Roland furieux/Chant II

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Traduction par Francisque Reynard.
Alphonse Lemerre (Tome Ip. 22-41).

CHANT II


Argument. — Pendant que Renaud et Sacripant combattent pour la possession de Bayard, Angélique, fuyant toujours, trouve dans la forêt un ermite qui, par son art magique, fait cesser le combat entre les deux guerriers. Renaud monte sur Bayard et va à Paris, d’où Charles l’envoie en Angleterre. — Bradamante, allant à la recherche de Roger, rencontre Pinabel de Mayence, lequel, par un récit en partie mensonger et dans l’intention de lui donner la mort, la fait tomber au fond d’une caverne.



Très injuste Amour, pourquoi si rarement fais-tu se correspondre nos désirs ? D’où vient, perfide, qu’il t’est si cher de voir la discorde régner entre deux cœurs ? Tu ne me laisses point aller au gué facile et clair, et tu m’entraînes à l’endroit le plus sombre et le plus profond. De qui désire mon amour, tu m’éloignes, et tu veux que j’adore et que j’aime qui m’a en haine.

Tu fais qu’à Renaud Angélique paraît belle, quand il lui paraît, à elle, laid et déplaisant. Lorsqu’elle le trouvait beau et qu’elle l’aimait, lui la haïssait autant qu’on peut haïr. Maintenant, il s’afflige et se tourmente en vain ; ainsi la pareille lui est bien rendue. Elle l’a en haine, et cette haine est si forte, que, plutôt que d’être à lui, elle choisirait la mort.

Renaud crie au Sarrasin avec beaucoup de hauteur : « Descends, larron, de mon cheval. Je ne puis souffrir que ce qui m’appartient me soit enlevé ; mais je fais de façon qu’à celui qui le convoite, cela coûte cher. Et je veux encore t’enlever cette dame, car il serait grand dommage de te la laisser. Si parfait destrier, dame si digne, à un voleur ne me paraissent point convenir. »

« Tu as menti, en disant que je suis un voleur, répond le Sarrasin, non moins altier. Qui t’appellerait voleur toi-même, autant que j’en appris par la renommée, parlerait avec plus de vérité. On verra tout à l’heure, à l’épreuve, qui de nous deux est le plus digne de la dame et du destrier ; bien que, quant à celle-ci, je convienne avec toi qu’il n’est chose si digne au monde. »

Comme font d’habitude deux chiens hargneux qui, excités par l’envie ou tout autre motif de haine, se joignent en grinçant des dents, les yeux tors et plus rouges que braise, puis en viennent à se mordre, furieux de rage, la gueule horrible et le dos hérissé, ainsi aux épées, avec des cris et des insultes, en viennent le Circassien et le seigneur de Clermont.

À pied est l’un, l’autre à cheval. Or, quel avantage croyez-vous qu’ait le Sarrasin ? Il n’en a, à vrai dire, aucun ; même, dans cette circonstance, il vaut peut-être moins qu’un page inexpérimenté, car le destrier, par instinct naturel, ne voulait pas faire de mal à son maître. Pas plus avec la main qu’avec l’éperon, le Circassien ne peut lui faire faire un pas à sa volonté.

Quand il croit le faire avancer, le cheval s’arrête ; et s’il veut le retenir, il galope ou trotte. Puis, sous son poitrail il se cache la tête, joue de l’échine et lance force ruades. Le Sarrasin voyant qu’il perd son temps à dompter cette bête rebelle, pose la main sur le pommeau de l’arçon, s’enlève et, du côté gauche, sur pied saute à terre.

Dès que, par ce léger saut, le païen fut débarrassé de la furie obstinée de Bayard, on vit commencer un assaut bien digne d’un si vaillant couple de chevaliers. L’épée de chacun d’eux résonne, s’abaisse ou s’élève. Le marteau de Vulcain était plus lent à frapper dans la caverne enfumée où il forgeait, sur les enclumes, les foudres de Jupiter.

Ils font voir, par des coups tantôt multipliés, tantôt feints et rares, qu’ils sont maîtres à ce jeu. On les voit se dresser fièrement ou s’accroupir, se couvrir ou se montrer un peu, avancer ou reculer, esquiver les coups ou les affronter, tourner autour de l’adversaire, et là où l’un cède, l’autre poser aussitôt le pied.

