Revue littéraire de l’Allemagne — 28 février 1841

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REVUE LITTÉRAIRE
DE L’ALLEMAGNE.

La presse allemande vient de faire une rude campagne. Depuis le mois de mai de l’année dernière jusqu’à la nuit de la Saint-Silvestre, nous ne croyons pas qu’elle ait cessé un instant d’être en colère, et quand cette presse allemande est en colère, elle emploie un petit dictionnaire d’invectives auprès duquel celui de nos journaux, dans leur plus grande violence, pourrait fort bien passer pour un manuel d’urbanité. Si, jusqu’à présent, nous n’avions pas été parfaitement convaincu que la vraie vocation de l’Allemagne est dans ses études spéculatives, dans ses rêves poétiques, nous le serions aujourd’hui. Elle a deux bons génies dont elle devrait être toujours heureuse et fière, le génie de l’étude qui conduit par la main ses savans à travers les routes obscures du temps passé, et la muse qui lui enseigne ses ballades mélodieuses, ses légendes naïves et ses douces chansons. Si trompée par les vagues rumeurs qui lui viennent de loin, elle essaie d’y mêler sa voix ; si, quittant le foyer où ses honnêtes pénates la charment encore par de pieuses coutumes, elle se jette dans l’arène turbulente des autres peuples, la noble Allemagne s’égare. Elle ne sait pas, elle qui sait tant de choses, se ployer au ton de ces discussions, si amères au fond, si nuancées et si modérées dans la forme. Au lieu de prendre ces petites flèches flottantes et acérées du picador qui aiguillonnent l’attaque et prolongent le combat, elle prend une massue et tâche d’un seul coup d’assommer le taureau. Son honnêteté de caractère, son patriotisme ardent, et, il faut le dire, sa susceptibilité scolastique, ne lui permettent pas de rester dans les bornes d’une polémique calme et mesurée. Si elle se croit atteinte, elle s’exagère bien vite le sentiment de son offense. Elle passe en un instant du raisonnement à l’apostrophe, de l’admiration à l’outrage. Hier elle louait encore l’esprit, le caractère du pays qui l’avoisine ; demain, elle le condamne sans pitié. Hier, elle rendait justice à vos travaux, elle vous proclamait un de ses disciples, elle vous adressait, avec des paroles flatteuses, des diplômes honorifiques ; demain, elle efface d’un trait de plume tout le passé et vous appelle un ignorant. Il n’y a pas long-temps que M. Heine faisait encore école en Allemagne par sa prose et par ses vers. Le livre qu’il a récemment publié sur Bœrne lui a attiré de la part des mêmes journaux qui le louaient tant autrefois des invectives que nous rougirions de traduire. Les bruits de guerre qui nous ont tant occupés l’été dernier, les menaces de propagande, quelques lettres écrites sur les bords du Rhin par M. Frédéric Soulié, ont fait sortir de l’atelier de la presse allemande toutes les paroles haineuses et envenimées que nous croyions profondément ensevelies depuis 1813. Une éloquente brochure de notre ami Edgar Quinet a réveillé, avec toute sa fougue, l’esprit de la vieille Teutonie. Pour peu que cette effervescence allemande continue, les choses en viendront au point que nous n’oserons plus prononcer le nom du Rhin, chanter la chanson de Claudius, répéter les vers de Byron, ou jeter un regard du côté de Johannisberg, sans être véhémentement soupçonnés d’esprit d’usurpation et de propagandisme. Le mieux serait, si nous voulons avoir la paix, d’effacer de nos cartes le nom de ce fleuve ennemi, de rayer dans notre histoire les jours où il fut franchi par nos armées victorieuses, d’oublier qu’il existe, qu’il arrose une partie de nos frontières, et soupire au bord des provinces qui furent à nous !

Dans cette guerre engagée entre la presse d’Allemagne et la France, nous avons eu aussi notre part de récriminations, nous humble explorateur de littérature germanique. En voyant avec quelle animosité les journaux de par-delà le Rhin s’emparaient des deux derniers articles que nous avons donnés dans cette Revue sur les publications de l’Allemagne, nous nous sommes demandé d’où pouvait venir tant de colère, et nous nous le demandons encore. Avons-nous donc d’une plume sacrilége attaqué les grands noms dont l’Allemagne se glorifie ? Non, nous professons pour eux une sorte de culte et une profonde admiration. Avons-nous nié le mérite des vrais poètes comme Uhland, Ruckert et Tieck, des vrais savans comme Grimm, qui restent encore à l’Allemagne ? Non, et nous en appelons au témoignage même de ces hommes qui n’ont pas encore oublié, nous en sommes sûr, le jour où nous allions pieusement les visiter dans le cours de notre pèlerinage poétique. Avons-nous mis en doute la science des écoles, l’autorité des universités allemandes ? Non, nous nous honorons d’appartenir nous-même à l’une de ces universités, et nous n’avons pas coutume d’insulter le lendemain ceux à qui nous demandions des leçons la veille. Enfin avons-nous calomnié le caractère de l’Allemagne ? Non, nous avons au contraire, sans cesse et partout, loué les habitudes touchantes, les vertus domestiques, les mœurs hospitalières des populations germaniques. Où donc est notre crime ? Notre crime ? le voici. Nous avons dit que le grand siècle littéraire de l’Allemagne est passé ; que ce pays, illustré naguère par des œuvres de génie, tombe de plus en plus dans la traduction et l’imitation ; que des milliers de volumes enfantés chaque année par les diverses provinces de ce vaste empire, il en est bien peu qui méritent une mention sérieuse. Si l’Allemagne ne veut pas qu’on nous croie, qu’elle retranche donc du nombre immense de ses publications littéraires tous les volumes qui naissent comme des aigles et sont ensevelis comme des krebse, qu’elle raie de ses catalogues, de ses journaux, de ses répertoires de théâtre, tous les romans, toutes les nouvelles et toutes les pièces empruntés seulement à la France : nous verrons ce qui lui restera.

Pour faire notre confession tout entière, nous avouerons encore un autre crime dont nous nous sommes rendu coupable, et celui-ci est beaucoup plus grave. Nous avons osé attaquer dans l’enivrement de son orgueil cette école nouvelle qui prétend régénérer l’Allemagne en y introduisant les moqueries de Voltaire, cette pléiade d’écrivains vaniteux qui supplée au vide de ses idées par des phrases pompeuses, cette jeune Allemagne enfin, puisqu’il faut l’appeler par son nom, qui, entre autres merveilles fort ingénieuses dans un pays de religion, d’ordre et de morale, a découvert pour son agrément le jacobinisme et l’impiété. C’est parce que nous aimons l’Allemagne avec son vrai caractère et sa vraie grandeur, ses noms de savans vénérés de tout homme studieux et ses mœurs chéries des voyageurs ; c’est parce que nous voudrions la voir persister dans la voie où elle s’est acquis tant de gloire, que nous réprouvons cette vaine et fausse littérature dont toute l’originalité consiste à outrager les saines idées du passé. Un journal de Dresde, dont le rédacteur ne nous est connu que de nom, a bien voulu dire que, si nous n’avions pas formulé tant de vérités dans nos derniers articles sur l’Allemagne, nous n’aurions pas soulevé tant d’animosité. Nous le remercions de cette justification, et nous continuerons à dire franchement notre opinion sur l’état actuel de la littérature allemande, sauf à nous attirer quelque nouvelle invective des journaux de MM. Gutzkow, Laube, Th. Mundt, Éd. Düller, et quelque longue lettre de M. O.-L.-B. Wolff.

Mais l’Allemagne, dont la susceptibilité est si facile à éveiller, et l’esprit si irritable quand nous parlons de ses frontières, de sa littérature, de ses œuvres d’art et de son caractère, est-elle bien sûre de la rectitude parfaite des jugemens qu’elle porte sur la France ? Sait-elle que si nos écrivains vivaient dans cette continuelle préoccupation d’eux-mêmes qui est une des faiblesses des Allemands, si nous voulions nous mettre à commenter ses livres et ses journaux comme elle veut bien commenter les nôtres, il n’en est pas un où nous ne trouverions à chaque instant quelque grave erreur ou quelque plaisante théorie ? Je prends, par exemple, une longue dissertation sur la littérature française publiée récemment dans un des recueils les plus populaires de l’Allemagne, et j’y trouve la classification la plus étrange qu’il soit possible d’imaginer, les noms les plus illustres placés au même niveau que les esprits les plus médiocres, et les écrivains de la nature la plus opposée rangés dans la même catégorie. Ainsi Lemercier et Dupaty sont tous les deux représentans du classicisme ; au milieu du scepticisme profond qui a été pendant quelques années notre état normal, Sainte-Beuve, George Sand, cherchent à donner à notre littérature un autre caractère, en s’appuyant sur la morale et la vie de famille. Puis vient une classification minutieuse des divers genres de littérature, et une longue liste d’auteurs et de productions modernes fort instructive, car il y a là des noms dont la France n’a pas conservé le plus léger souvenir, et qui ont été scrupuleusement recueillis et enregistrés par l’Allemagne. Je soupçonne l’auteur de cette dissertation d’être un de ces démagogues littéraires qui se plaisent à porter la loi agraire dans les domaines de la gloire, à dépouiller le riche pour doter le pauvre. Ainsi le Jocelyn, de M. de Lamartine, n’est qu’une idylle aimable ; mais la Perle d’Ischia, de M. Benedict d’Os, est un livre admirable, le vrai cantique des cantiques de l’amour ! M. Alfred de Vigny vit dans une atmosphère de réflexions qui renferme beaucoup de sujets malsains (ungesunde stoffe), mais M. Jasmin a écrit des choses excellentes.

Dans le drame, Victor Hugo et Alfred de Vigny sont à la tête de l’école idéaliste, mais en face d’eux il y a une école réaliste dont M. Vitet est le principal représentant.

