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Revue littéraire - L’Evangéliste de M. Alphonse Daudet

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Revue littéraire - L’Evangéliste de M. Alphonse Daudet
Revue des Deux Mondes3e période, tome 55 (p. 916-929).
REVUE LITTERAIRE

L’Evangéliste, roman parisien, par M. Alphonse Daudet, Paris, 1883 ; Dentu.

Quand un chroniqueur parisien, « avec la franchise qui lui est propre, » n’aurait pas cru de voir nous informer que l’idée de l’Evangéliste était venue comme à la traverse d’une autre idée de roman que poursuivait l’auteur, c’est sans doute à nous beaucoup de présomption, mais pourtant il nous semble que nous l’aurions tout de même deviné. Il y a des traces manifestes, je ne puis ni ne veux dire d’improvisation, — car le mot emporterait une velléité de reproche que je n’ai garde d’y mettre, et l’on va voir pourquoi, — mais à tout le moins des traces de rapidité de composition dans ce roman de l’Evangéliste. Et comme on reconnaît à de certaines marques qu’un édifice vient à peine d’être débarrassé de son échafaudage, c’est à peu près ainsi que l’on pourrait montrer, engagées encore et involontairement oubliées dans le récit de M. Daudet, des notes qui certainement, dans la pensée de M. Daudet lui-même, ne devaient servir qu’à préparer le récit et lui donner cette solidité sans laquelle, en effet, il n’y a pas de bon roman de mœurs. Et je le ferais en toute autre occasion. Seulement ce n’en est pas ici le lieu, puisqu’au total, s’il est bien demeuré dans l’œuvre quelque chose d’obscur, par endroits, et d’inexpliqué, d’indiqué plutôt que de poussé, d’esquissé plutôt que d’achevé, cependant je n’hésite pas à croire qu’en elle-même, à cette rapidité relative de la composition, l’œuvre a beaucoup plus gagné qu’elle n’a perdu. S’il n’est pas vrai, malgré Molière, que le temps ne fasse rien à l’affaire, il n’est pas vrai non plus qu’il y fasse toujours autant qu’on le penserait. Si l’Évangéliste, à tous égards, est l’un des meilleurs récits que nous devions à l’auteur du Nabab, la raison principale en a tout l’air d’être que M. Daudet n’a pas eu cette fois le loisir de gâter ses rares qualités ni de faire valoir ses défauts par l’abus du procédé. Ses amis nous ont conté que son ambition, dans ce roman, n’avait pas été moins de faire une bonne action que d’écrire une belle œuvre. J’aimerais à penser qu’il en est effectivement ainsi, pour qu’une fois au moins l’esprit ou le talent n’eût pas été la dupe du cœur. Oui ! c’est positivement parce que M. Daudet, sous le coup d’une émotion plus vive, a composé plus vite qu’à son ordinaire, que son style est ici plus net et plus sain, sa composition plus une et plus large, sa psychologie plus humaine et ses moyens enfin plus simples et plus directs.

Non pas que ce style, à la vérité, n’appelle encore plus d’une critique. D’une manière générale, M. Daudet, trop préoccupé d’écrire comme on parle, n’est décidément pas assez en garde contre le néologisme. Ainsi, je ne voudrais pas qu’un écrivain de la valeur de M. Daudet parût croire qu’en bon français des « détails ménagers » veulent dire des détails « de ménage, » ou encore que « se presser » peut se traduire par « s’activer, » ni surtout « prendre l’air » par « s’aérer. » Je voudrais encore moins qu’un écrivain de sa délicatesse laissât échapper, comme il lui arrive trop souvent, de ces mots dont la vulgarité naturelle jure avec le sentiment même qu’ils veulent exprimer. Ce n’est ni toujours ni partout le temps de faire attention aux mêmes détails. Il y a une obligation de ne pas voir, ou de ne pas laisser voir que l’on voit, qui est la politesse du monde et la distinction de l’art. Et je ne voudrais pas enfin qu’un écrivain du goût de M. Daudet, s’il croit de voir mettre à la bouche de ses personnages, dans le dialogue, le langage qu’ils parlent dans la réalité, prît lui-même, dans le récit, ce langage à son propre compte, et nous dît, par exemple : « Ce n’est pas la première fois qu’il joue cette comédie, le vieux Baraquin, pour décrocher quarante francs et une redingote neuve, » ou encore : « Nicolas, resté seul, détend son masque hypocrite et se carapate en sifflant. » C’est une question, pour nous, et nous ne la voudrions pas résoudre sans y regarder de très près, que de savoir si dans le dialogue même, sous prétexte d’exactitude entière, il faut traduire la vulgarité de la pensée par des mots aussi vulgaires qu’elle, mais ce n’en est pas une que de savoir si cette imitation trop fidèle de la réalité doit s’étendre jusqu’au récit. De toutes les méprises d’une jeune école en matière de style, il n’y en a peut être pas de plus grave, parce qu’il n’y en a pas qui compromette plus sûrement la durée des œuvres. En effet, de toutes les parties de la langue d’un temps, vous n’en trouverez pas qui vieillisse plus vite que ce que l’on appelle de deux mots qui, au fond, n’en sont qu’un, le jargon des hautes classes et l’argot des basses. Même quand il prétend copier, l’art transpose ; — ou plutôt, il n’y a d’art qu’à condition de cette transposition, et l’art ne commence qu’avec elle.

