Robinson Crusoé (Borel)/84

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Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. 241-248).

Dialogue.



ill Atkins et sa femme étant partis, nous n’avions que faire en ce lieu. Nous rebroussâmes donc chemin ; et, comme nous nous en retournions, nous les trouvâmes qui attendaient qu’on les fît entrer. Lorsque je les eus apperçus, je demandai à mon ecclésiastique si nous devions ou non découvrir à Atkins que nous l’avions vu près du buisson. Il fut d’avis que nous ne le devions pas, mais qu’il fallait lui parler d’abord et écouter ce qu’il nous dirait. Nous l’appelâmes donc en particulier, et, personne n’étant là que nous-mêmes, je liai avec lui en ces termes :

— « Comment fûtes-vous élevé, Will Atkins, je vous prie ? Qu’était votre père ? »

Will Atkins. — Un meilleur homme que je ne serai jamais, sir ; mon père était un ecclésiastique.

Robinson Crusoé. — Quelle éducation vous donna-t-il ?

W. A. — Il aurait désiré me voir instruit, sir ; mais je méprisai toute éducation, instruction ou correction, comme une brute que j’étais.

R. C. — C’est vrai, Salomon a dit : — « Celui qui repousse le blâme est semblable à la brute. »

W. A. — Ah ! sir, j’ai été comme la brute en effet ; j’ai tué mon père ! Pour l’amour de Dieu, sir, ne me parlez point de cela, sir ; j’ai assassiné mon pauvre père !

Le Prêtre. — Ha ? un meurtrier ?

Ici le prêtre tressaillit et devint pâle, — car je lui traduisais mot pour mot les paroles d’Atkins. Il paraissait croire que Will avait réellement tué son père.

Robinson Crusoé. — Non, non, sir, je ne l’entends pas ainsi. Mais Atkins, expliquez-vous : n’est-ce pas que vous n’avez pas tué votre père de vos propres mains ?

William Atkins. — Non, sir ; je ne lui ai pas coupé la gorge ; mais j’ai tari la source de ses joies, mais j’ai accourci ses jours. Je lui ai brisé le cœur en payant de la plus noire ingratitude le plus tendre et le plus affectueux traitement que jamais père ait pu faire éprouver ou qu’enfant ait jamais reçu.

R. C. — C’est bien. Je ne vous ai pas questionné sur votre père pour vous arracher cet aveu. Je prie Dieu de vous en donner repentir et de vous pardonner cela ainsi que touts vos autres péchés. Je ne vous ai fait cette question que parce que je vois, quoique vous ne soyez pas très-docte, que vous n’êtes pas aussi ignorant que tant d’autres dans la science du bien, et que vous en savez en fait de religion beaucoup plus que vous n’en avez pratiqué.

W. A. — Quand vous ne m’auriez pas, sir, arraché la confession que je viens de vous faire sur mon père, ma conscience l’eût faite. Toutes les fois que nous venons à jeter un regard en arrière sur notre vie, les péchés contre nos indulgents parents sont certes, parmi touts ceux que nous pouvons commettre, les premiers qui nous touchent : les blessures qu’ils font sont les plus profondes, et le poids qu’ils laissent pèse le plus lourdement sur le cœur.

R. C. — Vous parlez, pour moi, avec trop de sentiment et de sensibilité, Atkins, je ne saurais le supporter.

W. A. — Vous le pouvez, master ! J’ose croire que tout ceci vous est étranger.

R. C. — Oui, Atkins, chaque rivage, chaque colline, je dirai même chaque arbre de cette île, est un témoin des angoisses de mon âme au ressentiment de mon ingratitude et de mon indigne conduite envers un bon et tendre père, un père qui ressemblait beaucoup au vôtre, d’après la peinture que vous en faites. Comme vous, Will Atkins, j’ai assassiné mon père, mais je crois ma repentance de beaucoup surpassée par la vôtre.

J’en aurais dit davantage si j’eusse pu maîtriser mon agitation ; mais le repentir de ce pauvre homme me semblait tellement plus profond que le mien, que je fus sur le point de briser là et de me retirer. J’étais stupéfait de ses paroles ; je voyais que bien loin que je dusse remontrer et instruire cet homme, il était devenu pour moi un maître et un précepteur, et cela de la façon la plus surprenante et la plus inattendue.

J’exposai tout ceci au jeune ecclésiastique, qui en fut grandement pénétré, et me dit : — « Eh bien, n’avais-je pas prédit qu’une fois que cet homme serait converti, il nous prêcherait touts ? En vérité, sir, je vous le déclare, si cet homme devient un vrai pénitent, on n’aura pas besoin de moi ici ; il fera des Chrétiens de touts les habitants de l’île. » — M’étant un peu remis de mon émotion, je renouai conversation avec Will Atkins.

« Mais Will, dis-je, d’où vient que le sentiment de ces fautes vous touche précisément à cette heure ? »

William Atkins. — Sir, vous m’avez mis à une œuvre qui m’a transpercé l’âme. J’ai parlé à ma femme de Dieu et de religion, à dessein, selon vos vues, de la faire chrétienne, et elle m’a prêché, elle-même, un sermon tel que je ne l’oublierai de ma vie.

Robinson Crusoé. — Non, non, ce n’est pas votre femme qui vous a prêché ; mais lorsque vous la pressiez de vos arguments religieux, votre conscience les rétorquait contre vous.

W. A. — Oh ! oui, sir, et d’une telle force que je n’eusse pu y résister.

R. C. — Je vous en prie, Will, faites-nous connaître ce qui se passait entre vous et votre femme ; j’en sais quelque chose déjà.