Voici que Renaud, avec l’épée, s’abandonne tout entier sur Sacripant. Celui-ci pare avec l’écu qui était en os recouvert d’une plaque d’acier trempé et solide. Flamberge le fend, quoiqu’il soit très épais. La forêt en gémit et en résonne. L’os et l’acier sont brisés comme glace, et le bras du Sarrasin en reste engourdi.

La timide donzelle qui voit le coup terrible produire un si déplorable effet, par grand-peur change de visage. Tel le coupable qui marche au supplice. Il lui semble qu’elle ne doit pas tarder un seul instant à fuir si elle ne veut pas être la proie de Renaud, de ce Renaud qu’elle hait autant que lui l’aime misérablement.

Elle fait faire volte-face à son cheval et, dans la forêt épaisse, elle le chasse par un âpre et étroit sentier. Parfois elle tourne en arrière son visage défait, car il lui semble avoir Renaud aux épaules. Elle n’avait pas, en fuyant, fait beaucoup de chemin, qu’elle rencontra un ermite dans une vallée. Il avait une longue barbe qui lui descendait jusqu’au milieu de la poitrine, et était d’un aspect pieux et vénérable.

Exténué par les ans et le jeûne, il s’en venait lentement sur un âne et paraissait, plus qu’aucun autre, être d’une conscience scrupuleuse et sévère. Des qu’il vit le visage délicat de la donzelle qui arrivait à sa rencontre, quelque débile et peu robuste qu’il fût, il se sentit tout ému de pitié.

La dame s’informe auprès du frère d’un chemin qui la conduise à un port de mer, car elle voudrait quitter la France, pour ne plus entendre parler de Renaud. Le frère, qui connaît la nécromancie, s’empresse de rassurer la donzelle, lui promettant de la tirer bientôt de tout péril. Puis il porte la main à une de ses poches.

Il en tire un livre au moyen duquel il produit un grand effet, car il n’a pas fini d’en lire la première page, qu’il fait surgir un esprit sous la forme d’un valet, et lui commande selon ce qu’il veut qu’il fasse. Celui-ci s’en va, esclave de ce qui est écrit, à l’endroit où les deux chevaliers étaient face à face dans le bois et ne restaient pas oisifs. Entre eux il se jette avec une grande audace.

« Par grâce, — dit-il — qu’un de vous me montre, quand il aura occis l’autre, ce qui lui en reviendra. Quel prix aurez-vous de vos fatigues, lorsqu’entre vous sera terminée la bataille, alors que le comte Roland, sans joute et sans combat, et sans avoir une maille de son armure rompue, mène vers Paris la donzelle qui vous a poussés à cette lutte insensée ?

« À un mille d’ici, j’ai rencontré Roland qui s’en va avec Angélique à Paris, tous les deux riant de vous, et trouvant plaisant que vous vous battiez sans profit aucun. Vous feriez mieux peut-être, pendant qu’ils ne sont pas encore plus loin, de suivre leurs traces. Car si Roland peut la tenir dans Paris, il ne vous la laissera jamais plus revoir. »

Vous auriez vu les chevaliers se troubler à cette nouvelle. Tristes et découragés, sans regard et sans pensée, ils apprennent que leur rival les a raillés de la sorte. Soudain, le bon Renaud se dirige vers son cheval avec des soupirs qui paraissent sortir du feu, et, soit fureur, soit indignation, il jure, s’il joint Roland, de lui arracher le cœur.

Et comme son Bayard passe à l’endroit où il attend, il se lance dessus et part au galop, sans plus dire adieu au chevalier qu’il laisse à pied dans le bois, et sans l’inviter à monter en croupe. Excité par son maître, le fougueux cheval heurte et fracasse tout ce qui lui fait obstacle : fossés, fleuves, rochers ou broussailles, rien ne peut d’un tel coureur modérer l’allure.

Seigneur, je ne veux pas qu’il vous paraisse étrange si Renaud s’est saisi si promptement de son destrier, car déjà depuis plusieurs jours il l’a suivi en vain et n’a pu même lui toucher la bride. Le destrier, qui avait intelligence d’homme, agit ainsi non pour se faire suivre par malice pendant tant de milles, mais pour guider son maître là où était la dame après laquelle il l’entendait soupirer.

