Robinson Crusoé (Borel)/51

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Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 1p. 401-408).

La Capitulation.



ls étaient justement sur le point d’entrer dans la chaloupe, quand Vendredi et le second se mirent à crier. Ils les entendirent aussitôt, et leur répondirent tout en courant le long du rivage à l’Ouest, du côté de la voix qu’ils avaient entendue ; mais tout-à-coup ils furent arrêtés par la crique. Les eaux étant hautes, ils ne pouvaient traverser, et firent venir la chaloupe pour les passer sur l’autre bord comme je l’avais prévu.

Quand ils eurent traversé, je remarquai que, la chaloupe ayant été conduite assez avant dans la crique, et pour ainsi dire dans un port, ils prirent avec eux un des trois hommes qui la montaient, et n’en laissèrent seulement que deux, après l’avoir amarrée au tronc d’un petit arbre sur le rivage.

C’était là ce que je souhaitais. Laissant Vendredi et le second du capitaine à leur besogne, j’emmenai sur-le-champ les autres avec moi, et, me rendant en tapinois au-delà de la crique, nous surprîmes les deux matelots avant qu’ils fussent sur leurs gardes, l’un couché sur le rivage, l’autre dans la chaloupe. Celui qui se trouvait à terre flottait entre le sommeil et le réveil ; et, comme il allait se lever, le capitaine, qui était le plus avancé, courut sur lui, l’assomma, et cria à l’autre, qui était dans l’esquif : — « Rends-toi ou tu es mort. »

Il ne fallait pas beaucoup d’arguments pour soumettre un seul homme, qui voyait cinq hommes contre lui et son camarade étendu mort. D’ailleurs c’était, à ce qu’il paraît, un des trois matelots qui avaient pris moins de part à la mutinerie que le reste de l’équipage. Aussi non-seulement il se décida facilement à se rendre, mais dans la suite il se joignit sincèrement à nous.

Dans ces entrefaites Vendredi et le second du capitaine gouvernèrent si bien leur affaire avec les autres mutins qu’en criant et répondant, ils les entraînèrent d’une colline à une autre et d’un bois à un autre, jusqu’à ce qu’ils les eussent horriblement fatigués, et ils ne les laissèrent que lorsqu’ils furent certains qu’ils ne pourraient regagner la chaloupe avant la nuit. Ils étaient eux-mêmes harassés quand ils revinrent auprès de nous.

Il ne nous restait alors rien autre à faire qu’à les épier dans l’obscurité, pour fondre sur eux et en avoir bon marché.

Ce ne fut que plusieurs heures après le retour de Vendredi qu’ils arrivèrent à leur chaloupe ; mais long-temps auparavant nous pûmes entendre les plus avancés crier aux traîneurs de se hâter, et ceux-ci répondre et se plaindre qu’ils étaient las et écloppés et ne pouvaient marcher plus vite : fort heureuse nouvelle pour nous.

Enfin ils atteignirent la chaloupe. — il serait impossible de décrire quelle fut leur stupéfaction quand ils virent qu’elle était ensablée dans la crique, que la marée s’était retirée et que leurs deux compagnons avaient disparu. Nous les entendions s’appeler l’un l’autre de la façon la plus lamentable, et se dire entre eux qu’ils étaient dans une île ensorcelée ; que, si elle était habitée par des hommes, ils seraient touts massacrés ; que si elle l’était par des démons ou des esprits, ils seraient touts enlevés et dévorés.

Ils se mirent à crier de nouveau, et appelèrent un grand nombre de fois leurs deux camarades par leurs noms ; mais point de réponse. Un moment après nous pouvions les voir, à la faveur du peu de jour qui restait, courir çà et là en se tordant les mains comme des hommes au désespoir. Tantôt ils allaient s’asseoir dans la chaloupe pour se reposer, tantôt ils en sortaient pour rôder de nouveau sur le rivage, et pendant assez long-temps dura ce manége.

Mes gens auraient bien désiré que je leur permisse de tomber brusquement sur eux dans l’obscurité ; mais je ne voulais les assaillir qu’avec avantage, afin de les épargner et d’en tuer le moins que je pourrais. Je voulais surtout n’exposer aucun de mes hommes à la mort, car je savais l’ennemi bien armé. Je résolus donc d’attendre pour voir s’ils ne se sépareraient point ; et, à dessein de m’assurer d’eux, je fis avancer mon embuscade, et j’ordonnai à Vendredi et au capitaine de se glisser à quatre pieds, aussi à plat ventre qu’il leur serait possible, pour ne pas être découverts, et de s’approcher d’eux le plus qu’ils pourraient avant de faire feu.

