Robinson Crusoé (Borel)/14

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Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 1p. 105-112).

Chasse du 3 Novembre.



yant surmonté ces faiblesses, et mon domicile et mon ameublement étant établis aussi bien que possible, je commençai mon journal dont je vais ici vous donner la copie (encore qu’il comporte la répétition de tous les détails précédents) aussi loin que je pus le poursuivre ; car mon encre une fois usée, je fus dans la nécessité de l’interrompre.


30 SEPTEMBRE 1659.


oi, pauvre misérable Robinson Crusoé, après avoir fait naufrage au large durant une horrible tempête, tout l’équipage étant noyé, moi-même étant à demi mort, j’abordai à cette île infortunée, que je nommai l’Île du désespoir.

Je passai tout le reste du jour à m’affliger de l’état affreux où j’étais réduit : sans nourriture, sans demeure, sans vêtements, sans armes, sans lieu de refuge, sans aucune espèce de secours, je ne voyais rien devant moi que la mort, soit que je dusse être dévoré par les bêtes ou tué par les sauvages, ou que je dusse périr de faim. À la brune je montai sur un arbre, de peur des animaux féroces, et je dormis profondément, quoiqu’il plût toute la nuit.

OCTOBRE.

Le 1er. — À ma grande surprise, j’aperçus, le matin, que le vaisseau avait été soulevé par la marée montante, et entraîné beaucoup plus près du rivage. D’un côté ce fut une consolation pour moi ; car le voyant entier et dressé sur sa quille, je conçus l’espérance, si le vent venait à s’abattre, d’aller à bord et d’en tirer les vivres ou les choses nécessaires pour mon soulagement. D’un autre côté ce spectacle renouvela la douleur que je ressentais de la perte de mes camarades ; j’imaginais que si nous étions demeurés à bord, nous eussions pu sauver le navire, ou qu’au moins mes compagnons n’eussent pas été noyés comme ils l’étaient, et que, si tout l’équipage avait été préservé, peut-être nous eussions pu construire avec les débris du bâtiment une embarcation qui nous aurait portés en quelque endroit du monde. Je passai une grande partie de la journée à tourmenter mon âme de ces regrets ; mais enfin, voyant le bâtiment presque à sec, j’avançai sur la grève aussi loin que je pus, et me mis à la nage pour aller à bord. Il continua de pleuvoir tout le jour, mais il ne faisait point de vent.

Du 1er au 24. — Toutes ces journées furent employées à faire plusieurs voyages pour tirer du vaisseau tout ce que je pouvais, et l’amener à terre sur des radeaux à la faveur de chaque marée montante. Il plut beaucoup durant cet intervalle, quoique avec quelque lueur de beau temps : il paraît que c’était la saison pluvieuse.

Le 20. — Je renversai mon radeau et tous les objets que j’avais mis dessus ; mais, comme c’était dans une eau peu profonde, et que la cargaison se composait surtout d’objets pesants, j’en recouvrai une grande partie quand la marée se fut retirée.

Le 25. — Tout le jour et toute la nuit il tomba une pluie accompagnée de rafales ; durant ce temps le navire se brisa, et le vent ayant soufflé plus violemment encore, il disparut, et je ne pus apercevoir ses débris qu’à mer étale seulement. Je passai ce jour-là à mettre à l’abri les effets que j’avais sauvés, de crainte qu’ils ne s’endommageassent à la pluie.

Le 26. — Je parcourus le rivage presque tout le jour, pour trouver une place où je pusse fixer mon habitation ; j’étais fort inquiet de me mettre à couvert, pendant la nuit, des attaques des hommes et des bêtes sauvages. Vers le soir je m’établis en un lieu convenable, au pied d’un rocher, et je traçai un demi-cercle pour mon campement, que je résolus d’entourer de fortifications composées d’une double palissade fourrée de câbles et renformie de gazon.

Du 26 au 30. — Je travaillai rudement à transporter tous mes bagages dans ma nouvelle habitation, quoiqu’il plût excessivement fort une partie de ce temps-là.

Le 31. — Dans la matinée je sortis avec mon fusil pour chercher quelque nourriture et reconnaître le pays ; je tuai une chèvre, dont le chevreau me suivit jusque chez moi ; mais, dans la suite, comme il refusait de manger, je le tuai aussi.

NOVEMBRE.

Le 1er. — Je dressai ma tente au pied du rocher, et j’y couchai pour la première nuit, je l’avais faite aussi grande que possible avec des piquets que j’y avais plantés, et auxquels j’avais suspendu mon hamac.

Le 2. — J’entassai tous mes coffres, toutes mes planches et tout le bois de construction dont j’avais fait mon radeau, et m’en formai un rempart autour de moi, un peu en dedans de la ligne que j’avais tracée pour mes fortifications.

Le 3. — Je sortis avec mon fusil et je tuai deux oiseaux semblables à des canards, qui furent un excellent manger. Dans l’après-midi je me mis à l’œuvre pour faire une table.

Le 4. — Je commençai à régler mon temps de travail et de sortie, mon temps de repos et de récréation, et suivant cette règle que je continuai d’observer, le matin, s’il ne pleuvait pas, je sortais avec mon fusil pour deux ou trois heures ; je travaillais ensuite jusqu’à onze heures environ, puis je mangeais ce que je pouvais avoir ; de midi à deux heures je me couchais pour dormir, à cause de la chaleur accablante ; et, dans la soirée, je me remettais à l’ouvrage. Tout mon temps de travail de ce jour-là et du suivant fut employé à me faire une table ; car je n’étais alors qu’un triste ouvrier ; mais bientôt après le temps et la nécessité firent de moi un parfait artisan comme ils l’auraient fait, je pense, de tout autre.

