Revue musicale - 14 février 1911

La bibliothèque libre.
REVUE MUSICALE




THEATRE DE L’OPERA : Le Miracle, drame lyrique en cinq actes ; paroles de MM. Gheusi et Mérane, musique de M. Georges Hüe. — THEATRE DE LA GAITE-LYRIQUE : Don Quichotte, comédie héroïque en cinq actes ; paroles de M. Henri Cain, d’après Le Lorrain, musique de M. Massenet. — THEATRE DE L’OPERA-COMIQUE : L’Ancêtre, drame lyrique en trois actes ; paroles de M. Auge de Lassus, musique de M. Saint-Saëns.


Un « drame lyrique, » le Miracle ! Plutôt un « opéra, » comme on disait et comme on faisait autrefois. Un opéra, et en cinq actes encore. Les librettistes n’ont eu peur ni du genre, un peu vieux, ni de la durée, qui nous paraît aujourd’hui un peu longue. Il convient d’honorer leur courage, lequel, grâce au musicien, n’a pas toujours été malheureux.

D’abord, il y a deux miracles, et non pas un seul, en cette affaire, dont voici l’argument. A l’époque médiévale, comme les savans appellent le moyen âge, une cité bourguignonne, celle que vous voudrez, est assiégée par un condottiere italien, celui qu’il vous plaira. Un beau matin, l’ennemi, de lui-même et sans combat, décampe. Miracle n° 1. Mais quelle espèce de miracle ? Pour l’évêque et le clergé, cela va sans dire, pour le peuple aussi, troupeau crédule, même pour les autorités municipales, alors moins éclairées qu’elles ne sont présentement, la ville doit sa délivrance à sa patronne, à sainte Agnès. Mais les gens sérieux, d’esprit libre, savent très bien, et ne se privent pas de le dire, tout bas, que l’intervention libératrice fut d’autre, sorte, plus humaine, par où nous entendons féminine aussi. Une fort belle et, de son état, peu farouche personne, Alix, avec moins de cruauté que Judith, moins de grimaces que Monna Vanna ou que Boule-de-Suif elle-même, à la manière pourtant de ces trois héroïnes, aurait donc obtenu du condottiere la levée du siège et le salut de la patrie. Soit dit en passant, il est permis de ne pas goûter beaucoup cette confusion ou cette équivoque entre deux causes, également admissibles, mais inégalement honorables, du débloquement d’une place forte. Quoi qu’il en soit, c’est à la sainte que va la reconnaissance nationale. Pour en perpétuer l’hommage, commande est faite au jeune et pieux sculpteur Loys d’une statue de la vierge tutélaire, qui s’élèvera sur le parvis de la cathédrale. Or voici que le soir, au clair de la lune, Loys, cherchant son modèle idéal, y rêvant, aperçoit Alix sur sa terrasse et, sans la connaître, tombe en extase à genoux. Elle, qui ne sent pas moins de penchant pour les artistes que pour les militaires, a vite fait de séduire le jouvenceau. L’image votive ne sera point celle d’Agnès, mais celle d’Alix, et n’aura rien d’hagiographique. Au seuil du sanctuaire, l’impure beauté triomphera. Ainsi, par une sorte de revanche ou de reprise sacrilège, la courtisane partagera, ne fût-ce qu’en effigie, avec la sainte, une gloire qu’il est déplaisant encore une fois de voir ainsi disputée et commune.

Devant le porche de l’église, en grande cérémonie, a lieu l’inauguration et la remise de la statue à l’évêque et au chapitre métropolitain. Lorsque tombe le voile de serge et que, sans voile même de pierre, ou peu s’en faut, apparaît la figure impudique, vous jugez de l’effet. L’évêque se détourne, s’indigne et, sur le statuaire comme sur le modèle, il lance l’anathème. Depuis le troisième acte de la Juive et les foudres du cardinal Brogni, jamais ne s’était vu scandale pareil. Cela rappelle aussi, par antithèse, l’histoire de certain feu d’artifice, que M. Cardinal avait commandé républicain et libre penseur, mais dont le « bouquet » inattendu fit éclater et flamboyer ces mots : « Vivent les Jésuites ! » Nous avons ici le pendant ou la contre-partie, plus sérieuse, du feu d’artifice de M. Cardinal.