Quand elle s’enfuit de la tente, il la vit et la suivit des yeux, le bon destrier qui se trouvait avoir l’arçon vide — le chevalier en étant descendu pour combattre à armes égales avec un baron qui, non moins que lui, était fier sous les armes. — Puis, il suivit de loin ses traces, désireux de la porter aux mains de son maître.

Désireux de la ramener de l’endroit où elle serait, il se montrait par la grande forêt devant son maître, et ne voulait pas le laisser monter en selle, de peur que ce dernier ne l’engageât par un autre chemin. Grâce à lui, Renaud trouva la donzelle une et deux fois, mais sans succès. La première fois, il fut arrêté par Ferragus, puis par le Circassien, comme vous avez entendu.

Maintenant, au démon qui montre à Renaud les fausses apparences de la donzelle, Bayard croit, lui aussi, et se montre ferme et soumis à ses services habituels. Renaud, de colère et d’amour échauffé, le pousse à toute bride, et toujours vers Paris. Et il vole avec un tel désir, que non seulement un destrier, mais le vent lui paraîtrait lent.

C’est à peine s’il s’arrête la nuit dans sa poursuite, tant il brûle d’affronter le seigneur d’Anglante, et tant il a cru aux paroles vaines du messager du rusé nécromancien. Il ne cesse de chevaucher du matin au soir, qu’il n’ait vu apparaître la ville où le roi Charles, vaincu et fort maltraité, s’était réfugié avec les restes de son armée.

Et parce que du roi d’Afrique il y attend bataille et assaut, il a grand souci de rassembler des gens braves et des approvisionnements, de creuser les fossés et de réparer les murailles. Tout ce qu’il pense pouvoir servir à la défense, sans le moindre retard il se le procure. Il songe à envoyer un message en Angleterre et à en tirer des troupes avec lesquelles il puisse former un nouveau camp.

Car il veut sortir de nouveau pour tenir la campagne et tenter encore le sort des armes. Il dépêche en toute hâte Renaud en Bretagne, en Bretagne qui fut depuis appelée Angleterre. Le paladin se plaint fort de cette mission, non qu’il ait ce pays en haine, mais parce que Charles veut qu’il parte sur l’heure et ne lui laisse pas un jour de répit.

Renaud ne fit jamais chose aussi peu volontiers, car cela le détournait de rechercher le visage serein qui, du fond de la poitrine, lui avait enlevé le cœur. Mais néanmoins, pour obéir à Charles, il se mit sur-le-champ en chemin et, en peu d’heures, il se trouva à Calais. À peine arrivé, il s’embarqua le même jour.

Contre l’avis de tout pilote, à cause du grand désir qu’il avait de presser son retour, il prit la mer qui était troublée et furieuse et semblait menacer d’une grande tempête. Le vent s’indigne de se voir méprisé de ce hautain ; par une épouvantable tempête, il soulève la mer avec une telle rage autour du navire, qu’il l’envoie baigner la pointe des huniers.

Les marins expérimentés carguent aussitôt les grandes voiles, et pensent à virer de bord et à retourner dans le port d’où, par une mauvaise inspiration, ils ont fait sortir le navire. « Il ne me convient pas — dit le vent — de permettre une telle licence, car vous vous l’êtes vous-mêmes enlevée. » Et il souffle, et il crie, et il les menace de naufrage, s’ils vont ailleurs que là où il les chasse.

Tantôt à bâbord, tantôt à tribord, ils ont le cruel qui jamais ne cesse et revient toujours plus violent. De çà, de là, avec les petites voiles, ils vont tournant et parcourant la haute mer. Mais parce que j’ai besoin de fils variés pour les diverses voiles que je prétends ourdir, je laisse Renaud et sa nef agitée, et je reviens à parler de sa sœur Bradamante.

Je parle de cette remarquable damoiselle par qui le roi Sacripant fut jeté à terre et qui, digne sœur de ce seigneur, naquit du duc Aymon et de Béatrice. Sa grande valeur, son ardeur entraînante, dont elle fit voir plus d’une preuve solide, ne plaisaient pas moins à Charles et à toute la France, que la valeur si prisée du bon Renaud.

