce que, dans le même temps, on blâmait si fort et avec tant de raison dans les tragédies de Voltaire : l’intervention de la doctrine personnelle. Dans les romans de George Sand comme dans les tragédies de Voltaire, cette perpétuelle préoccupation d’agir sur l’esprit public, en insinuant quelque chose d’infiniment trop personnel, y a introduit quelque chose aussi de caduc et qui risque, par conséquent, d’entraîner quelque jour l’œuvre entière dans sa chute. Ceux des romans de George Sand qui résistent encore et qui, selon notre espérance, dureront autant que la langue française sont justement ceux où, comme dans Mauprat et dans le Marquis de Villemer, sa doctrine personnelle n’est pas intervenue.

Je dois dire, à la vérité, qu’en interprétant ainsi la doctrine de Flaubert sur l’impersonnalité dans l’art, je ne suis pas du tout assuré qu’il eût approuvé le commentaire. Je vois du moins, dans sa correspondance, que, lorsque après un long intervalle de temps, la discussion revint, il ne sut faire valoir contre George Sand aucune des raisons qui militaient pour sa doctrine. Il se contenta, selon son ordinaire, d’argumenter sur place. « Dans l’idée que j’ai de l’art, répétait-il obstinément, je crois qu’on ne doit rien montrer de ses convictions et que l’artiste ne doit pas plus apparaître dans son œuvre que Dieu dans la sienne. L’homme n’est rien, l’œuvre tout. Cette discipline, qui peut partir d’un point de vue faux, n’est pas facile à observer. Et pour moi, du moins, c’est une sorte de sacrifice permanent que je fais au bon goût. » Cette fois, George Sand, en lui répliquant, approcha un peu plus de la vérité : « Quelle fausse règle de bon goût ! lui disait-elle. Qui te parle de mettre ta personne en scène ! Cela, en effet, ne vaut rien, si ce n’est pas fait franchement, comme un récit. Mais cacher sa propre opinion sur les personnages que l’on met en scène, laisser, par conséquent, le lecteur incertain sur l’opinion qu’il en doit avoir, c’est vouloir n’être pas compris, et des lors le lecteur vous quitte. Ce que le lecteur veut avant tout, c’est de pénétrer notre pensée, et c’est ce que tu lui refuses avec hauteur. Il croit que tu le méprises et que tu veux te moquer de lui. » C’étaient là des raisons. Elles valaient la peine d’être examinées. Flaubert aima mieux se fâcher : « Quant à laisser voir mon opinion sur les gens que je mets en scène, non, non, mille fois non ! Je ne m’en reconnais pas le droit. Si le lecteur ne tire pas d’un livre la moralité qui doit s’y trouver, c’est que le lecteur est un imbécile ou que le livre est faux au point de vue de l’exactitude. Car, du moment qu’une chose est vraie, elle est bonne, les livres obscènes ne sont même immoraux que parce qu’ils manquent de vérité ; ça ne se passe pas comme ça dans la vie. » Sans doute ; mais cette « moralité qui doit s’y trouver, » cette leçon de choses, comme on pourrait l’appeler, cette expression du sens intime et profond de la vie, elle ne s’insinue dans les œuvres qu’à la condition que l’on éprouve pour ce que l’on y représente un intérêt, une curiosité active, et d’un seul mot une sympathie que Flaubert n’a jamais éprouvée.

Tel était, en effet, son tempérament d’artiste : il ne s’intéressait véritablement et sincèrement qu’à la forme des choses, nullement à leur fond. On savait depuis longtemps ce que cette recherche et ce labeur de la forme avaient coûté de peines et de sueurs à Flaubert. George Sand, avec sa manière libre et large, ne comprenait pas plus cette inquiétude et cette angoisse de styliste que Victor Hugo, vers le même temps, n’a sans doute compris le laborieux effort des parnassiens. « Vous ne savez pas, vous, lui écrivait Flaubert, ce que c’est que de rester toute une journée la tête dans ses deux mains à pressurer sa malheureuse cervelle pour trouver un mot. L’idée coule chez vous, largement, incessamment, comme un fleuve. Chez moi, c’est un mince filet d’eau. Il me faut de grands travaux d’art avant d’obtenir une cascade. Ah ! je les aurai connues, les affres du style ! » Il convient de dire ici que les romantiques, d’une manière générale, trop libéralement doués d’en haut, pour la plupart, avaient singulièrement abusé de ce procédé trop sommaire qui consiste à corriger les défauts d’un ouvrage en en faisant un autre. S’il y a donc, dans ce cri de Flaubert, un aveu d’impuissance, il y a pourtant aussi quelque chose de plus : à savoir le respect du style. J’oserai dire qu’il était bon, il y a vingt-cinq ou trente ans, d’y rappeler publiquement les générations nouvelles, et même que c’était les ramener aux vraies, aux saines, aux grandes traditions de la langue : Pascal récrivait jusqu’à quinze fois telle de ses Provinciales, et Racine ne mettait pas moins de deux ans à composer et à écrire sa Phèdre.