Dans le roman de mœurs, MM. de Custine, Balzac, E. Souvestre, Raymond Bruckère, partagent à peu près, ex aequo, les honneurs du premier rang. Paul de Kock, le favori des Allemands, est relégué cette fois, je ne sais par quel motif, beaucoup plus loin. Dans le roman historique, Cinq-Mars atteint presque à la hauteur de Notre-Dame de Paris ; le bibliophile Jacob est tout près de Walter Scott, et MM. Barginet de Grenoble, Hedouin de Boulogne, Amédée de Pastoret, occupent une place fort honorable. Quant à Mme Charles Reybaud, l’aimable auteur de tant de jolies nouvelles, elle est classée dans une autre catégorie, qui s’appelle le roman de soldat (soldaten romanen).

Dans l’histoire, même catalogue d’écrivains de toute sorte, même sympathie pour les livres morts, même réhabilitation des médiocrités. L’auteur réserve toute sa rigueur pour la critique française, qui se fait, dit-il, de la façon la plus honteuse. « Il y a, si vous ne le savez pas, cinq à six coteries à Paris, dont chacune a quelques-uns de ses membres employés dans les journaux. Que l’un des assurés vienne à publier le livre le plus insignifiant, à l’instant même tous ses associés le louent comme un chef-d’œuvre, et c’est ainsi que les écrivains s’assurent non-seulement une réputation, mais, ce qui est bien plus positif, le revenu d’une année. »

Voilà ce que l’Allemagne écrit dans ses livres et ses recueils sur notre littérature. Que serait-ce si nous voulions énumérer les vains bruits, les détails puérils, les fausses nouvelles qu’elle publie à chaque instant dans ses journaux sur l’état de nos affaires, sur nos hommes politiques, nos artistes et nos théâtres ! Je me rappelle entre autres curiosités de ce genre, avoir vu dans un journal de Leipzig, je ne sais plus lequel, une série de portraits de nos principaux écrivains, qui était bien la chose la plus bouffonne qu’il soit possible d’imaginer. Certes, quand nous rencontrons dans la presse allemande une de ces lourdes erreurs, nous n’accusons l’Allemagne ni de mauvaise foi ni de méchanceté. Nous savons que c’est une nation honnête et loyale, amie du vrai et du beau, mais facile à tromper par ceux qui de loin lui racontent les choses qu’elle désire connaître. Il y a chez nous je ne sais combien d’Allemands, jeunes et vieux, instruits et ignorans, qui viennent à Paris souvent sans autre but que celui de satisfaire une vague curiosité de voyageur ou d’échapper aux préventions d’une censure avec laquelle ils ne vivent pas en très bon accord. Souvent ces hommes n’ont d’autre ressource que de se faire les correspondans des journaux de leur pays. Privés des recommandations qui pourraient leur ouvrir l’entrée des salons, des moyens nécessaires pour apprendre à connaître sous ses différens aspects une immense ville comme Paris, ils vivent à l’écart, étudient le monde dans les feuilletons de modes, la littérature dans les estaminets, la politique dans les on dit de chaque jour, et finissent par se faire des groupes d’idées fantastiques de tout ce qu’il y a de plus réel et de plus palpable. Faute de pouvoir pénétrer dans la pensée et dans la vie intellectuelle des hommes dont le nom attire leur attention, ils s’attachent à leur vie extérieure, ils recueillent, sur leurs habitudes, sur leurs fantaisies, tous les détails vrais ou faux que la chronique du jour, cette autre renommée à cent voix, porte du boudoir dans l’antichambre, et de l’antichambre dans la rue. Tous ces détails, rejoints tant bien que mal par quelques points de vue généraux, entrelardés à la façon allemande de considérations d’esthétique et de philosophie, sont envoyés régulièrement aux journaux des grandes villes ; ils forment une série de chapitres, ils deviennent un livre ; le public les prend au sérieux, et les gens graves dissertent là-dessus. Ce n’est pas tout. Quand le livre a été reçu en Allemagne, l’auteur veut le faire admettre en France. La prétention est singulière, je l’avoue ; mais n’importe. Le susdit auteur revêt donc son habit noir, partage en deux bandeaux ses cheveux blonds, prend son volume sous le bras, et s’en va, d’un air fort humble et fort candide, frapper à la porte des revues et des journaux. Dans ce moment il est, comme tous les solliciteurs, plein de respect et de déférence. Il porte l’encens de la louange dans ses paroles et l’éclair de l’admiration dans ses regards. Il prie, il presse, il promet, il offre ses services et sa collaboration. Si toute cette éloquence est inutile, si son livre est oublié ou critiqué, il rentre chez lui et écrit une diatribe contre le recueil où il n’a pas trouvé accès, contre l’écrivain qui ne lui a pas prêté son appui. Et voilà comment la France est souvent jugée en Allemagne.

Nous avons vu dernièrement ici le fondateur et directeur d’un des principaux journaux allemands, qui depuis dix années jugeait la France sur la foi de ses correspondans. Un jour enfin, il a voulu l’étudier par lui-même, et il est venu, et il n’avait pas la prétention de toiser, comme M. O.-L.-B. Wolf, toutes nos illustrations en une matinée, ni de courir de Paris à Alger, comme M. Laube, pour écrire des Luftschlœsser, ni de prendre un grand pays comme le nôtre à vol d’oiseau pour publier, comme M. Mundt, des Volkerschau, ni de jeter çà et quelques faux coups de crayon, pour rapporter dans sa bonne Saxe des silhouettes, comme M. de Bonstetten. Il avait tout ce qu’il fallait pour bien voir, et il a bien vu. Dans les premiers temps de son séjour ici, il cherchait ce pays fabuleux, ces esprits singuliers qu’il avait vus dépeints dans tant de lettres datées de Paris, et marchait de surprise en surprise. « La France est bien plus calme, me disait-il, et bien plus sérieuse qu’on ne nous la représente. » Maintenant, quand on lui adressera une de ces correspondances aventurées comme il en recevait autrefois, il pourra en découvrir les erreurs et en corriger les exagérations. Puissent d’autres hommes influens comme lui par leur situation venir à leur tour visiter notre pays, non pas en courant, mais avec attention ! Il est temps que les petites animosités soulevées récemment entre l’Allemagne et la France fassent place de part et d’autre à une sérieuse et loyale appréciation. Le génie de ces deux nations est tel qu’elles se complètent l’une par l’autre. À celle-là la réflexion, à celle-ci les tendances pratiques ; là-bas l’étude qui recueille les faits, la science qui les analyse, l’esprit philosophique qui en tire des conclusions et en forme des théories ; ici le mouvement, la spontanéité, la vie, la vie quelquefois trop orageuse et trop bruyante, mais souvent solennelle et féconde. La nature semble avoir mis exprès, l’une à côté de l’autre, ces deux nations, comme les deux élémens essentiels d’un grand ordre de choses et d’idées. Elles ont été réunies autrefois sous le sceptre de fer de Charlemagne. Ne peuvent-elles l’être bien plus sûrement et plus légitimement encore sous une loi de progrès et de civilisation ?

Nous avions besoin de ce préambule pour expliquer notre véritable situation à l’égard de la presse allemande. Nous reprenons maintenant notre revue littéraire, et nous la continuerons régulièrement.


Geschichte der Geographie (Histoire de la Géographie), par J. Lœwenberg — Les étrangers nous reprochent de ne pas connaître la géographie, et ils ont raison. C’est vraisemblablement de toutes les sciences humaines celle qui nous occupe le moins, et il n’est pas, sans aucun doute, d’enseignement qui soit plus négligé dans nos écoles élémentaires et nos colléges. Dans la plupart de ces établissemens, c’est le professeur chargé des cours de grec et de latin qui donne par supplément une leçon hebdomadaire de géographie. Les élèves apprennent ainsi à la longue quelques principes généraux, des termes techniques, des noms de villes et de royaumes. Leur regard s’exerce à suivre sur une carte le cours d’un fleuve, ou les ramifications d’une chaîne de montagnes, et leur mémoire à retenir une froide et aride nomenclature. Cette nomenclature est à la science géographique ce qu’un catalogue de plantes est à la botanique, un dictionnaire à un poème, un assemblage de lignes à un tableau. Le vrai géographe ne la regarde que comme l’échafaudage de son œuvre et de sa pensée. S’il entreprend de décrire un pays, il commence par en indiquer la nature et la configuration ; il analyse l’état du sol et en raconte les bouleversemens. Une fois ces bases établies, il dira quelles sont les plantes que ce sol peut produire, les influences atmosphériques auxquelles il est soumis, les animaux qui y cherchent leur substance, les hommes qui l’habitent, leur origine, leur physionomie, leur caractère. Ainsi la géographie touche à la fois à la physique, à la géologie, à l’astronomie, à l’histoire, à la politique. C’est la science la plus vaste et la plus complexe qui existe ; et en même temps la plus mobile. Les révolutions physiques, les guerres, les traités de paix, les progrès de l’agriculture, les découvertes de l’industrie, changent la face d’une contrée, et la géographie doit apprécier et noter tous ces changemens. C’est la première science qui ait occupé l’esprit humain, et c’est celle qui s’est développée le plus lentement, car elle ne pouvait grandir et prendre quelque consistance que par le concours de toutes les autres. Dès que l’intelligence de l’enfant commence à s’éveiller, il promène avec étonnement ses regards autour de lui, il veut savoir ce que c’est que cette terre où il porte ses pas, comment elle est formée et jusqu’où elle s’étend, d’où vient l’orage et d’où vient la lumière du soleil. Il en fut de même de l’homme aux époques primitives, et à la suite des grandes migrations. Chaque tableau inattendu, chaque changement de lieu devait nécessairement provoquer en lui un redoublement de curiosité, et le conduire à de nouvelles investigations. Mais que de temps, que de recherches, que de calculs il a fallu avant qu’il en vînt, lui si faible, lui si petit, à mesurer la largeur du monde, l’étendue des flots et l’immensité du ciel ! Il a fallu des siècles d’études et les efforts de plusieurs hommes de génie pour découvrir l’une de ces idées qui aujourd’hui n’excitent pas même en nous la plus légère surprise, tant elles sont devenues vulgaires. Le récit de toutes ces tentatives réitérées de la pensée humaine, de toutes ces découvertes d’instrumens et de toutes ces combinaisons appliquées à l’art nautique, à la mesure du temps et de l’espace, forme l’histoire de la géographie.