La dame était aimée par un chevalier qui vint d’Afrique avec le roi Agramant, et que la malheureuse fille d’Agolante avait engendré de la semence de Roger. Et celle-ci, qui n’était issue ni d’un ours ni d’un lion cruel, ne dédaigna point un tel amant. Cependant, hormis une seule fois, la fortune ne leur a point permis de se voir et de se parler.

Bradamante s’en allait à la recherche de son amant, qui portait le même nom que son père, aussi en sûreté sans escorte, que si elle avait eu mille escadrons pour sa garde. Après qu’elle eut fait baiser au roi de Circassie le visage de l’antique mère, elle traversa un bois, et, après le bois, une montagne, jusqu’à ce qu’elle fût arrivée à une belle fontaine.

La fontaine courait au milieu d’un pré orné d’arbres antiques et de beaux ombrages, et, par un murmure agréable, invitait les passants à boire et à y faire séjour. Un petit coteau cultivé la défend à main gauche de la chaleur du midi. Là, aussitôt qu’elle y eut porté ses beaux yeux, la jeune fille aperçut un chevalier,

Un chevalier qui, à l’ombre d’un bosquet, sur la rive à la fois verte, blanche, rouge et jaune, se tenait pensif, silencieux et solitaire, sur le clair et limpide cristal. Non loin de lui, son écu et son casque étaient suspendus à un hêtre, auquel était attaché son cheval. Il avait les yeux humides et le visage incliné, et paraissait chagrin et las.

Ce désir que tous ont dans le cœur de s’informer des affaires des autres, fit demander à ce chevalier, par la damoiselle, la cause de sa douleur. Il la lui découvrit tout entière, touché par sa courtoisie et sa fière prestance qui, au premier aspect, lui parut être celle d’un chevalier très vaillant.

Et il commença : « Seigneur, je conduisais des piétons et des cavaliers, et j’allais au camp où le roi Charles attend Marsile pour s’opposer à sa descente des montagnes. Et j’avais avec moi une belle jeune fille, pour laquelle mon cœur brûle de fervent amour, lorsque je rencontrai près de Rodonne, un chevalier armé qui montait un grand destrier ailé.

« Aussitôt que ce voleur — qu’il soit un mortel, ou l’une des âmes abominables de l’enfer, — voit ma belle et chère dame, comme un faucon qui pour frapper descend, il fond et remonte en un clin d’œil, après l’avoir saisie tout éperdue en ses mains. Je ne m’étais pas encore aperçu de l’attaque, que j’entendis en l’air le cri de la dame.

« Ainsi le milan rapace a coutume de ravir le malheureux poussin à côté de sa mère, qui se plaint ensuite de son inadvertance et, derrière le ravisseur, en vain crie, en vain se courrouce. Je ne puis suivre un homme qui vole et qui va se réfugier au milieu des montagnes, au pied d’un rocher à pic. J’ai lassé mon destrier qui, à grand’peine, a porté partout ses pas dans les fatigants sentiers de ces âpres rochers ;

« Mais, comme j’aurais eu moins d’ennui de me voir arracher le cœur du fond de la poitrine, je laissai mes autres compagnons suivre leur chemin, sans plus leur servir de guide et sans aucune direction. Par des coteaux escarpés et non moins affreux, je pris la voie qu’Amour me montrait, et j’allai là où il me parut que ce ravisseur emportait mon confort et ma paix.

« Six jours j’allai, matin et soir, à travers des précipices et des ravins horribles et ignorés, où n’était ni chemin, ni sentier, où l’on ne voyait trace de vestiges humains. Puis j’arrivai dans une vallée inculte et sauvage, entourée de berges et de cavernes effroyables. Au milieu, sur un rocher, était un château fort et bien assis, et merveilleusement beau.

« De loin il projetait de flamboyantes lueurs et ne paraissait être ni de briques, ni de marbre. Plus j’approchai de ses murs splendides, et plus la construction m’en parut belle et admirable. J’ai su depuis comment les démons industrieux, évoqués par des enchantements et des chants magiques, avaient entièrement entouré cette belle demeure d’un acier trempé dans les ondes et les feux de l’enfer.

« Chaque tour reluit d’un acier si poli, que la rouille ni aucune souillure ne peut le ternir. Nuit et jour, l’infâme voleur parcourt les environs, et puis il vient se cacher dans le château. Impossible de mettre à l’abri ce qu’il veut enlever. On ne peut que blasphémer en vain contre lui et maudire. C’est là qu’il tient ma dame, ou plutôt mon cœur, et de la recouvrer jamais, j’ai perdu tout espoir.

