Robinson Crusoé (Borel)/7

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Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 1p. 49-56).
Propositions des trois Colons.



a généreuse conduite du capitaine à mon égard ne saurait être trop louée. Il ne voulut rien recevoir pour mon passage ; il me donna vingt ducats pour la peau du léopard et quarante pour la peau du lion que j’avais dans ma chaloupe. Il me fit remettre ponctuellement tout ce qui m’appartenait en son vaisseau, et tout ce que j’étais disposé à vendre il me l’acheta ; tel que le bahut aux bouteilles, deux de mes mousquets et un morceau restant du bloc de cire vierge, dont j’avais fait des chandelles. En un mot, je tirai environ deux cent vingt pièces de huit de toute ma cargaison, et, avec ce capital, je mis pied à terre au Brésil.

Là, peu de temps après, le capitaine me recommanda dans la maison d’un très-honnête homme, comme lui-même, qui avait ce qu’on appelle un engenho[1], c’est-à-dire une plantation et une sucrerie. Je vécus quelque temps chez lui, et, par ce moyen, je pris connaissance de la manière de planter et de faire le sucre. Voyant la bonne vie que menaient les planteurs, et combien ils s’enrichissaient promptement, je résolus, si je pouvais en obtenir la licence, de m’établir parmi eux, et de me faire planteur, prenant en même temps la détermination de chercher quelque moyen pour recouvrer l’argent que j’avais laissé à Londres. Dans ce dessein, ayant obtenu une sorte de lettre de naturalisation, j’achetai autant de terre inculte que mon argent me le permit, et je formai un plan pour ma plantation et mon établissement proportionné à la somme que j’espérais recevoir de Londres.

J’avais un voisin, un Portugais de Lisbonne, mais né de parents anglais ; son nom était Wells, et il se trouvait à peu près dans les mêmes circonstances que moi. Je l’appelle voisin parce que sa plantation était proche de la mienne, et que nous vivions très amicalement. Mon avoir était mince aussi bien que le sien ; et, pendant environ deux années, nous ne plantâmes guère que pour notre nourriture. Toutefois nous commencions à faire des progrès, et notre terre commençait à se bonifier ; si bien que la troisième année nous semâmes du tabac et apprêtâmes l’un et l’autre une grande pièce de terre pour planter des cannes à sucre l’année suivante. Mais tous les deux nous avions besoin d’aide ; alors je sentis plus que jamais combien j’avais eu tort de me séparer de mon garçon Xury.

Mais hélas ! avoir fait mal, pour moi qui ne faisais jamais bien, ce n’était pas chose étonnante ; il n’y avait d’autre remède que de poursuivre. Je m’étais imposé une occupation tout-à-fait éloignée de mon esprit naturel, et entièrement contraire à la vie que j’aimais et pour laquelle j’avais abandonné la maison de mon père et méprisé tous ses bons avis ; car j’entrais précisément dans la condition moyenne, ce premier rang de la vie inférieure qu’autrefois il m’avait recommandé, et que, résolu à suivre, j’eusse pu de même trouver chez nous sans m’être fatigué à courir le monde. Souvent, je me disais : — « Ce que je fais ici, j’aurais pu le faire tout aussi bien en Angleterre, au milieu de mes amis ; il était inutile pour cela de parcourir deux mille lieues, et de venir parmi des étrangers, des sauvages, dans un désert, et à une telle distance que je ne puis recevoir de nouvelle d’aucun lieu du monde, où l’on a la moindre connaissance de moi. »

Ainsi j’avais coutume de considérer ma position avec le plus grand regret. Je n’avais personne avec qui converser, que de temps en temps mon voisin, point d’autre ouvrage à faire que par le travail de mes mains, et je me disais souvent que je vivais tout-à-fait comme un naufragé jeté sur quelque île déserte et entièrement livré à lui-même. Combien cela était juste, et combien tout homme devrait réfléchir que, tandis qu’il compare sa situation présente à d’autres qui sont pires, le Ciel pourrait l’obliger à en faire l’échange, et le convaincre, par sa propre expérience, de sa félicité première ; combien il était juste, dis-je, que cette vie réellement solitaire, dans une île réellement déserte, et dont je m’étais plaint, devînt mon lot ; moi qui l’avais si souvent injustement comparée avec la vie que je menais alors, qui, si j’avais persévéré, m’eût en toute probabilité conduit à une grande prospérité et à une grande richesse.

