Roland furieux/Chant XXI

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Traduction par Francisque Reynard.
Alphonse Lemerre (Tome IIp. 197-214).


CHANT XXI


Argument. — Zerbin, pour défendre Gabrine, en vient aux mains avec Hermonides et le frappe d’un coup mortel. Le vaincu raconte à Zerbin les scélératesses de la vieille ; mais ne pouvant continuer jusqu’au bout, à cause de ses blessures, il se fait transporter ailleurs. Zerbin et la vieille, poursuivant leur chemin, entendent un bruit de combat et s’avancent pour voir ce que c’est.



La corde, à ce que je crois, ne lie pas plus solidement un ballot, le bois ne serre pas plus étroitement le clou, que la foi ne retient une belle âme dans son nœud indissoluble et tenace. Il paraît que les anciens ne représentaient pas la Foi sainte autrement vêtue que d’un voile blanc qui la couvrait tout entière. Un seul point noir en effet, une seule tache suffirait à la ternir.

La foi ne doit jamais être trahie, qu’on l’ait donnée à un seul ou à mille ; dans une forêt, dans une grotte, loin des cités et des bourgs, aussi bien que devant un tribunal, en témoignage ou par écrit, avec ou sans serment. Il suffit qu’on l’ait une fois donnée.

Le chevalier Zerbin tint sa parole, comme il devait la tenir, en toutes circonstances. Mais il ne montra jamais mieux combien il la respectait, qu’en se détournant de son propre chemin pour suivre celle qu’il détestait au point qu’il eût préféré avoir la mort même à ses côtés. Sa promesse l’emporta sur son désir.

J’ai dit que, le cœur comprimé de rage et de douleur de se voir contraint à escorter la vieille, il ne lui adressait pas un mot. Ils s’en allaient tous deux muets et taciturnes. J’ai dit qu’enfin, au moment où le soleil montrait l’extrémité des roues dé son char, leur silence fut interrompu par un chevalier errant qu’ils rencontrèrent sur leur chemin.

La vieille reconnaît aussitôt ce chevalier, nommé Hermonides de Hollande, et dont le bouclier noir est traversé d’une barre rouge. À sa vue, dépouillant son orgueil et son air altier, elle se recommande humblement à Zerbin, et lui rappelle la promesse qu’il a faite à la guerrière qui l’a confiée à sa garde.

Prétendant que le chevalier qui vient à leur rencontre est son ennemi et celui de sa famille ; qu’il a tué sans motif son père et le seul frère qu’elle avait au monde, et que le traître n’a d’autre désir que de traiter de la même manière tous les siens. « Femme, — lui dit Zerbin — tant que tu seras sous ma garde, je ne veux pas que tu trembles. »

Dès que le chevalier est plus près et qu’il aperçoit le visage de celle qu’il a en haine : « Apprête-toi à combattre — crie-t-il d’une voix menaçante et hautaine —ou renonce à défendre cette vieille, qui, selon qu’elle le mérite, périra de ma main. Si tu combats pour elle, tu cours à la mort, car c’est le sort réservé à qui défend une mauvaise cause. »

Zerbin lui répond courtoisement que c’est une action basse et mauvaise et contraire à la chevalerie, que de chercher à donner la mort à une femme ; que cependant, s’il veut combattre, il ne se dérobe pas, mais qu’il l’engage à considérer tout d’abord qu’il importe qu’un noble chevalier, comme il semble l’être, ne trempe pas ses mains dans le sang d’une femme.

Ce fut en vain qu’il lui parla de la sorte ; il fallut en venir aux mains. Après avoir pris du champ, ils revinrent l’un sur l’autre à toute bride. Les fusées ne sont pas si promptes à s’échapper de la main de l’artificier, les jours de réjouissances publiques, que les deux destriers ne le furent à se faire s’entre-choquer les chevaliers.

Hermonides de Hollande vise bas, afin de frapper son adversaire au flanc droit, mais sa faible lance se brise avec fracas, sans faire grand mal au chevalier d’Écosse. Le coup porté par son adversaire fut moins débile et moins vain ; il rompt l’écu, frappe l’épaule qu’il traverse de part en part, et renverse Hermonides sur l’herbe.

