Roland furieux/Chant VIII

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Traduction par Francisque Reynard.
Alphonse Lemerre (Tome Ip. 143-166).

CHANT VIII


Argument. — Après avoir surmonté divers obstacles, Roger s’enfuit de l’île d’Alcine. Mélisse rend sa forme première à Astolphe, lui fait retrouver ses armes et tous deux se rendent chez Logistilla où Roger arrive aussi peu après. — Renaud passe d’Écosse en Angleterre et obtient des secours pour Charles assiégé dans Paris. — Angélique est transportée dans l’île d’Ébude pour y être dévorée par un monstre marin. — Roland, trompé par un songe, sort déguisé de Paris, et va à la recherche d’Angélique.



Oh ! combien d’enchanteresses, combien d’enchanteurs sont parmi nous, que nous ne connaissons pas, et qui, par leur adresse à changer de visage, se sont fait aimer des hommes et des femmes ! Ce n’est pas en évoquant les esprits, ni en observant les étoiles, qu’ils font de tels enchantements ; c’est par la dissimulation, le mensonge et les ruses, qu’ils lient les cœurs d’indissolubles nœuds.

Celui qui posséderait le talisman d’Angélique, ou plutôt celui de la raison, pourrait voir le visage de chacun dépouillé de tout artifice et de toute fiction. Tel nous paraît beau et bon, qui, le masque tombé, nous semblerait peut-être laid et méchant. Ce fut un grand bonheur pour Roger d’avoir l’anneau qui lui découvrit la vérité.

Roger, comme je disais, armé et monté sur Rabican, était arrivé en dissimulant jusqu’à la porte. Il prit les gardes au dépourvu et quand il fut arrivé au milieu d’eux, il ne garda pas son épée au flanc. Laissant les uns morts, les autres fort maltraités, il franchit le pont, rompit la herse et prit le chemin de la forêt ; mais il ne courut pas longtemps sans rencontrer un des serviteurs de la fée.

Ce serviteur avait au poing un gerfaut qu’il s’amusait à faire voler chaque jour, tantôt dans la plaine, tantôt sur un étang voisin, où il trouvait toujours une proie facile. Il avait pour compagnon son chien fidèle, et chevauchait un roussin assez mal équipé. Il pensa bien que Roger s’enfuyait, quand il le vit venir en si grande hâte :

Il se porta à sa rencontre, et, d’un ton hautain, lui demanda pourquoi il s’en allait si précipitamment. Le bon Roger ne voulut pas lui répondre. C’est pourquoi, de plus en plus certain qu’il s’enfuyait, le chasseur résolut de l’arrêter. Étendant le bras gauche, il dit : « Que dirais-tu, si je t’arrêtais subitement, et si contre cet oiseau tu ne pouvais te défendre ? »

Il lance son oiseau, et celui-ci bat si rapidement des ailes, que Rabican ne peut le devancer. Le chasseur saute à bas de son palefroi, en lui enlevant du même coup le mors, et le cheval part comme la flèche chassée dé l’arc, mordant et lançant des ruades formidables. Le serviteur se met à courir après lui, aussi rapide que s’il était porté par le vent et la foudre.

Le chien ne veut pas paraître en retard ; il suit Rabican avec l’impétuosité du léopard qui poursuit un lièvre. Roger a honte de ne pas les attendre ; il se retourne vers celui qui arrive d’un pied si hardi, et, ne lui voyant d’autre arme qu’une baguette avec laquelle il dresse son chien à obéir, il dédaigne de tirer son épée.

Le chasseur s’approche et le frappe vigoureusement ; en même temps le chien le mord au pied gauche. Le destrier débridé secoue trois ou quatre fois sa croupe, et rue sur son flanc droit. L’oiseau tourbillonne, décrit mille cercles et le déchire souvent avec ses ongles, de telle sorte que Rabican s’effraye de tout ce vacarme et n’obéit plus à la main ni à l’éperon.

Roger est enfin forcé de tirer le fer, et, pour se débarrasser de cette désagréable agression, il menace tantôt les bêtes, tantôt le vilain, de la pointe de son épée. Cette engeance importune ne l’en presse que davantage, et de çà de là se multiplie sur toute la route. Roger voit déshonneur et danger pour lui à ce qu’ils l’arrêtent plus longtemps.

Il sait que, s’il reste un peu plus en cette place, il aura sur les épaules Alcine et toute sa populace. Déjà une grande rumeur de trompettes, de tambours et de cloches se fait entendre par toute la vallée. Ppurtant, contre un serviteur sans armes et contre un chien, il lui semble inutile de se servir de son épée. Le meilleur et le plus prompt est donc de découvrir l’écu, œuvre d’Atlante.

