Roland furieux/Chant XVI

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Traduction par Francisque Reynard.
Alphonse Lemerre (Tome IIp. 27-50).


CHANT XVI


Argument. — Griffon rencontre près de Damas Origile et son nouvel amant ; il croit à leurs paroles mensongères. — Renaud arrive sous les murs de Paris avec le secours de l’armée anglaise. De part et d’autre se produisent des preuves d’une grande valeur. Grand carnage et graves incendies dans Paris, du fait de Rodomont ; Charles y court avec une troupe d’élite.



Les peines d’amour sont cruelles et nombreuses ; j’ai souffert la plupart d’entre elles et je les ai pour mon malheur si bien expérimentées, que je puis en parler savamment. C’est pourquoi, si je dis ou si j’ai dit d’autres fois, soit en paroles, soit dans mes écrits, que les unes sont un mal léger, les autres une douleur acerbe et poignante, tenez mon jugement à cet égard pour vrai.

Je dis, j’ai dit et je dirai jusqu’à ce que je cesse de vivre, que celui qui se trouve pris dans des liens honorables, sa dame se montrât-elle entièrement contraire à ses désirs, Amour lui refusât-il toute récompense pour ses soins assidus, dût-il languir jusqu’à en mourir, ne doit pas se plaindre s’il a hautement placé son cœur.

Mais celui-là doit pleurer, qui s’est fait l’esclave de deux beaux yeux, d’une belle chevelure, sous lesquels se cache un cœur pervers, et dont de nombreuses souillures ont terni la pureté. Le malheureux voudrait fuir, et, comme le cerf blessé, il porte le trait mortel partout où il va. Il rougit de lui-même et de son amour ; il n’ose pas l’avouer, et il souhaite en vain de guérir.

Le jeune Griffon est dans ce cas. Il ne peut s’amender et il reconnaît son erreur. Il voit à quelle créature vile il a donné son cœur ; il sait qu’Origile est infâme et sans foi ; cependant sa raison est vaincue par la mauvaise habitude, et sa volonté cède au penchant qui l’entraîne. Quelque perfide, quelque ingrate et coupable que soit sa maîtresse, il est poussé, malgré lui, à aller à sa recherche.

Je dis donc, pour poursuivre cette intéressante histoire, qu’il sortit secrètement de la ville, sans oser en parler à son frère qui l’avait souvent blâmé, mais en vain. Prenant à sa gauche, il se dirigea vers Rama, par le chemin le plus facile et le plus fréquenté. Il arriva en six jours à Damas de Syrie ; de là, il partit pour Antioche.

Il rencontra, un peu après avoir quitté Damas, le chevalier à qui Origile avait donné son cœur. Origile et lui se convenaient à merveille comme perversité ; ainsi se conviennent l’herbe et les fleurs. L’un comme l’autre avait le cœur léger ; l’un comme l’autre était perfide et traître ; l’un comme l’autre cachait ses vices, au détriment d’autrui, sous un aspect séduisant.

Comme je vous dis, le chevalier chevauchait sur un grand destrier pompeusement caparaçonné. La perfide Origile lui tenait compagnie, vêtue d’une robe d’azur brodée d’or. Il avait à ses côtés deux valets auxquels il faisait porter son casque et son écu, son intention étant de paraître avec éclat dans une joute qui devait se livrer à Damas.

Une fête splendide annoncée pour cette époque par le roi de Damas, faisait en effet accourir les chevaliers dans leurs plus beaux équipements. Dès que la putain voit paraître Griffon, elle craint qu’il ne l’outrage et ne l’accable de son mépris. Elle sait que son amant n’est pas assez fort pour la défendre et la préserver de la mort.

Mais pleine d’audace et d’astuce, bien que tremblante de peur, elle compose son visage, et maîtrise tellement sa voix, qu’aucun syptôme de crainte ne se révèle en elle. Ayant déjà ourdi sa ruse avec son amant, elle accourt, feignant une joie extrême, tend vers Griffon les bras ouverts, le saisit au cou et s’y suspend avec abandon.

Puis, joignant à ses gestes affectueux de douces paroles, elle disait en pleurant : « Mon seigneur, est-ce là la récompense due à celle qui t’adore et te révère ? Pendant près d’un an, j’ai été seule séparée de toi, et tu n’en es point affligé ! Si j’étais restée à attendre ton retour, je ne sais si j’aurais pu vivre jusqu’à aujourd’hui.