Zerbin, qui pense l’avoir tué, est saisi de pitié ; il met aussitôt pied à terre, et lui enlève son casque. Le guerrier, dont le visage a la pâleur de la mort, semble sortir de sommeil. Il regarde fixement Zerbin sans parler ; puis il lui dit : « Je ne me plains pas d’avoir été abattu par toi, car tu montres bien que tu es la fleur des chevaliers errants ;

« Mais ce qui me remplit de douleur, c’est que cela me soit arrivé à cause d’une femme perfide, dont je ne sais comment tu es devenu le champion, car elle est trop indigne de ta vaillance. Et, quand tu connaîtras la raison qui me poussait à me venger d’elle, tu regretteras, chaque fois que tu t’en souviendras, de m’avoir donné la mort pour la sauver.

« Et si j’ai assez de souffle dans la poitrine — mais je crains le contraire — pour pouvoir te le dire, je te ferai voir que cette misérable est de tous points la plus scélérate des créatures. J’eus autrefois un frère qui, tout jeune, partit de Hollande, notre pays, et entra, en qualité de chevalier, au service d’Héraclius, qui possédait alors l’empire souverain des Grecs.

« Là, il devint l’ami intime, le frère d’un noble baron de la cour, qui avait, sur les confins de la Serbie, un château situé dans un site agréable, et entouré de fortes murailles. Celui dont je parle se nommait Argée. Il était l’époux de cette femme inique, et il l’aimait tellement, qu’il avait dépassé les bornes qui convenaient à un homme aussi digne que lui.

« Mais celle-ci, plus légère que la feuille que l’automne a privée de sa sève et que le vent glacé fait tomber des arbres et chasse avec fureur devant lui, ne tarda pas à oublier l’affection qu’elle avait eue pendant quelque temps pour son mari. Elle tourna toutes ses pensées, tous ses désirs vers mon frère, dont elle voulut faire son amant.

« Mais l’Acrocéron, au nom maudit, résiste moins à l’impétuosité des flots ; le pin dont la ramure s’est renouvelée plus de cent fois, et qui montre sa tête au-dessus des rochers alpestres aussi haut que ses racines sont profondes sous terre, résiste moins durement au souffle de Borée, que mon frère n’opposa de résistance aux prières de cette femme, réceptacle de tous les vices, de toutes les infamies.

« Or, comme il arrive souvent à un chevalier plein d’ardeur qui cherche une querelle et qui la trouve, mon frère fut blessé dans une aventure qui lui arriva près du château de son ami. Comme il avait l’habitude d’y venir sans y être invité, qu’Argée y fût ou n’y fût pas, il s’y fit porter, afin de s’y reposer jusqu’à ce qu’il fût guéri de sa blessure.

« Pendant qu’il était étendu sur son lit de douleur, Argée fut obligé de s’absenter pour une certaine affaire. Aussitôt, cette effrontée vint tenter mon frère, selon son habitude. Mais ce fidèle ami ne put supporter plus longtemps d’avoir à ses côtés une si dangereuse tentation. Afin de garder entière la foi qu’il devait à son ami, de deux maux il choisit celui qui lui parut le moindre.

« Parmi tous les malheurs qui pourraient lui arriver, il lui sembla que le moindre était de quitter la demeure hospitalière d’Argée, et de s’en aller si loin que cette femme inique n’entendît même plus prononcer son nom. Bien que ce parti lui semblât dur, il était préférable et plus honnête d’agir ainsi, que de satisfaire une passion indigne, ou d’accuser une femme près d’un mari qui l’aimait plus que son propre cœur.

« Encore souffrant de ses blessures, il revêtit ses armes et quitta le château, avec la ferme résolution de ne plus jamais revenir en ces lieux. Mais à quoi cela lui servit-il ? La fortune, par une nouvelle complication, rendit sa défense vaine et inutile. Le mari, de retour- en son château, trouve sa femme dans les larmes,

« Échevelée, la face couverte de rougeur. Il lui demande la cause d’un tel trouble. Avant de répondre, elle se fait plus d’une fois prier, cherchant pendant ce temps comment elle pourra se venger de celui qui l’a abandonnée. Soudain, dans son esprit mobile, elle sent son amour se changer en haine.