Il lève le drap rouge dont l’écu était resté pendant plusieurs jours couvert, et la lumière, dès qu’elle frappe les yeux, produit l’effet mille fois expérimenté. Le chasseur reste privé de ses sens ; le chien et le roussin tombent, et les ailes de l’oiseau ne peuvent plus le soutenir en l’air. Roger, joyeux, les laisse en proie au sommeil.

Alcine, qui pendant tout cela avait été prévenue que Roger avait forcé la porte et occis bon nombre des gardes, vaincue de douleur, resta comme morte. Elle déchire ses vêtements, se frappe le visage, et s’accuse de stupidité et de maladresse. Elle fait appeler sur-le-champ aux armes et rassemble autour d’elle tous ses gens.

Puis elle les divise en deux troupes : elle envoie l’une sur la route que suit Roger ; elle conduit l’autre en toute hâte au port, l’embarque et lui fait prendre la mer. Sous les voiles ouvertes, les flots s’assombrissent. Avec cette troupe s’en va la désespérée Alcine, et le désir de retrouver Roger la ronge tellement, qu’elle laisse sa ville sans garde aucune.

Elle ne laisse personne à la garde du palais. Cela donne à Mélisse, qui se tenait prête, une grande commodité, une grande facilité pour arracher de ce royaume funeste les malheureux qui y étaient retenus. Elle va, cherchant à son aise de tous côtés, brûlant les images, rompant les charmes, détruisant les nœuds, les caractères magiques et tous les artifices.

Puis, accélérant ses pas à travers la campagne, elle fait revenir à leur forme première les anciens amants d’Alcine qui étaient, en foule nombreuse, changés en fontaines, en bêtes, en arbres, en rochers. Ceux-ci, dès qu’ils furent délivrés, suivirent tous les traces du bon Roger et se réfugièrent chez Logistilla. De là, ils retournèrent chez les Scythes, les Perses, les Grecs et les Indiens.

Mélisse les renvoya dans leur pays, après leur avoir fait promettre d’être désormais moins imprudents. Le duc des Anglais fut le premier qu’elle fit revenir à la forme humaine. Sa parenté avec Bradamante et les prières courtoises dé Roger lui furent très utiles en cette occasion. Outre les prières que Roger avait adressées à Mélisse à ce sujet, il lui avait donné l’anneau pour qu’elle pût mieux lui venir en aide.

C’est donc grâce aux prières de Roger que le paladin fut remis en sa forme première. Mélisse ne crut son œuvre achevée que lorsqu’elle lui eut fait retrouver ses armes, et cette lance d’or qui, du premier coup, jette hors de selle tous ceux qu’elle touche. D’abord à l’Argail, elle appartint ensuite à Astolphe, et l’un et l’autre s’étaient acquis beaucoup d’honneur en France avec elle.

Mélisse retrouva cette lance d’or qu’Alcine avait remisée dans le palais, ainsi que toutes les autres armes qui avaient été enlevées au duc dans cette maison maudite. Puis elle monta le destrier du nécromancien maure et prit en croupe Astolphe. De là, elle se dirigea vers la demeure de Logistilla, où elle arriva une heure avant Roger.

Entre temps, Roger s’achemine vers la sage Fée, à travers les durs rochers, les ronces touffues, de précipice en précipice, et par des chemins âpres, solitaires, inhospitaliers et sauvages. Enfin il arrive, à l’heure ardente de midi, sur une plage exposée au sud entre la montagne et la mer, aride, nue, stérile et déserte.

Le soleil ardent frappe la colline voisine, et sous la chaleur produite par la réflexion, l’air et le sable bouillent. Il n’en faudrait pas tant pour rendre le verre liquide. Tous les oiseaux se taisent sous l’ombre molle ; seule, la cigale, cachée dans les herbes touffues, assourdit de son chant monotone les montagnes et les vallées, la mer et le ciel.

La chaleur, la soif et la fatigue qu’il éprouvait à parcourir cette route de sable faisaient à Roger grave et ennuyeuse compagnie sur la plage déserte et exposée au soleil. Mais, comme je ne puis ni ne veux m’occuper toujours du même sujet, je laisserai Roger dans cette fournaise, et j’irai en Écosse retrouver Renaud.