« Au moment où je croyais que, de la brillante cour de Nicosie où tu étais allé, tu allais revenir auprès de moi que tu avais laissée presque morte d’une fièvre violente, j’appris que tu étais passé en Syrie. Cette nouvelle me causa un chagrin si fort, que, ne sachant comment je pourrais te suivre, je fus sur le point de me percer le cœur de ma propre main.

« Mais la fortune, en m’accordant une double faveur, montra qu’elle avait plus souci de moi que tu n’en as toi-même ; elle m’envoya mon frère, avec lequel je suis venue ici, et qui a protégé mon honneur ; et maintenant elle amène cette bonne rencontre que j’estime comme le plus heureux des événements. Il était bien temps, du reste, car si elle avait tardé plus longtemps, je serais morte, mon seigneur, en t’appelant. »

Et l’astucieuse dame, qui en aurait remontré à un renard, continue ses reproches avec tant d’adresse, qu’elle fait retomber tous les torts sur Griffon. Elle lui fait croire que son compagnon est plus que son parent, et qu’elle et lui ont reçu d’un même père la chair et les os. Enfin, elle arrange de telle façon ses mensonges, qu’ils paraissent plus vrais que saint Luc et saint Jean.

Non seulement Griffon n’accuse plus de perfidie cette femme plus méchante encore que belle, non seulement il ne songe plus à tirer vengeance de celui qui s’est fait le complice de son adultère, mais il s’estime heureux de pouvoir se disculper des torts que sa maîtresse a rejetés sur lui ; et comme si c’eût été véritablement son frère, il ne cesse de combler le chevalier de caresses.

Et il s’en retourne avec lui du côté de Damas. Chemin faisant, il apprend de son compagnon que le riche roi de Syrie doit y tenir une cour splendide, et que tout chevalier, qu’il soit chrétien ou à quelque autre religion qu’il appartienne, pourra rester en sûreté dans la ville et au dehors pendant toute la durée de la fête.

Mais je ne suis pas assez décidé à poursuivre l’histoire de la perfide Origile, qui n’a pas trompé un seul amant, mais qui en a trahi mille et mille, pour ne pas retourner vers les deux cent mille combattants, et même plus, qui s’agitent au milieu des flammes sous les murs de Paris, au grand dommage et à la grande terreur de ses habitants.

Je vous laissai au moment où Agramant livrait assaut à une des portes de la ville qu’il croyait trouver sans défense. Il arriva, au contraire, qu’il y rencontra plus de résistance que partout ailleurs, car Charles s’y trouvait en personne, ayant auprès de lui les maîtres dans l’art de la guerre : les deux Guy, les deux Angelins, un des Angeliers, Avin, Avole, Othon et Bérenger.

Sous les yeux.de Charles, et sous les yeux du roi Agramant, l’une et l’autre armée brûle de se signaler ; chacun veut saisir cette occasion d’acquérir une grande gloire et de mériter des récompenses, tout en faisant son devoir. Mais les Maures eurent beau donner des preuves de valeur, ils ne purent réparer les pertes considérables qu’ils essuyèrent, et le nombre de ceux d’entre eux qui restèrent morts montra aux autres combien leur audace était folle.

Du haut des remparts les flèches tombent sur les ennemis, aussi épaisses que la grêle. Les cris des nôtres et des assaillants font trembler le ciel même. Mais il faut que Charles et qu’Agramant attendent un peu, car je veux chanter les exploits du Mars africain, de Rodomont, qui, épouvantable et terrible, court par toute la ville.

Je ne sais, seigneur, si vous vous rappelez ce Sarrasin qui, miraculeusement sauvé, avait laissé ses soldats mourants et dévorés par la flamme avide entre le premier et le second rempart, — le plus horrible spectacle qu’on vît jamais. —J’ai dit que, d’un-bond, il avait sauté dans la ville par-dessus le fossé qui l’entoure.

Lorsque le Sarrasin féroce, aux armes étranges, et couvert de la peau écailleuse d’un serpent, apparut tout à coup aux endroits où les vieillards et la population inoffensive se tenaient, prêtant l’oreille aux moindres nouvelles, un cri d’épouvante, une immense clameur, accompagnés de battements de mains désespérés, monta jusqu’aux étoiles. Ceux qui purent fuir s’empressèrent de se réfugier dans les temples et dans les maisons.