Cette histoire commence avec celle du monde. Les premières notions de géographie se trouvent dans la Genèse, la première description de pays est celle du paradis terrestre qui a tant occupé les savans et les commentateurs, qui a été tour à tour placé par les théologiens mahométans dans le septième ciel, par Hardouin aux environs de Damas, par Heidegger dans la vallée du Jourdain, par Roland dans l’Arménie, par Frege sur les bords de la mer Caspienne, par Marignola dans la terre de Ceylan, par Masse sur les rives de la mer Baltique, du côté de la Prusse, par le célèbre Rudbeck en Suède, par Schulz dans les régions polaires. La Bible nous donne encore, comme on le sait, des détails sur l’Égypte, sur la mer Rouge, sur les contrées traversées par les Israélites, et enfin elle établit le dogme de la rotation du soleil, en vertu duquel au XVIe siècle l’inquisition condamnait l’immortel Galilée. Toute cette géographie de la Bible a été l’objet de savantes recherches et de plusieurs dissertations importantes parmi lesquelles nous citerons celles de Bochart, Michaelis, Rosenmüller et l’Atlas de Palmer (Bible atlas, or sacred geography delineated).

Si des traditions du peuple hébreu nous passons à celles des autres peuples, c’est encore dans les livres sacrés, dans les œuvres des poètes, que nous trouvons les premiers indices d’une idée géographique. Toute la cosmogonie scandinave est dans l’Edda, la cosmogonie indienne dans les Vedas, la cosmogonie grecque dans Homère et Hésiode. Le bouclier d’Achille, forgé par Vulcain et décrit dans le XVIIIe livre de l’Iliade, fut pendant plusieurs siècles l’atlas classique du monde.

Les expéditions maritimes des Phéniciens et des Carthaginois, les voyages d’Hérodote, le plus ancien voyageur scientifique que nous connaissions, et par-dessus tout les merveilleuses conquêtes d’Alexandre, agrandirent considérablement le domaine des connaissances géographiques. Cependant les philosophes de l’antiquité se faisaient encore de la structure du monde une idée irrégulière. D’après la doctrine d’Anaxagore et d’Épicure, la terre était ronde et plate, recouverte par la voûte du ciel comme un cadran par le verre d’une pendule. Cette voûte était si élevée, que Vulcain mit tout un jour à tomber de la demeure des dieux dans l’île de Lemnos. Héraclite fit de la terre une sorte de barque flottant au milieu des eaux ; Cléanthe la représenta sous la forme d’une pyramide ; Xénophane, sous celle d’un cône ; Anaximandre en fit un cylindre, et Pythagore un cube. Platon, d’ordinaire si net, n’émet que des idées assez confuses sur ce point : tantôt il semble avoir attribué à la terre la forme cubique, tantôt celle d’une boule. Enfin Eudoxe de Cumes, qui vivait au IVe siècle avant notre ère, fait de notre globe un carré long entouré par l’Océan.

Avec le règne d’Alexandre, une autre époque s’ouvre dans les annales de la géographie. Il révéla par le succès de ses armes, par l’incessante activité de son génie, ce qui était resté jusqu’alors inconnu aux recherches patientes des philosophes. Son œuvre de conquête s’arrêta, il est vrai, à sa mort. Ses successeurs se disputèrent les diverses parties de son empire, au lieu d’en reculer les limites ; mais les peuples les plus étrangers l’un à l’autre avaient appris à se connaître, des communications avaient été établies entre l’Europe et l’Asie ; les marchands, ces autres conquérans du monde, se frayèrent une route à travers les contrées découvertes par la puissance du glaive, et les savans puisèrent de nouveaux renseignemens dans le récit de ces excursions commerciales. Au IIIe siècle avant Jésus-Christ, paraît Ératosthène, que l’on regarde comme le fondateur de la géographie mathématique ; il recueille tout ce qui a été dit par les poètes sur les limites de la terre, par Hérodote sur les diverses populations du monde, par Aristote sur la physique du globe ; il rassemble toutes les découvertes faites par Alexandre et ses généraux, tous les documens enfouis dans la bibliothèque d’Alexandrie, et compose à l’aide de ces matériaux un vaste ouvrage de géographie. Pendant ce temps, les conquêtes de Rome ouvrent aux regards étonnés un nouvel horizon. L’aigle audacieux de la république vole d’une contrée à l’autre ; ni les fleuves inconnus, ni les mers profondes, ni les montagnes inaccessibles, ne l’arrêtent dans son essor. Aujourd’hui, il plane sous le ciel brillant de l’Afrique ; il s’arrête avec une joie orgueilleuse sur les ruines de Carthage ; demain, il s’élancera à travers les plaines de la Gaule, les forêts de la Germanie, et s’en ira au milieu de l’Océan se reposer sur les îles de Bretagne. Certes, toutes ces expéditions et ces conquêtes ne se faisaient guère dans un but scientifique ; mais la science pourtant en profitait ; au milieu du carnage des peuples, de la dévastation des contrées, la science recueillait son précieux butin d’observations, et la guerre donnait un enseignement au monde.

Sous le règne d’Auguste et de Tibère, Strabon écrit son traité de géographie avec une netteté, un savoir, une justesse d’esprit et de critique, qu’on ne retrouve chez aucun de ses prédécesseurs. Aujourd’hui encore, malgré ses erreurs et ses lacunes, cet ouvrage est un de ceux qu’on se plaît à rechercher et à lire. C’est l’un des monumens les plus intéressans de la littérature ancienne. Un siècle plus tard paraît Pline, qui, pour écrire son histoire naturelle, compulsa plus de trois mille livres, et qui nous a conservé dans cette compilation plusieurs fragmens d’anciens traités que nous avons perdus ; puis enfin vient Ptolémée, dont le livre peut être regardé comme le tableau le plus étendu des connaissances géographiques de l’antiquité, et dont le système, admis dans les écoles du moyen-âge, ne peut être décidément renversé que par Copernic.

Le développement des connaissances géographiques en était là, quand Rome succomba à l’invasion des hordes barbares, et avec elle s’affaissa l’édifice scientifique préparé pendant tant de siècles, et construit par tant de mains. Des contrées découvertes depuis long-temps et décrites plusieurs fois furent tout à coup oubliées, ou reléguées par l’imagination d’une race crédule dans un monde fabuleux. L’ignorance et la superstition étouffèrent la vive et nette intelligence de l’antiquité. À la place de la géographie des Ptolémée, des Pline, des Strabon, rédigée après une suite nombreuse d’observations et basée sur des faits, on vit se former une géographie biblique qui devint une sorte de dogme religieux. D’après cette géographie, le firmament repose sur quatre colonnes. Au-dessus est l’eau et au-dessus de cette eau est la voûte du ciel où habite l’esprit de Dieu. La terre a la forme d’une montagne qui s’élève en pointe, elle est fixée à la base de l’univers, et autour d’elle tournent le soleil, la lune et les étoiles. Sur la cime de la montagne, il y a une contrée entourée par l’océan, et au-delà de cet océan, à l’est, s’étend le paradis terrestre avec ses quatre fleuves.

Un moine égyptien, nommé Cosme, et surnommé le voyageur indien parce qu’il avait fait plusieurs voyages en Éthiopie, fit, à l’aide de la Bible, des pères de l’église et de quelques livres classiques, une étonnante topographie du monde. Selon lui, la terre est de forme carrée et tout entourée d’eau. Sa longueur est de quatre cents jours de marche et sa largeur de deux cents. L’eau qui environne la terre touche à une autre contrée que les hommes ne peuvent atteindre. C’est là qu’était le paradis terrestre. C’est de là que les quatre fleuves dont parle la Bible tombent sous l’océan, et viennent, par des canaux, arroser la terre que nous habitons. La succession du jour et de la nuit est produite par une grande montagne derrière laquelle le soleil se cache. Derrière cette montagne s’élève aussi la voûte du ciel, qui repose sur une forte muraille ; quant à la muraille, elle ne repose sur rien. Ces étranges idées, et d’autres qui ne l’étaient guère moins, furent long-temps admises comme des faits positifs par la crédulité populaire. Au commencement du XVe siècle, Harding, l’auteur de la chronique rimée d’Angleterre, plaçait en tête de son livre une carte où l’on voit, au bord de la mer du Nord, l’enfer représenté sous la forme d’un château gothique avec cette inscription : The palace of Pluto, king of hell, neigbore to Scottz (le palais de Pluton, roi de l’enfer, voisin des Écossais).

Enfin le monde sortit de sa barbarie, l’esprit humain se dégagea des voiles épais qui l’environnaient ; la science, dont le flambeau ne jetait plus qu’une lueur pâle et tremblante au fond des cloîtres, reprit son mouvement, son essor, et la géographie, cette science des esprits studieux et pratiques, regagnant peu à peu l’espace qu’elle avait occupé autrefois, en conquit un nouveau. De grands évènemens contribuèrent à ses progrès : la migration des peuples, la propagation du christianisme et de l’islamisme, et les expéditions des Normands, ces terribles géographes qui faisaient leurs découvertes le glaive ou la torche à la main, à la lueur de l’éclair, dans le bruit de l’orage.

La prospérité commerciale des républiques italiennes et des cités de l’Allemagne produisit aussi d’excellens résultats géographiques. Les navires de Gênes, de Pise, de Venise, traversaient sans cesse la Méditerranée et s’en allaient jusqu’en Orient ; les navires de la Hanse exploraient les régions du Nord. L’Europe, l’Asie, l’Afrique, étaient connues. Restait encore une terre à découvrir, une terre dont quelques savans pressentaient l’existence, mais qui n’était indiquée sur les cartes que par une large main noire qu’on appelait la main du diable. Christophe Colomb paraît, et une ère nouvelle commence. Le génie des temps modernes dépasse en un seul jour toute l’antiquité ; le succès de ses tentatives accroît son audace. Dès ce moment, il s’égare sans crainte à travers un océan nouveau, il pénètre au sein des régions les plus reculées, il explore le monde, non plus comme un enfant qui marche d’un pas timide le long de son sentier, mais comme un homme dans la force de l’âge, qui est sûr de sa route et va droit à son but.