Un officier, la masse d’armes à la main, s’élance et va frapper la statue. Mais Alix, couvrant de sa beauté vivante l’image de sa beauté, le frappe lui-même d’un coup de poignard. On la saisit et bientôt, condamnée, torturée, elle sera conduite au bûcher avec son complice. Un seul moyen lui reste de sauver Loys. Repentante, pour expier publiquement l’outrage public, qu’elle brise la statue et qu’en effigie elle se punisse et s’immole elle-même. C’est ce que nous voyons au cinquième acte, avec la mise en scène obligée, défilé de pénitens, soldats et bourreau. Du moins nous sommes tout près de le voir. Mais au dernier moment, quand Alix, d’une main longtemps hésitante, va consommer enfin cette espèce de suicide idéal, un éclair jaillit, dont elle meurt. Le voile qui de nouveau cachait honnêtement la statue tombe encore, découvrant cette fois (miracle n° 2), sainte Agnès apaisée et clémente.

Que si maintenant les faits ne vous suffisent point et que vous en cherchiez la leçon ou l’âme, peut-être sentirez-vous en cette histoire un vague scepticisme à l’endroit de l’ordre surnaturel, il ne serait même pas tout à fait impossible de trouver ici, vaguement indiquée et symbolique, l’antithèse, ou le conflit entre l’art et la religion, entre les principes de celle-ci et les droits ou la liberté de celui-là. Mais, après tout, je n’oserais point assurer, pas même insinuer que dans la trame de ces événemens l’une et l’autre, ou seulement l’une ou l’autre de ces deux idées générales, soit enveloppée. Et cela n’a d’ailleurs aucune espèce d’importance.

La musique importe davantage, et même, plus je vais, plus il me semble qu’elle importe seule dans un opéra. Mozart était de cette opinion. Wagner pensait à peu près le contraire. Appliquant des théories opposées, tous les deux ont écrit des opéras admirables. C’est très consolant. Un point cependant paraît admis, ou fixé. La fameuse maxime, d’un idéalisme transcendantal : « Rien n’est aussi méprisable qu’un fait, » est vraie surtout en musique ou pour la musique. Les faits ne sont pas le fait de la musique. Ce n’est pas d’eux qu’elle vit ; elle peut même en mourir : trop nombreux, trop pressés et tout extérieurs, ils l’étouffent ou l’écrasent. Elle d’une part, eux de l’autre, ne participent pas du même ordre et comme de la même catégorie de l’esprit. Le défaut de nos poèmes d’opéra, — je parle de ceux de notre opéra, de notre « grand opéra » du XIXe siècle, — leur défaut, ou plutôt leur excès, consista justement dans la trop grande place qu’y occupèrent les événemens. Tel est, encore aujourd’hui, pour la musique, le danger d’un « poème » comme celui du Miracle. Elle n’y a pas succombé, mais elle y a laissé, perdu beaucoup. Dans la partition de M. Hue, les actes les plus chargés d’incidens et de péripéties « dramatiques » sont, musicalement, les plus vides. On ne saurait assez recommander à la musique de prendre pour devise le mot célèbre : « Tôt ou tard, on ne jouit que des âmes, » cela d’ailleurs ne devant point empêcher les âmes de se souvenir, volontiers au besoin, qu’elles sont unies à des corps et de nous intéresser, le plus vivement possible, à la nature, au régime et aux effets de cette union. Jusqu’où peut aller notre intérêt en cette matière, c’est ce qu’ont bien montré, pour ne parler que des temps modernes, les opéras de Gounod, plus encore le Tristan de Wagner et, généralement, tous les chefs-d’œuvre de la musique d’amour.