J’avais à peu près décidé des mesures relatives à la conduite de ma plantation, avant que mon gracieux ami le capitaine du vaisseau, qui m’avait recueilli en mer, s’en retournât ; car son navire demeura environ trois mois à faire son chargement et ses préparatifs de voyage. Lorsque je lui parlai du petit capital que j’avais laissé derrière moi à Londres, il me donna cet amical et sincère conseil : — « Senhor inglez[2], me dit-il — car il m’appelait toujours ainsi, — si vous voulez me donner, pour moi, une procuration en forme, et pour la personne dépositaire de votre argent, à Londres, des lettres et des ordres d’envoyer vos fonds à Lisbonne, à telles personnes que je vous désignerai, et en telles marchandises qui sont convenables à ce pays-ci, je vous les apporterai, si Dieu veut, à mon retour ; mais comme les choses humaines sont toutes sujettes aux revers et aux désastres, veuillez ne me remettre des ordres que pour une centaine de livres sterling, que vous dites être la moitié de votre fonds, et que vous hasarderez premièrement ; si bien que si cela arrive à bon port, vous pourrez ordonner du reste pareillement ; mais si cela échoue, vous pourrez, au besoin, avoir recours à la seconde moitié. »

Ce conseil était salutaire et plein de considérations amicales ; je fus convaincu que c’était le meilleur parti à prendre et, en conséquence, je préparai des lettres pour la dame à qui j’avais confié mon argent, et une procuration pour le capitaine, ainsi qu’il le désirait.

J’écrivis à la veuve du capitaine anglais une relation de toutes mes aventures, mon esclavage, mon évasion, ma rencontre en mer avec le capitaine portugais, l’humanité de sa conduite, l’état dans lequel j’étais alors, avec toutes les instructions nécessaires pour la remise de mes fonds ; et, lorsque cet honnête capitaine fut arrivé à Lisbonne, il trouva moyen, par l’entremise d’un des Anglais négociants en cette ville, d’envoyer non seulement l’ordre, mais un récit complet de mon histoire, à un marchand de Londres, qui le reporta si efficacement à la veuve, que, non seulement elle délivra mon argent, mais, de sa propre cassette, elle envoya au capitaine portugais un très-riche cadeau, pour son humanité et sa charité envers moi.

Le marchand de Londres convertit les cent livres sterling en marchandises anglaises, ainsi que le capitaine le lui avait écrit, et il les lui envoya en droiture à Lisbonne, d’où il me les apporta toutes en bon état au Brésil ; parmi elles, sans ma recommandation, — car j’étais trop novice en mes affaires pour y avoir songé, — il avait pris soin de mettre toutes sortes d’outils, d’instruments de fer et d’ustensiles nécessaires pour ma plantation, qui me furent d’un grand usage.

Je fus surpris agréablement quand cette cargaison arriva, et je crus ma fortune faite. Mon bon munitionnaire le capitaine avait dépensé les cinq livres sterling que mon amie lui avait envoyées en présent, à me louer, pour le terme de six années, un serviteur qu’il m’amena, et il ne voulut rien accepter sous aucune considération, si ce n’est un peu de tabac, que je l’obligeai à recevoir comme étant de ma propre récolte.

Ce ne fut pas tout ; comme mes marchandises étaient toutes de manufactures anglaises, tels que draps, étoffes, flanelle et autres choses particulièrement estimées et recherchées dans le pays, je trouvai moyen de les vendre très avantageusement, si bien que je puis dire que je quadruplai la valeur de ma première cargaison, et que je fus alors infiniment au-dessus de mon pauvre voisin, quant à la prospérité de ma plantation, car la première chose que je fis ce fut d’acheter un esclave nègre, et de louer un serviteur européen : un autre, veux-je dire, outre celui que le capitaine m’avait amené de Lisbonne.