« Hélas ! — dit-elle enfin — comment pourrais-je, seigneur, cacher la faute que j’ai commise en ton absence ? Et quand bien même je parviendrais à la cacher à tout le monde, comment pourrais-je la cacher à ma conscience ? Mon âme qui sent toute l’ignominie de son crime, porte en elle-même un châtiment bien au-dessus de toutes les peines corporelles qu’on pourrait m’infliger pour me punir de ma faute.

« Mais la faute n’est-elle pas plutôt à qui m’a fait violence ? Donc, quelque honteux que ce soit, apprends-le ; puis avec ton épée, arrache de mon corps souillé, mon âme blanche et immaculée, et ferme pour jamais mes yeux à la lumière, afin que, après un tel affront, je ne sois pas obligée de les tenir constamment baissés et de rougir devant tous.

« Ton ami m’a ravi l’honneur ; il a violé mon corps par la force, et dans la crainte que je ne te raconte tout, le misérable est parti sans prendre congé de toi. » Par ce récit, elle rend odieux à son mari celui qu’il aimait plus que tout autre ; Argée la croit ; sans vouloir plus rien entendre, il saisit ses armes et court se venger.

« Comme il connaissait le pays, il rejoignit bientôt mon frère qui, malade et chagrin, s’en allait paisiblement et sans aucun soupçon. Il l’atteint dans un endroit désert, et aussitôt il l’attaque pour se venger sans retard. Sans écouter les raisons de mon frère, Argée veut se battre avec lui.

« L’un était bien portant, et plein d’une haine nouvelle, l’autre malade et conservant toujours son ancienne amitié, de sorte que mon frère avait un désavantage marqué contre son compagnon devenu son ennemi. Aussi Filandre — c’est ainsi que s’appelait le malheureux jeune homme — bien qu’il ne méritât point un pareil sort, ne put soutenir une telle lutte, et fut fait prisonnier.

« À Dieu ne plaise — lui dit Argée — que ma a juste fureur et ton indigne conduite me poussent jusqu’à.me couvrir du sang de celui que j’ai aimé. Toi aussi, tu m’as aimé, bien qu’à la fin tu me l’aies mal montré. Cependant je veux faire voir à tous que, dans ma vengeance comme dans l’amitié, je suis meilleur que toi.

« Je punirai ton crime autrement qu’en souillant mes mains de ton sang. » Ainsi disant, il fit placer sur un cheval un brancard de vertes branches, et l’on rapporta mon frère quasi mort dans le château, où, bien qu’innocent, il fut condamné à rester éternellement prisonnier.

« Rien ne lui manquait cependant, si ce n’est la liberté de s’en aller. Pour tout le reste, on obéissait à ses ordres, comme s’il eût été libre. Mais cette infâme n’avait pas renoncé à ses projets. Presque chaque jour elle descendait à la prison dont elle avait les clefs et qu’elle pouvait ouvrir à sa fantaisie.

« Elle renouvelait sans cesse ses tentatives auprès de mon frère, et toujours avec une audace plus grande. « À quoi te sert ta fidélité — lui disait-elle — puisque chacun te croit perfide ? Quel glorieux triomphe, quel prix en retires-tu ? Quel mérite t’en revient-il, puisque chacun te jette l’injure comme à un traître ?

« Si tu m’avais accordé ce que je veux de toi, ton honneur n’eût pas été atteint. Supporte maintenant l’éclatante récompense de ta rigueur obstinée. Tu es en prison ; n’espère pas en sortir, à moins que tu ne consentes à adoucir tes premiers refus. Dès que tu auras satisfait à mes désirs, je te ferai rendre la liberté et l’honneur. »

« Non, non — dit Filandre — n’espère pas me rendre jamais infidèle à l’amitié, quand bien même je ne devrais en retirer, contre toute justice, que la récompense la plus dure, quand bien même le monde me traiterait d’infâme. Il suffit qu’aux yeux de celui qui voit tout, et peut m’accorder en échange une grâce éternelle, mon innocence apparaisse dans toute sa clarté.

« Si ce n’est pas assez pour Argée de me retenir prisonnier, qu’il m’arrache une vie qui me pèse. Le ciel ne me refusera sans doute pas la récompense d’une conduite méconnue sur la terre. Peut-être Argée, qui se croit outragé par moi, s’apercevra-t-il, quand mon âme aura quitté ce monde, de son injustice à mon égard, et pleurera-t-il son fidèle compagnon mort.