Seulement il ne faut pas laisser cette juste préoccupation du style dégénérer en manie, et c’est là que Flaubert en vint de bonne neuve, ou plutôt, étant né rhéteur, c’est de là qu’il était parti. Les mots agissaient sur lui comme les tons sur un peintre et comme les sons sur un musicien. « Je recherche surtout la beauté, disait-il, la beauté dont mes compagnons sont médiocrement en quête. Je les vois insensibles, quand je suis ravagé d’admiration ou d’horreur. Des phrases me font pâmer qui leur paraissent fort ordinaires… Je suis très satisfait quand j’ai écrit une page sans assonances ni répétitions… Je donnerais toutes les légendes de Gavarni pour certaines expressions et certaines coupes des maîtres. » C’était déjà beaucoup dire, car enfin c’était déjà renverser l’ordre naturel des choses, placer la forme avant le fond, mettre devant ce qui doit être derrière, subordonner la fin aux moyens, ou plutôt faire des moyens la fin même de l’art. Infaillible recette pour aboutir tôt ou tard, comme dans ses dernières œuvres, à une littérature tout artificielle, creuse et vide, une littérature de mandarins, et dont les beautés n’en sont plus que pour quelques initiés, quelques fanatiques, et quelques naïfs ! Mais il devait aller plus loin encore, et de la singularité tomber dans l’absurdité. « Je me souviens d’avoir eu des battemens de cœur, d’avoir ressenti un plaisir violent en contemplant un mur de l’Acropole, un mur tout nu, celui qui est à gauche quand on regarde les Propylées. Eh bien ! je me demande si un livre, indépendamment de ce qu’il dit, ne peut pas produire le même effet ? Dans la précision des assemblages, la rareté des élémens, le poli de la surface, l’harmonie de l’ensemble, n’y a-t-il pas une vertu intrinsèque, une espèce de force divine, quelque chose d’éternel comme un principe ? Ainsi, pourquoi y a-t-il un rapport nécessaire entre le mot juste et le mot musical ? Pourquoi arrive-t-on toujours à faire un vers quand on resserre trop sa pensée ? La loi des nombres gouverne donc les sentimens et les images ; et ce qui paraît être l’extérieur est tout bonnement le dedans. » N’entendez-vous peut-être pas clairement ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu’il n’est plus besoin que les mots expriment des idées, et que pour peu qu’on les assemble harmonieusement, sans plus d’égard à ce qu’ils signifient, l’objet de l’art est atteint. Ou, si vous l’aimez mieux, cela veut dire qu’il est inutile de penser pour écrire, — et même que c’est un embarras.

On voit le lien qui rattachait toutes ses doctrines ensemble, mais on voit surtout qu’à bien les entendre, et malgré les apparences dogmatiques, elles n’étaient au fond que l’expression de son tempérament d’artiste. Il était comme il était, et lui demander de se modifier, c’était lui demander, si je puis ainsi dire, de s’abdiquer lui-même. George Sand mit dix ou douze ans à s’en apercevoir, mais enfin elle s’en aperçut. « Les natures opposées se pénètrent difficilement, et je crains que tu ne me comprennes pas mieux aujourd’hui qu’autrefois, » lui écrivait-elle à la date du 15 janvier 1876 ; et, au fait, jamais peut-être deux natures de romanciers n’ont été plus contradictoires. J’essaierai d’exprimer l’espèce de cette opposition en disant qu’autant Flaubert était artiste, autant George Sand fut poète : d’un côté, toute l’étendue d’intelligence et toute la profondeur d’universelle sympathie que ce nom de poète comporte ; mais, de l’autre, toute l’incuriosité de ce qui n’est pas son art et toute l’étroitesse d’esprit compatible avec ce nom d’artiste. Car, indépendamment du don proprement dit, — le don d’imaginer en prose ou le don d’écrire en vers, — on ne peut être poète qu’à la condition d’une sympathie ou, pour mieux dire encore, d’une sensibilité qui vibre à l’unisson de toutes les joies et de toutes les douleurs de l’humanité, mais on peut parfaitement être un artiste, un véritable artiste, à la seule condition d’une ou deux facultés dominantes. Ces facultés, on peut dire aisément quelles elles furent, chez l’auteur de Madame Bovary, car elles s’y réduisent à deux : l’extraordinaire lucidité de la vision et le sentiment profond des sonorités de la phrase française. Hors de là, néant ! égale incapacité de comprendre et de sentir ! Pécuchet tout pur et Bouvard tout craché ! Rien en lui qui soit à lui, c’est-à-dire qui ne procède ou de l’une ou de l’autre de ces deux uniques facultés. Même ce que l’on a nommé le pessimisme de Flaubert ne lui appartient pas, et n’est, au fond, que l’expression de son mépris pour tous ceux d’entre les humains qui n’entendaient pas la rhétorique à sa manière. Et pareillement, c’est encore la perpétuelle tension de ces deux facultés qui explique ce que l’on a nommé, non moins improprement, le romantisme de Flaubert. Romantique ? il ne l’est en rien ; mais, après avoir exercé la lucidité de sa vision sur les herbages de sa Normandie, il aime à l’exercer sur une Carthage hypothétique et, après avoir comme épuisé, dans son Éducation sentimentale, tout ce qu’il a pu trouver dans la langue de sonorités sourdes et comme affaiblies, il aime à entrechoquer dans sa Tentation de saint Antoine tout ce que la langue peut lui fournir de sonorités bruyantes et assourdissantes.


