Robinson Crusoé (Borel)/54

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Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. 1-8).

Le Vieux Capitaine Portugais.



uand j’arrivai en Angleterre, j’étais parfaitement étranger à tout le monde, comme si je n’y eusse jamais été connu. Ma bienfaitrice, ma fidèle intendante à qui j’avais laissé en dépôt mon argent, vivait encore, mais elle avait essuyé de grandes infortunes dans le monde ; et, devenue veuve pour la seconde fois, elle vivait chétivement. Je la mis à l’aise quant à ce qu’elle me devait, en lui donnant l’assurance que je ne la chagrinerais point. Bien au contraire, en reconnaissance de ses premiers soins et de sa fidélité envers moi, je l’assistai autant que le comportait mon petit avoir, qui pour lors, il est vrai, ne me permit pas de faire beaucoup pour elle. Mais je lui jurai que je garderais toujours souvenance de son ancienne amitié pour moi. Et vraiment je ne l’oubliai pas lorsque je fus en position de la secourir, comme on pourra le voir en son lieu.

Je m’en allai ensuite dans le Yorkshire. Mon père et ma mère étaient morts et toute ma famille éteinte, hormis deux sœurs et deux enfants de l’un de mes frères. Comme depuis long-temps je passais pour mort, on ne m’avait rien réservé dans le partage. Bref je ne trouvai ni appui ni secours, et le petit capital que j’avais n’était pas suffisant pour fonder mon établissement dans le monde.

À la vérité je reçus une marque de gratitude à laquelle je ne m’attendais pas : le capitaine que j’avais si heureusement délivré avec son navire et sa cargaison, ayant fait à ses armateurs un beau récit de la manière dont j’avais sauvé le bâtiment et l’équipage, ils m’invitèrent avec quelques autres marchands intéressés à les venir voir, et touts ensemble ils m’honorèrent d’un fort gracieux compliment à ce sujet et d’un présent d’environ deux cents livres sterling.

Après beaucoup de réflexions, sur ma position, et sur le peu de moyens que j’avais de m’établir dans le monde, je résolus de m’en aller à Lisbonne, pour voir si je ne pourrais pas obtenir quelques informations sur l’état de ma plantation au Brésil, et sur ce qu’était devenu mon partner, qui, j’avais tout lieu de le supposer, avait dû depuis bien des années me mettre au rang des morts.

Dans cette vue, je m’embarquai pour Lisbonne, où j’arrivai au mois d’avril suivant. Mon serviteur Vendredi m’accompagna avec beaucoup de dévouement dans toutes ces courses, et se montra le garçon le plus fidèle en toute occasion.

Quand j’eus mis pied à terre à Lisbonne je trouvai après quelques recherches, et à ma toute particulière satisfaction, mon ancien ami le capitaine qui jadis m’avait accueilli en mer à la côte d’Afrique. Vieux alors, il avait abandonné la mer, après avoir laissé son navire à son fils, qui n’était plus un jeune homme, et qui continuait de commercer avec le Brésil. Le vieillard ne me reconnut pas, et au fait je le reconnaissais à peine ; mais je me rétablis dans son souvenir aussitôt que je lui eus dit qui j’étais.