Renaud était très bien vu du roi, de sa fille et de tout le pays. Le paladin exposa à loisir et clairement le motif de sa venue qui était de réclamer, au nom de son roi, l’appui des royaumes d’Écosse et d’Angleterre, et il crut devoir appuyer la demande de Charles des raisons les plus justes. Le roi lui répondit sans retard qu’autant que ses forces le lui permettaient, il était disposé à agir pour le service et pour l’honneur de Charles et de l’empire. Dans peu de jours il aurait levé le plus de cavaliers qu’il pourrait, et s’il n’était pas aujourd’hui si vieux, il aurait pris lui-même le commandement de ses troupes.

Une semblable raison ne lui paraîtrait pas toutefois suffisante pour le faire rester chez lui, s’il n’avait son fils, à qui il donnerait le commandement, comme au plus digne pour la vigueur et l’habileté. Bien qu’il ne se trouvât pas alors dans le royaume, il espérait qu’il serait revenu avant que les troupes fussent réunies. Dans tous les cas, une fois l’armée prête, il saurait bien trouver son fils.

Puis il envoya dans tous ses États ses trésoriers pour lever des cavaliers et des gens de guerre, et fit approvisionner ses vaisseaux de munitions, de vivres, et d’argent. Pendant ce temps, Renaud passa en Angleterre, et le roi l’accompagna courtoisement à son départ jusqu’à Berwick, et on le vit pleurer quand il le quitta.

Ayant le vent favorable en poupe, Renaud s’embarqua après avoir dit adieu à tous. Le pilote démarra les câbles pour le voyage, et l’on fit voile jusqu’à ce qu’on fût arrivé à l’endroit où le beau fleuve de la Tamise voit ses eaux devenir amères au contact des flots salés. Poussés par le grand flux de la mer, les navigateurs s’avancèrent par un chemin sûr, à la voile et à la rame, jusqu’à Londres.

Renaud avait reçu de Charles et du roi Othon, assiégé avec Charles dans Paris, des lettres authentiques, contresignées du sceau de l’État, pour être remises au. prince de Galles. Ces lettres portaient que tout ce qu’on pourrait lever dans le pays de fantassins et de cavaliers devait être dirigé sur Calais, pour porter secours à la France et à Charles.

Le prince dont je parle, et qui occupait, en l’absence d’Othon, le siège royal, rendit à Renaud fils d’Aymon de tels honneurs, qu’il n’en aurait pas fait autant pour son roi. Pour satisfaire à sa demande, il ordonna à tous les gens de guerre de la Bretagne et des îles voisines de se trouver sur le rivage à jour fixe.

Seigneur, il convient que je fasse comme le virtuose habile qui, sur son instrument flexible, change souvent de corde et varie de ton, prenant tantôt le grave, tantôt l’aigu. Pendant que je suis occupé à parler de Renaud, je me suis souvenu de la gentille Angélique que j’ai laissée fuyant loin de lui, et qui venait de rencontrer un ermite.

Je vais poursuivre un.instant son histoire. J’ai dit qu’elle avait demandé avec une vive anxiété comment elle pourrait rejoindre le rivage, car elle avait une telle peur de Renaud, qu’elle se croyait en danger de mort si elle ne mettait pas la mer entre elle et lui, et qu’elle ne pensait pas être en sûreté tant qu’elle serait en Europe. Mais l’ermite cherchait à l’amuser, parce qu’il avait du plaisir à rester avec elle.

Cette rare beauté lui a allumé le cœur et réchauffé les moelles engourdies. Mais, quand il voit que cela ne lui réussit pas, et qu’elle ne veut pas rester plus longtemps avec lui, il accable son âne de cent coups pour activer son pas tardif. Le plus souvent au pas, quelquefois au trot, il va sans permettre à sa bête de s’arrêter.

Et comme Angélique s’était tellement éloignée que, d’un peu plus, il aurait perdu sa trace, le moine retourne à sa grotte obscure et évoque une troupe de démons. Il en choisit un dans toute la bande, et, tout d’abord, l’informe de ce qu’il aura à faire ; puis il le fait entrer dans le corps du coursier qui emporte loin de lui sa dame et son cœur.

Souvent un chien bien dressé et habitué à chasser sur la montagne les renards et les lièvres, voyant la bête aller d’un côté, prend par un autre, et semble dédaigner de suivre la trace. Mais à peine le voit-on arrivé au passage, qu’il l’a dans la gueule, lui ouvre le flanc et la dévore. Ainsi l’ermite, par une voie détournée, rejoindra la dame où qu’elle aille.