Le 5. — Je sortis avec mon fusil et mon chien, et je tuai un chat sauvage ; sa peau était assez douce, mais sa chair ne valait rien. J’écorchais chaque animal que je tuais, et j’en conservais la peau. En revenant le long du rivage je vis plusieurs espèces d’oiseaux de mer qui m’étaient inconnus ; mais je fus étonné et presque effrayé par deux ou trois veaux marins, qui, tandis que je les fixais du regard, ne sachant pas trop ce qu’ils étaient, se culbutèrent dans l’eau et m’échappèrent pour cette fois.

Le 6. — Après ma promenade du matin, je me mis à travailler de nouveau à ma table, et je l’achevai, non pas à ma fantaisie ; mais il ne se passa pas longtemps avant que je fusse en état d’en corriger les défauts.

Le 7. — Le ciel commença à se mettre au beau. Les 7, 8, 9, 10, et une partie du 12, — le 11 était un dimanche, — je passai tout mon temps à me fabriquer une chaise, et, avec beaucoup de peine, je l’amenai à une forme passable ; mais elle ne put jamais me plaire, et même, en la faisant, je la démontai plusieurs fois.

Nota : Je négligeai bientôt l’observation des dimanches ; car ayant omis de faire la marque qui les désignait sur mon poteau, j’oubliai quand tombait ce jour.

Le 13. — Il fit une pluie qui humecta la terre et me rafraîchit beaucoup ; mais elle fut accompagnée d’un coup de tonnerre et d’un éclair, qui m’effrayèrent horriblement, à cause de ma poudre. Aussitôt qu’ils furent passés, je résolus de séparer ma provision de poudre en autant de petits paquets que possible, pour la mettre hors de tout danger.

Les 14, 15 et 16. — Je passai ces trois jours à faire des boîtes ou de petites caisses carrées, qui pouvaient contenir une livre de poudre ou deux tout au plus ; et, les ayant emplies, je les mis aussi en sûreté, et aussi éloignées les unes des autres que possible. L’un de ces trois jours, je tuai un gros oiseau qui était bon à manger ; mais je ne sus quel nom lui donner.

Le 17. — Je commençai, en ce jour, à creuser le roc derrière ma tente, pour ajouter à mes commodités.

Nota : Il me manquait, pour ce travail, trois choses absolument nécessaires, savoir : un pic, une pelle et une brouette ou un panier. Je discontinuai donc mon travail, et me mis à réfléchir sur les moyens de suppléer à ce besoin, et de me faire quelques outils. Je remplaçai le pic par des leviers de fer, qui étaient assez propres à cela, quoique un peu lourds ; pour la pelle ou bêche, qui était la seconde chose dont j’avais besoin, elle m’était d’une si absolue nécessité, que, sans cela, je ne pouvais réellement rien faire. Mais je ne savais par quoi la remplacer.

Le 18. — En cherchant dans les bois, je trouvai un arbre qui était semblable, ou tout au moins ressemblait beaucoup à celui qu’au Brésil on appelle bois de fer, à cause de son excessive dureté. J’en coupai une pièce avec une peine extrême et en gâtant presque ma hache ; je n’eus pas moins de difficulté pour l’amener jusque chez moi, car elle était extrêmement lourde.

La dureté excessive de ce bois, et le manque de moyens d’exécution, firent que je demeurai longtemps à façonner cet instrument ; ce ne fut que petit à petit que je pus lui donner la forme d’une pelle ou d’une bêche. Son manche était exactement fait comme à celles dont on se sert en Angleterre ; mais sa partie plate n’étant pas ferrée, elle ne pouvait pas être d’un aussi long usage. Néanmoins elle remplit assez bien son office dans toutes les occasions que j’eus de m’en servir. Jamais pelle, je pense, ne fut faite de cette façon et ne fut si longue à fabriquer.

Mais ce n’était pas tout ; il me manquait encore un panier ou une brouette. Un panier, il m’était de toute impossibilité d’en faire, n’ayant rien de semblable à des baguettes ployantes propres à tresser de la vannerie, du moins je n’en avais point encore découvert. Quant à la brouette, je m’imaginai que je pourrais en venir à bout, à l’exception de la roue, dont je n’avais aucune notion, et que je ne savais comment entreprendre. D’ailleurs je n’avais rien pour forger le goujon de fer qui devait passer dans l’axe ou le moyeu. J’y renonçai donc ; et, pour emporter la terre que je tirais de la grotte, je me fis une machine semblable à l’oiseau dans lequel les manœuvres portent le mortier quand ils servent les maçons.

La façon de ce dernier ustensile me présenta moins de difficulté que celle de la pelle ; néanmoins l’une et l’autre, et la malheureuse tentative que je fis de construire une brouette, ne me prirent pas moins de quatre journées, en en exceptant toujours le temps de ma promenade du matin avec mon fusil ; je la manquais rarement, et rarement aussi manquais-je d’en rapporter quelque chose à manger.

Le 23. — Mon autre travail ayant été interrompu pour la fabrication de ces outils, dès qu’ils furent achevés je le repris, et, tout en faisant ce que le temps et mes forces me permettaient, je passai dix-huit jours entiers à élargir et à creuser ma grotte, afin qu’elle pût loger mes meubles plus commodément.