« C’est ainsi que cette femme éhontée renouvelle plusieurs fois ses tentatives auprès de Filandre, et toujours sans résultat. Mais, dans son désir aveugle, elle ne renonce pas à assouvir son criminel amour ; elle fait appel à toute la scélératesse de son esprit plein de vices, et roule mille pensées avant de s’arrêter à aucune.

« Elle resta six mois sans mettre les pieds dans la prison comme elle faisait auparavant, de sorte que le malheureux Filandre put espérer et croire qu’elle avait renoncé à son amour pour lui. Mais voici que la fortune, propice au mal, vint donner à cette scélérate l’occasion de satisfaire son appétit désordonné par un moyen épouvantable.

« Il existait une vieille inimitié entre son mari et un baron nommé Morand le Beau, qui, pendant les absences d’Argée, poussait la hardiesse jusqu’à faire des excursions jusqu’au château. Mais, quand il savait qu’Argée s’y trouvait, il n’osait s’en approcher à plus de dix milles. Argée, pour l’attirer dans un piège, fit annoncer qu’il partait pour accomplir un vœu à Jérusalem.

« Il annonça qu’il partait, et partit en effet à la vue de tous et après avoir fait publier partout son départ. Personne, hormis sa femme, ne connaissait son dessein, car il se fiait à elle seule. Il ne revenait au château que pendant la nuit, à la faveur des ténèbres ; puis, à l’aurore, il sortait sous un déguisement, sans être vu de personne.

« Il s’en allait de côtés et d’autres, autour de son château, pour voir si le crédule Morand y viendrait, selon son habitude. Il se tenait caché dans la forêt, et quand il voyait le soleil se coucher dans la mer, il revenait au château, où son infidèle épouse l’introduisait par une porte secrète.

« Chacun, excepté l’indigne épouse, croyait Argée bien loin. Choisissant le moment opportun, elle va trouver mon frère, auprès duquel elle emploie un nouveau moyen. Un déluge de larmes s’échappe de ses yeux, car elle pleurait à volonté : “Où pourrai-je – disait-elle – trouver aide, afin que mon honneur ne soit pas entièrement perdu,

« Et avec le mien celui de mon mari ? Si ce dernier était ici, je n’aurais nulle crainte. Tu connais Morand ; tu sais qu’il ne craint, en l’absence d’Argée, ni les hommes, ni les dieux. Par ses prières, par ses menaces, il fait les plus grands efforts pour corrompre mes gens, afin de m’amener à satisfaire ses désirs, et je ne sais si je pourrai m’en défendre.

« Maintenant qu’il connaît le départ de mon mari, et qu’il sait qu’il sera longtemps sans revenir, il a eu l’audace de pénétrer dans le château sans même chercher d’autre excuse, d’autre prétexte. Si mon seigneur s’y fût trouvé, non seulement il n’aurait pas eu cette hardiesse, mais il se serait, par Dieu, gardé d’approcher à plus de trois milles de ces murs.

« Ce qu’il m’avait fait autrefois demander par ses messagers, il me l’a demandé aujourd’hui en face, et de telle façon que j’ai été sur le point d’avoir en même temps le déshonneur et la honte. Si je n’avais employé de douces paroles, et si je n’avais feint de vouloir me rendre à ses désirs, il m’aurait prise de force, tandis qu’il espère maintenant, grâce à ma promesse, m’avoir de bonne volonté.

« Je le lui ai promis, non que je sois dans l’intention de le satisfaire – car, fait par crainte, le contrat est nul – mais pour éviter qu’il ne me prît de force. Telle est ma situation. Toi seul peux me venir en aide ; sinon l’honneur me sera ravi, et en même temps, celui de mon cher Argée, que tu m’as dit avoir à cœur autant et même plus que le tien propre.

« Si tu refuses de m’aider, je dirai que la fidélité dont tu te vantes n’est qu’un vain mot, mais que c’est uniquement par cruauté que tu as méprisé si souvent mes prières et mes larmes, et non par respect pour Argée, bien que tu m’aies toujours opposé ce motif. La chose serait restée secrète entre nous ; mais aujourd’hui, mon infamie sera connue de tous.