Mais le robuste Sarrasin, faisant tournoyer son épée, ne le permet qu’à un petit nombre. Là il coupe une jambe par la moitié, ici il fait voler une tête loin du buste. Il transperce l’un de part en part, il fend l’autre depuis la tête jusqu’aux hanches ; et de tous ceux qu’il tue, qu’il frappe et qu’il chasse en foule devant lui, il n’en voit aucun le regarder en face.

De même que le tigre en présence d’un troupeau sans défense, dans les champs hyrcaniens ou sur les bords du Gange, ou comme le loup qui attaque les chèvres et les agneaux sur la montagne que soulève Typhée, le cruel païen poursuivait, je ne dirai pas des escadrons, je ne dirai pas des phalanges, mais une vile populace digne de mourir avant de naître.

Il n’en trouve pas un, parmi tous ceux qu’il taille, qu’il transperce ou qu’il fauche, dont il puisse voir la figure. Le long de cette rue si populeuse et si garnie qui s’en va droit au pont-Saint-Michel, le féroce et terrible Rodomont court, faisant tournoyer son épée sanglante. Il frappe également le valet et le maître, et n’épargne pas plus le juste que le pécheur.

La religion ne protège pas le prêtre ; l’innocence ne sert de rien au petit enfant ; les femmes et les damoiselles montrent en vain leur regard doux et limpide, leurs joues tendres et vermeilles. Le vieillard lui-même est poursuivi et frappé. Le Sarrasin déploie, en cette occasion, plus de cruauté que de valeur, car il ne considère ni le sexe, ni la condition, ni l’âge.

Mais le sang humain ne suffit plus à assouvir la colère de l’impitoyable roi, du plus impitoyable des mortels. Sa rage se tourne contre les édifices ; il incendie les maisons et les temples profanés. À cette époque, presque toutes les maisons, à ce qu’on rapporte, étaient en bois, et cela peut se croire facilement, puisque aujourd’hui même, à Paris, six sur dix le sont encore.

Il semble même que le feu, quelque ardent qu’il soit, ne puisse satisfaire une si grande haine. Il saisit dans ses puissantes mains tout ce qui est à sa portée, et à chaque secousse un toit s’écroule. Vous pouvez croire, seigneur, que jamais vous n’avez vu à Padoue de bombarde assez grosse pour faire tomber autant de murs que le roi d’Alger en jette à terre d’une seule secousse.

Si, pendant que le maudit produisait avec le fer et le feu un tel ravage à l’intérieur de la ville, Agramant avait pu la réduire au dehors, elle était complètement perdue dans cette journée. Mais il n’en eut pas le temps, attaqué qu’il fut sur ses derrières par le paladin qui ramenait les troupes d’Angleterre, sous la conduite du Silence et de l’archange.

Dieu voulut qu’au moment même où Rodomont pénétrait dans la ville et y allumait un si vaste incendie, Renaud, la fleur de la maison de Clermont, arrivât sous les remparts, suivi de l’armée anglaise. Il avait jeté un pont à trois lieues au-dessus de Paris et pris, à main gauche, des chemins détournés, afin de n’être point gêné par le fleuve dans son attaque contre les barbares.

Il avait choisi six mille archers à pied, sous la bannière illustre d’Odoard, et deux mille cavaliers, les plus légèrement montés, sous la conduite du vaillant Ariman, et les avait envoyés, par les chemins qui conduisent directement aux côtes de Picardie, en leur recommandant d’entrer dans Paris par les portes Saint-Martin et Saint-Denis.

Il fit diriger par la même route les chariots et les autres bagages embarrassants. Quant à lui, avec le reste de ses gens, il contourna la ville plus en amont. Il avait avec lui des bateaux et des ponts pour traverser la Seine qu’on ne peut facilement passer à gué. Après que tout le monde l’eut franchie et qu’on eut rompu les ponts, il rangea en bataille les Anglais et les Écossais.

Mais auparavant, Renaud ayant réuni autour de lui les barons et les capitaines sur un point élevé de la rive, de façon que tous pussent le voir et l’entendre, leur dit : « Seigneurs, vous devez rendre grâces à Dieu qui vous a conduits jusqu’ici, pour que vous acquériez, au prix d’une courte fatigue, une gloire plus éclatante que celle d’aucun autre peuple.