Toutes ces diverses phases de l’histoire géographique du monde ont été succinctement décrites par M. Lœwenberg. C’était une tâche difficile et fort compliquée. L’auteur nous paraît en avoir très bien compris l’ensemble et saisi les détails. On voit, à la simple lecture de son ouvrage, que c’est un homme expert dans la matière, qui a jeté dans un assez mince volume le fruit de plusieurs années d’études, et qui traite son sujet avec joie et amour. Il ne se borne pas à raconter les principaux faits qui ont contribué au développement des connaissances géographiques depuis l’expédition des Argonautes jusqu’à celle de l’Astrolabe ; il suit pas à pas les découvertes des philosophes et des savans, explique leurs théories et juge leurs systèmes. Tout son ouvrage est d’ailleurs conçu d’une façon fort nette et écrit avec clarté, ce qui n’est pas un mérite ordinaire chez les Allemands. Ce livre ne saurait être regardé cependant comme un tableau complet des connaissances géographiques, de leur développement progressif et de leurs ramifications, il est pour cela trop restreint et trop peu détaillé ; mais, à le prendre comme manuel élémentaire, il est excellent. Nous souhaiterions qu’il fût traduit en français et introduit dans nos écoles ; avec notre innombrable quantité de prétendus traités de géographie, nous n’avons encore rien de semblable à ce simple et intéressant livre de M. Lœwenberg.


Geschichte von Rügen und Pommern (Histoire de Rügen et de la Poméranie), par M. A.-W. Barthold. — L’île de Rügen, située au bord de la mer Baltique, est une petite terre de trente-six lieues carrées d’étendue, qui ne renferme guère plus de trente mille habitans. Elle n’a par conséquent aucune importance politique. C’est tout simplement un district d’une des provinces septentrionales de la Prusse. Mais les voyageurs vantent ses sites pittoresques, l’aspect de ses longues baies creusées par les flots de la mer, la vue de ses montagnes de roc habitées jadis par les divinités du paganisme. Les romanciers aiment à étudier ses mœurs, les antiquaires ses souvenirs, car cette petite île a eu une histoire, une mythologie et des monumens à part. Tour à tour envahie par les Celtes, par les Germains, par les Slaves, elle a conservé la tradition de ces trois différentes races. Dévouée à son paganisme, elle en a gardé le culte plus long-temps qu’aucune autre contrée de l’Europe. Gouvernée par ses propres princes, elle a passé de cet état d’indépendance à l’asservissement. Elle a été réunie à la Suède, puis au Danemark, puis encore à la Suède. Si petite qu’elle soit, son nom se trouve fréquemment cité dans les sagas islandaises et dans les annales historiques des royaumes scandinaves.

Près de là est l’ancien duché de Poméranie, aujourd’hui province de Prusse, qui a passé par les mêmes invasions et a conservé long-temps la même idolâtrie. L’histoire de cette province et de l’île de Rügen est pour tous ceux qui s’intéressent aux traditions anciennes de l’Allemagne un important sujet d’étude. Jusqu’à présent on n’avait sur cette matière que des chroniques d’une ville ou d’une époque, et des essais inachevés. Un professeur de l’université de Greifswald a entrepris de recueillir toutes ces chroniques, tous ces documens épars, et d’en former une histoire complète. Le premier volume de son ouvrage annonce un esprit patient et érudit. Pour accomplir son œuvre de science et de patriotisme, l’auteur s’est livré, on le voit, à des recherches nombreuses et difficiles ; mais le plan qu’il a adopté ôte à la lecture de son livre l’attrait facile qu’elle devrait avoir. Au lieu de narrer, il discute. Il compulse les textes anciens et modernes et les dissèque l’un après l’autre ; puis il se jette dans des digressions intéressantes, mais éloignées de son sujet. Le récit des évènemens disparaît au milieu de tout ce luxe de dissertations ; on le cherche et on ne le retrouve que de distance en distance, après une question d’anthropologie ou un commentaire philologique. Nous n’essaierons pas de suivre l’auteur à travers tous les sentiers parcourus par son érudition, ni dans la narration souvent interrompue des faits de son histoire, qui ne présentent au lecteur qu’un intérêt local ; mais il y a dans son livre des passages qui touchent à de plus larges questions : tels sont entre autres ceux où il parle de l’origine, de la religion et des habitudes de la race slave. Aux diverses notions publiées par d’autres écrivains sur cette race immense qui a occupé la moitié du monde, M. Barthold a joint des détails puisés dans les traditions du nord de l’Allemagne et curieux à recueillir.

Toutes ces traditions confirment ce que plusieurs historiens anciens rapportent sur le caractère et les mœurs des différentes tribus slaves. Les Romains, énervés par le luxe et le pouvoir, contemplaient avec étonnement ces hommes à la taille élevée, aux membres robustes, habitués dès leur enfance à braver la rigueur des élémens, marchant presque nus au milieu de l’hiver, combattant à pied avec les armes les plus grossières contre les troupes les mieux équipées, se jetant dans l’eau pour échapper à la poursuite de leurs ennemis, et restant là, comme les sauvages de l’Amérique, des heures entières à l’aide d’un long tuyau qui leur servait à reprendre haleine. Ces hommes si intrépides dans le combat, si endurcis à toutes les privations et à toutes les fatigues, étaient en même temps d’une nature douce, généreuse, hospitalière. Le voyageur qui passait devant leur demeure était sûr d’y trouver toujours un asile et un accueil amical. L’ennemi qu’ils faisaient prisonnier sur le champ de bataille n’était point, comme parmi les autres races barbares du Nord, condamné à un esclavage perpétuel, il pouvait recouvrer sa liberté pour une légère rançon et quelquefois gratuitement. Au jour du combat, ils s’élançaient contre leurs adversaires, sans armures et presque sans vêtemens, avec des piques aiguës et des flèches empoisonnées. La bataille finie, ils rentraient paisiblement au milieu de leur famille. Dès qu’ils s’étaient emparés d’une contrée, ils bâtissaient des villages, cultivaient le sol et établissaient avec leurs voisins des relations de commerce. Tels sont les traits généraux de caractère attribués aux Slaves par Procope, Maurice et d’autres écrivains. Ces mêmes historiens vantent aussi leur fidélité dans les relations, leur respect pour le serment, leur chasteté et leur religion simple et austère.

Plus tard, dit M. Barthold, le monothéisme, qui formait la base de cette religion, dégénéra en un polythéisme aussi étendu que celui des Grecs et des Romains. Les Slaves reconnaissaient encore un dieu suprême, maître de toutes choses, mais ils peuplèrent les champs et les bois d’une foule de génies subalternes, et les émotions du cœur, la joie et la tristesse, l’amour et la colère, avaient aussi leurs divinités. Dithmar de Mersebourg parle d’une des villes slaves du Nord à laquelle il donne le nom de Riedegost, et dont toute la construction présentait un caractère symbolique. Elle était bâtie en forme de triangle et entourée d’une forêt profonde. À chacun de ses angles, il y avait une porte, dont deux étaient toujours ouvertes. La troisième, qui était la plus petite et qui était tournée du côté de l’orient, servait de barrière à un sentier mystérieux qui conduisait à la mer. La ville ne renfermait qu’un temple bâti artistement en bois, orné de cornes d’animaux. Les murailles extérieures étaient couvertes d’images de dieux et de déesses, et dans l’intérieur du temple on voyait d’autres divinités portant un casque et une armure.

Cinquante ans après Dithmar, Adam de Brême parle de la ville de Rhetra, où l’on voit la statue d’une des principales idoles slaves, toute en or et revêtue de pourpre.

À la pointe septentrionale de l’île de Rügen, dans une ville qui n’existe plus, mais que Saxo le grammairien a décrite, et à laquelle il donne le nom d’Arcona, on voyait un temple plus riche et plus célèbre que celui de Rhetra, le temple de Swantewit. Il était construit en bois, entouré d’une forte palissade, orné de sculptures et surmonté d’une coupole peinte en rouge. Dans l’intérieur de l’édifice s’élevait la statue du dieu, avec quatre cous et quatre têtes. Il tenait à la main droite une coupe formée de différens métaux que le prêtre remplissait chaque année d’hydromel, et son bras gauche était courbé en forme d’arc. D’un côté étaient la selle, la bride du coursier sacré que le dieu était censé monter la nuit pour combattre les ennemis de son peuple, de l’autre on voyait sa large épée avec une poignée d’argent. Chaque année on offrait à ce dieu redouté des sacrifices d’animaux, on lui offrait, en outre, au retour d’une campagne, le tiers du butin enlevé à l’ennemi. Trois cents cavaliers choisis formaient sa garde, et le prêtre qui desservait son temple avait une grande autorité. C’est lui qui rendait les oracles, qui présageait l’avenir et qui par là même décidait la question de la paix ou de la guerre.

Ces Slaves, dont les annales germaniques nous dépeignent le caractère, étaient, comme ceux dont parlent les historiens de l’antiquité, remarquables par des usages touchans, par des vertus domestiques fortement enracinées. Ils s’honoraient de leur respect pour leurs princes, de leur obéissance envers leurs parens, de leur fidélité à tenir leurs engagemens. L’hospitalité était surtout pour eux un devoir sacré. Dès qu’un étranger se présentait dans une maison, il devait avoir la première place au foyer, la première place à table, et la famille devait à l’instant chercher pour lui dans ses provisions les fruits les plus beaux et le poisson le plus frais. Si un Slave refusait de donner asile à l’étranger, ses voisins avaient le droit de venir renverser sa maison, dévaster ses propriétés. Cette loi de l’hospitalité allait si loin, qu’elle autorisait même le vol, qui dans toute autre occasion était regardé comme un crime abominable. Un Slave qui n’avait pas de quoi héberger un voyageur pouvait impunément s’en aller dérober les alimens et les meubles nécessaires pour apaiser la faim et assurer le repos de son hôte.