Si les faits, encore une fois, sont matière peu musicale, ou « musicable, » il s’en faut pourtant que la façon, dont M. Hüe les a notés soit digne de mépris. Action extérieure et mélodramatique, « situations » et coups de théâtre, cérémonies tant inaugurales qu’expiatoires, processions, marches au supplice non moins qu’aux flambeaux, tout cela nous parut traité fort congrûment. Pas plus qu’à l’appareil et même à l’apparat scénique, la musique n’est inégale à la figuration de la foule. Elle sait animer et mouvoir les « masses. » Mais pendant un moment, — et ce moment a quelque durée, — la musique a fait davantage. Un peu, beaucoup, passionnément, elle a été de la musique d’amour. Le second acte, dans l’atelier de Loys, est un bel épisode lyrique. Qu’on ne parle plus seulement ici, comme trop souvent il faut s’y réduire, et s’y résigner, de métier, de facture, d’habileté technique ou pratique. Nous sommes devant une vertu supérieure à ces qualités, aussi communes aujourd’hui que toujours insuffisantes. Ouvrez, lecteur musicien, la partition du Miracle au début du second acte ; peut-être ne la refermerez-vous qu’à la fin. Tout d’abord vous serez sensible à la simple et pure musicalité du style, au charme discret d’un thème qui s’appuie et monte à la façon du premier motif de Tristan, bien qu’avec infiniment moins d’âpreté, de rudesse. Il y a quelque embarras dans les préliminaires du duo. Mais le duo même, et tout entier, nous paraît une chose élevée, noble, émouvante, soit par les élémens dont il est formé, soit par la composition, le développement et le progrès de l’ensemble. Un souffle chaud le soutient et le renouvelle. D’amples périodes se déduisent les unes des autres, par un procédé de déduction harmonique un peu monotone seulement. Le chant participe à la fois de la mélodie et de la mélopée, l’une se gardant de la banalité, comme l’autre du flottement et du vague. La déclamation est juste, naturelle, et si les paroles ne sont pas toujours entendues, la faute en est aux interprètes. Heureuse faute, il est vrai, quand l’amoureux sculpteur parle à son modèle ce langage :

C’est de mon étreinte,
Où mon désir mord,
Que je veux pétrir,
Argile mouvante,
La chair de ton corps.

Nous transcrivons cette période en cinq petits vers ; elle pourrait n’être que de trois, sans en valoir ni plus ni moins.

On a trouvé que ce duo ressemblait à celui de Tristan. Il le rappelle en effet par la situation ou le sujet, le sujet des duos d’amour étant assez généralement le même. Peut-être s’en rapproche-t-il aussi par le plan, par la suite et la disposition des épisodes et, sinon des rythmes, des mouvemens. Entre les autres éléments de musique pure, je ne saisis point le rapport : tout au plus quelque analogie, vers les dernières pages, dans l’entrée successive et l’enlacement des deux voix. Et puis le duo de Tristan s’achève au paroxysme ; celui-ci finit en douceur. Il finit deux fois, c’est vrai : quand on le croyait terminé, voici qu’il reprend, mais on ne songe pas à s’en plaindre, la dernière reprise n’ayant pas le moins de charme et de poésie. Si vous ajoutez à la sensibilité, voire à la passion, musicalement exprimée, le pittoresque et le paysage, un décor et comme une atmosphère, musicale elle-même avec discrétion, avec légèreté, vous comprendrez qu’après six semaines déjà passées on se souvienne encore du second acte de ce Miracle, au moins comme d’une agréable surprise. Voyez-vous, nous ne sommes pas gâtés, pour le moment. Alors que la musique, si souvent (rappelez-vous Macbeth) est une chose obscure, factice, pénible, odieuse, que pendant une demi-heure elle soit une chose claire, sincère, agréable, émouvante, enfin une belle chose, « Je ne suis pas de ceux qui disent : ce n’est rien… »

Pour être juste, il faut compter encore un bon quart d’heure, un quart d’heure excellent, celui du ballet. Une bourrée populaire y est le thème d’ingénieuses variations : l’une surtout est enlevée avec une franchise, un éclat, une verve de rythme irrésistible. Mme Aida Boni l’a dansée, ou plutôt, excusez le solécisme, elle l’a bondie et rebondie comme un jeune faon. Mlle Chenal (Alix la courtisane) est belle en effet « à miracle. » L’artiste n’a que le tort, — dont cette salle maudite est la première coupable, — de trop « pousser » et par là de réduire, d’amincir d’autant, une voix qui n’est pas sans beauté. M. Muratore chante bien. Depuis le départ de M. Jean de Reszké… Entendez-vous le latin ? — Point du tout. — Eh bien ! « longo sed proximus intervallo, » voilà M. Muratore.