« Si vous faites lever le siège de Paris, vous aurez délivré deux princes : votre roi, dont vous êtes tenus de défendre la liberté et la vie, et un empereur des plus glorieux parmi ceux qui aient jamais tenu une cour au monde. Avec eux, vous délivrerez d’autres rois, des ducs, des marquis, des seigneurs et des chevaliers d’une foule de pays.

« De sorte qu’en sauvant une ville, vous n’aurez pas seulement pour obligés les Parisiens, qui souffrent beaucoup moins de leurs propres malheurs que de voir exposés au même danger qu’eux leurs femmes, leurs enfants, et les vierges saintes enfermées dans les couvents et qu’aujourd’hui leurs vœux ne peuvent préserver ;

« En sauvant, dis-je, cette cité, vous obligerez non seulement les Parisiens, mais tous les pays de cette région. Je ne parle pas seulement des peuples voisins, car il n’y a pas une nation dans toute la chrétienté qui n’ait dans cette ville quelques-uns de ses citoyens. De sorte que votre victoire ne vous aura pas seulement acquis la reconnaissance de la France.

« Si, dans l’antiquité, on décernait une couronne à quiconque sauvait la vie d’un citoyen, de quelle récompense ne serez-vous pas dignes, vous qui en aurez sauvé une multitude infinie ? Mais si une entreprise si sainte et si honorable venait à échouer par l’effet de l’envie ou de la lâcheté, croyez-m’en, une fois ces remparts tombés, ni l’Italie ni l’Allemagne ne seraient plus en sûreté,

« Non plus qu’aucun des lieux où l’on adore celui qui voulut mourir pour nous sur la croix. Ne croyez pas que vous-mêmes resteriez longtemps sans être attaqués par les Maures, et que votre royaume serait suffisamment protégé par la mer. Si jadis on les a vus traverser d’autres fois le détroit de Gibraltar, et laisser les colonnes d’Hercule pour porter la dévastation dans vos îles, que ne feraient-ils pas aujourd’hui, une fois maîtres de nos pays ?

« Et quand bien même l’honneur et l’intérêt ne vous pousseraient pas à cette entreprise, un commun devoir commande de se secourir les uns les autres, tous ceux qui combattent pour une même Église. Que je ne vous livre pas les ennemis en déroute, et cela sans grand effort, aucun de vous ne doit montrer à cet égard de la crainte, car ils me font tous l’effet d’une multitude sans expérience, sans force, sans courage et sans armes. »

Par ces paroles et des raisonnements encore meilleurs, par son langage énergique et sa voix entraînante, Renaud parvint à porter au comble l’ardeur de ces magnanimes barons et de cette belliqueuse armée. Comme dit le proverbe, il donna de l’éperon au coursier qui courait déjà avec rapidité. Son discours terminé, il fit avancer tout doucement ses troupes sous leurs bannières respectives.

Évitant tout bruit, toute rumeur, il fait avancer son armée divisée en trois corps. À Zerbin, qui marche le long du fleuve, il réserve l’honneur d’attaquer le premier les barbares. Il range en arrière les Irlandais dans la plaine. Les cavaliers et les fantassins d’Angleterre, sous les ordres du duc de Lancastre, sont au centre.

Après les avoir tous placés dans la position qu’ils doivent occuper, le paladin chevauche le long de la rive et passe devant avec le brave duc Zerbin et son corps d’armée. Il marche jusqu’à ce qu’il arrive à l’endroit où le roi d’Oran, le roi Sobrin et leurs autres compagnons d’armes gardaient de ce côté la plaine, ayant l’armée d’Espagne à un mille derrière eux.

L’armée chrétienne, qui avait marché avec tant d’ordre et de calme tant qu’elle avait été guidée par le Silence et l’archange, ne put se contenir plus longtemps. À peine eut-elle vu les ennemis, qu’elle poussa un cri immense, et que les trompettes firent retentir l’air de leur son aigu. L’éclatante rumeur montant jusqu’au ciel, s’en alla glacer les os des Sarrasins.

Renaud pousse son destrier en avant de tous les autres et met la lance en arrêt. Il dépasse les Écossais de toute la portée d’un trait, tellement il lui tarde de frapper. De même que parfois un coup de vent arrive, traînant après lui une horrible tempête, ainsi en avant des escadrons, le vaillant chevalier s’en venait éperonnant son coursier Bayard.