Ce que peut être son dessein, je le comprends fort bien, et je vous le dirai aussi, mais dans un autre moment. Angélique ne soupçonnant en rien. ce danger, cheminait, faisant chaque jour une plus ou moins longue étape. Et déjà, le démon est caché dans son cheval. Ainsi, parfois, le feu couve, puis devient un si grave incendie, qu’on ne peut l’éteindre et qu’on y échappe avec peine.

Quand la dame fut arrivée près de la grande mer qui baigne les rivages gascons, elle fit marcher son destrier tout près de la vague, là où l’humidité rendait la voie plus ferme. Celui-ci fut soudain entraîné dans les flots par le démon féroce, au point d’être obligé de nager. La timide donzelle ne sait que faire, si ce n’est se tenir ferme sur la selle.

Elle a beau tirer la bride, elle ne peut le faire tourner, et de plus en plus il s’avance vers la haute mer. Elle tenait sa robe relevée pour ne pas la mouiller, et levait les pieds. Sur ses épaules, sa chevelure flottait toute défaite, caressée par la brise lascive. Les grands vents se taisaient, ainsi que la mer, comme pour contempler sans doute tant de beauté.

Elle tournait en vain vers la terre ses beaux yeux qui baignaient de pleurs son visage et sa poitrine. Et elle voyait le rivage s’enfuir toujours plus loin, décroître peu à peu et disparaître. Le destrier qui nageait-sur la droite, après un grand détour, la porta sur un écueil parsemé de roches noires et de grottes effroyables. Et déjà la nuit commençait à obscurcir le ciel.

Quand elle se vit seule dans ce lieu désert, dont la seule vue lui faisait peur, à l’heure où Phébus couché dans la mer laissait l’air et la terre dans une obscurité profonde, elle resta immobile, dans une attitude qui aurait fait douter quiconque aurait vu sa figure, si elle était une femme véritable et douée de vie, ou bien un rocher ayant cette forme.

Stupide et les yeux fixés sur le sable mouvant, les cheveux dénoués et en désordre, les mains jointes et les lèvres immobiles, elle tenait ses regards languissants levés vers le ciel, comme si elle accusait le grand Moteur d’avoir déchaîné tous les destins à sa perte. Elle resta un moment immobile et comme atterrée ; puis elle dénoua sa langue à la plainte, et ses yeux aux pleurs.

Elle disait : « Fortune, que te reste-t-il encore à faire pour avoir rassasié sur moi tes fureurs et assouvi ta soif de vengeance ? Que puis-je te donner de plus désormais, si ce n’est cette misérable vie ? Mais tu n’en veux pas. N’as-tu pas été prompte tout à l’heure à m’arracher à la mer, quand je pouvais y trouver la fin de mes tristes jours ! Pourquoi sembles-tu désirer me voir encore livrée à de nouveaux tourments, avant que je meure ? .

« Mais je ne vois pas que tu puisses me nuire plus que tu ne m’as nui jusqu’ici. Par toi j’ai été chassée du royal séjour où je n’espère plus jamais retourner. J’ai perdu l’honneur, ce qui est pis ; car si je n’ai pas en réalité commis de faute, j’ai pourtant donné lieu, par mes courses vagabondes, à ce que chacun dise que je suis une impudique.

« Quel bien peut-il rester au monde à une femme qui a perdu sa réputation de chasteté ? Hélas ! mon malheur est d’être jeune et de passer pour belle, que ce soit vrai ou faux. Je ne saurais rendre grâce au ciel de ce don funeste, d’où provient aujourd’hui toute ma perte. C’est lui qui a causé la mort de mon frère Argail, auquel ses armes enchantées servirent peu.

« C’est à cause de lui que le roi de Tartarie Agrican a défait mon père Galafron qui, dans l’Inde, était grand khan du Cathay ; et depuis j’en suis réduite à changer d’asile soir et matin. Puisque tu m’as ravi fortune, honneur, famille, et puisque tu m’as fait tout le mal que tu peux me faire, à quelles douleurs nouvelles veux-tu me réserver encore ?

« Si tu ’n’as pas jugé assez cruel de me faire périr dans la mer, je consens, pour te rassasier, à ce que tu m’envoies quelque bête qui me dévore, mais sans m’outrager davantage. Quel que soit le martyre que tu me destines, pourvu que j’en meure, je ne pourrai trop t’en rendre grâces. » Ainsi disait la dame, au milieu d’abondantes larmes, quand elle aperçut l’ermite à côté d’elle.

De la cime d’une roche élevée, l’ermite avait vu Angélique, au comble de l’affliction et de l’épouvante, aborder à l’extrémité de l’écueil. Il était lui-même arrivé six jours auparavant, car un démon l’y avait porté par un chemin peu fréquenté. Il vint à elle, avec un air plus dévot que n’eurent jamais Paul ou Hilarion.