« Don Quichotte, comédie héroïque, » si l’on en croit l’affiche, le programme et la partition. Mais alors, et la musique ? Il y en a tout de même un peu, un petit peu. Nous dirons, si vous voulez, que sur le sujet, le roman, l’épopée de Cervantes, autour, à côté, au-dessous, M. Massenet a mis de la musique. Oh ! pas beaucoup. Il n’en a pas mis au dedans, au fond, au cœur, excepté pendant un moment, le dernier.

Quant aux librettistes, feu Le Lorrain et le très vivant M. Henri Cain, ils ont pris avec le chef-d’œuvre les Libertés qui sont d’usage dans les rencontres lyrico-littéraires. La plus insigne, et qui parut à certains ingénieuse et piquante, consiste dans la transformation du principal personnage féminin. Dulcinée, de fille de ferme, est devenue fille de joie ; ou plutôt, car le mot est trop fort, on a fait de la grosse fille une fille légère, pimpante et fringante, coquetante et caquetante, vocalisante, guitarisante et dansante à propos de tout et de rien, en deux mots une agaçante poupée, qu’environne, au lieu de basse-cour, une cour, un peu plus relevée, mais cent fois déjà vue, de jeunes freluquets. La musique elle-même ne pouvait que perdre à cette transposition arbitraire autant qu’artificielle. Elle eût tiré meilleur parti d’une rusticité robuste, haute en couleur, que d’une mièvre et pâle galanterie. Et ce changement d’ « objet, » atténuant le contraste, a rendu moins comique, mais non plus noble, ni plus touchante, l’illusion d’amour du pauvre chevalier.

On a ramassé en cinq petits tableaux, en cinq « illustrations » ou vignettes, tant d’aventures, et si grandes. La mission du héros a été réduite à la recherche, par ordre d’une coquette d’opéra-comique (et encore ! ), puis à la reprise sur des brigands du même genre, enfin à la remise entre les mains de la demoiselle, d’un collier de perles qui lui avait été dérobé. Pour prix de cet exploit, Don Quichotte avait espéré le cœur et l’hymen de sa princesse ; il n’obtient d’elle qu’un baiser, avec le refus, d’ailleurs motivé loyalement et vaguement ému, d’être à lui : dont il meurt. Nous avons, il est vrai, la scène des moulins à vent : la représentation matérielle en est même curieuse. Mais la scène des brigands n’est qu’une faible contrefaçon de l’admirable (et déjà combien tolstoïsant ! ) épisode des galériens dans le récit de Cervantès. Et puis et surtout la Dulcinée nouvelle manière gâte, fausse le caractère et le sentiment de l’ouvrage entier.

Quelqu’un a dit autrefois de M. Massenet qu’il fait tout ce qu’il veut, mais qu’il ne veut pas toujours, au moins assez fortement, ce qu’il fait. Don Quichotte nous paraît être un de ses ouvrages où sa « facture » est supérieure à sa volonté. Aussi bien il n’a peut-être ici voulu que se divertir, et, d’une main comme toujours habile et plus que jamais légère, au crayon, pour appuyer moins fort, tracer quelques notes « en marge » d’un chef-d’œuvre. Notes justes, notes fines, élégantes, écrites en se jouant par un maître écrivain, pour le plaisir d’écrire, sans prendre assez peut-être la peine de penser. Le meilleur, et de beaucoup, en ce Don Quichotte, c’est le détail, le rien ; entre les pages qui devraient être importantes, significatives, c’est ce qu’on pourrait appeler les articulations ou les jointures. Pas une qui ne joue avec aisance, et sans crier.