A la vue du paladin de France, les Maures donnent des signes d’une véritable angoisse. On voit la lance leur trembler à tous dans la main ; leurs pieds tremblent dans les étriers, et leurs cuisses dans les arçons. Seul le roi Fulian, qui ne sait pas que celui qui s’avance est Renaud, ne change pas de visage. Ne pensant pas trouver si rude résistance, il lance son destrier au galop à la rencontre du chevalier.

Avant de partir, il assure sa lance, rassemble toutes ses forces, puis il excite son destrier des deux éperons à la fois et lui abandonne les rênes. De son côté, le fils d’Aymon, ou plutôt le fils de Mars, déploie sa valeur habituelle, et se montre digne du grand renom que lui ont acquis dans les joutes sa grâce et son habileté.

Les coups furent de part et d’autre résolument portés, et les deux fers frappèrent la tête ; mais ils différèrent en force et en résultat, car l’un des deux chevaliers poursuivit sa course, tandis que l’autre restait mort. Il faut, pour prouver sa valeur, autre chose que mettre avec grâce la lance en arrêt ; il faut aussi que la fortune soit favorable ; sans elle le courage suffit rarement, ou presque jamais.

Le paladin assure de nouveau sa bonne lance, et se précipite vers le roi d’Oran dont le courage est aussi mesquin que sa stature est colossale. Renaud se prépare à lui porter un de ces coups dont il est fait mention, mais il l’atteignit seulement au bas de l’écu. À qui voudrait l’en blâmer, je donnerai pour excuse qu’il ne pouvait atteindre plus haut.

Bien qu’il soit recouvert d’acier, l’écu n’empêche pas la lance de pénétrer d’une palme dans le corps du roi, dont l’âme vile et lâche s’échappe par une grande blessure qu’il a reçue dans le ventre. Son coursier, qui se croyait condamné à porter longtemps encore une si énorme charge, rend en lui-même grâce à Renaud de ce que, par cette rencontre, il lui a épargné une plus longue fatigue.

Sa lance rompue, Renaud fait tourner son destrier avec tant de légèreté, qu’il semble que celui-ci ait des ailes, et se précipite impétueusement là où il voit la foule plus épaisse. Il s’escrime si bien avec Flamberge toute rouge de sang, que les armes qu’elle touche semblent être de verre fragile. Son tranchant, sans être arrêté par la trempe du fer, pénètre jusqu’à la chair vive.

L’épée tranchante ne rencontre que peu d’armures en fer trempé ; mais le plus souvent des boucliers en cuir ou en bois, et des pourpoints usés en drap roulé. Aussi Renaud abat, transperce, déchire, pourfend tous ceux qu’il atteint. Ils ne résistent pas plus à son épée que l’herbe ne résiste à la faux, ou le blé à la tempête.

La première troupe était déjà mise en déroute, quand Zerbin arriva avec l’avant-garde. Le chevalier, la lance en arrêt, accourait à la tête de ses soldats qui suivaient son pennon avec non moins d’ardeur. On aurait dit des loups et des lions prêts à se jeter sur des chèvres ou des moutons.

Dès qu’on fut près de l’ennemi, chaque cavalier fit sentir en même temps l’éperon à son cheval, et en un instant fut franchie la petite distance, le faible intervalle qui existait entre l’une et l’autre armée. On ne vit jamais une plus étrange mêlée ; les Écossais seuls frappaient, tandis que les Sarrasins se laissaient massacrer, comme s’ils eussent été conduits là seulement pour mourir.

Chaque païen semblait plus froid que glace, et chaque Écossais plus ardent que flamme. Les Maures s’imaginaient que chaque chrétien devait avoir le bras de Renaud. Ce voyant, Sobrin fit avancer en toute hâte ses bataillons, sans attendre d’y être invité par un héraut. Sa troupe était la meilleure de l’armée ennemie ; non seulement elle était la mieux commandée, mais la mieux armée et la plus aguerrie.

Elle était composée des soldats les moins mauvais d’Afrique, bien qu’elle ne valût pas encore grand’chose. Dardinel suivait immédiatement avec sa division mal armée et incapable de se battre convenablement. Lui-même avait sur la tête un casque étincelant, et était entièrement couvert de plastrons et de cottes de mailles. La quatrième division, avec laquelle Isolier le suivait, était, je crois, meilleure.

Cependant Trason, le brave duc de Marr, heureux de se trouver dans une telle entreprise, donne le signal à ses cavaliers, et les convie à conquérir à sa suite une gloire éclatante, dès qu’il a vu Isolier et les soldats de Navarre entrer dans la mêlée. Derrière lui, Ariodant, qui vient d’être fait duc d’Albanie, conduit sa troupe au combat.