Il n’existe aucun document précis sur l’idée que les Slaves se faisaient de la destinée de l’homme après la mort. Cependant, à en juger par les pieuses cérémonies avec lesquelles ils envelissaient leurs morts, par les objets précieux, les armes et les ustensiles qu’ils déposaient dans l’urne sépulcrale, on peut présumer qu’ils croyaient à la prolongation de cette vie dans un autre monde. On brûlait les morts sur un bûcher, et souvent les femmes demandaient à être brûlées avec leur mari.

À travers tous ces détails de mœurs, qui indiquent des qualités honnêtes, des affections profondes, on trouve de temps à autre des faits qui dénotent parmi les Slaves, une effroyable barbarie. Quelques chroniques rapportent qu’on les vit plus d’une fois, oubliant toute idée d’humanité, déchirer le corps de leurs prisonniers et mettre leurs membres en lambeaux comme des cannibales. On dit aussi que les mères qui avaient beaucoup d’enfans égorgeaient leurs filles pour s’éviter la peine d’en prendre soin.

Le christianisme, qui devait effacer toutes ces cruautés, ne fut adopté que très tard et après de longues et violentes résistances par les populations slaves de la Poméranie et de l’île de Rügen. Au IXe siècle, des moines de l’abbaye de Corvey pénétrèrent au sein de ces provinces dévouées à l’idolâtrie, et y firent quelques conversions ; mais à peine s’étaient-ils éloignés, que le pays entier retomba dans ses anciennes croyances. Au XIIe siècle, le temple de Swantewit subsistait encore à Arcona. Il ne fallut rien moins que le zèle ardent de l’évêque danois Absalon, soutenu par les armes victorieuses de Waldemar, pour renverser ce dernier monument du paganisme, et vaincre les préventions que les tribus slaves, entourées de tous côtés par des populations chrétiennes, maintenaient avec opiniâtreté contre le christianisme.


Die Volkssagen von Pommern und Rügen (Traditions populaires de la Poméranie et de Rügen, recueillies par M. Temme). — Ce recueil est l’appendice nécessaire et pour ainsi dire le complément du livre de M. Barthold. Pour toute contrée qui aime et recherche les souvenirs du passé, il y a toujours deux histoires : l’histoire étudiée par les savans, compulsée dans les bibliothèques, épurée par la critique, et l’histoire traditionnelle, que le peuple admet et propage sans examen. La première est l’œuvre lente de l’étude et du raisonnement ; la seconde, l’œuvre spontanée de l’imagination et de la foi. Celle-là est littéralement plus vraie, celle-ci est plus attrayante et souvent plus caractéristique ; l’une est le maître austère qui donne des leçons et formule des axiomes, l’autre est l’enfant naïf et crédule qui aime l’enseignement entremêlé de contes et revêtu de symboles. Parfois ces deux histoires se rencontrent dans le récit du même évènement, et alors il est curieux d’observer comment toutes deux procèdent d’une façon différente, comment l’histoire critique s’attache à représenter le fait dans sa plus simple nudité, tandis que l’histoire traditionnelle l’entoure de circonstances romanesques et d’incidens merveilleux. Quiconque désire se rendre un compte exact des diverses révolutions d’un peuple, de son développement intellectuel, de son caractère, doit nécessairement étudier ces deux histoires ; car, si la première présente la narration sérieuse des faits, la seconde est en quelque sorte le miroir où se reflète l’émotion de doute, d’enthousiasme, d’amour, de regrets produite au cœur de la nation par ces mêmes faits. Souvent encore celle-ci est plus explicite que l’autre, et le merveilleux même dont elle s’entoure est une vérité. À une certaine époque, ce merveilleux a été le résultat immédiat d’un évènement ; vouloir plus tard l’en séparer, c’est effacer pour ainsi dire l’impression générale qu’il avait fait naître.

Dans le livre d’histoire que nous avons mentionné plus haut, M. Barthold ne s’aventure qu’avec défiance et timidité au milieu des souvenirs du paganisme slave. Pour pouvoir se faire à lui-même une opinion déterminée sur ce sujet, il a besoin de recourir à plusieurs témoignages anciens, et de comparer l’un à l’autre plusieurs textes, et, quand il en vient à faire son récit, on voit qu’il hésite encore, qu’il est arrêté à tout moment, tantôt par une citation, tantôt par une étymologie. Dans le recueil des traditions populaires de la Poméranie et de l’île de Rügen, tous ces souvenirs sont au contraire relatés pleinement et facilement. Peu importe ici la date ou la citation ; le peuple repousse bien loin de lui ces discussions de mots qui ralentiraient l’essor de sa pensée. Ses ancêtres ont raconté les cérémonies du culte de Swantewit, les merveilles du temple d’Arcona, et à son tour il raconte cette chronique du temps passé sans s’arrêter à la critique des détails qui lui plaisent, des symboles qui frappent son imagination.

À ces traditions lointaines de l’idolâtrie succèdent les légendes du christianisme, légendes des missionnaires qui bravèrent tous les périls pour s’en aller prêcher l’Évangile aux populations païennes, des premiers prêtres qui furent persécutés, des saints qui firent des miracles, des villes qui résistaient encore à la parole de Dieu, et qui furent tout à coup converties par une merveilleuse apparition. Puis viennent les chroniques d’une époque de crainte et de crédulité, l’histoire des cités et des villages engloutis dans les flots pour leurs péchés, des hommes qui se sont rendus coupables d’une injustice, et qui ne trouvent point le repos dans la tombe, des blasphémateurs punis par la main même de Dieu, des riches inhumains qui deviennent plus pauvres que les pauvres à qui ils ont refusé l’aumône. Toute cette partie du recueil de M. Temme est comme une leçon de morale, de charité, faite par le peuple lui-même pour l’enseignement du peuple, et d’autant plus frappante qu’elle est attestée par les lieux mêmes où les mères la répètent à leurs enfans, par les ruines de la maison sur laquelle s’est appesantie la colère de Dieu, par la tour où l’avare est enseveli sous ses trésors, par la caverne profonde où les méchans descendent après leur mort.

De ce second cycle de légendes, nous passons à celles du diable et des sorciers qui sont nombreuses, mais peu variées. Le diable joue ici un rôle fort triste. Il construit des digues, il fonde des églises, il prodigue l’or et l’argent, il va, il vient, il se donne une peine infinie pour attraper une pauvre ame ; puis, quand il a bien loyalement accompli sa promesse, un signe de croix le chasse, une invocation pieuse anéantit ses espérances. Il est obligé de laisser là l’œuvre qu’il a édifiée, l’ame qu’il croyait prendre, de s’enfuir pour échapper aux prières du pénitent et aux gouttes d’eau bénite du prêtre, et vraiment le malheureux fait pitié. Les sorciers jettent des maléfices sur leurs voisins et vont au sabbat. Un beau jour ils sont dénoncés à la justice, arrêtés et mis en prison. On leur applique la torture. Alors ils racontent de point en point toute leur histoire, leur contrat avec le diable, leurs orgies nocturnes, sur quoi le juge rend son arrêt et les condamne à être brûlés. En 1620, on brûla à Stettin une femme de quatre-vingts ans. En vérité, ce n’était guère la peine. Mais cette femme avait toujours sous sa table deux balais verts en croix, et possédait un petit être magique qui commettait toutes sortes de mauvaises actions.

Une autre série de légendes non moins nombreuses, et plus intéressantes parce qu’elles ont un caractère local, comprend les traditions relatives aux nains et aux géans. Les nains habitent les grottes des rochers et l’intérieur des montagnes. Ils sortent souvent le soir pour danser sur la pelouse au clair de la lune, et portent un petit bonnet auquel est attachée une clochette, et des souliers de verre. Si quelqu’un peut s’emparer d’un des objets qui leur appartiennent, c’est un grand bonheur ; car ces nains possèdent d’immenses trésors, et sont doués, malgré leur petite taille, d’une force prodigieuse. Pour rentrer en possession de l’objet qu’ils auront perdu, ou qui leur aura été dérobé, il n’est sorte de dons qu’ils ne puissent faire et de sacrifices auxquels ils ne se résignent.

Les géans sont les ennemis des nains qui suppléent à leur faiblesse par la ruse et l’agilité, et souvent ne craignent pas d’attaquer leurs terribles adversaires. Cette lutte des nains et des géans que l’on retrouve dans toutes les contrées du Nord, est un symbole frappant de l’intelligence aux prises avec la matière, de l’habileté d’esprit domptant la force brutale. Ce sont les géans qui, en se battant contre leurs ennemis, ont répandu à travers les plaines ces rocs énormes que nul homme ne peut ébranler. Ce sont eux qui, en portant de la terre dans leur tablier, ont fait les presqu’îles et les promontoires qui s’avancent dans la mer Baltique. Enfin ce sont eux qui reposent sous quelques-unes de ces collines de gazon que l’on rencontre çà et là en parcourant le pays et qui ont la forme d’une tombe. Ici, comme partout, le peuple ingénieux explique par des fables les accidens de sol et les phénomènes qu’il ne comprend pas.

Les traditions de l’île de Rügen et de la Poméranie n’ont point le caractère chevaleresque et galant que l’on retrouve à chaque page dans celles du midi de l’Allemagne. Elles indiquent une population retirée à l’écart, peu influente au dehors et très superstitieuse. Celles du paganisme slave sont d’un grand intérêt, d’autres sont remarquables par leur forme naïve. Presque toutes renferment quelque trait caractéristique. Elles méritaient d’être jointes aux nombreuses légendes publiées dans les diverses provinces de l’Allemagne, et nous ne pouvons que louer le zèle avec lequel M. Temme les a cherchées et recueillies.