Après avoir échangé quelques expressions affectueuses de notre ancienne connaissance, je m’informai, comme on peut le croire, de ma plantation et de mon partner. Le vieillard me dit : « — Je ne suis pas allé au Brésil depuis environ neuf ans ; je puis néanmoins vous assurer que lors de mon dernier voyage votre partner vivait encore, mais les curateurs que vous lui aviez adjoints pour avoir l’œil sur votre portion étaient morts touts les deux. Je crois cependant que vous pourriez avoir un compte très-exact du rapport de votre plantation ; parce que, sur la croyance générale qu’ayant fait naufrage vous aviez été noyé, vos curateurs ont versé le produit de votre part de la plantation dans les mains du Procureur-Fiscal, qui en a assigné, — en cas que vous ne revinssiez jamais le réclamer, — un tiers au Roi et deux tiers au monastère de Saint-Augustin, pour être employés au soulagement des pauvres, et à la conversion des Indiens à la foi catholique. — Nonobstant, si vous vous présentiez, ou quelqu’un fondé de pouvoir, pour réclamer cet héritage, il serait restitué, excepté le revenu ou produit annuel, qui, ayant été affecté à des œuvres charitables, ne peut être reversible. Je vous assure que l’Intendant du Roi et le provredor, ou majordome du monastère, ont toujours eu grand soin que le bénéficier, c’est-à-dire votre partner, leur rendît chaque année un compte fidèle du revenu total, dont ils ont dûment perçu votre moitié. »

Je lui demandai s’il savait quel accroissement avait pris ma plantation ; s’il pensait qu’elle valût la peine de s’en occuper, ou si, allant sur les lieux, je ne rencontrerais pas d’obstacle pour rentrer dans mes droits à la moitié.

Il me répondit : — « Je ne puis vous dire exactement à quel point votre plantation s’est améliorée, mais je sais que votre partner est devenu excessivement riche par la seule jouissance de sa portion. Ce dont j’ai meilleure souvenance, c’est d’avoir ouï dire que le tiers de votre portion, dévolu au Roi, et qui, ce me semble, a été octroyé à quelque monastère ou maison religieuse, montait à plus 200 moidores par an. Quant à être rétabli en paisible possession de votre bien, cela ne fait pas de doute, votre partner vivant encore pour témoigner de vos droits, et votre nom étant enregistré sur le cadastre du pays. » — Il me dit aussi : — « Les survivants de vos deux curateurs sont de très-probes et de très-honnêtes gens, fort riches, et je pense que non-seulement vous aurez leur assistance pour rentrer en possession, mais que vous trouverez entre leurs mains pour votre compte une somme très-considérable. C’est le produit de la plantation pendant que leurs pères en avaient la curatèle, et avant qu’ils s’en fussent dessaisis comme je vous le disais tout-à-l’heure, ce qui eut lieu, autant que je me le rappelle, il y a environ douze ans. »

À ce récit je montrai un peu de tristesse et d’inquiétude, et je demandai au vieux capitaine comment il était advenu que mes curateurs eussent ainsi disposé de mes biens, quand il n’ignorait pas que j’avais fait mon testament, et que je l’avais institué, lui, le capitaine portugais mon légataire universel.

— « Cela est vrai, me répondit-il ; mais, comme il n’y avait point de preuves de votre mort, je ne pouvais agir comme exécuteur testamentaire jusqu’à ce que j’en eusse acquis quelque certitude. En outre, je ne me sentais pas porté à m’entremettre dans une affaire si lointaine. Toutefois j’ai fait enregistrer votre testament, et je l’ai revendiqué ; et, si j’eusse pu constater que vous étiez mort ou vivant, j’aurais agi par procuration, et pris possession de l’engenho, — c’est ainsi que les Portugais nomment une sucrerie — et j’aurais donné ordre de le faire à mon fils, qui était alors au Brésil.

— » Mais, poursuivit le vieillard, j’ai une autre nouvelle à vous donner, qui peut-être ne vous sera pas si agréable que les autres : c’est que, vous croyant perdu, et tout le monde le croyant aussi, votre partner et vos curateurs m’ont offert de s’accommoder avec moi, en votre nom, pour le revenu des six ou huit premières années, lequel j’ai reçu. Cependant de grandes dépenses ayant été faites alors pour augmenter la plantation, pour bâtir un engenho et acheter des esclaves, ce produit ne s’est pas élevé à beaucoup près aussi haut que par la suite. Néanmoins je vous rendrai un compte exact de tout ce que j’ai reçu et de la manière dont j’en ai disposé. »