A peine la dame l’a-t-elle aperçu, que, ne le reconnaissant pas, elle reprend courage ; peu à peu sa crainte s’apaise, bien qu’elle ait encore la pâleur au visage. Dès qu’il est près d’elle, elle dit : « Ayez pitié de moi, mon père, car je suis arrivée dans un mauvais port. » Et d’une voix interrompue par les sanglots, elle lui raconte ce qu’il savait parfaitement.

L’ermite commence par la rassurer par de belles et dévotes paroles, et, pendant qu’il parle, il promène des mains audacieuses tantôt sur son sein, tantôt sur ses joues humides. Puis, devenu plus hardi, il va pour l’embrasser. Mais elle, tout indignée, lui porte vivement la main à la poitrine et le repousse, et son visage se couvre tout entier d’une honnête rougeur.

Il avait à son côté une poche ; il l’ouvre et il en tire une fiole pleine de liqueur. Sur ces yeux puissants, où Amour a allumé sa plus brûlante flamme, il en jette légèrement une goutte qui suffit à endormir Angélique. La voilà gisant, renversée sur le sable, livrée à tous les désirs du lubrique vieillard.

Il l’embrasse et la palpe à plaisir ; et elle dort et ne peut faire résistance. Il lui baise tantôt le sein, tantôt la bouche ; personne ne peut le voir en ce lieu âpre et désert. Mais, dans cette rencontre, son destrier trébuche, et le corps débile ne répond point au désir. Il avait peu de vigueur, ayant trop d’années, et il peut d’autant moins qu’il s’essouffle davantage.

11 tente toutes les voies, tous les moyens. Mais son roussin paresseux se refuse à sauter ; en vain il lui secoue le frein, en vain il le tourmente ; il ne peut lui faire tenir la tête haute. Enfin il s’endort près de la dame qu’un nouveau danger menace encore. La Fortune ne s’arrête pas pour si peu, quand elle a pris un mortel pour jouet.

Il faut d’abord que je vous parle d’une chose qui va me détourner un peu de mon droit chemin. Dans la mer du Nord, du côté de l’Occident et par delà l’Islande, s’étend une île nommée Ébude, dont la population a considérablement diminué, depuis qu’elle est détruite par une orque sauvage et d’autres monstres marins que Protée y a conduits pour se venger.

Les anciennes chroniques, vraies ou fausses, racontent que jadis un roi puissant régna sur cette île. Il eut une fille dont la grâce et la beauté, dès qu’elle se montra sur le rivage, enflammèrent Protée jusqu’au milieu des ondes. Celui-ci, un jour qu’il la trouva seule, lui fit violence et la laissa enceinte de lui.

Cet événement causa au père beaucoup de douleur et de souci, car il était plus que tout autre impitoyable et sévère. Ni les excuses, ni la pitié ne purent lui faire pardonner, tant son courroux était grand. La grossesse de sa fille ne l’arrêta même pas dans l’accomplissement de son cruel dessein, et, dès qu’il fut né, il fit, avant elle, mourir son petit-fils, qui cependant n’avait point péché.

Le dieu marin Protée, pasteur des monstrueux troupeaux de Neptune roi des ondes, ressentit un grand chagrin de la mort de sa dame, et, dans sa grande colère, il rompit l’ordre et les lois de la nature. Il s’empressa d’envoyer sur l’île les orques et les phoques, et tout son troupeau marin, qui détruisirent non seulement les brebis et les bœufs, mais les villes et les bourgs avec leurs habitants.

Ils vinrent également assiéger la capitale qui était fortifiée ; les habitants furent obligés de se tenir nuit et jour sous les armes et dans des alarmes perpétuelles. Tous avaient abandonné les campagnes. Enfin, pour trouver remède à leurs maux, ils allèrent consulter l’oracle. Celui-ci répondit :

Qu’il leur fallait trouver une jeune fille qui n’eût pas sa pareille en beauté, et qu’ils devaient l’offrir sur le rivage à Protée, en échange de celle qu’on avait fait mourir. Si elle lui semblait suffisamment belle, il s’en contenterait et ne reviendrait plus les troubler ; mais, s’il ne s’en contentait pas, il faudrait lui en présenter tour à tour une nouvelle, jusqu’à ce qu’il fût satisfait.