Si l’on passe à M. Daudet ces imperfections légères, beaucoup plus rares dans l’Évangéliste que dans Numa Roumestan ou les Rois en exil, le style est ici d’une netteté ou d’une simplicité qu’à notre connaissance il n’avait pas souvent atteintes. Je ne rencontre plus, ou je rencontre pou de ces phrases interminables, qui ne paraissaient pas plus tôt sur le point de finir qu’elles recommençaient, surchargées d’intentions de toute sorte, « travaillées au couteau, » pour détourner une expression de M. Daudet lui-même, et dont le moindre inconvénient n’était pas de donner à certains lecteurs l’illusion, l’illusion seulement, je le veux bien et je l’ai dit, mais l’illusion enfin de l’incorrection. C’est plus simple et c’est plus sain. Pour exprimer ce qu’il y a d’extrêmement complexe dans cette vie que vit l’homme de notre temps, et particulièrement, à quelque degré de la hiérarchie sociale qu’il se trouve placé, l’habitant des grandes villes, M. Daudet n’a rien perdu de son rare talent, mais il a mieux compris ce que vaut la simplicité de la forme, et que le triomphe de l’art serait de réduire à quelques grandes lignes la complexité même et la diversité de ce qu’il imite. Car il ne faut pas s’imaginer que l’on arrive naturellement à un style naturel, Mais, au contraire, et selon la vieille leçon dont on méconnaît si souvent la justesse, il n’est rien que l’écrivain le mieux doué atteigne si tard ni si laborieusement que le parfait naturel. M. Daudet y a touché dans les meilleures pages de son Évangéliste.

Et comme tout se tient, en même temps que le style s’est clarifié, pour ainsi dire, de ce qu’il contenait encore en suspension d’élémens de trouble et d’impureté, en même temps. aussi la composition s’est dégagée plus précise. Ce qui rompait et brisait la continuité de l’action, dans les derniers romans de M. Daudet, ce n’était pas précisément, comme on l’a dit quelquefois, le manque de plan, c’était plutôt la multiplicité des épisodes et, par une inévitable conséquence, la dispersion de l’intérêt. Comme dans une architecture trop ornée, le détail y nuisait à l’ensemble. Trop de festons et trop d’astragales ! On était trop souvent distrait par ce grand nombre de descriptions, dont chacune, ayant son intérêt, sa valeur, son mérite propre, voulait être lue comme l’artiste l’avait traitée lui-même, c’est-à-dire : amoureusement. Non ! l’unité ne faisait pas défaut. Dans le Nabab comme dans les Rois en exil, il y avait bien un commencement, un milieu et une fin. Mais, dans l’un et dans l’autre roman, entre ce commencement et ce milieu, comme entre ce milieu et cette fin, il s’interposait trop de choses qu’il était permis d’y trouver étrangères. Ici, surpris en quelque sorte par un sujet nouveau pour lui, M. Daudet n’a pas eu le temps de les y mettre, ce luxe d’épisodes et cet excès de détails. Tout y va droit au but. À une condition toutefois, c’est que l’on ne fasse pas trop attention au titre du roman lui-même, et que l’on cherche l’unité du sujet où elle est véritablement, dans le personnage non pas de son Évangéliste, mais, si je puis risquer à mon tour le néologisme, dans le personnage de son Évangélisée.