Versuch einer Geschichtlichen Charakteristik der Volkslieder (Essai de caractéristique historique des Chants populaires), par Mme Talvij.

Après l’histoire en prose, l’histoire en vers, car c’est une histoire aussi que ce recueil de chants populaires recueillis à différentes époques et dans différentes contrées, histoire guerrière, religieuse, physiologique, née au sein du peuple même, et portant à chacune de ses pages la vive et énergique empreinte de l’évènement national ou de l’émotion profonde dont elle est sortie pièce par pièce, et le signe caractéristique du temps, du lieu qui l’a vue naître. Ceux qui essaient de pénétrer dans les mœurs d’une nation, de retracer quelques-uns des grands faits écrits dans ses annales, se privent d’une source précieuse de documens, s’ils laissent de côté le chant populaire. Il y a de par notre cher pays de France, dans quelque ancien recueil, dans quelque livre léger et fugitif, telle petite chanson mal versifiée et mal rimée qui en dit plus sur l’impression produite par un ministre ou une bataille que bien des commentaires de savans. En Allemagne, les chants populaires du temps de la réformation pour ou contre Luther, en Angleterre les chants des puritains et des jacobites, sont certainement l’une des peintures les plus vraies des émotions du peuple au milieu de l’effervescence produite là par la lutte engagée avec la papauté, ici par le renversement d’un trône. En Suède, en Danemark, les duels à mort, les combats sanglans racontés dans les Kaempeviser et les Folkvisor dépeignent bien mieux le naturel héroïque et farouche des anciennes populations scandinaves que de longues pages de narration patiemment étudiées.

Si de ces traits particuliers, concentrés sur un seul point, appartenant exclusivement à certains pays et à certaines circonstances, nous passons aux traits généraux qui se trouvent çà et là dans un grand nombre de chants populaires répandus à travers d’immenses contrées, il est curieux de connaître l’idée primitive d’une histoire de guerre ou d’amour racontée par tant de voix, de rechercher comment elle a grandi et comment elle s’est modifiée d’un pays à l’autre.

Cette poésie des chants populaires si abondante, si belle, a été long-temps négligée ou dédaignée. Les Danois furent les premiers, si je ne me trompe, qui se mirent à rassembler leurs traditions de guerre et d’amour dispersées dans des manuscrits incorrects, ou subsistant seulement dans la mémoire du peuple. En Angleterre, Percy a fait de son premier essai un livre excellent. Des érudits distingués, Jamieson, Ellis, Ritson, ont poursuivi après lui la même tâche ; mais aucun des nouveaux recueils n’a pu encore atténuer le mérite des Relics of ancient poetry. En Écosse, la terre du continent la plus riche en légendes et en ballades, la même moisson a été faite à différentes reprises par des mains habiles, et Walter Scott lui-même a, comme on le sait, recueilli les chants du Border. En Allemagne, Herder, qui avait à un haut degré le sentiment de la poésie vraie et inspirée, publia un recueil de chants populaires empruntés à différentes nations. C’est un livre charmant, qui présente, dans un ordre assez restreint, les scènes dramatiques les plus émouvantes, les images les plus variées et les plus caractéristiques. Une fois l’impulsion donnée, dans cette laborieuse Allemagne, dans ce pays d’étude et de poésie, chaque érudit s’est mis à l’œuvre, et je n’essaierai pas d’énumérer tous les recueils de chants populaires publiés çà et là dans les villes les plus obscures, dans les universités, et toutes les délicieuses petites odes ou ballades amassées dans ces recueils depuis les judicieuses compilations d’Arnim et Brentano jusqu’à la volumineuse collection d’Erlach. Un écrivain instruit et de bon goût, Mme C…(sous le pseudonyme de S. Albin) nous a donné un premier choix de ces ballades si naïves et si originales ; nous espérons que l’élégant traducteur ne s’en tiendra pas là.

Voici venir du nord de l’Allemagne une longue et intéressante dissertation sur les chants populaires. L’auteur de cet ouvrage, Mme Talvij, est depuis long-temps dévouée à l’étude de cette poésie forte et naïve, qui s’échappe de l’ame du peuple aux heures de joie ou d’angoisse comme un cri d’amour ou un soupir de douleur. C’est elle qui publia, il y a quelques années, le recueil des chants serviens dont plusieurs, et entr’autres l’élégie de la femme d’Asan-Aga ont excité partout une juste admiration. Cette fois, Mme Talvij ne se borne plus à amasser et traduire, elle disserte sur les chants qu’elle a recueillis, elle les classe par provinces, par contrées, et tâche d’indiquer leur caractère spécial, de déterminer la cause des modifications qu’ils ont subies en passant d’un pays à l’autre. Elle commence par tracer un aperçu assez rapide, mais çà et là très ingénieux et très intéressant, de la poésie populaire dans les contrées les plus reculées, dans les îles lointaines de l’Océan visitées par un petit nombre de voyageurs, dans les régions encore à demi barbares de l’Amérique septentrionale et de l’Afrique. Puis elle revient bien vite à la poésie européenne, qui était le principal but de ses recherches, et surtout à la poésie populaire des races germaniques, dans lesquelles elle fait entrer un peu trop librement, ce nous semble, les vieilles populations de l’Islande et de la Scandinavie. Elle décrit tour à tour la poésie populaire de la Suède, du Danemark, de l’Angleterre, de l’Écosse, de l’Allemagne, celle de l’Islande que nous avons trouvée profondément enracinée encore dans le souvenir du peuple, et celle des Feroe que nous avons plus d’une fois entendu chanter avec charme dans de simples réunions de paysans.

Tout ce travail de Mme Talvij accuse un esprit sagace, investigateur, et très vivement imprégné de cette poésie du peuple qu’elle essaie de dépeindre. Cependant, sous plus d’un rapport, il ne réalise point l’idée que son titre doit faire naître dans l’esprit du lecteur. C’est un tableau attrayant et juste parfois, mais trop rapide, trop faiblement touché sur plusieurs points. L’auteur n’insiste pas assez sur le caractère essentiel de certaines poésies, sur la différence de sentiment, d’expression, de forme des contrées qu’elle examine, et sur les causes radicales de cette différence. Son livre est fait avec soin, mais il est fait d’après d’autres livres, et quelquefois d’après des livres très infidèles, tels que les Halle der Volker de M. O. L. B. Wollf. Si, au lieu de compulser les observations des critiques, Mme Talvij avait pu voir par elle-même au moins une partie des lieux dont elle recueille les légendes, nul doute qu’elle n’eût approfondi plusieurs observations importantes qu’elle n’a fait qu’effleurer. Ce que Goethe dit de la poésie en général : « Celui qui veut connaître les poètes doit aller dans la terre des poètes, » est surtout applicable à la poésie du peuple, qui est intimement liée à la nature du sol où elle naît, du climat sous lequel elle se développe, de la tribu dont elle raconte l’histoire et dont elle exprime les émotions. Nous n’adressons qu’à regret cette critique à un écrivain aussi habile et aussi studieux que Mme Talvij. Son livre manque, selon nous, de développement ; mais c’est le premier ouvrage de ce genre qui ait encore paru. Nous devons savoir gré à l’auteur d’avoir osé entreprendre une pareille tâche, d’avoir rassemblé dans un même cadre tant de traditions poétiques qui ont entre elles une corrélation évidente, et qui avaient été jusqu’ici étudiées séparément.

Outre le mérite de plusieurs observations critiques et de plusieurs points de vue assez larges sur les développemens de la poésie populaire, on ne remarquera pas sans plaisir, dans l’ouvrage de Mme Talvij, un grand nombre de chants et de ballades fort peu connus pour la plupart, empruntés aux récits des voyageurs, aux recueils du Nord et du Midi. En voici une entre autres qui présente, sous une nouvelle forme, sous une forme rude, mais énergique, une de ces nombreuses et touchantes traditions des regrets dans la tombe, des larmes dans le linceul, de l’amour dans la mort.

« Un homme s’en va faire paître six chevaux gris sur le cimetière désert. Il traverse le cimetière du haut en bas, jusqu’à ce qu’il arrive à la tombe de celui dont il occupe la demeure.

« — Quel est celui qui prend pour pâturage le cimetière, qui foule aux pieds ma tombe, qui m’enlève mon gazon ? Quel est celui qui vit avec ma jeune femme, celui qui est maître de son beau corps et qui gouverne rudement mes orphelins avec la verge et avec le fouet ?

« — C’est moi qui gouverne tes orphelins avec la verge et non avec le fouet. C’est moi qui vis avec ta jeune femme et qui suis maître de son beau corps.

« — Eh bien ! quand tu retourneras près d’elle, dis-lui qu’elle m’apporte à l’instant une chemise sèche, celle que j’ai est toute mouillée. Pourquoi pleure-t-elle toujours ? Pourquoi donc ?

« Et quand ce homme fut de retour chez lui, il regarda sa femme d’un air chagrin. — Femme, il faut que tu portes à l’instant à ton premier mari une chemise sèche. Celle qu’il a est toute mouillée. Pourquoi pleures-tu toujours ? Pourquoi donc ?

« — Si je savais seulement qu’il en fût ainsi, je lui ferais couper à l’instant une pièce de soie blanche.

« La belle jeune femme prend sa robe et va frapper sur le tombeau. — Ouvre-toi, ouvre-toi, ô terre, et laisse-moi descendre dans ton sein.

« — Que veux-tu faire sous terre ? Là-dessous tu n’auras point de repos, là-dessous tu ne pétriras pas, là-dessous tu ne laveras pas ; là-dessous tu n’entendras pas le son des cloches, là-dessous tu n’entendras pas le chant des oiseaux, là-dessous nul vent ne souffle, là-dessous nulle pluie ne pénètre.

