Robinson Crusoé (Borel)/77

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Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. 185-192).

Habitation de William Atkins.



n pareil morceau de vannerie, je crois, n’a jamais été vu dans le monde, pas plus qu’une maison ou tente si bien conçue, surtout bâtie comme cela. Dans cette grande ruche habitaient les trois familles, c’est-à-dire Will Atkins et ses compagnons ; le troisième avait été tué, mais sa femme restait avec trois enfants, — elle était, à ce qu’il paraît, enceinte lorsqu’il mourut. Les deux survivants ne négligeaient pas de fournir la veuve de toutes choses, j’entends de blé, de lait, de raisins, et de lui faire bonne part quand ils tuaient un chevreau ou trouvaient une tortue sur le rivage ; de sorte qu’ils vivaient touts assez bien, quoiqu’à la vérité ceux-ci ne fussent pas aussi industrieux que les deux autres, comme je l’ai fait observer déjà.

Il est une chose qui toutefois ne saurait être omise ; c’est, qu’en fait de religion, je ne sache pas qu’il existât rien de semblable parmi eux. Il est vrai qu’assez souvent ils se faisaient souvenir l’un l’autre qu’il est un Dieu, mais c’était purement par la commune méthode des marins, c’est-à-dire en blasphémant son nom. Leurs femmes, pauvres ignorantes Sauvages, n’en étaient pas beaucoup plus éclairées pour être mariées à des Chrétiens, si on peut les appeler ainsi, car eux-mêmes, ayant fort peu de notions de Dieu, se trouvaient profondément incapables d’entrer en discours avec elles sur la Divinité, ou de leur parler de rien qui concernât la religion.

Le plus grand profit qu’elles avaient, je puis dire, retiré de leur alliance, c’était d’avoir appris de leurs maris à parler passablement l’anglais. Touts leurs enfants, qui pouvaient bien être une vingtaine, apprenaient de même à s’exprimer en anglais dès leurs premiers bégaiements, quoiqu’ils ne fissent d’abord que l’écorcher, comme leurs mères. Pas un de ces enfants n’avait plus de six ans quand j’arrivai, car il n’y en avait pas beaucoup plus de sept que ces cinq ladys sauvages avaient été amenées ; mais toutes s’étaient trouvées fécondes, toutes avaient des enfants, plus ou moins. La femme du cuisinier en second était, je crois, grosse de son sixième. Ces mères étaient toutes d’une heureuse nature, paisibles, laborieuses, modestes et décentes, s’aidant l’une l’autre, parfaitement obéissantes et soumises à leurs maîtres, je ne puis dire à leurs maris. Il ne leur manquait rien que d’être bien instruites dans la religion chrétienne et d’être légitimement mariées, avantages dont heureusement dans la suite elles jouirent par mes soins, ou du moins par les conséquences de ma venue dans l’île.

Ayant ainsi parlé de la colonie en général et assez longuement de mes cinq chenapans d’Anglais, je dois dire quelque chose des Espagnols, qui formaient le principal corps de la famille, et dont l’histoire offre aussi quelques incidents assez remarquables.

J’eus de nombreux entretiens avec eux sur ce qu’était leur situation durant leur séjour parmi les Sauvages. Ils m’avouèrent franchement qu’ils n’avaient aucune preuve à donner de leur savoir-faire ou de leur industrie dans ce pays ; qu’ils n’étaient là qu’une pauvre poignée d’hommes misérables et abattus ; que, quand bien même ils eussent eu des ressources entre les mains, ils ne s’en seraient pas moins abandonnés au désespoir ; et qu’ils ployaient tellement sous le poids de leurs infortunes, qu’ils ne songeaient qu’à se laisser mourir de faim. — Un d’entre eux, personnage grave et judicieux, me dit qu’il était convaincu qu’ils avaient eu tort ; qu’à des hommes sages il n’appartient pas de s’abandonner à leur misère, mais de se saisir incessamment des secours que leur offre la raison, tant pour l’existence présente que pour la délivrance future. — « Le chagrin, ajouta-t-il, est la plus insensée et la plus insignifiante passion du monde, parce qu’elle n’a pour objet que les choses passées, qui sont en général irrévocables ou irrémédiables ; parce qu’elle n’embrasse point l’avenir, qu’elle n’entre pour rien dans ce qui touche le salut, et qu’elle ajoute plutôt à l’affliction qu’elle n’y apporte remède. » — Là-dessus il cita un proverbe espagnol que je ne puis répéter dans les mêmes termes, mais dont je me souviens avoir habillé à ma façon un proverbe anglais, que voici :

Dans le trouble soyez troublé,
Votre trouble sera doublé.