Là, pour nous, est le grand intérêt du roman. On sait avec quelle abondance ou plutôt quelle prodigalité d’invention M. Daudet se plaît à répandre dans ses tableaux une diversité presque infinie de figures. D’autres savent mieux ou plus fortement que lui nouer une intrigue et donner au roman l’allure prompte et hardie du drame. Mais bien peu savent comme lui peupler le drame, et faire concourir à l’imitation de la vie cette fourmillante multitude de personnages dont chacun, même quand il ne fait que traverser l’action sans s’y mêler, est cependant distinct de tous les autres, reconnaissable entre mille, et marqué d’une empreinte profondément individuelle. On retrouvera dans l’Évangéliste cette diversité de figures ; et quelques-unes seront comptées à juste titre parmi les plus originales que M. Daudet ait encore tracées. Tel est l’ancien sous-préfet de Cherchell, M. Lorie-Dufresne, avec sa figure d’honnête homme, plaisamment encadrée dans ses favoris administratifs, et tel est M. Chemineau, son patron, l’ancien avoué de Bourges, « aussi sec, aussi craquant et inexorable que le papier timbré sur lequel il grossoyait autrefois ses procédures. » Telle est encore Henriette Briss, et tel est le pasteur Aussandon. Tel est encore Magnabos, « Magnabos, de l’Ariège, gros homme, trapu et barbu, entre trente-cinq et cinquante ans, avec des paupières de batracien et un creux de basse chantante, » qui, le jour, voyage d’enterrement civil en enterrement civil, et le soir, dans son atelier de peintre d’emblèmes religieux, en faisant de lourdes plaisanteries « passe au jaune de chrome la barbe de saint Joseph ou les tresses de sainte Perpétue. » Telle est aussi sa femme, doucement, naïvement laborieuse, « type de l’ouvrière parisienne, au joli visage ravagé par les veilles et d’atroces migraines, » et qui, seule au logis, tandis que Magnabos pontifie, quelque part ou ailleurs, se vante qu’il n’y ait pas de femme au monde plus heureuse qu’elle, « en se tenant la tête de la main gauche et fermant les yeux de douleur. » Telle est Jeanne Auttheman, l’évangéliste, et telle est Anne de Beuil, l’exécutrice de ses volontés. Mais, du milieu de tous ces personnages, rapidement, dès les premières pages et presque avant que nous ayons eu le temps d’en achever le dénombrement, ce qui sort pour venir au premier plan, l’occuper tout entier, et, absente ou présente, retenir à soi l’attention, c’est une seule figure, une seule personne, une seule âme, Eline Ebsen, l’évangélisée. À partir de ce moment, tous les incidens qui surviennent, — dont quelques-uns, bien loin de prendre trop de place, n’en tiennent peut-être pas assez, — n’ont plus pour objet que l’insensible transformation d’un caractère de jeune fille. C’est une étude psychologique au meilleur sens du mot. Et si ce constant souci de la psychologie a mis de tout temps M. Daudet comme à part, — et fort au-dessus, — d’une école avec laquelle d’ailleurs il a plutôt des procédés que des tendances communes, je ne crois pas qu’il l’ait jamais mieux servi. Il me semble que c’est ce que l’on n’a pas assez loué, tout ce que M. Daudet a dépensé de scrupule et d’art dans cette « observation. » Je dirais « création, » si je ne craignais de le blesser. Sensible surtout à de certaines parties de reportage qui ne sont pas ce qu’il y a de meilleur, ni surtout de plus original, de plus nouveau pour nous, dans l’Évangéliste, on n’a pas assez remarqué ce qu’il y a d’étudié profondément et de délicatement rendu dans cette figure d’Éline Ebsen. Dans l’embarras où je suis de dire tout ce que l’Évangéliste contient de détails de toute sorte, c’est ce que je voudrais essayer de mettre en lumière.

On connaît sans doute le roman, et si, par hasard, quelqu’un de nos lecteurs ne le connaissait pas encore, les romans de M. Daudet ne sont pas de ceux qu’il soit permis de mutiler en les analysant. Je ne veux donc que repasser sur quelques-uns des traits dont il a peint son principal personnage. C’est une vraie trouvaille d’abord que celle de la parole même, et du moyen qui, dans l’âme douce et naturellement aimante, un peu romanesque et sentimentale d’Éline Ebsen, jette l’inquiétude et le trouble. Bonne protestante, mais d’une piété tiède, et plus attentive, comme tous ceux qui vivent d’une vie très active, à ses devoirs de famille qu’à l’œuvre propre de son salut, elle vient à peine de perdre sa grand’mère, l’aïeule dont la riante image est encore comme toute mêlée à ses souvenirs de la veille, quand la voix glaciale de Mme Autheman, fondatrice et présidente de l’Œuvre des dames évangélistes, lui pose cette seule question : « Celle qui vient de disparaître a-t-elle au moins connu le Sauveur avant de mourir ? » Et voilà le point de départ de l’exaltation du sentiment religieux dont la jeune fille va devenir la victime. En effet, on ne pouvait pas dire que « grand’mère eût connu le Sauveur avant de mourir ; » et dans son modeste intérieur, jusque-là si aisément rempli par l’accomplissement du de voir quotidien, Éline a rapporté avec elle cette pensée torturante « que sa grand’mère souffre peut-être et par sa faute. » C’est le sentiment religieux repris pour ainsi dire à sa première origine, pur de tout calcul et libre de tout égoïsme, l’impossibilité de croire que tout finisse avec la vie du corps, expression naïve de cette solidarité qui continue de lier ceux qui survivent à ceux qui ne sont plus, et que le poète a traduite si magnifiquement dans les strophes célèbres :

Prie aussi pour ceux que recouvre
La pierre du tombeau dormant,
Noir précipice qui s’entr’ouvre
Sous notre foule à tout moment.
Toutes ces âmes en disgrâce
Ont besoin qu’on les débarrasse
De la vieille rouille du corps.
Souffrent-elles moins pour se taire ?
Enfant ! regardons sous la terre,
Il faut avoir pitié des morts !
………


C’est en vain qu’une fois prise par l’obsession, l’une des plus troublantes qu’il puisse y avoir pour une âme naturellement affectueuse, et pour une âme sincèrement protestante, qui ne croit pas le purgatoire, Éline essaiera de s’y soustraire. Les humbles besognes de la vie, la tendresse égale et paisible dont elle est entourée comme de toutes parts, cette joie enfin de vivre qui. est la poésie de son âge, peuvent bien un moment l’en dégager ; mais il suffit que le hasard la remette en présence du souvenir seulement de Mme Autheman pour qu’elle soit aussitôt ressaisie ; il suffit qu’elle aperçoive de loin ce château de Port-Sauveur, qui est comme la capitale ou plutôt la forteresse de l’œuvre. « Un malaise inexplicable envahit tout à coup la jeune fille, ternit pour elle le beau soleil printanier et la pure atmosphère aux senteurs de violettes ; c’était le souvenir de sa visite à la rue Pavée, les reproches de Mme Autheman sur la mort impénitente de grand’mère. Elle ne pouvait détacher ses yeux de ces rangées de personnes, de ce parc profond et mystérieux que dominait la croix, funèbrement. Quel hasard l’amenait là ? Était-ce bien un hasard, ou peut-être une volonté plus haute, un avertissement de Dieu ? » Notez le dernier trait. Le mot décisif est déjà prononcé dans son cœur. Elle est déjà du petit troupeau des élus, de celles qu’une protection d’en haut accompagne et de qui le salut est cher à celui qui dispense la grâce.