« Hélas ! que puis-je autre chose que contempler de loin la roche où mon bien est enfermé ? Ainsi le renard, qui d’en bas entend son petit crier dans le nid de l’aigle, tourne tout autour et ne sait que faire, n’ayant pas des ailes pour s’élever en l’air. Ce rocher est tellement à pic, ainsi que le château, qu’on ne peut y atteindre, à moins d’être oiseau.

« Pendant qu’ici je m’attardais, voici venir deux chevaliers qui avaient pour guide un nain, et pleins d’espérance et de volonté. Mais vaine fut l’espérance et vaine la volonté. Tous deux étaient guerriers de grande audace. L’un était Gradasse, roi de Séricane ; et l’autre était Roger, vaillant jeune homme, fort estimé à la cour africaine.

« Ils viennent — me dit le nain — pour éprouver leur courage contre le seigneur de ce château, qui, par voie étrange, inusitée et nouvelle, chevauche tout armé sur un quadrupède ailé. — Eh ! seigneurs, — leur dis-je alors, — que ma malheureuse et cruelle destinée de pitié vous émeuve. Lorsque, comme j’en ai l’espoir, vous aurez vaincu, je vous prie de me rendre ma dame. »

« Et je leur racontai comment elle me fut enlevée, confirmant ma douleur par mes larmes. Ceux-ci me promirent fortement leur aide et descendirent la côte abrupte et raide. De loin je regardai la bataille, priant Dieu pour leur victoire. Il y avait, au-dessous du château, une plaine tout juste grande comme l’espace qu’on pourrait atteindre en deux fois avec une pierre lancée à la main.

« Dès qu’ils furent arrivés au pied de la roche élevée, l’un et l’autre voulaient combattre le premier. Cependant, soit que le sort l’eût désigné, soit que Roger n’y tînt pas davantage, ce fut Gradasse qui commença. Le Sérican porte son cor à la bouche. Le rocher en retentit, ainsi que la forteresse, jusqu’au sommet. Voici qu’apparaît en dehors de la porte, le chevalier armé, sur le cheval ailé.

« Il commença à s’élever petit à petit, comme fait d’habitude la grue voyageuse qui tout d’abord rase la terre, et qu’on voit ensuite s’élever d’une brassée ou deux, puis, quand elles sont toutes déployées au vent, montrer la rapidité de ses ailes. Ainsi le nécromant bat des ailes pour monter, et c’est à peine si l’aigle parvient à une telle hauteur.

« Quand il pense être assez haut, il tourne son destrier, qui ferme ses ailes et descend à terre en droite ligne, comme fond du ciel le faucon bien dressé à la vue du canard ou de la colombe qui s’envole. La lance en arrêt, le chevalier fendant l’air, arrive avec un bruit horrible. Gradasse s’est à peine aperçu de sa descente, qu’il le sent sur son dos et en est atteint.

« Sur Gradasse le magicien rompt sa lance. Gradasse frappe le vent et l’air impalpable. Pendant ce temps, le chevalier volant n’interrompt pas son battement d’ailes et s’éloigne. Le rude choc fait incliner la croupe sur le pré vert à la vaillante jument. Gradasse avait une jument, la plus belle et la meilleure qui eût jamais porté selle.

« Jusqu’aux étoiles, le chevalier volant remonte. De là, il se retourne et revient en toute hâte en bas. Il frappe Roger qui ne s’y attend pas, Roger qui était tout attentif à Gradasse. Roger sous le rude coup plie, et son destrier recule de plusieurs pas ; et quand il se retourne pour frapper son adversaire, il le voit loin de lui monter au ciel.

« Et il frappe tantôt Gradasse, tantôt Roger, au front, à la poitrine, au dos, et il rend les coups de ceux-ci toujours inutiles, car il est si preste qu’on le voit à peine. Il va, décrivant de vastes cercles, et quand il semble menacer l’un des deux guerriers, il frappe l’autre. À tous les deux il éblouit tellement les yeux, qu’ils ne peuvent plus voir d’où il les attaque.