La rumeur éclatante des trompettes sonores, des timbales et des instruments barbares, jointe au bruit continu des arcs, des frondes, des machines, des roues des chars ; les cris, les gémissements, les lamentations dont il semble que le ciel tout entier retentisse, forment un tumulte effroyable, pareil à celui dont le Nil, près de ses chutes, assourdit les habitants voisins des rives.

Une ombre épaisse, produite par les flèches lancées des deux côtés, obscurcit le ciel ; l’haleine des combattants, la fumée, la sueur, la poussière font dans l’air comme un nuage sombre. Les deux armées se portent tantôt ici, tantôt là ; les uns poursuivent, les autres fuient ; vous verriez souvent le guerrier tomber mort sur l’ennemi qu’il vient de tuer.

Quand une troupe est fatiguée, une autre s’avance aussitôt ; de part et d’autre, le nombre des combattants augmente. Là sont les cavaliers, ici les fantassins. La terre sur laquelle se livre cet assaut est rouge ; l’herbe, auparavant verte, s’est recouverte d’un manteau de sang, et là où s’épanouissaient les fleurs jaunes ou d’azur, gisent les cadavres des hommes et des chevaux.

Zerbin se signale par les plus admirables prouesses qu’ait jamais faites garçon de son âge ; il taille, tue et détruit les païens, qui tombent en foule autour de lui comme la pluie. Ariodant donne de grandes preuves de courage en présence de ses nouveaux sujets, et remplit de terreur et d’admiration les gens de Navarre et de Castille.

Chelinde et Mosco, tous deux bâtards de feu Calabrun, roi d’Aragon, et Calamidor de Barcelone, réputés parmi les plus vaillants, avaient laissé derrière eux leurs étendards ; croyant acquérir une facile gloire en tuant Zerbin, ils avaient fondu sur lui et avaient blessé son destrier au flanc.

Le destrier transpercé de trois coups de lance tombe mort ; mais le brave Zerbin est aussitôt sur pied et se précipite, pour venger son cheval, vers ceux qui le lui ont tué. Il rejoint tout d’abord Mosco, qui est le plus près de lui et qui croit le faire prisonnier ; il le frappe d’un coup de pointe, lui transperce le flanc, et le jette hors de selle, pâle et glacé.

Chelinde, voyant que son frère lui est ravi, accourt plein de fureur sur Zerbin, espérant le renverser sous le choc ; mais celui-ci saisit le coursier par le frein, et le renverse à terre, d’où il ne se relève pas ; il ne mangera plus désormais ni avoine ni foin. Zerbin a frappé si fort que, du même coup de taille, il a occis le cheval et le maître.

Calamidor, effrayé de ce qu’il vient de voir, tourne bride pour fuir en toute hâte ; mais Zerbin lui porte un coup par derrière, en disant : « Traître ; attends, attends ! » Le coup ne porte pas aussi loin que Zerbin l’espérait à cause de la distance. Il ne peut atteindre le cavalier, mais il frappe le destrier sur la croupe, et le jette à terre.

Son maître abandonne le cheval, et cherche à s’échapper en se traînant sur les pieds et sur les mains ; mais cela lui réussit peu. Le duc de Trason passe par hasard sur lui et l’écrase sous le poids. Ariodant et Lurcanio accourent à l’endroit où Zerbin est entouré d’une foule d’ennemis. Ils amènent avec eux d’autres chevaliers qui prêtent leur aide à Zerbin, jusqu’à ce qu’il ait pu remonter à cheval.

Ariodant faisait tournoyer son glaive, et Artalique et Margan s’en aperçurent trop bien. Étéarque et Casimir sentirent encore davantage la puissance de son bras. Les deux premiers s’enfuirent blessés ; les deux autres restèrent morts sur place. Lurcanio montre sa force ; il frappe, heurte, renverse et tue.

Ne croyez pas, seigneur, que dans la plaine le combat soit moins acharné que près du fleuve, ni que l’armée conduite par le brave duc de Lancastre reste en arrière. Ses troupes attaquent les Espagnols, et de part et d’autre la lutte est pareille ; fantassins, cavaliers et capitaines savent des deux côtés se servir de leurs mains.