J’ai vu là-dessus que l’on avait fait le reproche à M. Daudet de n’avoir pas suffisamment expliqué le caractère de Mme Autheman, comme par exemple en expliquant à fond la nature des mobiles qui la poussent. Et, de fait, faute peut-être d’un développement suffisant, on est d’abord tenté de trouver qu’il demeure dans ce singulier personnage un je ne sais quoi de mystérieux et de vague. Est-ce piété sincère ? Est-ce amour de la domination ? Est-ce folie peut-être ? On ne le sait pas bien. Mais je ferai remarquer qu’il en résulte aussi, par compensation, comme un grandissement de la femme et qui nous aide à mieux comprendre l’empire absolu, fait de mystère précisément et de terreur, qu’elle exerce sur l’imagination tendre et la volonté molle d’Éline. Peut-être même fallait-il, en y réfléchissant, que le mobile précis des actions de Mme Autheman restât dans la pénombre, et que cette impuissance d’Éline Ebsen à le discerner devînt la vraie cause de son abdication d’elle-même aux mains de l’évangéliste. Toutes les religions ou contrefaçons de religion, y compris la franc-maçonnerie, ont connu le pouvoir et la fascination du mystère.

Cependant le grand pas n’est pas encore fait, aucun lien n’est encore brisé. L’idée a effleuré l’imagination d’Éline et, de jour en jour, le cercle qu’elle décrit autour d’elle se rétrécit ; l’idée ne s’est pas posée encore et ne s’est pas encore implantée. C’est à une réunion des dames évangélistes que la parole de Mme Autheman l’y fixe. Éline y reconnaît la voix qui l’a déjà tant remuée, elle y entend le « témoignage, » ridicule à la fois et navrant, de l’Anglaise Watson, qu’on la charge de traduire pour l’assemblée, et, en sortant de la réunion, dans « l’omnibus du dimanche, » écœurée de la trivialité des figures, promenant des yeux vagues sur les tableaux mouvans qu’elle traverse, et de là les reportant sur sa mère qui s’est endormie, elle se sent à son tour envahie comme d’une fièvre de détachement et de sacrifice. « Avait-elle bien le droit d’être méprisante pour les autres ? Que faisait-elle de mieux et de plus ? Comme c’était court et puéril, le bien qu’elle essayait l Dieu n’exigeait-il pas autre chose7 Et si elle le lassait par tant de paresse et d’indifférence ? » Ici le sentiment de pitié large et d’universelle commisération qui l’avait jusqu’alors plutôt attendrie qu’agitée s’est transformé en un sentiment plus tenace, parce qu’il est plus intime, celui de l’indignité personnelle.

A la période d’anéantissement il faut qu’une période d’exaltation succède. Et comme le sentiment d’universel le pitié s’était transformé en celui de l’indignité personnelle, il faut que le sentiment d’indignité « devant Christ » se transforme à son tour au sentiment de la supériorité d’une âme choisie de Dieu sur les âmes vulgaires. M. Daudet n’a pas moins admirablement saisi ce point précis ; de métamorphose. « Partout et dans tous, maintenant, Éline reconnaissait cette paresse de l’âme… Et lorsqu’on rentrant chez elle ; elle apercevait le vieil Aussandon dans son petit verger, l’arrosoir ou le sécateur à la main, même celui-là, après tant de preuves données de son zèle orthodoxe, si droit et si ferme dans sa foi, Aussandon, le maître, le doyen de l’église, lui semblait atteint autant que les autres et qu’elle-même. Paresse de l’âme ! paresse de l’âme ! » Et il y a déjà d’ans ce redoublement de l’exclamation une ardeur mal contenue d’apostolat qui commence à se faire jour.

Mme Autheman se chargera de mener maintenant à son terme une « cure d’âme » si heureusement entreprise. Un à un elle rompt tous les liens qui tiennent encore Éline attachée à l’homme qu’elle doit épouser, l’ancien sous-préfet, si honnête et si bon sous la gaucherie de l’apparence ; aux enfans sans mère dont elle s’était fait une joie de devenir l’aide et le soutien ; à sa propre mère enfin, Mme Ebsen. Elle l’attire à Port-Sauveur, elle la soumet froidement, impitoyablement l’une après l’autre, à toutes les épreuves et toutes les disciplines qui forment les ouvrières du salut, et quand enfin elle la croit prête, suffisamment détachée du monde et des affections de la nature, elle la lance à l’évangélisation de la misère et du crime : « Maintenant va, mon enfant, et travaille dans ma vigne. » Tout est fini ; un être nouveau est né dans l’Éline d’autrefois ; Mme Ebsen n’a plus de fille et l’enfant ne s’appartient plus elle-même. Je reviendrai tout à l’heure sur un ou deux traits de cette analyse que j’ai volontairement omis ou négligés. Mais ce ne sera pas sans avoir rendu d’abord hommage à l’artiste qui a su faire passer cette psychologie délicate, subtile, presque morbide à force de subtilité, dans une forme plastique, et incarner tous ces traits dans une création vivante et agissante.

