Robinson Crusoé (Borel)/16

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Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 1p. 121-128).

L’Ouragan.



omme on peut le croire, je recueillis soigneusement les épis de ces blés dans leur saison, ce qui fut environ à la fin de juin ; et, mettant en réserve jusqu’au moindre grain, je résolus de semer tout ce que j’en avais, dans l’espérance qu’avec le temps j’en récolterais assez pour faire du pain. Quatre années s’écoulèrent avant que je pusse me permettre d’en manger ; encore n’en usai-je qu’avec ménagement, comme je le dirai plus tard en son lieu : car tout ce que je confiai à la terre, la première fois, fut perdu pour avoir mal pris mon temps en le semant justement avant la saison sèche ; de sorte qu’il ne poussa pas, ou poussa tout au moins fort mal. Nous reviendrons là-dessus.

Outre cette orge, il y avait vingt ou trente tiges de riz, que je conservai avec le même soin et dans le même but, c’est-à-dire pour me faire du pain ou plutôt diverses sortes de mets ; j’avais trouvé le moyen de cuire sans four, bien que plus tard j’en aie fait un. Mais retournons à mon journal.

Je travaillai très assidûment pendant ces trois mois et demi à la construction de ma muraille. Le 14 avril je la fermai, me réservant de pénétrer dans mon enceinte au moyen d’une échelle, et non point d’une porte, afin qu’aucun signe extérieur ne pût trahir mon habitation.

AVRIL.

Le 16. — Je terminai mon échelle, dont je me servais ainsi : d’abord je montais sur le haut de la palissade, puis je l’amenais à moi et la replaçais en dedans. Ma demeure me parut alors complète ; car j’y avais assez de place dans l’intérieur, et rien ne pouvait venir à moi du dehors, à moins de d’abord passer par-dessus ma muraille.

Juste le lendemain que cet ouvrage fut achevé, je faillis à voir tous mes travaux renversés d’un seul coup, et à perdre moi-même la vie. Voici comment : j’étais occupé derrière ma tente, à l’entrée de ma grotte, lorsque je fus horriblement effrayé par une chose vraiment affreuse ; tout à coup la terre s’éboula de la voûte de ma grotte et du flanc de la montagne qui me dominait, et deux des poteaux que j’avais placés dans ma grotte craquèrent effroyablement. Je fus remué jusque dans les entrailles ; mais, ne soupçonnant pas la cause réelle de ce fracas, je pensai seulement que c’était la voûte de ma grotte qui croulait, comme elle avait déjà croulé en partie. De peur d’être englouti je courus vers mon échelle, et, ne m’y croyant pas encore en sûreté, je passai par-dessus ma muraille, pour échapper à des quartiers de rocher que je m’attendais à voir fondre sur moi. Sitôt que j’eus posé le pied hors de ma palissade, je reconnus qu’il y avait un épouvantable tremblement de terre. Le sol sur lequel j’étais s’ébranla trois fois à environ huit minutes de distance, et ces trois secousses furent si violentes, qu’elles auraient pu renverser l’édifice le plus solide qui ait jamais été. Un fragment énorme se détacha de la cime d’un rocher situé proche de la mer, à environ un demi-mille de moi, et tomba avec un tel bruit que, de ma vie, je n’en avais entendu de pareil. L’Océan même me parut violemment agité. Je pense que les secousses avaient été plus fortes encore sous les flots que dans l’île.

N’ayant jamais rien senti de semblable, ne sachant pas même que cela existât, je fus tellement atterré que je restai là comme mort ou stupéfié, et le mouvement de la terre me donna des nausées comme à quelqu’un ballotté sur la mer. Mais le bruit de la chute du rocher me réveilla, m’arracha à ma stupeur, et me remplit d’effroi. Mon esprit n’entrevit plus alors que l’écroulement de la montagne sur ma tente et l’anéantissement de tous mes biens ; et cette idée replongea une seconde fois mon âme dans la torpeur.