C’est ainsi que commença une dure condition pour celles qui étaient les plus jolies, car chaque jour une d’elles était offerte à Protée, jusqu’à ce qu’il en eût trouvé une qui lui plût. La première et toutes les autres reçurent la mort, dévorées par une orque qui resta à demeure fixe sur le rivage, après que tout le reste du farouche troupeau se fut retiré.

Que l’histoire de Protée fût vraie ou fausse, je ne sais qui pourrait me l’affirmer ; toujours est-il que cette ancienne loi, si barbare envers les femmes, se perpétua sur cette île dans toute sa rigueur. Chaque jour, une orque monstrueuse vient sur le rivage et se nourrit de leur chair. Si naître femme est, dans tout pays, un malheur, c’en était là un bien plus grand.

Malheureuses les jeunes filles, que leur mauvaise fortune poussait sur ce rivage funeste ! Les habitants se tenaient sur le bord de la mer, prêts à faire des étrangères un impitoyable holocauste ; car, plus on mettait d’étrangères à mort, moins le nombre de leurs jeunes filles diminuait. Mais, comme le vent ne leur amenait pas chaque jour une proie, ils allaient en chercher sur tous les rivages.

Ils parcouraient la mer sur des fustes, des brigantins et autres légers navires, cherchant au loin et dans leur voisinage un soulagement à leur martyre. Ils avaient pris de nombreuses femmes par force, par rapine, quelques-unes par ruse, d’autres à prix d’or, toutes provenant de régions diverses. Et ils en avaient rempli leurs tours et leurs prisons.

Une de leurs fustes étant venue à passer devant le rivage solitaire où, parmi les ronces et les herbes, dormait l’infortunée Angélique, quelques-uns des rameurs descendirent à terre pour en rapporter du bois et de l’eau, et ils trouvèrent cette fleur de grâce et de beauté endormie dans les bras du saint ermite.

Ô trop chère et trop précieuse proie pour des gens si barbares et si grossiers ! ô Fortune cruelle, qui pourra croire que ta puissance sur les choses humaines aille jusqu’à te permettre de livrer en pâture à un monstre la grande beauté qui, dans l’Inde, fit accourir le roi Agrican des confins du Caucase jusqu’au milieu de la Scythie, où il trouva la mort !

La grande beauté pour laquelle Sacripant exposa son honneur et son beau royaume ; la. grande beauté qui ternit l’éclatante renommée et la haute intelligence du puissant seigneur d’Anglante ; la grande beauté qui bouleversa tout le Levant et l’apaisa d’un signe, est maintenant si délaissée, qu’elle n’a personne qui puisse l’aider même d’une parole.

La belle dame, plongée dans un profond sommeil, fut enchaînée avant qu’elle se fût réveillée. On la porta, ainsi que l’ermite enchanteur, dans la fuste remplie d’une troupe affligée et chagrine. La voile, déployée au haut du mât, ramena le navire à l’île funeste où l’on enferma la dame dans une dure prison, jusqu’au jour où le sort l’aurait désignée.

Mais elle était si belle, qu’elle émut de pitié ce peuple cruel. Pendant plusieurs jours ils différèrent sa mort, la réservant pour un plus pressant besoin ; et tant qu’ils purent trouver au dehors quelque autre jeune fille, ils épargnèrent cette angélique beauté. Enfin elle fut conduite au monstre, toute la population pleurant derrière elle.

Qui racontera ses angoisses, ses pleurs, ses cris et les reproches qu’elle envoie jusqu’au ciel ? Je m’étonne que le rivage ne se soit pas entr’ouvert quand elle fut placée sur la froide pierre, où, couverte de chaînes, privée de tout secours, elle attendait une mort affreuse, horrible. Je n’entreprendrai pas de le dire, car la douleur m’émeut tellement, qu’elle me force à tourner mes rimes ailleurs,

Et à trouver des vers moins lugubres, jusqu’à ce que mon esprit se soit reposé. Les pâles couleuvres, le tigre aveuglé par la rage qui le consume, et tous les reptiles venimeux qui courent sur le sable brûlant des rivages de l’Atlas, n’auraient pu voir, ni s’imaginer, sans en avoir le cœur attendri, Angélique liée à l’écueil nu.

Oh ! si son Roland l’avait su, lui qui était allé à Paris pour la retrouver ! S’ils l’avaient su, les deux chevaliers que trompa le rusé vieillard, grâce au messager venu des rives infernales ! A travers mille morts, pour lui porter secours, ils auraient cherché ses traces angéliques. Mais que feraient-ils, même s’ils le savaient, étant si loin !