Ensuite il abonda en remarques sur toutes les petites améliorations que j’avais introduites dans ma solitude, sur mon infatigable industrie, comme il l’appelait, et sur la manière dont j’avais rendu une condition, par ses circonstances d’abord pire que la leur, mille fois plus heureuse que celle dans laquelle ils étaient, même alors, où ils se trouvaient touts ensemble. Il me dit qu’il était à remarquer que les Anglais avaient une plus grande présence d’esprit dans la détresse que tout autre peuple qu’il eût jamais vu ; que ses malheureux compatriotes, ainsi que les Portugais, étaient la pire espèce d’hommes de l’univers pour lutter contre l’adversité ; parce que dans les périls, une fois les efforts vulgaires tentés, leur premier pas était de se livrer au désespoir, de succomber sous lui et de mourir sans tourner leurs pensées vers des voies de salut.

Je lui répliquai que leur cas et le mien différaient extrêmement ; qu’ils avaient été jetés sur le rivage privés de toutes choses nécessaires, et sans provisions pour subsister jusqu’à ce qu’ils pussent se pourvoir ; qu’à la vérité j’avais eu ce désavantage et cette affliction d’être seul ; mais que les secours providentiellement jetés dans mes mains par le bris inopiné du navire, étaient un si grand réconfort, qu’il aurait poussé tout homme au monde à s’ingénier comme je l’avais fait. — « Señor, reprit l’Espagnol, si nous pauvres Castillans eussions été à votre place, nous n’eussions pas tiré du vaisseau la moitié de ces choses que vous sûtes en tirer ; jamais nous n’aurions trouvé le moyen de nous procurer un radeau pour les transporter, ni de conduire un radeau à terre sans l’aide d’une chaloupe ou d’une voile ; et à plus forte raison pas un de nous ne l’eût fait s’il eût été seul. » — Je le priai de faire trève à son compliment, et de poursuivre l’histoire de leur venue dans l’endroit où ils avaient abordé. Il me dit qu’ils avaient pris terre malheureusement en un lieu où il y avait des habitants sans provisions ; tandis que s’ils eussent eu le bon sens de remettre en mer et d’aller à une autre île un peu plus éloignée, ils auraient trouvé des provisions sans habitants. En effet, dans ce parage, comme on le leur avait dit, était située une île riche en comestibles, bien que déserte, c’est-à-dire que les Espagnols de la Trinité, l’ayant visitée fréquemment, l’avaient remplie à différentes fois de chèvres et de porcs. Là ces animaux avaient multiplié de telle sorte, là tortues et oiseaux de mer étaient en telle abondance, qu’ils n’eussent pas manqué de viande s’ils eussent eu faute de pain. À l’endroit où ils avaient abordé ils n’avaient au contraire pour toute nourriture que quelques herbes et quelques racines à eux inconnues, fort peu succulentes, et que leur donnaient avec assez de parcimonie les naturels, vraiment dans l’impossibilité de les traiter mieux, à moins qu’ils ne se fissent cannibales et mangeassent de la chair humaine, le grand régal du pays.

Nos Espagnols me racontèrent comment par divers moyens ils s’étaient efforcés, mais en vain, de civiliser les Sauvages leurs hôtes, et de leur faire adopter des coutumes rationnelles dans le commerce ordinaire de la vie ; et comment ces Indiens en récriminant leur répondaient qu’il était injuste à ceux qui étaient venus sur cette terre pour implorer aide et assistance, de vouloir se poser comme les instructeurs de ceux qui les nourrissaient ; donnant à entendre par-là, ce semble, que celui-là ne doit point se faire l’instructeur des autres qui ne peut se passer d’eux pour vivre.

Ils me firent l’affreux récit des extrémités où ils avaient été réduits ; comment ils avaient passé quelquefois plusieurs jours sans nourriture aucune, l’île où ils se trouvaient étant habitée par une espèce de Sauvages plus indolents, et, par cette raison, ils avaient tout lieu de le croire, moins pourvus des choses nécessaires à la vie que les autres indigènes de cette même partie du monde. Toutefois ils reconnaissaient que cette peuplade était moins rapace et moins vorace que celles qui avaient une meilleure et une plus abondante nourriture.