Après quelques jours de nouvelles conférences avec ce vieil ami, il me remit un compte du revenu des six premières années de ma plantation, signé par mon partner et mes deux curateurs, et qui lui avait toujours été livré en marchandises : telles que du tabac en rouleau, et du sucre en caisse, sans parler du rum, de la mélasphærule, produit obligé d’une sucrerie. Je reconnus par ce compte que le revenu s’accroissait considérablement chaque année : mais, comme il a été dit précédemment, les dépenses ayant été grandes, le boni fut petit d’abord. Cependant, le vieillard me fit voir qu’il était mon débiteur pour 470 moidores ; outre, 60 caisses de sucre et 15 doubles rouleaux de tabac, qui s’étaient perdus dans son navire, ayant fait naufrage en revenant à Lisbonne, environ onze ans après mon départ du Brésil.

Cet homme de bien se prit alors à se plaindre de ses malheurs, qui l’avaient contraint à faire usage de mon argent pour recouvrer ses pertes et acheter une part dans un autre navire. — « Quoi qu’il en soit, mon vieil ami, ajouta-t-il, vous ne manquerez pas de secours dans votre nécessité, et aussitôt que mon fils sera de retour, vous serez pleinement satisfait. »

Là-dessus il tira une vieille escarcelle, et me donna 160 moidores portugais en or. Ensuite, me présentant les actes de ses droits sur le bâtiment avec lequel son fils était allé au Brésil, et dans lequel il était intéressé pour un quart et son fils pour un autre, il me les remit touts entre les mains en nantissement du reste.

J’étais beaucoup trop touché de la probité et de la candeur de ce pauvre homme pour accepter cela ; et, me remémorant tout ce qu’il avait fait pour moi, comment il m’avait accueilli en mer, combien il en avait usé généreusement à mon égard en toute occasion, et combien surtout il se montrait en ce moment ami sincère, je fus sur le point de pleurer quand il m’adressait ces paroles. Aussi lui demandai-je d’abord si sa situation lui permettait de se dépouiller de tant d’argent à la fois, et si cela ne le gênerait point. Il me répondit qu’à la vérité cela pourrait le gêner un peu, mais que ce n’en était pas moins mon argent, et que j’en avais peut-être plus besoin que lui.

Tout ce que me disait ce galant homme était si affectueux que je pouvais à peine retenir mes larmes. Bref, je pris une centaine de moidores, et lui demandai une plume et de l’encre pour lui en faire un reçu ; puis je lui rendis le reste, et lui dis : « — Si jamais je rentre en possession de ma plantation, je vous remettrai toute la somme, — comme effectivement je fis plus tard ; — et quant au titre de propriété de votre part sur le navire de votre fils, je ne veux en aucune façon l’accepter ; si je venais à avoir besoin d’argent, je vous tiens assez honnête pour me payer ; si au contraire je viens à palper celui que vous me faites espérer, je ne recevrai plus jamais un penny de vous. »

Quand ceci fut entendu, le vieillard me demanda s’il ne pourrait pas me servir en quelque chose dans la réclamation de ma plantation. Je lui dis que je pensais aller moi-même sur les lieux. — « Vous pouvez faire ainsi, reprit-il, si cela vous plaît ; mais, dans le cas contraire, il y a bien des moyens d’assurer vos droits et de recouvrer immédiatement la jouissance de vos revenus. » — Et, comme il se trouvait dans la rivière de Lisbonne des vaisseaux prêts à partir pour le Brésil, il me fit inscrire mon nom dans un registre public, avec une attestation de sa part, affirmant, sous serment, que j’étais en vie, et que j’étais bien la même personne qui avait entrepris autrefois le défrichement et la culture de ladite plantation.

À cette déposition régulièrement légalisée par un notaire, il me conseilla d’annexer une procuration, et de l’envoyer avec une lettre de sa main à un marchand de sa connaissance qui était sur les lieux. Puis il me proposa de demeurer avec lui jusqu’à ce que j’eusse reçu réponse.