En première ligne viennent Oldrade et Fiéramont ; l’un est duc de Glocester, l’autre duc d’York. Avec eux est Richard, comte de Warwick, et l’audacieux Henri, duc de Clarence. Ils ont pour adversaires Mataliste, Follicon, Baricondo et leur suite. Le premier possède Alméria, le second tient Grenade, et Baricondo est maître de Majorque.

Le combat opiniâtre présenta longtemps des chances égales, et l’on n’aurait pu y discerner le moindre avantage d’un côté ou d’autre. On voyait les deux armées avancer et reculer comme les moissons à la brise de mai, ou comme les vagues mobiles qui vont et viennent sur le rivage, sans suivre une même direction. Puis, après s’être quelque temps réjouie de ce jeu sanglant, la Fortune redevint à la fin contraire aux Maures.

Le duc de Glocester fait vider les arçons à Mataliste ; en même temps, Fiéramont renverse Follicon après l’avoir blessé à l’épaule droite ; les deux païens sont faits prisonniers des Anglais. De son côté, Baricondo est tué de la main du duc de Clarence.

Les païens en conçoivent tant d’épouvante et les fidèles tant d’ardeur, que les premiers ne songent qu’à battre en retraite et à fuir en désordre, tandis que les autres gagnent toujours du terrain et ne pensent qu’à tuer et à poursuivre les ennemis. S’il ne leur était pas venu du secours, les Sarrasins auraient été anéantis sur ce point.

Mais Ferragus qui, jusque-là ne s’était pas trop écarté du roi Marsile, voyant fuir les bannières, et l’armée sarrasine à moitié détruite, éperonne son cheval et le pousse à l’endroit où la bataille était le plus acharnée. Il arrive juste à temps pour voir tomber de son destrier, avec la tête fendue, Olympe de la Serre.

Cétait un jouvenceau qui, par les doux sons de sa lyre à deux cornes, se faisait fort d’attendrir les cœurs, fussent-ils plus durs que la pierre. Heureux s’il avait su se contenter d’un tel pouvoir, et s’il avait eu en horreur, les boucliers, les arcs, les flèches, les cimeterres et les lances qui le firent mourir si jeune sur la terre de France !

Quand Ferragus le voit tomber, lui qui l’aimait et qui le tenait en grande estime, il ressent de sa perte plus de douleur que de celle de mille autres tués avant lui. Il frappe son meurtrier avec une telle force, qu’il le partage en deux depuis la cime du casque, lui fend le front, les yeux, la figure, jusqu’au milieu de la poitrine, et le jette mort à terre.

Il ne s’arrête pas là ; il brandit son épée en cercle, rompt les casques, brise les cottes de mailles ; marque celui-ci au front, cet autre à la joue ; coupe à l’un la tête, à l’autre le bras ; il répand tant de sang, il tue tant de monde, que la bataille est suspendue en cet endroit, et que la vile multitude épouvantée fuit sans ordre, massacrée et rompue.

Le roi Agramant, désireux de faire preuve de vaillance et de prendre part au carnage, se jette dans la mêlée. Il a près de lui Balivers, Farulant, Prusion, Soridan et Bambirague. Puis vient une multitude de guerriers sans nom, qui feront en ce jour un lac de leur sang répandu. On compterait plus facilement chaque feuille qui tombe quand l’automne dépouille les arbres.

Agramant ayant fait venir des remparts un grand nombre de cavaliers et de fantassins, les envoie en toute hâte, sous les ordres du roi de Fez, sur les derrières de l’armée, pour s’opposer aux gens d’Irlande dont on voyait les bataillons accourir tumultueusement dans le but d’occuper les logements des Sarrasins.

Le roi de Fez exécute promptement cet ordre, car tout retard aurait été funeste. Pendant ce temps, le roi Agramant rassemble le reste de ses troupes et les entraîne à la bataille. Il se dirige vers le fleuve, car il lui semble qu’en cet endroit on a besoin de sa présence, un messager du roi Sobrin étant venu demander du secours.

Il conduisait, réunie en une seule troupe, plus de la moitié de son armée. À la seule rumeur produite par cette masse, les Écossais sont terrifiés, et leur frayeur est telle, qu’ils n’écoutent plus la voix de l’honneur et rompent leurs rangs. Zerbin, Lurcanio et Ariodant, restent seuls au milieu de la débâcle pour arrêter l’attaque furieuse des ennemis. Zerbin, qui était à pied, y eût probablement péri, si le brave Renaud ne s’en était aperçu à temps.