Il n’y avait pas long-temps qu’ils étaient dans cette posture quand le maître d’équipage, qui avait été le principal meneur de la révolte, et qui se montrait alors le plus lâche et le plus abattu de touts, tourna ses pas de leur côté, avec deux autres de la bande. Le capitaine était tellement animé en sentant ce principal vaurien si bien en son pouvoir, qu’il avait à peine la patience de le laisser assez approcher pour le frapper à coup sûr ; car jusque là il n’avait qu’entendu sa voix ; et, dès qu’ils furent à sa portée, se dressant subitement sur ses pieds, ainsi que Vendredi, ils firent feu dessus.

Le maître d’équipage fut tué sur la place ; un autre fut atteint au corps et tomba près de lui, mais il n’expira qu’une ou deux heures après ; le troisième prit la fuite.

À cette détonation, je m’approchai immédiatement avec toute mon armée, qui était alors de huit hommes, savoir : moi, généralissime ; Vendredi, mon lieutenant-général ; le capitaine et ses deux compagnons, et les trois prisonniers de guerre auxquels il avait confié des armes.

Nous nous avançâmes sur eux dans l’obscurité, de sorte qu’on ne pouvait juger de notre nombre. — J’ordonnai au matelot qu’ils avaient laissé dans la chaloupe, et qui était alors un des nôtres, de les appeler par leurs noms, afin d’essayer si je pourrais les amener à parlementer, et par là peut-être à des termes d’accommodement ; — ce qui nous réussit à souhait ; — car il était en effet naturel de croire que, dans l’état où ils étaient alors, ils capituleraient très-volontiers. Ce matelot se mit donc à crier de toute sa force à l’un d’entre eux : — « Tom Smith ! Tom Smith ! » — Tom Smith répondit aussitôt : — « Est-ce toi, Robinson ? » — Car il paraît qu’il avait reconnu sa voix. — « Oui, oui, reprit l’autre. Au nom de Dieu, Tom Smith, mettez bas les armes et rendez-vous, sans quoi vous êtes touts morts à l’instant. »

— À qui faut-il nous rendre ? répliqua Smith ; où sont-ils ? » — « Ils sont ici, dit Robinson : c’est notre capitaine avec cinquante hommes qui vous pourchassent depuis deux heures. Le maître d’équipage est tué, Will Frye blessé, et moi je suis prisonnier. Si vous ne vous rendez pas, vous êtes touts perdus. »

— « Nous donnera-t-on quartier ? dit Tom Smith, si nous nous rendons ? » — « Je vais le demander, si vous promettez de vous rendre, » répondit Robinson. — Il s’adressa donc au capitaine, et le capitaine lui-même se mit alors à crier : — « Toi, Smith, tu connais ma voix ; si vous déposez immédiatement les armes et vous soumettez, vous aurez touts la vie sauve, hormis Will Atkins. »

Sur ce, Will Atkins s’écria : — Au nom de Dieu ! capitaine, donnez-moi quartier ! Qu’ai-je fait ? Ils sont touts aussi coupables que moi. » — Ce qui, au fait, n’était pas vrai ; car il paraît que ce Will Atkins avait été le premier à se saisir du capitaine au commencement de la révolte, et qu’il l’avait cruellement maltraité en lui liant les mains et en l’accablant d’injures. Quoi qu’il en fût, le capitaine le somma de se rendre à discrétion et de se confier à la miséricorde du gouverneur : c’est moi dont il entendait parler, car ils m’appelaient touts gouverneur.

Bref, ils déposèrent touts les armes et demandèrent la vie ; et j’envoyai pour les garrotter l’homme qui avait parlementé avec deux de ses compagnons. Alors ma grande armée de cinquante d’hommes, laquelle, y compris les trois en détachement, se composait en tout de huit hommes, s’avança et fit main basse sur eux et leur chaloupe. Mais je me tins avec un des miens hors de leur vue, pour des raisons d’État.