Cependant Paris, assiégé par le fameux fils du roi Trojan, était arrivé à une extrémité si grande, qu’un jour il faillit tomber aux mains de l’ennemi. Et si le ciel, touché par les prières des assiégés, n’avait pas inondé la plaine d’une pluie épaisse, le saint Empire et le grand nom de France succombaient ce jour-là sous la lance africaine.

Le souverain Créateur abaissa ses regards à la juste plainte du vieux Charles, et, par une pluie soudaine, il éteignit l’incendie qu’aucune force humaine n’aurait pu, ni su conjurer sans doute. Sage est celui qui se tourne toujours vers Dieu, car personne ne peut mieux lui venir en aide. Le pieux roi vit bien qu’il devait son salut à l’assistance divine.

La nuit, Roland confie à sa couche solitaire ses tumultueuses pensées. Il les porte tantôt ici, tantôt là, ou bien il les rassemble sur un seul point, sans pouvoir les fixer jamais. Ainsi la lumière tremblante de l’eau claire frappée par le soleil ou les rayons de la lune, court le long des toits avec un continuel scintillement, à droite, à gauche, en bas, en haut.

Sa dame qui lui revient à l’esprit — elle n’en était à vrai dire jamais sortie —lui rallume dans le cœur, et rend plus ardente la flamme qui, pendant le jour, semble assoupie. Elle était venue avec lui des confins du Cathay jusqu’en Occident, et là, il l’avait perdue, et il n’avait plus retrouvé trace d’elle, depuis la défaite de Charles à Bordeaux,

De cela, Roland avait grande douleur ; il se rappelait en vain à lui-même sa propre faiblesse : « Ô mon cœur — disait-il — comme je me suis conduit lâchement à ton égard ! Hélas ! combien il m’est cruel de penser que, pouvant t’avoir près de moi nuit et jour, puisque ta bonté ne me refusait pas cette faveur, je t’ai laissé remettre aux mains de Naymes, et que je n’ai pas su m’opposer à une telle injure !

« Combien de raisons n’aurais-je pas eues pour excuser ma hardiesse ! Charles ne m’en aurait peut-être pas blâmé, ou, s’il m’avait blâmé, qui aurait pu me contraindre ? Quel est celui qui aurait voulu t’enlever à moi malgré moi ? Ne pouvais-je pas plutôt recourir aux armes, me laisser plutôt arracher le cœur de la poitrine ? Mais ni Charles, ni toute son armée n’auraient pas été assez puissants pour t’enlever à moi de force.

« Si du moins, je l’avais placée sons bonne garde, à Paris ou dans quelque château fort ! Qu’on l’ait donnée à Naymes, voilà ce qui me désole, car c’est ainsi que je l’ai perdue. Qui mieux que moi l’aurait gardée ? Personne ; car je devais me faire tuer pour elle, et la défendre plus que mon cœur, plus que mes yeux. Je devais et je pouvais le faire, et pourtant je ne l’ai pas fait.

« Où es-tu restée sans moi, 6 ma douce vie, si jeune et si belle ! Telle, quand la lumière du jour a disparu, la brebis égarée reste dans les bois, et, dans l’espoir d’être entendue du berger, s’en va bêlant de côté et d’autre, jusqu’à ce que le loup l’ait entendue de loin ; alors, le malheureux berger pleure en vain sa perte.

« O mon espoir, où es-tu, où es-tu maintenant ? Peut-êlre vas-tu encore errante et seule. Peut-être les loups mauvais t’ont-ils trouvée, alors que tu n’avais plus ton fidèle Roland pour te garder. Et cette fleur qui pouvait me faire l’égal des dieux dans le ciel, la fleur que je conservais intacte de peur de troubler ton âme chaste, hélas ! ils l’auront cueillie de force et profanée !

« Infortuné, malheureux ! Quelle autre chose ai-je à désirer que de mourir, s’ils ont cueilli ma belle fleur ! Souverain Dieu, fais-moi souffrir tous les maux avant celui-là. Mais, si ce dernier malheur arrive, de mes propres mains je m’ôte la vie et je damne mon âme désespérée. » Ainsi se parlait, en répandant de grosses larmes et poussant de grands soupirs, le douloureux Roland.

Déjà, de toutes parts, les êtres animés reposaient leurs esprits fatigués, les uns sur la plume, les autres sur les durs rochers, ceux-ci dans les herbes, ceux-là sur les hêtres ou les myrtes. Toi, Roland, à peine as-tu clos tes paupières, que tu es oppressé de pensers aigres et irritants. Tu ne peux pas même trouver le repos dans un court et fugitif sommeil.