Ainsi, dans l’ensemble et les traits généraux, le rôle de la belle Dulcinée est simplement insupportable, ou plutôt il l’est sans aucune simplicité. Il l’est pour diverses raisons, dont la première, en effet, est l’affectation ; une autre, deux autres, seraient tantôt une sentimentalité, tantôt un débraillé de café-concert. Avec, ou malgré cela, dans un coin du quatrième acte (la fête chez Dulcinée), au début et comme tout de suite en entrant, vous trouverez, après quelques mesures d’une contredanse mélancolique et délicieusement vieillotte, quelques mesures aussi de chant, où se trahit tout bas une fine et furtive sensibilité.

L’Espagne, que le sujet permettait, commandait de nous montrer grandiose, austère et farouche, l’Espagne des sierras et des plaines fauves, n’est guère autre chose qu’une Espagne de bazar et de pacotille… Et tout de même sur ce fond d’une couleur banale, superficielle, et qui ne tient pas, il arrive que le musicien espiègle, spirituel, jette une touche plus vive et plus originale, en passant.

Il n’est pas rare non plus que le dialogue, même celui des personnages secondaires, soit accompagné, commenté, par un orchestre discret, expressif, où l’on croirait presque surprendre un sourire, un soupir aussi, de Mozart. La dextérité, voire la subtilité, ne manque jamais à M. Massenet. De l’un des deux motifs principaux, — et pareillement déplorables, — de « la belle Dulcinée, » il sait faire, dans un bout de scène entre deux jeunes galans, le sujet d’un petit travail ingénieux. Le thème de l’arrivée de Don Quichotte nous a rappelé l’entrée plus sérieusement héroïque, au second acte de Guillaume Tell, de l’un des trois cantons. Volontaire ou non, la réminiscence est plaisante. Agréable aussi, dans certains propos du chevalier, le style à dessein archaïque et qui semble d’un autre temps, comme le personnage lui-même. Que retenir encore ? Le défi de Don Quichotte aux moulins, thème au rythme agressif et pointé, aux larges intervalles menaçans, répété en canon quand Sancho se met de la partie et dont la dernière reprise, par « augmentation, » accompagne et fait plus piteuse la chute d’où le prestige du pauvre chevalier se relève amoindri. Détail enfin, détail toujours, avant le combat funeste, une aimable sensation de plein air de printemps et d’oiseaux chanteurs. Que le bon Sancho, dessellant haridelle et grison, les nomme « ses petits agneaux, » en une seconde et pour une demi-minute, voici l’orchestre qui se change en bergerie, où les sonnailles tintent…

N’allons pas plus avant. Oublions Don Quichotte amoureux et la mélancolique, la triste sérénade, qui revient tant de fois et chaque fois paraît plus inférieure au personnage, moins digne de le représenter. Laissons Don Quichotte prêcheur : son homélie aux brigands, malgré les accens de l’orgue, assez inattendus en pleine sierra, ne respire guère, au lieu d’une charité sublime, qu’une philanthropie ronronnante, où se mêle une fade religiosité. Mais saluons Don Quichotte mourant. Il fait une mort discrète et touchante. Un tendre violoncelle l’assiste, à ses derniers momens, d’une aimable cantilène. M. Massenet, le Massenet des Erinnyes et de la libation d’Electre, peut ici reconnaître un écho de ses jeunes pensées, qui n’étaient pas les moins nobles et les moins pures. Et le musicien de la scène finale de Manon se retrouve en ce dernier acte aussi. Que peu de chose suffit à nous le rendre ! Lorsqu’il le veut bien, comme il a besoin de peu de musique pour nous charmer et nous émouvoir ! C’est assez, quand le rideau se lève, d’un accord descendant, par notes égales et lentes ; c’est assez de la simple, et pastorale, et paysanne complainte de Sancho. Partout, et cela fait le prix d’une telle scène, partout règne une sorte de clair-obscur sonore, où la voix et l’orchestre cheminent, comme à petits pas, sans bruit, sans écarts, l’un près de l’autre, tout près, ne traçant que des lignes à peine infléchies, ne passant d’une note, ou d’un ton, qu’au ton, à la note prochaine. On donnerait le reste de la partition pour ces quelques minutes de recueillement et d’intériorité. Mais ceci ne rachètera pas cela et parmi les œuvres de M. Massenet il est probable que Don Quichotte restera l’une des plus petites.