« Entre les deux guerriers à terre et celui qui était en l’air, la bataille dura jusqu’à cette heure qui, déployant sur le monde un voile obscur, décolore toutes les belles choses. Cela fut comme je dis, et je n’y ajoute pas un poil. Je l’ai vu, je le sais, et je n’ose pas encore le raconter à autrui, car cette merveille ressemble plutôt à une fable qu’à la vérité.

« Le chevalier aérien avait au bras un écu recouvert d’une belle étoffe de soie. Je ne sais pourquoi il avait tant persisté à le tenir caché sous cette étoffe, car aussitôt qu’il le montre à découvert, force est à qui le regarde de rester ébloui, de tomber comme un corps mort tombe, et de rester ainsi au pouvoir du nécromant.

« L’écu brille comme un rubis, et aucune autre lumière n’est si resplendissante. Devant son éclat, les deux guerriers furent forcés de tomber à terre, les yeux éblouis et sans connaissance. Je perdis longuement mes sens, moi aussi, et après un grand espace de temps, je revins enfin à moi. Je ne vis plus ni les guerriers, ni le nain, mais le champ de bataille vide, et le mont et la plaine plongés dans l’obscurité.

« Je pensai alors que l’enchanteur les avait tous les deux surpris par la puissance de son fulgurant écu, et leur avait enlevé la liberté et à moi l’espérance. Aussi, à ce lieu qui renfermait mon cœur, je dis en partant un suprême adieu. Maintenant, jugez si les autres peines amères dont Amour est cause peuvent se comparer à la mienne. »

Le chevalier retomba dans sa première douleur, dès qu’il en eut raconté la cause. C’était le comte Pinabel, fils d’Anselme d’Hauterive, de Mayence. Parmi sa scélérate famille, il ne voulut pas être seul loyal ni courtois ; au contraire, en vices abominables et grossiers non seulement il égala, mais il passa tous les siens.

La belle dame avec diverses marques d’attention écouta le Mayençais. Lorsqu’il fut pour la première fois parlé de Roger, elle se montra sur son visage plus que jamais joyeuse. Mais, quand ensuite elle apprit qu’il était prisonnier, elle fut toute troublée d’amoureuse pitié. Elle ne put même se retenir de lui faire répéter une ou deux fois ses explications.

Et lorsqu’à la fin elles lui parurent assez claires, elle dit : « Chevalier, tranquillise-toi, car ma venue peut-être pourra t’être chère, et ce jour te paraître heureux. Mais allons vite vers cette demeure avare qui tient caché si riche trésor. Et cette fatigue ne sera pas vaine, si la fortune ne m’est pas trop ennemie. »

Le chevalier répondit : « Tu veux que je passe de nouveau les monts et que je te montre le chemin. Il ne m’en coûte pas beaucoup de perdre mes pas, ayant perdu ce qui faisait tout mon bien. Mais toi, à travers les précipices et les rochers écroulés, tu cherches à entrer en prison ! qu’il en soit ainsi. Tu n’auras pas à t’en prendre à moi, puisque je te le prédis, et que cependant tu veux y aller. »

Ainsi dit-il, et il retourne à son destrier, et se fait le guide de cette guerrière pleine d’ardeur à affronter les périls pour Roger, et qui ne pense qu’à être à son tour faite prisonnière par le magicien, ou à le tuer. Sur ces entrefaites, voici derrière ses épaules un messager qui, à toute voix, lui crie : Attends, attends ! Ce messager, c’était celui duquel le Circassien apprit le nom de celle qui l’avait étendu sur l’herbe.

À Bradamante il apporte la nouvelle que Montpellier et Narbonne ont levé les étendards de Castille, ainsi que tout le littoral d’Aigues-Mortes, et que Marseille, privée de celle qui devait la défendre, s’inquiète et, par ce message, lui demande conseil et secours, et se recommande à elle.

Cette cité, et le pays tout autour à plusieurs milles, c’est-à-dire celui qui est compris entre le Var, le Rhône et la mer, l’empereur les avait donnés à la fille du duc Aymon, dans laquelle il avait espoir et confiance, car il avait coutume de s’émerveiller de sa bravoure, quand il la voyait combattre dans les joutes. Or, comme j’ai dit, pour demander aide, ce message lui est venu de Marseille.