Le même chroniqueur à qui nous devons de savoir comment, par quel enchaînement de causes et d’effets, l’idée de l’Evangéliste était venue à l’esprit de M. Daudet, n’a pas cru de voir nous cacher qu’il ne s’agissait pas ici d’une œuvre d’imagination. Il a bien voulu nous apprendre que ce roman était « la vérité même, » et « puisée en pleine réalité. » Je ne doute donc pas, sur sa parole et la connaissance que doit avoir du goût public et de la mode un vrai chroniqueur parisien, qu’il n’intéresse beaucoup de gens de savoir qu’Éline Ebsen existe et qu’au besoin, au bas du portrait que M. Daudet nous en donne, on pouvait mettre un nom vrai, il s’est en effet formé, depuis quelques années, toute une catégorie de lecteurs naïfs, ou naïvement pervertis, qui ne veulent plus pleurer que sur des infortunes réelles. Ils se croiraient quasi dupés s’ils ne retrouvaient pas dans le roman le fait divers qu’ils ont pu lire dans les journaux de l’année dernière. Quand ils lisent le Bonheur des Dames, le souci qui les travaille n’est pas même de savoir s’ils y trouvent du plaisir, — de quoi je les plaindrais au surplus, — mais bien à quel rayon des magasins du Louvre ou du Bon Marché, ils reconnaîtront les originaux de ce prétendu récit de mœurs parisiennes. Et s’ils osaient, ils demanderaient que le romancier, renonçant à ce peu d’imagination qu’il dépense encore à forger les noms de ses personnages, les mît en action dans ses récits sous le nom qu’ils portent dans la vie réelle.

Mais c’est trop aimer le reportage. Si quelque roman, par hasard, était exécrable, comme le sont ceux des petits naturalistes qui marchent dans les traces de M. Zola, je ne vois pas que pour être incité scrupuleusement de la réalité la plus basse, il devînt pour cela meilleur. Et inversement, si quelque roman est bon et contient, comme l’Evangéliste, des parties de premier ordre, je ne vois pas qu’il importe qu’il soit ou non, dans ces parties mêmes, dans ces parties surtout, imité de la réalité prochaine et calqué sur le vif. Le sens littéraire est comme le sens esthétique. L’un et l’autre, en ce qu’il a d’exquis, consiste peut-être essentiellement dans une vive perception de la vérité supérieure des choses, indépendamment de toute connaissance et préalablement à toute confrontation du modèle et de l’œuvre d’art, drame ou roman, paysage ou portrait. Aussi, pour ma part, ce que je persiste à goûter dans les romans de M. Daudet, dans l’Evangéliste comme dans le Nabab, c’est bien moins ce que M. Daudet y a mis de ses modèles que ce que M. Daudet y a mis de lui-même. Quelque intérêt que je prenne à l’œuvre, j’en prends bien plus encore à l’artiste, ou mieux encore, et allant plus loin, je ne saurais trouver un exemple meilleur que ce roman de l’Evangéliste pour montrer que là où M. Daudet fournit quelque matière à critique, c’est pour avoir imité de trop près, tandis qu’au contraire, là où il est excellent, c’est pour avoir, d’une manière ou d’autre, et plus ou moins hardiment, altéré la réalité.

Il a voulu dénoncer publiquement cette perversion maladive du sentiment religieux, qui bien loin d’être particulière au papisme, comme les protestans voudraient nous le faire croire, et comme beaucoup d’honnêtes libres penseurs le croient sérieusement, ou ont l’air de le croire, n’a jamais, au contraire, ni nulle part, plus cruellement sévi, ni plus ridiculement, — si j’ose m’exprimer ainsi, — que parmi les communions protestantes. Les convulsionnaires de Saint-Médard et les adorateurs du Sacré Cœur de Jésus ne sont après tout qu’un accident sans importance dans l’histoire de la catholicité ; mais, hurleurs ou trembleurs, et vingt autres que l’on pourrait citer, l’histoire du protestantisme n’est remplie que de cette succession de sectes. Aussi faut-il toute la naïveté du pasteur Aussandon pour demander à Mme Autheman de quel droit, à quel titre elle enseigne et substitue son interprétation de la Bible à celle qu’a prétendu fixer la faculté de théologie. De quel droit ? Mais du droit qu’a tout protestant de protester et de dresser son protestantisme, à lui, en face du protestantisme officiel. Or ce que M. Daudet a très bien compris, c’est que, parmi tant de sectes, il n’en pouvait choisir aucune pour la représenter sous ses traits naturels. Il ne nous a peint nulle part cette a armée du salut, qui couvre Paris d’affiches gigantesques, apposte au bord de nos trottoirs des jeunes filles vêtues de knickerbrocker et distribuant la réclame pour Jésus feuille à feuille, » mais, quoi qu’en ait dit le chroniqueur, il s’est contenté de lui donner en passant une atteinte légère, et dans cette rapide esquisse il a même omis plus d’un trait qu’un véritable reporter n’eût eu garde d’omettre : c’eût été trop ridicule. Il s’est également contenté d’indiquer, et sous la responsabilité du Dr Chapman ou de Mrs Trollope, les excès habituels des revivals d’Angleterre et des camps-meetings d’Amérique : c’eût été trop odieux, ou pour mieux dire trop hideux. Mais, des programmes ou des prospectus de l’armée du salut, comme des renseignemens que lui fournissait l’histoire des revivals chrétiens, en véritable artiste et romancier véritable, il a uniquement tiré ce qu’il fallait pour nous rendre acceptable le personnage de son évangéliste, et le personnage de son évangélisée sympathique.