Ils ajoutèrent aussi qu’ils ne pouvaient se refuser à reconnaître avec quelles marques de sagesse et de bonté la souveraine providence de Dieu dirige l’événement des choses de ce monde ; marques, disaient-ils, éclatantes à leur égard ; car, si poussés par la dureté de leur position et par la stérilité du pays où ils étaient ils eussent cherché un lieu meilleur pour y vivre, ils se seraient trouvés en dehors de la voie de salut qui par mon intermédiaire leur avait été ouverte.

Ensuite ils me racontèrent que les Sauvages leurs hôtes avaient fait fond sur eux pour les accompagner dans leurs guerres. Et par le fait, comme ils avaient des armes à feu, s’ils n’eussent pas eu le malheur de perdre leurs munitions, ils eussent pu non-seulement être utiles à leurs amis, mais encore se rendre redoutables et à leurs amis et à leurs ennemis. Or, n’ayant ni poudre ni plomb, et se voyant dans une condition qui ne leur permettait pas de refuser de suivre leurs landlords à la guerre, ils se trouvaient sur le champ de bataille dans une position pire que celle des Sauvages eux-mêmes ; car ils n’avaient ni flèches ni arcs, ou ne savaient se servir de ceux que les Sauvages leur avaient donnés. Ils ne pouvaient donc faire autre chose que rester cois, exposés aux flèches, jusqu’à ce qu’on fût arrivé sous la dent de l’ennemi. Alors trois hallebardes qu’ils avaient leur étaient de quelque usage, et souvent ils balayaient devant eux toute une petite armée avec ces hallebardes et des bâtons pointus fichés dans le canon de leurs mousquets. Maintes fois pourtant ils avaient été entourés par des multitudes, et en grand danger de tomber sous leurs traits. Mais enfin ils avaient imaginé de se faire de grandes targes de bois, qu’ils avaient couvertes de peaux de bêtes sauvages dont ils ne savaient pas le nom. Nonobstant ces boucliers, qui les préservaient des flèches des Indiens, ils essuyaient quelquefois de grands périls. Un jour surtout cinq d’entre eux furent terrassés ensemble par les casse-têtes des Sauvages ; et c’est alors qu’un des leurs fut fait prisonnier, c’est-à-dire l’Espagnol que j’arrachai à la mort. Ils crurent d’abord qu’il avait été tué ; mais ensuite, quand ils apprirent qu’il était captif, ils tombèrent dans la plus profonde douleur imaginable, et auraient volontiers touts exposé leur vie pour le délivrer.

Lorsque ceux-ci eurent été ainsi terrassés, les autres les secoururent et combattirent en les entourant jusqu’à ce qu’ils fussent touts revenus à eux-mêmes, hormis celui qu’on croyait mort ; puis touts ensemble, serrés sur une ligne, ils se firent jour avec leurs hallebardes et leurs bayonnettes à travers un corps de plus de mille Sauvages, abattirent tout ce qui se trouvait sur leur chemin et remportèrent la victoire ; mais à leur grand regret, parce qu’elle leur avait coûté la perte de leur compagnon, que le parti ennemi, qui le trouva vivant, avait emporté avec quelques autres, comme je l’ai conté dans la première portion de ma vie.

Ils me dépeignirent de la manière la plus touchante quelle avait été leur surprise de joie au retour de leur ami et compagnon de misère, qu’ils avaient cru dévoré par des bêtes féroces de la pire espèce, c’est-à-dire par des hommes sauvages, et comment de plus en plus cette surprise s’était augmentée au récit qu’il leur avait fait de son message, et de l’existence d’un Chrétien sur une terre voisine, qui plus est d’un Chrétien ayant assez de pouvoir et d’humanité pour contribuer à leur délivrance.

Ils me dépeignirent encore leur étonnement à la vue du secours que je leur avais envoyé, et surtout à l’aspect des miches du pain, choses qu’ils n’avaient pas vues depuis leur arrivée dans ce misérable lieu, disant que nombre de fois ils les avaient couvertes de signes de croix et de bénédictions, comme un aliment descendu du Ciel ; et en y goûtant quel cordial revivifiant ç’avait été pour leurs esprits, ainsi que tout ce que j’avais envoyé pour leur réconfort.