W. A. — Sir, il me serait impossible de vous en donner un récit parfait. J’en suis trop plein pour le taire, cependant la parole me manque pour l’exprimer. Mais, quoiqu’elle ait dit, et bien que je ne puisse vous en rendre compte, je puis toutefois vous en déclarer ceci, que je suis résolu à m’amender et à réformer ma vie.

R. C. — De grâce, dites-nous en quelques mots. Comment commençâtes-vous, Will ? Chose certaine, le cas a été extraordinaire. C’est effectivement un sermon qu’elle vous a prêché, si elle a opéré sur vous cet amendement.

W. A. — Eh bien, je lui exposai d’abord la nature de nos lois sur le mariage, et les raisons pour lesquelles l’homme et la femme sont dans l’obligation de former des nœuds tels qu’il ne soit au pouvoir ni de l’un ni de l’autre de les rompre ; qu’autrement l’ordre et la justice ne pourraient être maintenus ; que les hommes répudieraient leurs femmes et abandonneraient leurs enfants, et vivraient dans la promiscuité, et que les familles ne pourraient se perpétuer ni les héritages se régler par une descendance légale.

R. C. — Vous parlez comme un légiste, Will. Mais pûtes-vous lui faire comprendre ce que vous entendez par héritage et famille ? On ne sait rien de cela parmi les Sauvages, on s’y marie n’importe comment, sans avoir égard à la parenté, à la consanguinité ou à la famille : le frère avec la sœur, et même, comme il m’a été dit, le père avec la fille, le fils avec la mère.

W. A. — Je crois, sir, que vous êtes mal informé ; — ma femme m’assure le contraire, et qu’ils ont horreur de cela. Peut-être pour quelques parentés plus éloignées ne sont-ils pas aussi rigides que nous ; mais elle m’affirme qu’il n’y a point d’alliance dans les proches degrés dont vous parlez.

R. C. — Soit. Et que répondit-elle à ce que vous lui disiez ?

W. A. — Elle répondit que cela lui semblait fort bien, et que c’était beaucoup mieux que dans son pays.

R. C. — Mais lui avez-vous expliqué ce que c’est que le mariage.

W. A. — Oui, oui ; là commença notre dialogue. Je lui demandai si elle voulait se marier avec moi à notre manière. Elle me demanda de quelle manière était-ce. Je lui répondis que le mariage avait été institué par Dieu ; et c’est alors que nous eûmes ensemble en vérité le plus étrange entretien qu’aient jamais eu mari et femme, je crois.

N. B. Voici ce dialogue entre W. Atkins et sa femme, tel que je le couchai par écrit, immédiatement après qu’il me le rapporta.

La Femme. — Institué par votre Dieu ! Comment ! vous avoir un Dieu dans votre pays ?

William Atkins. — Oui, ma chère, Dieu est dans touts les pays.

La Femme — Pas votre Dieu dans mon pays ; mon pays avoir le grand vieux Dieu Benamuckée.

W. A. — Enfant, je ne suis pas assez habile pour vous démontrer ce que c’est que Dieu : Dieu est dans le Ciel, et il a fait le ciel et la terre et la mer, et tout ce qui s’y trouve.

La Femme. — Pas fait la terre ; votre Dieu pas fait la terre ; pas fait mon pays.

Will Atkins sourit à ces mots : que Dieu n’avait pas fait son pays.

La Femme. — Pas rire, Pourquoi me rire ? ça pas chose à rire.

Il était blâmé à bon droit ; car elle se montrait plus grave que lui-même d’abord.

William Atkins. — C’est très-vrai. Je ne rirai plus, ma chère.

La Femme. — Pourquoi vous dire, votre Dieu a fait tout ?

W. A. — Oui, enfant, notre Dieu a fait le monde entier, et vous, et moi, et toutes choses ; car il est le seul vrai Dieu. Il n’y a point d’autre Dieu que lui. Il habite à jamais dans le Ciel.

La Femme. — Pourquoi vous pas dire ça à moi depuis long-temps ?

W. A. — C’est vrai. En effet ; mais j’ai été un grand misérable, et j’ai non-seulement oublié jusqu’ici de t’instruire de tout cela, mais encore j’ai vécu moi-même comme s’il n’y avait pas de Dieu au monde.

La Femme. — Quoi ! vous avoir le grand Dieu dans votre pays ; vous pas connaître lui ? Pas dire : O ! à lui ? Pas faire bonne chose pour lui ? Ça pas possible !

W. A. — Tout cela n’est que trop vrai : nous vivons comme s’il n’y avait pas un Dieu dans le Ciel ou qu’il n’eût point de pouvoir sur la terre.

La Femme. — Mais pourquoi Dieu laisse vous faire ainsi ? Pourquoi lui pas faire vous bien vivre ?

W. A. — C’est entièrement notre faute.

La Femme. — Mais vous dire à moi, lui être grand, beaucoup grand, avoir beaucoup grand puissance ; pouvoir faire tuer quand lui vouloir : pourquoi lui pas faire tuer vous quand vous pas servir lui ? pas dire Ô ! à lui ? pas être bons hommes ?

W. A. — Tu dis vrai ; il pourrait me frapper de mort, et je devrais m’y attendre, car j’ai été un profond misérable. Tu dis vrai ; mais Dieu est miséricordieux et ne nous traite pas comme nous le méritons.

La Femme. — Mais alors vous pas dire à Dieu merci pour cela ?

W. A. — Non, en vérité, je n’ai pas plus remercié Dieu pour sa miséricorde que je n’ai redouté Dieu pour son pouvoir.

La Femme. — Alors votre Dieu pas Dieu ; moi non penser, moi non croire lui être un tel grand beaucoup pouvoir, fort ; puisque pas faire tuer vous, quoique vous faire lui beaucoup colère ?