C’est avec le même soin, avec le même souci d’une vérité plus haute que la réalité prochaine que, dans cette analyse psychologique de la transformation d’Éline Ebsen, il s’est gardé de mêler la description d’aucun de ces symptômes qui, du consentement de tous les aliénistes, caractérisent la période d’état de la folie religieuse. En effet, la plupart de ces traits sont d’une telle nature, et tellement dégradante, qu’ils ne sauraient trouver place que dans les traités de pathologie mentale. Si M. Daudet les avait laissés, sous prétexte d’exactitude entière, se glisser dans son récit, il a parfaitement compris, ou senti, que son Évangéliste y eût perdu en intérêt d’art tout ce qu’elle eût semblé gagner en intérêt de précision scientifique.

Est-il même bien sûr qu’en arrangeant ainsi la physionomie de la véritable Éline, M. Daudet n’en ait rien changé, rien modifié, — disons le grand mot, — rien idéalisé ? Par exemple, l’union de la véritable Éline et de Mme Ebsen a-t-elle été toujours aussi étroite, aussi affectueuse, aussi tendre que nous la peint M. Daudet ? N’y a-t-il jamais rien eu de tracassier dans l’amour de la mère, et jamais rien de languissant dans celui de la fille ? La véritable Éline a-t-elle connu le véritable Lorie Dufresne ? Sont-ce véritablement les enfans de l’ancien sous-préfet qu’elle a commencé d’aimer ? Était-elle véritablement à la veille de se marier quand elle est devenue la victime de son exaltation religieuse ? A-t-il suffi, pour amener un changement si profond, et sans que rien l’eût fait pressentir, d’un mot, d’un seul mot de Mme Autheman ? Est-ce sous le déguisement d’une proposition de se convertir qu’elle a fait pressentir son intention de rompre à l’homme qu’elle devait épouser ? Combien d’autres questions encore que je ne saurais, ni, le pouvant, ne voudrais approfondir, et auxquelles d’ailleurs je ne demande pas de réponse, tant parce qu’il n’y a rien qui me fût plus indifférent que parce que je suis convaincu qu’à les poser toutes, j’en trouverais toujours bien une où je triompherais.

Non ! mille fois non ! ne permettons pas à M. Daudet lui-même de se réduire à un si mince et si modeste rôle que celui d’assembleur et d’arrangeur de faits divers. Il y a beaucoup plus que la réalité toute seule dans son art, parce qu’il y a beaucoup plus en lui qu’un naturaliste. C’est pourquoi je regrette vivement qu’en un ou deux endroits de son Évangéliste, poussant l’imitation du réel un peu plus loin qu’il ne fallait, il ait cru de voir faire concourir à la conversion d’Éline Ebsen des drogues pharmaceutiques : hyoxyanine, atropine, strychnine, extrait de belladone et décoction de fèves de Saint-Ignace, « de quoi troubler le cerveau ou l’anéantir. » Je ne doute pas un instant que M. Daudet ne l’ait vu, « ce papier tout chargé de formules chimiques ; » je suis même persuadé qu’il le conserve et le conservera longtemps dans ses archives, mais il eût mieux fait de ne pas s’en servir. Car enfin, si je voulais insister sur ce détail, n’est-il pas vrai qu’il risquait là de nous désintéresser en quelques mois de son Éline, puisque notre intérêt ne s’y attache qu’autant qu’Éline agit dans la pleine liberté de ses résolutions ? La maladie, si l’on veut qu’il y ait maladie, n’est une matière pour le romancier qu’autant qu’elle demeure une maladie morale. Si l’on mêle aux détails physiques de cette maladie morale une histoire d’intoxication, c’est fini, nous n’y sommes plus, le cas ne relève plus que du parquet et de la cour d’assises. Et M. Daudet, toujours sauvé de lui-même par lui-même, de son système par son talent, l’a si bien senti qu’il a reculé cette révélation jusqu’aux dernières pages du récit, et que, dans le seul autre endroit où il y fasse une allusion légère, il ne se sert que d’un terme vague, et qui pourrait aussi bien envelopper tout autre chose que ce que nous apprendrons plus tard : « le verre qu’Anne de Beuil lui préparait tous les soirs, » comme qui dirait : un verre d’eau sucrée avec de la fleur d’oranger.