Le principal interprète a trouvé moyen d’y faire grande figure. Il est possible d’avoir plus de voix que M. Marcoux, mais non plus d’intelligence et de sensibilité. M. Fugère est supérieur à son rôle, Mlle Arbell est égale au sien. Quand « la belle Dulcinée » paraît à son balcon, pour l’accabler ainsi d’œillets et de roses, la jeunesse d’Espagne a-t-elle donc oublié le proverbe oriental, qui défend de frapper une femme, même avec une fleur !


L’Ancêtre, de M. Saint-Saëns, comme le Don Quichotte de M. Massenet, appartient au répertoire monégasque, c’est-à-dire à la série des opéras composés par nos grands musiciens pour le théâtre du petit, État. « Monaco, » nous apprenait-on naguère, au collège, « colonie phénicienne, ainsi nommée de l’un des noms d’Hercule, Μονοῖϰος (Monoikos), qui n’a qu’une demeure. » Tout de même, il doit y en avoir plus d’une en la noble maison. L’Ancêtre est supérieur à Don Quichotte, et d’un étiage, ou d’un étage plus haut.

Le drame de M. Auge de Lassus a pour sujet, — et, se passant en Corse, pour sujet inévitable, — une vendetta, laquelle manque son but, ou son coup, par suite de la fatigue visuelle de la vengeresse. Nous nous expliquerons à la fin sur ce point particulier et capital, Mais d’abord, en d’autres termes, un peu moins ramassés, voici l’histoire.

Un jeune officier du premier Empire, Tebaldo Pietranera, vient, entre deux campagnes, revoir son île natale. Il y retrouve, également fidèles, ses amitiés, ses amours et ses haines. D’abord un brave homme d’ermite, le Père Raphaël, autrefois un peu gardien de son enfance ; puis la douce Margarita, le rêve et l’espoir de sa jeunesse ; enfin la famille des Fabiani, mortels ennemis de sa propre famille, et dont Margarita, par malheur, est quelque chose comme la fille adoptive. Entre l’une et l’autre gens il y a du sang, par l’une et l’autre répandu. Le saint ermite se propose d’en effacer la dernière trace et, nouveau frère Laurent, de réconcilier sous sa main bénissante les Capulets et les Montaigus du maquis. Tous ils vont consentir au pardon réciproque ; seule une vieille aïeule des Fabiani, Nunciata, « l’ancêtre, » — j’aimerais mieux « l’aïeule, » — pleurant toujours un fils tué naguère, s’y refuse et rallume des deux côtés l’homicide fureur.

Celle-ci fait bientôt une victime nouvelle. Attiré dans un guet-apens, Tebaldo, pour se défendre, frappe son agresseur, le petit-fils de Nunciata. Maintenant, deux fois vengeresse, c’est à sa petite-fille, à la sœur du défunt, Vanina, que la mère et grand’mère imposera le devoir des doubles représailles. Un vieux serviteur arme de son fusil le bras de sa jeune maîtresse. Mais, apprenant le nom du meurtrier, Vanina pense mourir, car, en secret, elle l’aime.

Elle le cherche pourtant, et l’épie, défaillante. Sur le seuil d’une chapelle où tout à l’heure il est entré, sa main a déposé son arme. Soudain sa main la ressaisit. L’aïeule est survenue, conseillère implacable ; et puis, et surtout, deux voix ont parlé dans la chapelle, celle de Tebaldo et celle de Margarita, échangeant devant l’ermite les sermens d’un amour que la malheureuse ignorait. Tous les deux, enlacés, ils sortent, passent devant elle, et, décidément inégale à son horrible tâche, elle les laisse passer, et s’enfuit. La vieille alors, indignée et méprisante, ramasse le fusil et pareille à l’une de ces Erinnyes, à l’une de ces « chiennes » que nous montre Eschyle, elle suit pas à pas la trace maudite. Bientôt retentit un coup de feu… Ce n’est pas Tebaldo qu’il a frappé à mort, c’est Vanina.