« La colombe du ciel pousse un cri ; tous les tombeaux s’ouvrent ; la belle jeune femme descend dans la terre. Le coq de l’enfer crie ; tous les tombeaux se referment ; la belle jeune femme reste dans la terre. »


Lutspielen (Comédies de son altesse royale la princesse Amélie de Saxe). — Il est un fait que les historiens de la littérature allemande se plaisent à constater, c’est l’influence que leurs princes, leurs grands seigneurs ont exercée à différentes époques sur cette littérature et la part immédiate qu’ils ont souvent prise à son développement. À une époque où les muses de la science et de la poésie n’étaient encore que de pauvres célestes filles retirées à l’écart, portant la robe de religieuse dans les murs d’un cloître, ou la cape grise de professeur dans les salles d’une université, tout le jour penchées sur leurs gros livres, ou soupirant avec leur lyre, craignant le monde, fuyant le bruit, et de temps à autre recevant, comme une insigne faveur, une parole encourageante de quelque courtisan, ou un titre honorifique de quelque souverain ; à cette époque enfin, où la littérature n’entrait encore dans les palais que par la permission d’un chambellan, et, comme une humble bourgeoise, devait se réjouir de voir de temps à autre passer dans ses rangs un de ces hauts et puissans seigneurs dont elle recherchait la protection ; elle devait, la douce et naïve fille du peuple, se sentir toute fière de pouvoir blasonner son égide, de pouvoir répondre à ceux qui l’auraient traitée de parvenue : J’ai du sang royal dans les veines.

Maintenant que cette littérature, si timide d’abord et si réservée, a pris son essor, qu’a-t-elle besoin, je vous le demande, de compter ses alliances aristocratiques, elle qui forme une aristocratie toute nouvelle, une aristocratie plus arrogante et plus impérieuse que toutes celles qui l’ont précédée ? Elle se soucie bien, l’ingrate qu’elle est, des rois qui jadis ont daigné jeter un regard sur elle, des ministres qui lui ont tendu la main, elle qui aujourd’hui régente les rois, fait et défait les ministres, et jette, comme une épée de fer, sa plume dans la balance des états ! Que dirait le sage Colbert, s’il voyait ce que vaut aujourd’hui, pour un homme de talent, la pension de six cents livres qu’il accordait à l’homme de génie ? Que dirait le doux Racine, qui mourut l’ame navrée de ne pas retrouver dans les splendides galeries de Versailles le sourire bienveillant de son souverain, s’il pouvait renaître et voir sur les fauteuils académiques quelques-uns de ces hommes qui se regardent eux-mêmes comme des souverains ? Tant d’orgueil après tant d’humilité. En vérité, le contraste est par trop grand, et les transitions entre une littérature protégée et une littérature protectrice, ont été bien vite emportées d’assaut. Dieu veuille que ce pouvoir, né du choc violent de nos révolutions, comme ces fleurs qui n’éclosent qu’au souffle de l’orage, ne s’exagère pas trop le sentiment de sa force et sa durée, et ne tombe pas un jour victime de ses propres erreurs.

Mais nous nous écartons de notre sujet. Nous sortons de cette modeste Allemagne où, malgré les infiltrations de quelques idées fort excentriques, on n’anéantit pas encore la tradition du passé pour rehausser le présent. Donc, les Allemands aiment à faire la nomenclature des rois, des princes, qui ont encouragé ou cultivé eux-mêmes les lettres, et cette nomenclature date de loin. Elle remonte jusqu’à ces chantres animés du peuple et des chefs des tribus dont Tacite nous a signalé les poésies malheureusement perdues, jusqu’à Charlemagne, le puissant empereur, qui, dans sa vieillesse, étudiait encore et fondait des écoles, jusqu’à ces jours de riante et poétique mémoire, où le landgrave de Thuringe rassemblait dans son château de la Wartbourg une pléiade de poètes, où la princesse Sophie, sa belle et noble épouse, protégeait Henri d’Ofterdingen, où le roi Wenceslas de Bohême, le margrave de Brandebourg, le duc Jean de Brabant, le duc fleuri de Breslau, le comte d’Anhalt, s’en allaient de contrées en contrées, portant l’armure de chevalier, sur les grandes routes, et soupirant leurs douces chansons dans les châteaux. Dès ce temps romantique et lointain, quelle longue succession de princes aimant les sciences et la poésie, de ministres dévoués à l’étude des lettres, jusqu’à Frédéric-le-Grand, non moins fier peut-être d’écrire des vers français corrigés par Voltaire que de gagner des batailles, et jusqu’à M. Ancillon, qui, avant de jouir de la faveur des rois, s’applaudissait d’avoir conquis celle des libraires.

De nos jours enfin, l’Allemagne enregistre à tout instant les plus beaux noms de son aristocratie parmi ses prosateurs et ses poètes. L’histoire de sa plus grande, de sa plus glorieuse époque littéraire, est intimement liée à celle du château de Weimar, et l’on ne peut étudier les œuvres, retracer la vie de Herder, de Wieland, de Goethe, de Schiller, sans faire entrer aux plus brillans endroits de cette étude le nom de la noble princesse Amélie, qui, pendant plus de vingt ans, fit de son palais le séjour heureux des premières célébrités de l’Allemagne. Dans ses jours de jeunesse et de libéralisme, le roi de Bavière, si vivement préoccupé aujourd’hui du soin de maintenir ses prérogatives de souverain, publie deux volumes de vers très faibles, il est vrai, de poésie et de style, mais qui prouvent du moins quelque amour de la poésie. Un prince de Mecklembourg-Strelitz, sous le pseudonyme de Weishaupt, compose une comédie qui a été jouée avec succès. Le roi actuel de Saxe, à la suite d’un voyage dans les montagnes, publie la Flora marienbergensis. Son frère traduit en vers harmonieux et fidèles la Divine Comédie, et dans cette même cour de Saxe, illustrée depuis des siècles par des traditions d’esprit et de courage, d’élégance et de loyauté, une princesse laisse tomber de sa plume facile quelques-unes des plus jolies comédies qui aient paru depuis long-temps en Allemagne.

Ces comédies ont pour titre : Mensonge et Vérité, la Fiancée de la résidence, l’Oncle, la Fiancée du Prince, l’Élève, l’Économe. Elles parurent successivement à Leipsig et à Dresde sous un titre fort modeste et sans nom d’auteur. Mais le public, frappé de tout ce qu’il y trouvait d’esprit et de grace, voulut savoir à qui il les devait, et nous ne commettons pas d’indiscrétion en disant qu’elles sont de la princesse Amélie.

Pour pouvoir apprécier ce que vaut en Allemagne une pièce de théâtre non imitée, non traduite et marquée d’une certaine originalité, il faut penser à l’état actuel du théâtre dans ce pays naguère illustré par tant d’œuvres impérissables. C’est là surtout que la décadence est sensible, et que les vains efforts, les essais impuissans, accusent une funeste stérilité. C’est là que les amis de l’art pleurent sur les gloires d’autrefois, et de temps en temps tâchent de se réconforter dans leurs douleurs par quelques paroles d’espoir, et regardent l’horizon et demandent si l’on ne voit rien venir, si le nuage de poussière qui flotte au loin sur la grande route ne leur dérobe pas la main de fer de quelque nouveau Goetz de Berlichingen, la noble et pâle figure d’un Piccolomini, ou seulement une pauvre petite comédie à la manière de Kotzebue ou d’Iffland. Et là-dessus ils attendent, ces dignes amis de la poésie dramatique ; ils se disent que les muses de Weimar prendront peut-être pitié de leur deuil et de leurs regrets. Ils s’endorment avec un singulier mélange de joie et d’anxiété ; la nuit, ils assistent à de pompeux monologues, à des coups de lance et d’épée, à des scènes magnifiques ; ils se réveillent pleins d’espoir. Ô douleur ! Le nuage de poussière leur a apporté quelque nouveau drame historique de M. Raupach, qui a entrepris de mettre en drame toute l’histoire des Hohenstaufen à la façon de cet aimable poète du XVIIe siècle, qui voulait mettre toute l’histoire de France en vaudevilles, afin de la faire apprendre plus gaîment aux petits enfans. Si ce n’est pas un drame de M. Raupach qui vient ainsi contrister les hommes avides de voir une régénération de la poésie dramatique, ce sera quelque tragédie d’un débutant qui, du premier coup, aspire à détrôner la gloire de Goethe et de Schiller, et dont le public enterre, à la seconde représentation, l’œuvre ambitieuse, sans élégie et sans épitaphe. Depuis six ans, deux drames seulement ont eu du succès et méritaient d’en avoir : Der Traum ein Leben, de Grillparzen, et Griseldis, de M. Munch Billinghausen, qui, pour se mettre bien vite au niveau de tout le monde, s’est hâté de faire une pièce très insignifiante et déjà oubliée, après en avoir fait une qui avait ému toute l’Allemagne. Je ne parle pas des compositions dramatiques, telles que le Napoléon de Grabbe, qui ne sont pas destinées à la représentation, et que je considère plutôt comme des épopées dialoguées que comme des pièces de théâtre.

Si des hautes régions occupées par Melpomène, pour parler le langage classique, nous passons à celles de Thalle, hélas ! la disette est encore plus grande. Sauf la Minna de Barnhem, les Allemands n’ont, j’ose le dire, pas une seule comédie vraiment nationale. Le sérieux de leur caractère, la dignité de leurs habitudes, ne leur permettent pas de tourner leurs sentimens en plaisanteries, de transporter sur la scène, de livrer à la risée du public les mœurs austères qu’ils ont héritées de leurs aïeux, l’intérieur de famille pour lequel ils ont encore un pieux respect. À Dieu ne plaise que je les blâme de cette sage réserve. Au contraire, je les félicite bien sincèrement de veiller fidèlement sur le sanctuaire de la famille, à une époque où tant de religieux sanctuaires ont été violemment brisés. Mais il résulte de ce respect pour leurs anciennes coutumes, pour le palais des grands et la demeure des particuliers, qu’ils ne peuvent point avoir de comédie, et que, dès qu’ils essaient d’entrer dans la vie réelle, ils s’attendrissent au lieu de rire, et flottent tour à tour entre la sentimentalité ou la vulgarité. Dans les derniers temps, MM. Bauerfeld et Raupach sont les seuls qui aient trouvé çà et là quelque situation assez comique. M. Ch. de Holtei a introduit avec succès le vaudeville à Berlin et à Vienne. Leurs essais n’ont pas été plus loin.