Je crains encore, ou du moins on nous l’a dit, que les lettres d’Éline Ebsen ne soient absolument authentiques et telles, en effet, que la véritable Éline continue peut-être d’en écrire à sa mère. M. Daudet eut dû faire attention qu’au lecteur qui les lirait dans leur teneur authentique elles paraîtraient presque inévitablement fausses. En effet, ce sont là de ces lettres qu’il faut lire, comme on dît, entre les lignes, car leur froideur même est un indice qu’elles sont écrites avec effort et douleur. Sous cette apparente insensibilité, sous ce jargon biblique, j’aurais donc aimé qu’un ou deux traits de la main de M. Daudet nous manifestassent le déchirement intérieur. Il m’a paru croire trop aisément que, dans ces états d’exaltation d’une âme chrétienne, d’aberration même s’il y tient, la nature perdait ses droits. Elle les conserve et ils subsistent, mais la volonté les contient et les refoule. C’est une nuance, à notre avis, qui manque à la physionomie d’Éline Ebsen. Il eût été digne de M. Daudet de l’y mettre et, sans rien sacrifier de sa propre pensée, sans même nuire à son intention de plaider la cause d’une mère, il eût pu nous laisser voir cependant qu’il y a quelque chose d’autre qu’une aberration des sens ou une pure maladie de l’esprit dans l’exagération du sentiment religieux. Les exemples ne manqueraient pas dans l’histoire, d’âmes à la fois tendres et héroïques qui eussent trouvé le bonheur dans le cercle de leurs affections naturelles, ou plutôt qui l’y avaient trouvé et savaient l’y goûter, et qui l’ont pourtant abjuré au nom d’un devoir conçu comme supérieur.. Que voulez-vous ? Tout n’est pas fait, pour certaines gens, quand ils ont été bons fils, bon époux et bons pères. Et, comme on dit vulgairement, quoique ce soit déjà bien beau que d’avoir été tout cela, il y en a pourtant à qui ce n’est pas encore assez.

Il ne me reste plus qu’à louer dans l’Evangéliste les qualités ordinaires de M. Daudet, mais plus saines, comme je l’ai déjà dit, plus libres de toute préoccupation d’école. Dans les meilleures pages de l’Évangéliste, la sobriété de la description est devenue, comme chez les vrais maîtres, un élément de leur charme et de leur beauté. Au lieu de peindre par l’accumulation des détails, et la nouveauté des mots, et leurs rapprochemens imprévus, c’est l’impression de la figure ou du paysage sur l’esprit que M. Daudet dégage et résume en quatre lignes. Tel ci portrait d’Anne de Beuil, gardant dans toute sa personne « le fanatisme farouche et traqué de la réforme au temps des guerres… l’œil guetteur, méfiant, l’âme prête au martyre comme à la bataille, le mépris de la mort et du ridicule, grossière avec cela, et l’accent de sa province. « Tel encore ce coin de paysage ; « le petit village marin, ses maisons de bois, le clocher en vigie dominant les flots et tout autour de l’église n’ayant pour vitraux que le bleu de la mer, le cimetière d’herbes folles, aux croix serrées, bousculées comme par le roulis et le vent du large. » La forme est ici dans le degré de concentration qui permet à l’œil de la saisir d’un seul coup tout entière, et si peut-être il n’y a pas plus d’art, il y a certainement plus de force et de puissance dans ce raccourci que dans le long déroulement des indications successives qui venaient l’une après l’autre se modifier en s’ajoutant. Il faut souhaiter que M. Daudet persiste dans cette manière, sinon pour lui nouvelle, du moins abrégée de sa première manière, et qu’il tende lui-même de plus en plus où la pente naturelle de son talent l’entraîne, vers ce qu’il y a de plus rare dans notre littérature : l’intensité du sentiment dans la simplicité savante de l’exécution.

C’est un dernier trait sur lequel il faut appuyer. En effet, dans l’Evangéliste, comme déjà dans quelques-uns des derniers romans de M. Daudet, je ne vois rien de plus remarquable que la simplicité des moyens qui produisent la plus profonde et la plus puissante émotion. Avec le don de l’évocation et de la vie, si l’on me demandait ce qui caractérise le talent de M. Daudet, je répondrais que c’est ce don de la simplicité des moyens. Les romantiques avaient besoin, pour nous remuer, de tout un appareil de grands sentimens et de passions quasi surhumaines. La vie quotidienne à leurs yeux n’était pas digne d’être représentée par l’art. Il leur fallait des cas d’exception, et ils n’opéraient que dans l’extraordinaire ou dans le singulier. Quand le naturalisme, non pas certes, ce naturalisme grossier qui s’étale dans certaines œuvres que je ne veux pas nommer, mais le naturalisme bien entendu, celui qui se propose de dégager du spectacle des réalités communes ce qu’elles enferment d’intérêt, d’émotion, de poésie même, quand ce mouvement, dont le vrai caractère n’a été plus étrangement méconnu par personne que par ceux-là mêmes qui croient l’avoir dirigé, n’aurait rendu que ce seul service de ramener le roman de mœurs à une observation plus scrupuleuse de la nature et une imitation plus fidèle de la vie, ce serait déjà beaucoup. Il faut accorder cette louange à l’auteur de l’Evangéliste qu’il a excellé plusieurs fois dans cette peinture de la vie familière. Un rien, comme on dit, lui suffit pour faire jaillir l’émotion comme des profondeurs de ce que l’on eût jadis appelé la banalité même ; et réciproquement, on doit le reconnaître, c’est parce qu’il ne va pas la chercher ailleurs qu’elle est chez lui si puissante et si communicative.