Ce phénomène de dissociation intellectuelle est-il maintenant aussi rare qu’on le pense ? Voilà tantôt deux cents ans que La Bruyère écrivait : « Appellerai-je homme d’esprit celui qui, borné et renfermé dans quelque art,.. ne montre hors de là ni jugement, ni vivacité… un musicien, par exemple, qui après m’avoir comme enchanté par ses accords, semble s’être remis avec son luth dans un même étui ? » C’est bien à peu près ainsi qu’en Flaubert, dès que vous n’avez plus affaire avec l’artiste, il n’y a plus personne. A la vérité, le cas est plus rare parmi les écrivains que parmi les musiciens ou que parmi les peintres ; il a l’air au moins de l’être ; mais c’est l’effet d’une illusion, parce que le langage des mots est plus précis que celui des sons ou des couleurs, et parce qu’en associant les mots il faut bien de toute nécessité que leur association exprime au moins quelque fantôme d’idée. Le fait est qu’il n’y a rien de plus fréquent et de plus commun que cette dissociation. Nous concluons trop volontiers de la supériorité d’un homme dans un genre, sinon précisément à sa supériorité dans tous les autres genres, du moins à la capacité générale de son intelligence. Rien n’est plus logique sans doute, et toutefois rien n’est plus faux. On peut avoir du génie, selon le mot proverbial, et n’être cependant qu’une bête, comme on peut avoir mené une existence aventureuse et néanmoins être une nature essentiellement noble. Cela s’est vu. Mais, pour vouloir trop simplifier et trop classer, nous portons aujourd’hui sur les hommes des jugemens trop d’une pièce, trop entiers, trop absolus. Nos pères, profondément convaincus que nous sommes les uns aux autres « un amas de contradictions, » et chacun de nous pour lui-même « une énigme incompréhensible, » savaient mieux faire le discernement, — le départ, comme ils disaient, — de ce qu’il peut continuer d’exister de petitesse d’âme dans un grand caractère, et de médiocrité d’esprit jusque dans un grand talent.

Peut-être trouvera-t-on que c’est remonter bien haut pour expliquer un romancier dont il ne survivra guère, au total, qu’une œuvre. Je répondrai qu’il suffit que cette œuvre soit dès à présent de celles qui à tous égards ont exercé sur leur temps une grande influence. Et puis, il importait ici de bien distinguer l’homme d’avec son œuvre, car si nous laissions faire aux fanatiques, ils nous auraient bientôt transformé Gustave Flaubert en un des grands esprits du siècle. Et quand on attend que les légendes soient faites pour les venir attaquer, les juges eux-mêmes les plus indépendans vous disent alors qu’elles sont de l’histoire.

C’est comme ceux qui jadis ont essayé de décerner une même apothéose à un autre Gustave, non moins bruyant que l’auteur de Madame Bovary, le maître peintre des Casseurs de pierres. Je crois Madame Bovary, dans son genre, bien supérieure aux Casseurs de pierres dans le leur, mais les deux maîtres, celui de Croisset et celui d’Ornans, ont été du même ordre et, en retournant le vers fameux de Musset,


Artistes, si l’on veut, mais grands hommes, non pas !


Car ce n’est pas assez pour être un grand homme, ni surtout un grand esprit, que d’avoir fait un chef-d’œuvre, deux chefs-d’œuvre, trois chefs-d’œuvre ; et il reste toujours deux points à examiner : de quel ordre est le chef-d’œuvre, et de combien, si je puis ainsi dire, l’auteur lui-même dépassait son œuvre. Œuvre forte, œuvre profonde, œuvre caractéristique d’un moment de l’esprit français au XIXe siècle, œuvre durable, par conséquent, et chef-d’œuvre en ce sens, Madame Bovary n’est malheureusement pas d’un ordre très élevé. Si je l’ai dit, je tiens à le redire ; et, quant à l’homme, je viens d’essayer de montrer pour quelles raisons, bien loin de dépasser son œuvre, il lui est demeuré manifestement et lamentablement inférieur.


F. BRUNETIÈRE.