Et maintenant, dira-t-on, que deviennent les théâtres de l’Allemagne au milieu d’une telle pénurie ? Ce qu’ils deviennent ? Ils existent fort à leur aise, ils prospèrent, ils sont, comme les nôtres, le sujet de mainte théorie et de mainte dissertation dans les journaux. On les trouve partout, dans les grandes comme dans les petites villes, dans les résidences de princes comme dans les cités marchandes, et partout ils sont très appréciés et très suivis. Le répertoire varie souvent, et les poésies classiques de Goethe et de Schiller sont un peu abandonnées. On ne les joue que de temps à autre, dans les occasions solennelles, comme on jouait chez nous les pièces de Corneille, de Racine et de Voltaire, avant que Mlle Rachel fût venue leur rendre une nouvelle vie. Pour distraire le public, on a recours aux traductions. Tout ce qui obtient quelque succès à Paris, c’est-à-dire tout ce qui occupe pendant une semaine ou deux la curiosité des gens de salons et la critique des journalistes, drames, opéras, comédies, vaudevilles, tout cela est immédiatement transporté de l’autre côté du Rhin, traduit en prose ou en vers, et joué sur tous les théâtres. Il y avait, il y a quelques années, en Allemagne un homme qui s’était fait une assez grande réputation dans cet honnête métier de traducteur ; on l’appelait Angely. Que de vaudevilles et d’opéras éclos dans les rues de Paris ont été par lui implantés sur la scène allemande ! Que de fois il a vu son nom imprimé en grosses lettres sur les affiches de spectacle, répété par les trompettes de la presse, et applaudi par une foule enthousiaste ! car peu à peu son nom avait fini par devenir plus important que celui de l’auteur dont il reproduisait l’œuvre. Quand les journaux annonçaient la prochaine représentation d’une nouvelle pièce, le public ne se demandait plus si elle était de Scribe ou de Victor Hugo, de Casimir Delavigne ou d’Alexandre Dumas ; elle était traduite par Angely ; Angely la prenait sous son patronage ; Angely lui donnait la sanction de son autorité, de son talent, de son nom. Que fallait-il de plus ? Hélas ! il est mort, le digne Angely, mort glorieusement après la traduction d’un vaudeville, comme un général après une victoire. Sa mort a été un sujet de deuil pour tous les grands et petits théâtres. Son empire a été divisé comme celui d’Alexandre, et la gloire de ses successeurs ne peut faire oublier la sienne. Dans cette situation littéraire de l’Allemagne, dans ce flux et reflux de traductions, on comprend que l’annonce d’une pièce qui a la prétention de n’être ni imitée, ni traduite d’aucune langue étrangère, excite vivement la curiosité du public. C’est ce qui est arrivé pour les comédies de la princesse Amélie de Saxe, et cette fois l’attente des lecteurs et des spectateurs n’a pas été déçue. Ces comédies sont vraiment allemandes, allemandes de toute façon, par le caractère des personnages, par les situations, par les mœurs qu’elles dépeignent et la manière dont elles les dépeignent. Elles sont écrites avec esprit et facilité, et c’est même là leur mérite le plus incontestable. Du reste, point de grands coups de théâtre, point de ces péripéties qui surprennent et bouleversent l’ame la plus placide. L’intrigue de ces pièces est d’ordinaire fort simple et nullement en dehors du cours de la vie réelle. Elle se déroule graduellement, sans effort, et le dieu de la machine n’a pas besoin d’apparaître, au cinquième acte, pour en dénouer les fils légers. Maintenant que nous avons accordé ce juste éloge à ces comédies, s’il nous est permis d’adresser très respectueusement quelque critique à l’écrivain qui entre dans le monde littéraire avec une double dignité, sa dignité de femme et de princesse, il nous semble que quelques-unes de ces pièces sont bien sérieuses pour prendre le titre de comédies ; qu’elles sont souvent, par la situation des personnages, par l’agencement des scènes, par le style même, plus près du drame que de la comédie proprement dite, et qu’elles tournent un peu trop autour de la même idée. Dans presque toutes ces pièces, en effet, l’auteur semble avoir eu pour but de montrer la supériorité d’un caractère honnête, modeste, sur des qualités fausses, mais brillantes ; d’amener d’abord sur la scène, dans tout l’éclat de son succès, un personnage entouré d’une auréole de séductions, pour anéantir ensuite son vain prestige et faire triompher une pauvre ame souffrante et résignée. Cette idée est certes très noble et très morale, et le dénouement qui en est la conséquence satisfait pleinement l’esprit du lecteur ; mais quand elle se reproduit dans le cours de cinq volumes, il est difficile qu’elle se représente sous des formes assez variées pour ne pas être un peu monotone. Ajoutons à ceci que les dernières pièces renfermées dans le recueil des Original Beitrage nous ont paru moins remarquables que les premières ; et comme celles-ci viennent d’être traduites en français, nous nous dispenserons d’en faire l’analyse. Le public parisien peut juger lui-même, par cette traduction, à quel degré d’esprit, de finesse, de bon goût, le style dramatique s’est élevé sous la main d’une femme dans les nobles loisirs d’une cour de Saxe.

Nous venons d’indiquer quelques-unes des productions les plus récentes de l’Allemagne. Le désir d’apprécier sérieusement les ouvrages d’une plus grande importance nous fait ajourner l’examen de l’Histoire de la Réformation en Allemagne, par M. Ranke, du recueil des lettres de Niebuhr, d’une Histoire de la Littérature allemande, de Gervinus, de plusieurs livres de philologie, d’une nouvelle publication du docteur Strauss, et d’un nouveau roman de Tieck, qu’il est impossible de mentionner sans jeter un coup d’œil sur sa longue vie de poète et ses nombreux ouvrages. Quand ce second travail sera fait, aurons-nous déroulé suffisamment aux yeux de nos lecteurs le gigantesque tableau de la presse allemande ? Non, en vérité, nous sommes forcé de l’avouer, sous n’aurons pu qu’en saisir et peut-être même en effleurer quelques-uns des points les plus saillans. Depuis une vingtaine d’années, la librairie allemande a pris un immense développement. Après 1830, ce développement n’a fait que s’accroître, et l’impulsion donnée aux esprits par la révolution de juillet, la scission violente des opinions, la polémique des partis, les tentatives peu heureuses, mais hardies et réitérées d’une jeune littérature, ont singulièrement augmenté le nombre des publications. En 1814, il ne parut en Allemagne que deux mille cinq cent vingt-neuf ouvrages ; en 1830, on en compta cinq mille neuf cent trente. Maintenant, le nombre des publications annuelles flotte entre sept et huit mille, c’est-à-dire que, dans moins d’un quart de siècle, il a été plus que triplé. De cette masse effrayante d’ouvrages édités par un millier de librairies, retranchons d’abord une quantité de brochures éphémères sur toutes les questions d’art, de politique, de philosophie mises à l’ordre du jour, plusieurs centaines de livres élémentaires, de manuels, de traités à l’usage du peuple, plusieurs réimpressions d’anciens ouvrages ; toute soustraction faite, il reste encore dans le domaine de la science et de la littérature nouvelle plus de quatre mille ouvrages. La théologie, avec ses subtilités, ses controverses, ses enseignemens, en prend une très grande part. La jurisprudence, la médecine, les mathématiques, l’archéologie, l’histoire, n’occupent pas proportionnellement un aussi grand nombre d’écrivains. Cependant, la masse des publications de cette classe s’accroît graduellement chaque année. Ce qui augmente bien plus encore, ce sont les ouvrages d’économie politique, de technologie, et de pédagogie. Enfin la littérature occupe à elle seule près d’un tiers des longs catalogues des foires de Leipzig. C’est là qu’il y a de grandes misères et de douloureuses déceptions, des romans qui apparaissent resplendissans de jeunesse et de fraîcheur, revêtus d’une belle couverture bleue, parés et coquets, impatiens de faire, comme des fils de famille, leur entrée dans le monde, des poèmes qui aspirent à émouvoir la foule insensible, et que le libraire enterre obscurément avec un billet de banque de moins dans sa caisse et un regret de plus dans le cœur en répétant les paroles de Bürger : Les morts vont vite. C’est là que le pâle génie de la traduction et de l’imitation ouvre ses ateliers aux contre-sens et aux phrases tronquées, et fatigue chaque jour quelques centaines de plumes à son service. C’est là surtout que se manifeste l’industrialisme de la librairie allemande, car elle en est venue là aussi, cette riche et puissante librairie, elle entre dans le matérialisme de sa mission, elle fait du métier, elle en fait même aux dépens de ses voisins. En Allemagne, on imprime Jocelyn et les Feuilles d’Automne sur un papier gris avec des caractères bâtards, et un profond mépris pour l’orthographe. Les vers boiteux, tronqués, alignés à la suite l’un de l’autre, sans accent et sans ponctuation, par un compositeur qui ne sait pas un mot de français, passent sous les yeux d’un correcteur qui n’en sait guère plus et qui livre ainsi au public l’œuvre de nos premiers écrivains. Il y a là plus qu’un vol de propriété, il y a une profanation honteuse de la pensée. Donc, quand on en viendra à discuter encore cette vieille et hideuse question de la contrefaçon, on fera bien de ne pas s’occuper seulement de la contrefaçon de Belgique, mais de penser aussi à celle d’Allemagne, et nous osons croire que, si quelques spéculateurs redoutent de voir promulguer la loi qui condamnerait leur rapine, la plupart des libraires d’Allemagne, les plus honorables, les plus influens, appellent cette loi de tous leurs vœux et la soutiendraient de tout leur pouvoir.


X. Marmier.