Le paladin combattait d’un autre côté, et avait vu fuir devant lui plus de cent bannières. Dès que lui parvient la fâcheuse nouvelle du grand péril que courait Zerbin, démonté et abandonné par les siens au milieu des gens de Cyrène, il fait faire volte face à son cheval, et il se dirige rapidement vers l’endroit où il aperçoit les fuyards.

Il arrive à l’endroit où il voit les Écossais revenir en fuyant ; il leur crie : « Où allez-vous ? Êtes-vous donc assez lâches pour laisser le champ de bataille à une si vile canaille ? Où sont les dépouilles dont je croyais que vous deviez orner vos églises ? Quelle gloire, quels éloges pensez-vous mériter en abandonnant le fils de votre roi seul et à pied ? »

Il prend des mains de son écuyer une énorme lance, et voyant non loin de là Prusion, roi d’Alfarache, il fond sur lui, lui fait vider les arçons et le jette mort sur la plaine. Il couche à terre Agricalte et Bambirague ; puis il blesse grièvement Soridan ; et il l’aurait occis comme les autres, si sa lance avait été plus forte.

Il saisit Flamberge, sa lance s’étant rompue. Il en frappe Serpentin, le chevalier aux étoiles, dont les armes étaient enchantées ; néanmoins le coup l’envoie évanoui hors de selle. C’est ainsi que Renaud fait une place belle et spacieuse autour du prince d’Ecosse, ce qui permet à ce dernier de saisir au passage un destrier dont la selle est vide, et d’y monter.

Il était temps, et s’il avait un peu plus tardé, il n’aurait probablement pas pu le faire, car Agramant, Dardinel, Sobrin et le roi Balastro arrivaient tous à la fois. Mais Zerbin, qui a pu se mettre auparavant en selle, fait tournoyer son glaive, envoyant tantôt celui-ci, tantôt celui-là porter en enfer des nouvelles des vivants.

Le brave Renaud, qui s’attaquait toujours de préférence aux plus redoutables, dirige son épée contre le roi Agramant, qui lui paraît beaucoup trop vaillant et hardi — il faisait, en effet, plus de besogne à lui seul que mille autres guerriers — et se précipite sur lui avec Bayard. Il le frappe et le heurte tout à la fois en plein flanc, et le renverse ainsi que son destrier.

Pendant qu’en dehors des murs, la haine, la rage, la fureur poussent les deux armées à s’exterminer dans une si cruelle bataille, Rodomont, dans Paris, égorge la population et brûle les palais et les temples sacrés. Charles, qui combat sur un autre point, ne voit rien de cela et n’en entend point parler. Il est occupé à recevoir dans la ville Odoard et Ariman avec leurs troupes de Bretagne.

Lorsque arrive près de lui un écuyer, la pâleur au visage, et qui peut à peine tirer un souffle de sa poitrine : « Hélas ! seigneur, hélas ! — répète-t-il plusieurs fois, avant de pouvoir dire autre chose, — aujourd’hui l’empire romain descend dans la tombe ; le Christ a abandonné aujourd’hui son peuple ; un démon est tombé du ciel pour rendre cette-cité à jamais inhabitable.

« Satan, — ce ne peut être un autre que lui, — ruine et détruit la malheureuse cité. Tourne-toi et regarde les tourbillons de fumée produits par la flamme dévastatrice. Écoute la plainte qui retentit jusqu’au ciel et vient confirmer ce que te dit ton serviteur. C’est un seul homme qui, par le fer et le feu, saccage ta belle ville ; et devant lui chacun prend la fuite. »

Comme celui qui commence par entendre le tumulte et le battement répété du tocsin, puis aperçoit près de lui, et le touchant presque, l’incendie que chacun connaissait déjà, tel est le roi Charles en apprenant cette nouvelle calamité, et en en recevant de ses propres yeux la confirmation. Il dirige sur-le-champ le gros de ses meilleures troupes vers l’endroit où il entend les cris et la grande rumeur.

Charles appelle à lui le plus qu’il peut de ses paladins et de ses meilleurs guerriers, et fait porter sa bannière vers la place où le païen s’est retiré. Il entend la clameur ; il voit les horribles traces de sa cruauté ; il voit des membres humains épars de tous côtés. Mais en voilà assez pour le moment ; que celui qui volontiers écoute cette belle histoire revienne une autre fois.