Après que la troisième secousse fut passée, et qu’il se fut écoulé quelque temps sans que j’eusse rien senti de nouveau, je commençai à reprendre courage ; pourtant je n’osais pas encore repasser par-dessus ma muraille, de peur d’être enterré tout vif : je demeurais immobile, assis à terre, profondément abattu et désolé, ne sachant que résoudre et que faire. Durant tout ce temps je n’eus pas une seule pensée sérieuse de religion, si ce n’est cette banale invocation : Seigneur ayez pitié de moi, qui cessa en même temps que le péril.

Tandis que j’étais dans cette situation, je m’aperçus que le ciel s’obscurcissait et se couvrait de nuages comme s’il allait pleuvoir ; bientôt après le vent se leva par degrés, et en moins d’une demi-heure un terrible ouragan se déclara. La mer se couvrit tout à coup d’écume, les flots inondèrent le rivage, les arbres se déracinèrent : bref ce fut une affreuse tempête. Elle dura près de trois heures, ensuite elle alla en diminuant ; et au bout de deux autres heures tout était rentré dans le calme, et il commença à pleuvoir abondamment.

Cependant j’étais toujours étendu sur la terre, dans la terreur et l’affliction, lorsque soudain je fis réflexion que ces vents et cette pluie étant la conséquence du tremblement de terre, il devrait être passé, et que je pouvais me hasarder à retourner à ma grotte. Cette pensée ranima mes esprits ; et, la pluie aidant aussi à me persuader, j’allai m’asseoir dans ma tente ; mais la violence de l’orage menaçant de la renverser, je fus contraint de me retirer dans ma grotte, quoique j’y fusse fort mal à l’aise, tremblant qu’elle ne s’écroulât sur ma tête.

Cette pluie excessive m’obligea à un nouveau travail, c’est-à-dire à pratiquer une rigole au travers de mes fortifications, pour donner un écoulement aux eaux, qui, sans cela, auraient inondé mon habitation. Après être resté quelque temps dans ma grotte sans éprouver de nouvelles secousses, je commençai à être un peu plus rassuré ; et, pour ranimer mes sens, qui avaient grand besoin de l’être, j’allai à ma petite provision, et je pris une petite goutte de rhum ; alors, comme toujours, j’en usai très sobrement, sachant bien qu’une fois bu il ne me serait pas possible d’en avoir d’autre.

Il continua de pleuvoir durant toute la nuit et une grande partie du lendemain, ce qui m’empêcha de sortir. L’esprit plus calme, je me mis à réfléchir sur ce que j’avais de mieux à faire. Je conclus que l’île étant sujette aux tremblements de terre, je ne devais pas vivre dans une caverne, et qu’il me fallait songer à construire une petite hutte dans un lieu découvert, que, pour ma sûreté, j’entourerais également d’un mur ; persuadé qu’en restant où j’étais, je serais un jour ou l’autre enterré tout vif.

Ces pensées me déterminèrent à éloigner ma tente de l’endroit qu’elle occupait justement au-dessous d’une montagne menaçante qui, sans nul doute, l’ensevelirait à la première secousse. Je passai les deux jours suivants, les 19 et 20 avril, à chercher où et comment je transporterais mon habitation.

La crainte d’être englouti vivant m’empêchait de dormir tranquille, et la crainte de coucher dehors, sans aucune défense, était presque aussi grande ; mais quand, regardant autour de moi, je voyais le bel ordre où j’avais mis toute chose, et combien j’étais agréablement caché et à l’abri de tout danger, j’éprouvais la plus grande répugnance à déménager.

Dans ces entrefaites, je réfléchis que l’exécution de ce projet me demanderait beaucoup de temps, et qu’il me fallait, malgré les risques, rester où j’étais, jusqu’à ce que je me fusse fait un campement, et que je l’eusse rendu assez sûr pour aller m’y fixer. Cette décision me tranquillisa pour un temps, et je résolus de me mettre à l’ouvrage avec toute la diligence possible, pour me bâtir dans un cercle, comme la première fois, un mur de pieux, de câbles, etc., et d’y établir ma tente quand il serait fini, mais de rester où j’étais jusqu’à ce que cet enclos fût terminé et prêt à me recevoir. C’était le 21.