Roland se voit transporté sur une verte rive, toute diaprée de fleurs odoriférantes. Il croit admirer le bel ivoire, la pourpre naturelle répandue par la main même de l’Amour, et les deux claires étoiles dans les lacs desquelles Amour retenait son âme captive. Je veux parler des beaux yeux et du beau visage qui lui ont ôté le cœur de la poitrine.

Il éprouve le plus grand plaisir, la plus grande joie que puisse jamais éprouver un amant heureux ; mais voici venir une tempête qui détruit soudain et abat fleurs et plantes. On n’en voit pas de semblable, même quand l’Aquilon, le vent du nord ou du levant luttent ensemble. Il semble à Roland qu’il erre en vain par un désert pour trouver quelque refuge.

Pendant ce temps, le malheureux — il ne sait comment — perd sa dame à travers l’air obscurci. De çà, de là, il fait retentir la campagne et les bois de ce doux nom, disant en vain : « Malheureux que je suis ! qui donc a changé en poison la douceur que je goûtais ? » Et il entend sa.dame qui pleure, lui demande secours et se recommande à lui.

A l’endroit d’où paraît venir le cri, il va rapide, et s’épuise de fatigue à courir dans tous les sens. Oh ! combien sa douleur est amère et cruelle, quand il voit qu’il ne peut retrouver ses doux rayons. Tout à coup, voici que d’un autre endroit, il entend une autre voix lui crier : « N’espère plus en jouir sur la terre ! » A cet horrible cri, il se réveille et se trouve tout baigné de pleurs.

Sans réfléchir que les images vues en songe sont fausses, et que c’est la crainte ou le désir qui produisent les rêves, il est dans une telle inquiétude au sujet de la donzelle, qu’il se persuade que sa vie ou son honneur sont en danger. Plein de fureur, il s’élance hors de son lit, endosse plastron et cotte de mailles, et selle Bride d’or. Il ne veut accepter le service d’aucun écuyer.

Et, pour lui permettre de pénétrer partout sans que sa dignité en soit compromise, il ne veut point prendre le célèbre bouclier aux armes écartelées d’argent et de gueules. Il en choisit un orné de noir, sans doute parce qu’il semble en rapport avec sa douleur. Il l’avait autrefois enlevé à un Amostan qu’il occit de sa main, quelques années auparavant.

Au milieu de la nuit, il part en silence, sans aller saluer ni prévenir son oncle. Il ne dit pas même adieu à son fidèle compagnon Brandimart qu’il aimait tant. Mais, dès que le soleil, avec ses cheveux d’or épars, fut sorti de la riche demeure de Tithon, et eut fait s’enfuir la nuit humide et noire, le roi s’aperçut que le paladin n’était plus au camp.

A son grand déplaisir, Charles s’aperçut que son neveu était parti pendant la nuit, alors qu’il avait le plus besoin de lui et de son aide. Il ne put retenir sa colère. Il se répandit en plaintes, en reproches et en menaces à son égard, disant que, s’il ne revenait pas, il le ferait repentir d’une conduite si coupable.

Brandimart, qui aimait Roland comme soi-même, ne voulut pas rester après son départ, soit qu’il espérât le faire revenir, soit qu’il lui eût déplu de l’entendre blâmer et menacer. À peine le jour se fut-il obscurci, que dédaignant de rester davantage, il sortit du camp sans rien dire à Fleur-de-Lys, de peur qu’elle ne s’opposât à son dessein.

Celle-ci était une dame qu’il chérissait beaucoup, et dont on aurait difficilement trouvé la pareille ; charmante de manières, de grâce et de visage, elle était douée de prudence et de sagesse. S’il était parti sans son assentiment, c’est parce qu’il espérait revenir près d’elle le jour même. Mais il lui arriva des aventures qui le retardèrent dans ses projets.

Lorsque Fleur-de-Lys eut attendu en vain pendant un mois, et qu’elle ne l’eut pas vu revenir, elle fut tellement saisie du désir de le revoir, qu’elle partit sans escorte et sans guide. Elle le chercha dans beaucoup de pays, comme cette histoire le dira en son lieu. Sur tous les deux, je ne vous en dis pas maintenant davantage, car il m’importe beaucoup plus de m’occuper du chevalier d’Anglante.

Celui-ci, après qu’il eut changé les glorieux insignes d’Almont contre d’autres armes, alla vers la porte, et dit à l’oreille du capitaine qui commandait le poste de garde : « Je suis le comte. » Et s’étant fait abaisser le pont, par la route qui menait au camp des ennemis, il prit droit son chemin. Ce qui suivit est raconté dans l’autre chant.