Je voudrais pouvoir ici donner mes preuves. Faute de place, je me contenterai de rappeler ces pages à la fois si simples et si poignantes où ce brave Dufresne, « en faisant un peu de classement, » met la main ce soir-là sur les lettres de sa femme, et relit machinalement cette correspondance « datée de l’année de la maladie, » tout ce qui lui reste d’une morte aimée. La simplicité en est parfaite, la délicatesse en est exquise, l’émotion en est irrésistible. Relisez seulement ces quelques lignes, quand Lorie en arrive à la dernière lettre de cette correspondance, celle où la mourante, avec cette seconde vue et cette pénétration plus intime des siens que donne dans certaines maladies l’approche de la mort, a pressenti que l’on ne garderait pas éternellement son souvenir. « Et lentement, délicatement, avec des mots longtemps cherchés, et qui avaient dû lui coûter à écrire, car tout ce passage haletait de fragmens, de cassures, elle lui parlait d’un mariage possible, plus tard, quelque jour… Il était si jeune encore ! .. Seulement, choisis-la bien, et donne à nos petits une mère qui soit vraiment mère. » Jamais ces dernières recommandations, relues souvent depuis la mort, n’avaient impressionné Lorie comme ce soir, pendant qu’il écoutait, dans le silence de la maison endormie, un pas tranquille de rangement, allant, venant à l’étage au-dessus. Une fenêtre se ferma, des rideaux grincèrent sur leur tringle ; et à travers de grosses larmes qui embuaient et allongeaient les mots, il continuait à lire et à relire : « Seulement, choisis-la bien… »

On pourrait citer vingt autres pages, de cette force en même temps que de cette simplicité, parce qu’elles vont au-delà du visible, et que selon l’expression en faveur, les dessous en sont psychologiques. Il en est deux au moins que j’aurais comme un remords de n’avoir pas signalées : celle où la femme du pasteur Aussandon, « ce petit être tout d’intérêt, mais si maternel, frappé au point sensible, » se jette en sanglotant dans les bras du vieil homme qui vient de risquer, sachant ce qu’il faisait, dans un courageux effort de franchise, le pain peut-être de leurs vieux jours, et celle encore qui termine le récit sur l’un des plus admirables tableaux que M. Daudet ait jamais tracés, la dernière séparation de la mère et de la fille, ces deux femmes droites en face l’une de l’autre, « sans un mot, sans un regard, » devenues à jamais étrangères, et toutes deux se raidissant contre l’émotion de l’éternel adieu : la mère dans son indignation de ne plus rien retrouver de son enfant dans cette Éline aux yeux secs, la fille dans le sentiment du de voir cruel et impitoyable qu’elle s’est juré d’accomplir. «… Mme Ebsen, immobile à la même place, entend ce pas léger qui s’éloigne sur l’escalier. Et sans que la fille se penche à la portière, sans que la mère soulève son rideau pour l’échange d’un dernier adieu, la voiture cahote, tourne la rue, se perd entre mille autres voitures dans le grondement de Paris… Elles ne se sont plus revues… Jamais. »

Ceux qui s’intéressent au talent de M. Daudet ne sauraient trop l’inviter à persévérer dans cette voie simple, large, vraiment humaine. Mêlées aux mêmes qualités que dans l’Evangéliste, il y avait toutefois encore, dans ses derniers romans, trop de curiosités, pour ainsi dire : trop de descriptions du Paris inconnu, comme dans les Rois en exil ; trop de figures marquées d’un accent trop particulier, comme le tambourinaire de Numa Roumestan. Ici, sans que les types y aient rien perdu de leur originalité propre, chacun d’eux a de plus en soi quelque chose de tout le monde. Et il suffit, pour le comprendre, que l’on réduise le récit tout entier à sa donnée principale. Elle peut se résumer en quatre mots. C’est un épisode de l’éternelle histoire de la lutte des affections naturelles contre un devoir quelconque, religieux ou autre, conçu comme supérieur à ces affections. Que le lecteur en fasse l’expérience : il verra s’il lui est aussi facile de ramener Numa Roumestan, les Rois en exil, le Nabab lui-même à quelque chose d’aussi général et véritablement humain. Il y a bientôt quatre ans, nous disions ici même, — et c’était à propos des Rois en exil, — que, tout en rendant justice aux grandes qualités du roman et à sa nouveauté, nous n’y trouvions pas assez profondément marqués les caractères qui perpétuent les nouveautés et les font entrer dans la tradition. A tort ou à raison, nous avons mieux aimé ne rien dire de Numa Roumestan que de constater une fois de plus que nous ne les y reconnaissions pas encore. Mais, nous pouvons le dire aujourd’hui sans hésitation, elles sont dans l’Evangéliste ; elles en sont ce qu’il y a de meilleur et d’absolument hors de pair ; et elles y témoignent éloquemment du progrès peut-être le plus considérable qu’ait accompli, dans sa carrière déjà si brillante, M, Alphonse Daudet.


F. BRUNETIERE.