Entre le oui et le non, la jeune fille est en suspens. À retourner elle hésite un peu ; d’un côté l’honneur et le devoir la pressent, de l’autre le feu de l’amour l’excite. Elle se décide enfin à poursuivre son premier projet et à tirer Roger de ce lieu enchanté, et, si son courage ne peut accomplir une telle entreprise, à rester au moins prisonnière avec lui.

Et elle fait au messager de telles excuses, qu’il en demeure tranquillisé et content. Puis elle tourne la bride et reprend son voyage avec Pinabel qui n’en semble pas joyeux, car il sait maintenant que celle-ci appartient à cette race qu’il hait tant en public et en secret. Et déjà il prévoit pour lui de futures angoisses, si elle le reconnaît pour un Mayençais.

Entre la maison de Mayence et celle de Clermont, existaient une haine antique et une inimitié intense. Plusieurs fois elles s’étaient heurtées du front et avaient répandu leur sang à grands flots. C’est pourquoi le perfide comte songe en son cœur à trahir l’imprudente jeune fille, ou, à la première occasion qui s’offrira, à la laisser seule et à prendre une autre route.

Et il a l’esprit si occupé par la haine natale, le doute et la peur, que, sans s’en apercevoir, il sort de son chemin et se retrouve dans une forêt obscure, au milieu de laquelle se dressait une montagne dont la cime dénudée était terminée par un dur rocher ; et la fille du duc de Dordogne est toujours sur ses pas et ne le quitte point.

Dès que le Mayençais se voit dans le bois, il pense à se débarrasser de la dame. Il dit : « Avant que le ciel devienne plus sombre, il vaut mieux nous diriger vers un logement ; par delà cette montagne, si je la reconnais bien, s’élève un riche château au fond de la vallée. Toi, attends ici ; du haut du rocher nu, je veux m’en assurer de mes yeux. »

Ainsi disant, vers la plus haute cime du mont solitaire il pousse son destrier, regardant s’il n’aperçoit aucun chemin qui puisse le soustraire aux recherches de Bradamante. Tout à coup il trouve dans le rocher une caverne de plus de trente brasses de profondeur. Le rocher, taillé à coups de ciseau, descend jusqu’au fond à droite, et une porte est au bas.

Dans le fond, il y avait une porte ample et vaste qui, dans une cavité plus grande, donnait entrée. Au dehors s’en échappait une splendeur, comme si un flambeau eût brûlé au milieu de la montagne creuse. Pendant que le félon surpris se tient en cet endroit sans dire mot, la dame qui de loin le suivait, — car elle craignait de perdre ses traces, — le rejoint à la caverne.

Quand il voit arriver celle que d’abord il avait en vain résolu d’abandonner ou de faire périr, il imagine un autre projet. Il se porte à sa rencontre et la fait monter à l’endroit où la montagne était percée et venait à manquer. Et il lui dit qu’il avait vu au fond une damoiseile au visage agréable,

Qui, par sa belle prestance et par ses riches vêtements, semblait ne pas être de basse condition ; mais elle montrait, par son trouble et son chagrin, autant qu’elle le pouvait, qu’elle était enfermée contre son gré. Pour savoir à quoi s’en tenir sur sa situation, il avait déjà commencé à entrer dans la caverne, lorsque quelqu’un, sorti de la grotte intérieure, l’y avait fait rentrer avec fureur.

Bradamante, aussi imprudente que généreuse, ajoute foi à Pinabel, et désireuse d’aider la dame, elle cherche comment elle pourra descendre là-dedans. Voici qu’en tournant les yeux, elle voit une longue branche à la cime feuillue d’un orme. Avec son épée, elle la coupe prestement et l’incline sur le bord de la caverne.

Du côté où elle est taillée, elle la remet aux mains de Pinabel, puis elle s’y accroche. Apres avoir d’abord introduit ses pieds dans la caverne, elle s’y suspend tout entière par les bras. Pinabel sourit alors, lui demande comment elle saute, et il ouvre les mains toutes larges, disant : « Qu’ici tous les tiens ne sont-ils réunis, pour que j’en détruise la semence ! »

Il n’advint pas du sort de l’innocente jeune fille comme le désirait Pinabel. Dans sa chute précipitée, la branche solide et forte vint frapper la première le fond. Elle se brisa, mais elle garantit si bien Bradamante, qu’elle la préserva de mort. La damoiselle resta quelque temps étourdie, comme je le dirai ensuite dans l’autre chant.