Notre premier soin fut de réparer la chaloupe et de songer à recouvrer le vaisseau. Quant au capitaine, il eut alors le loisir de pourparler avec ses prisonniers. Il leur reprocha l’infamie de leurs procédés à son égard, et l’atrocité de leur projet, qui, assurément, les aurait conduits enfin à la misère et à l’opprobre, et peut-être à la potence.

Ils parurent touts fort repentants et implorèrent la vie. Il leur répondit là-dessus qu’ils n’étaient pas ses prisonniers, mais ceux du gouverneur de l’île ; qu’ils avaient cru le jeter sur le rivage d’une île stérile et déserte, mais qu’il avait plu à Dieu de les diriger vers une île habitée, dont le gouverneur était Anglais, et pouvait les y faire pendre touts, si tel était son plaisir ; mais que, comme il leur avait donné quartier, il supposait qu’il les enverrait en Angleterre pour y être traités comme la justice le requérait, hormis Atkins, à qui le gouverneur lui avait enjoint de dire de se préparer à la mort, car il serait pendu le lendemain matin.

Quoique tout ceci ne fût qu’une fiction de sa part, elle produisit cependant tout l’effet désiré. Atkins se jeta à genoux et supplia le capitaine d’intercéder pour lui auprès du gouverneur, et touts les autres le conjurèrent au nom de Dieu, afin de n’être point envoyés en Angleterre.

Il me vint alors à l’esprit que le moment de notre délivrance était venu, et que ce serait une chose très-facile que d’amener ces gens à s’employer de tout cœur à recouvrer le vaisseau. Je m’éloignai donc dans l’ombre pour qu’ils ne pussent voir quelle sorte de gouverneur ils avaient, et j’appelai à moi le capitaine. Quand j’appelai, comme si j’étais à une bonne distance, un de mes hommes reçut l’ordre de parler à son tour, et il dit au capitaine : — « Capitaine, le commandant vous appelle. » — Le capitaine répondit aussitôt : — « Dites à son Excellence que je viens à l’instant. » — Ceci les trompa encore parfaitement, et ils crurent touts que le gouverneur était près de là avec ses cinquante hommes.

Quand le capitaine vint à moi, je lui communiquai mon projet pour la prise du vaisseau. Il le trouva parfait, et résolut de le mettre à exécution le lendemain.

Mais, pour l’exécuter avec plus d’artifice et en assurer le succès, je lui dis qu’il fallait que nous séparassions les prisonniers, et qu’il prît Atkins et deux autres d’entre les plus mauvais, pour les envoyer, bras liés, à la caverne où étaient déjà les autres. Ce soin fut remis à Vendredi et aux deux hommes qui avaient été débarqués avec le capitaine.

Ils les emmenèrent à la caverne comme à une prison ; et c’était au fait un horrible lieu, surtout pour des hommes dans leur position.

Je fis conduire les autres à ma tonnelle, comme je l’appelais, et dont j’ai donné une description complète. Comme elle était enclose, et qu’ils avaient les bras liés, la place était assez sûre, attendu que de leur conduite dépendait leur sort.

À ceux-ci dans la matinée j’envoyai le capitaine pour entrer en pourparler avec eux ; en un mot, les éprouver et me dire s’il pensait qu’on pût ou non se fier à eux pour aller à bord et surprendre le navire. Il leur parla de l’outrage qu’ils lui avaient fait, de la condition dans laquelle ils étaient tombés, et leur dit que, bien que le gouverneur leur eût donné quartier actuellement, ils seraient à coup sûr mis au gibet si on les envoyait en Angleterre ; mais que s’ils voulaient s’associer à une entreprise aussi loyale que celle de recouvrer le vaisseau, il aurait du gouverneur la promesse de leur grâce.

On devine avec quelle hâte une semblable proposition fut acceptée par des hommes dans leur situation. Ils tombèrent aux genoux du capitaine, et promirent avec les plus énergiques imprécations qu’ils lui seraient fidèles jusqu’à la dernière goutte de leur sang ; que, lui devant la vie, ils le suivraient en touts lieux, et qu’ils le regarderaient comme leur père tant qu’ils vivraient.

— « Bien, reprit le capitaine ; je m’en vais reporter au gouverneur ce que vous m’avez dit, et voir ce que je puis faire pour l’amener à donner son consentement. » — Il vint donc me rendre compte de l’état d’esprit dans lequel il les avait trouvés, et m’affirma qu’il croyait vraiment qu’ils seraient fidèles.