Le 22. — Dès le matin j’avisai au moyen de réaliser mon dessein, mais j’étais dépourvu d’outils. J’avais trois grandes haches et une grande quantité de hachettes, — car nous avions emporté des hachettes pour trafiquer avec les Indiens ; — mais à force d’avoir coupé et taillé des bois durs et noueux, elles étaient émoussées et ébréchées. Je possédais bien une pierre à aiguiser, mais je ne pouvais la faire tourner en même temps que je repassais. Cette difficulté me coûta autant de réflexions qu’un homme d’État pourrait en dépenser sur un grand point de politique, ou un juge sur une question de vie ou de mort. Enfin j’imaginai une roue à laquelle j’attachai un cordon, pour la mettre en mouvement au moyen de mon pied tout en conservant mes deux mains libres.

Nota : Je n’avais jamais vu ce procédé mécanique en Angleterre, ou du moins je ne l’avais point remarqué, quoique j’aie observé depuis qu’il y est très-commun ; en outre, cette pierre était très-grande et très-lourde, et je passai une semaine entière à amener cette machine à perfection.

Les 28 et 29. — J’employai ces deux jours à aiguiser mes outils, le procédé pour faire tourner ma pierre allant très-bien.

Le 30. — M’étant aperçu depuis longtemps que ma provision de biscuits diminuait, j’en fis la revue et je me réduisis à un biscuit par jour, ce qui me rendit le cœur très chagrin.

MAI.

Le 1er. — Le matin, en regardant du côté de la mer, à la marée basse, j’aperçus par extraordinaire sur le rivage quelque chose de gros qui ressemblait assez à un tonneau ; quand je m’en fus approché, je vis que c’était un baril et quelques débris du vaisseau qui avaient été jetés sur le rivage par le dernier ouragan. Portant alors mes regards vers la carcasse du vaisseau, il me sembla qu’elle sortait au-dessus de l’eau plus que de coutume. J’examinai le baril qui était sur la grève, je reconnus qu’il contenait de la poudre à canon, mais qu’il avait pris l’eau et que cette poudre ne formait plus qu’une masse aussi dure qu’une pierre. Néanmoins, provisoirement, je le roulai plus loin sur le rivage, et je m’avançai sur les sables le plus près possible de la coque du navire, afin d’essayer d’en trouver d’autre.

Quand je fus descendu tout proche, je trouvai sa position étonnamment changée. Le château de proue, qui d’abord était enfoncé dans le sable, était alors élevé de six pieds au moins, et la poupe, que la violence de la mer avait brisée et séparée du reste peu de temps après que j’y eus fait mes dernières recherches, avait été lancée, pour ainsi dire, et jetée sur le côté. Le sable s’était tellement amoncelé près de l’arrière, que là où auparavant une grande étendue d’eau m’empêchait d’approcher à plus d’un quart de mille sans me mettre à la nage, je pouvais marcher jusqu’au vaisseau quand la marée était basse. Je fus d’abord surpris de cela, mais bientôt je conclus que le tremblement de terre devait en être la cause ; et, comme il avait augmenté le bris du vaisseau, chaque jour il venait au rivage quantité de choses que la mer avait détachées, et que les vents et les flots roulaient par degrés jusqu’à terre. Ceci vint me distraire totalement de mon dessein de changer d’habitation, et ma principale affaire, ce jour-là, fut de chercher à pénétrer dans le vaisseau ; mais je vis que c’était une chose que je ne devais point espérer, car son intérieur était encombré de sable. Néanmoins, comme j’avais appris à ne désespérer de rien, je résolus d’en arracher par morceaux ce que je pourrais, persuadé que tout ce que j’en tirerais me serait de quelque utilité.