Mais la cause, la cause d’une aussi déplorable erreur de tir ? Les mauvais yeux de la terrible mère-grand. Ils avaient, parait-il, été mentionnés antérieurement. Que voulez-vous ! Depuis que chanteurs et chanteuses parlent plutôt qu’ils ne chantent, on entend moins que jamais ce qu’ils disent. Alors nous ne savions pas… Et c’est pourquoi tout d’abord nous ne voyons pas très clair, nous non plus, dans ce dénouement imprévu. Il nous fait penser, révérence gardée, au postulat de l’Œil crevé : « Quand je tire, je n’ai pas besoin de viser, » disait — à peu près — un archer. Et la princesse, placée derrière lui, recevait la flèche dans l’œil. Sans compter que, même expliquée, l’erreur ne fait pas compte. La petite-fille, au lieu du meurtrier du petit-fils ! Il y a maldonne. Tout est à recommencer. Espérons que Tebaldo, son congé fini, tombera dans quelque bataille. Par là, dans la mesure du possible, les choses seront enfin rétablies, ou réparées.

L’adage du fabuliste : « Tout établissement vient tard et dure peu, » n’est pas vrai de l’auteur de l’Ancêtre (nous parlons maintenant du musicien) et de son œuvre en général. Etablie tout de suite, il y a déjà longtemps, cette œuvre dure encore aujourd’hui. C’est qu’elle est fondée sur des bases solides, classiques, au sens du mot le plus simple et le plus fort. La musique de M. Saint-Saëns assurément s’est élevée plus haut, étendue plus loin naguère. Mais quelle assurance et quel aplomb, quelle tenue et quel style elle garde toujours ! Quelle sécurité d’abord, — oui, tout d’abord, — elle nous inspire ! Dès les premières mesures de l’Ancêtre, sans hésiter, sans tâtonner, elle commence. Ayant quelque chose à dire, elle le dit ; elle s’énonce, elle s’ordonne, elle s’organise aussitôt, et cette franchise, cette décision, cette promptitude, encore une fois tout cela n’appartient qu’aux maîtres, artistes ou écrivains, que nous appelons classiques. A cet égard-là, comme début et comme départ, comme période composée et construite, la première page de l’Ancêtre pourrait servir déjà d’exemple et de leçon. Thèmes et timbres, dessin et couleur, tout y est précis et vigoureux.

Mainte fois, écoutant l’orchestre de M. Saint-Saëns, il nous souvient de cette question ingénue qu’adressait naguère un des vétérans de la critique musicale à l’un des nouveaux, des plus nouveaux, qui s’en effara : « Pourriez-vous me dire en quel ton l’école moderne écrit pour le quatuor ? » En tous les tons, M. Saint-Saëns écrit avec la même complaisance et la même perfection pour ce groupe fondamental de l’orchestre où sa musique s’appuie. Le premier acte de l’Ancêtre commence par un épisode assez franciscain, homélie du Père Raphaël à ses abeilles. La musique en est bruissante et légère, ainsi qu’il convient, d’ailleurs beaucoup moins pareille qu’on ne l’a dit à celle du Waldweben de Siegfried. Mille atomes dansent et vibrent dans le rayon sonore, y forment un monde d’harmonies à tout instant renouvelé. Mais des notes plus stables et plus graves, notes de la voix, autres notes de l’orchestre, sont là pour assurer, soutenir cet univers changeant et mêler en nous, de la façon la plus heureuse, la sensation de la consistance à celle de la fluidité. Poésie de la forêt, poésie de la niche, et du miel, et des ailes ; mais, comme disait un jour Henri Heine et justement à propos d’un de nos vieux musiciens, poésie à la française, sans morbidezza, poésie jouissant d’une bonne santé.