Mais le mauvais usage de la prospérité est souvent la vraie cause de nos plus grandes adversités ; il en fut ainsi pour moi. J’eus, l’année suivante, beaucoup de succès dans ma plantation ; je récoltai sur mon propre terrain cinquante gros rouleaux de tabac, non compris ce que, pour mon nécessaire, j’en avais échangé avec mes voisins, et ces cinquante rouleaux pesant chacun environ cent livres, furent bien confectionnés et mis en réserve pour le retour de la flotte de Lisbonne. Alors, mes affaires et mes richesses s’augmentant, ma tête commença à être pleine d’entreprises au-delà de ma portée, semblables à celles qui souvent causent la ruine des plus habiles spéculateurs.

Si je m’étais maintenu dans la position où j’étais alors, j’eusse pu m’attendre encore à toutes les choses heureuses pour lesquelles mon père m’avait si expressément recommandé une vie tranquille et retirée, et desquelles il m’avait si justement dit que la condition moyenne était remplie. Mais ce n’était pas là mon sort ; je devais être derechef l’agent obstiné de mes propres misères ; je devais accroître ma faute, et doubler les reproches que dans mes afflictions futures j’aurais le loisir de me faire. Toutes ces infortunes prirent leur source dans mon attachement manifeste et opiniâtre à ma folle inclination de courir le monde, et dans mon abandon à cette passion, contrairement à la plus évidente perspective d’arriver à bien par l’honnête et simple poursuite de ce but et de ce genre de vie, que la nature et la Providence concouraient à m’offrir pour l’accomplissement de mes devoirs.

Comme lors de ma rupture avec mes parents, de même alors je ne pouvais plus être satisfait, et il fallait que je m’en allasse et que j’abandonnasse l’heureuse espérance que j’avais de faire bien mes affaires et de devenir riche dans ma nouvelle plantation, seulement pour suivre un désir téméraire et immodéré de m’élever plus promptement que la nature des choses ne l’admettait. Ainsi je me replongeai dans le plus profond gouffre de misère humaine où l’homme puisse jamais tomber, et le seul peut-être qui lui laisse la vie et un état de santé dans le monde.

Pour arriver maintenant par les degrés logiques aux particularités de cette partie de mon histoire, vous devez supposer qu’ayant alors vécu à peu près quatre années au Brésil, et commençant à prospérer et à m’enrichir dans ma plantation, non seulement j’avais appris le portugais, mais que j’avais lié connaissance et amitié avec mes confrères les planteurs, ainsi qu’avec les marchands de San-Salvador, qui était notre port. Dans mes conversations avec eux, j’avais fréquemment fait le récit de mes deux voyages sur la côte de Guinée, de la manière d’y trafiquer avec les Nègres, et de la facilité d’y acheter pour des babioles, telles que des grains de collier[3], des breloques, des couteaux, des ciseaux, des haches, des morceaux de glace et autres choses semblables, non-seulement de la poudre d’or, des graines de Guinée, des dents d’éléphants, etc. ; mais des Nègres pour le service du Brésil, et en grand nombre.

Ils écoutaient toujours très-attentivement mes discours sur ce chapitre, mais plus spécialement la partie où je parlais de la traite des Nègres, trafic non-seulement peu avancé à cette époque, mais qui, tel qu’il était, n’avait jamais été fait qu’avec les Asientos, ou permission des rois d’Espagne et de Portugal, selon l’usage reçu du public, de sorte qu’on achetait peu de Nègres, et qu’ils étaient excessivement chers.

Il advint qu’une fois, me trouvant en compagnie avec des marchands et des planteurs de ma connaissance, je parlai de tout cela passionnément ; trois d’entre eux vinrent auprès de moi le lendemain au matin, et me dirent qu’ils avaient beaucoup songé à ce dont je m’étais entretenu avec eux la soirée précédente, et qu’ils venaient me faire une secrète proposition.


  1. Engenho de açucar, moulin à sucre.
  2. L’édition originale anglaise de Stockdale porte Seignor inglese, ce qui n’est pas plus espagnol que portugais.
  3. Saint-Hyacinthe a confondu such as beads avec such as beds, et a traduit pour des bagatelles, telles que des lits… P. B.