De même le monologue de l’ermite aviculteur, Aristée monacal, peut bien n’avoir plus rien d’un « air » à la vieille mode. La phrase musicale s’y développe sans reprise ni retour. Elle y obéit pourtant aux principes, à l’ordre mystérieux de cette discipline éternelle, qui survit à l’ancienne loi. De la musique, il y a beaucoup de musique, dans le premier acte de l’Ancêtre : voire de la musique militaire, et de la meilleure. Saccadés, pointés et piqués autant que ceux de l’ermite étaient unis et comme étalés, les discours du petit soldat ont de la jeunesse, de la désinvolture et de la crânerie. La Marseillaise y est insérée en passant, et comme au vol, de vive et spirituelle façon. M. Saint-Saëns n’est jamais à court de rien, même d’esprit. Il ne craint pas le badinage et la malice : témoin le duetto (souvenirs d’enfance et promesses d’amour) entre le jeune guerrier et sa payse. Nous avons ici l’une des pages, assez nombreuses dans l’œuvre de l’artiste, où, le grand musicien, avec une sorte de coquetterie ironique, semble se plaire à côtoyer la banalité, celle au moins de la mélodie. Mais il y échappe aussitôt, soit par un ingénieux détour de la mélodie elle-même, soit, comme ici, par l’agrément d’un rythme, d’une harmonie, d’un timbre qui vient, à l’improviste, la relever.

Musique de théâtre, la musique de ce premier acte ne laisse pas d’avoir aussi l’intérêt en quelque sorte spécifique de la musique pure. Intérêt supérieur, auquel il ne nous déplaît pas de voir sacrifier de temps en temps l’action elle-même. Ces retards heureux nous valent une belle prière (pour solo et chœur), à demi déclamée et mélodique à demi, avec le mot : Seigneur ! retombant trois fois sur de nobles accords. Ceux d’entre nous qui demandent trop aux livrets en général ont fort malmené celui de M. Auge de Lassus. Ayons moins de rigueur, ou plus d’indifférence, puisqu’il suffit à M. Saint-Saëns d’un mouvement de scène quelconque, de deux groupes de choristes, Pietranera et Fabiani, entrant chacun d’un côté, pour esquisser, instrumentale et chantante, une véritable symphonie. « Tu fais cela, musiquE ! » chantait le pauvre Bordes sur des vers de Shakspeare, en un délicieux madrigal à la gloire de son art bien-aimé.

Dans les deux actes suivans de l’Ancêtre, la musique a fait encore d’autres choses, de moindre importance. Pour des raisons diverses, d’ordre récitatif, lyrique, choral, ce n’est point une chose à dédaigner que le vocero de la grand’mère. Et le musicien de l’Ancêtre, après celui d’Henry VIII, après celui de Proserpine, a voulu terminer son œuvre par un ensemble dramatique et vocal. Il y a dans Fidelio un quatuor « du pistolet. » L’Ancêtre a son quatuor « du fusil, » qui ne porte pas aussi loin tout de même. Un mot seulement sur ce dernier. M. Saint-Saëns écrivait récemment à l’un de ses admirateurs : « Dans toutes mes œuvres théâtrales, j’ai usé largement du Leitmotif ; non par caprice, mais par principe ; seulement, tandis que Wagner le met au premier plan, j’en fais le fond du tableau, laissant au premier plan la partie vocale, traitée vocalement, autant que le permet la vérité scénique. Dans Proserpine, notamment, ce système est poussé à l’extrême. » Et le maître, à la fin de sa lettre, semblait regretter qu’on n’eût point assez pris garde à cela. Qu’il se console. Le quatuor final de l’Ancêtre est fait avec le thème, transformé comme rythme, comme ton, comme accompagnement, du duetto d’amour. Et nous savons un auditeur, au moins, qui s’en est bien aperçu.

Rien à dire des interprètes de l’Ancêtre.

Si, de l’un d’eux, beaucoup de mal, trop de mal. Silence !


CAMILLE BELLAIGUE.