« Il n’est pas besoin – dit Filandre – de tant de paroles pour que je sois prêt à me dévouer pour Argée. Tu peux me raconter ce que tu voudras ; ce que j’ai toujours été, je veux l’être à jamais ; et bien que je n’en aie reçu que du mal, je n’en accuse point Argée. Je suis prêt à mourir encore pour lui, dussé-je lutter contre le monde entier et courir à ma perte.

« L’impitoyable femme répondit : Je veux que tu immoles celui qui cherche à nous déshonorer. Ne crains pas qu’il t’en arrive aucun mal, car je te fournirai un moyen sûr d’accomplir cet acte. Il doit revenir près de moi vers la troisième heure, au moment où la nuit est la plus obscure, et dès que je lui aurai fait un signal convenu pour l’avertir que personne ne pourra le voir entrer.

« Il ne t’en coûtera pas beaucoup de te cacher auparavant dans ma chambre où il n’y aura pas de lumière, et d’y attendre que je lui aie fait quitter ses armes, et que je te le conduise presque nu à la portée de ta main. Ainsi l’épouse avait résolu de conduire elle-même son mari dans la tombe, si on peut donner le nom d’épouse à cette créature plus cruelle et plus félone qu’une Furie de l’enfer.

« La nuit néfaste venue, elle fait sortir mon frère de sa prison, lui place une épée dans la main, et le tient dans sa chambre, en pleine obscurité, jusqu’à ce que le malheureux châtelain revienne. Tout se passe comme elle l’a prévu, car les mauvais desseins échouent rarement. Filandre frappe le bon Argée, croyant que c’était Morand.

« D’un seul coup il lui fend la tête et le cou, car il était sans casque. Argée, sans faire un mouvement, trouve une fin si amère à sa misérable vie, et il tombe sous les coups de celui qui était loin de se douter de son action, et qui ne s’en serait jamais douté. Ô chose étrange ! c’est en voulant le servir, qu’il fait à son ami ce qu’on fait à peine d’ordinaire à son ennemi le plus mortel.

« Après qu’il a vu tomber celui qu’il n’a pas reconnu pour Argée, mon frère rend l’épée à Gabrine – c’est le nom de cette infâme, venue uniquement au monde pour trahir quiconque lui tombe sous la main. – Celle-ci, qui jusqu’à ce moment lui a caché la vérité, lui met un flambeau à la main, et lui fait voir que celui qu’il a tué est son ami Argée.

« Puis elle le menace, s’il ne consent pas à satisfaire l’amoureux désir qu’elle couve depuis si longtemps, de faire connaître à tous ce qu’il vient de faire et ce qu’il ne peut contredire. Elle le livrera à une mort honteuse, comme assassin et traître. Elle ajoute que s’il tient peu à la vie, il doit tenir au moins à l’honneur.

« Filandre, en s’apercevant de son erreur, reste stupéfait de douleur et de crainte. Dans le premier moment de fureur, il veut tuer Gabrine ; il est un moment sur le point, à défaut d’autres armes, de la déchirer avec les dents ; mais la raison l’arrête.

« De même que le navire, fouetté en pleine mer par deux vents contraires, dont l’un le pousse en avant et l’autre le ramène à son point de départ, tourne sur lui-même jusqu’à ce que le plus puissant des deux l’entraîne enfin, ainsi Filandre, agité par deux pensées qui se combattent dans son esprit, prend le parti le moins dangereux.

« La raison lui montre le grand péril qu’il court si le meurtre vient à être connu dans le château. Outre la mort, c’est le déshonneur qui l’attend. Sa résolution est enfin prise ; qu’il le veuille ou non, il est forcé de boire l’amer calice ; la crainte l’emporte sur l’obstination dans son cœur désolé.

« Par crainte du supplice infâme, il promet à Gabrine qu’il fera tout ce qu’elle veut, s’ils peuvent s’échapper en sûreté de ces lieux. Ainsi l’implacable femme cueillit de force le fruit de son désir ; puis tous deux abandonnèrent ces murs, et Filandre revint parmi nous, laissant en Grèce un souvenir infamant et honteux.

« Il emportait dans son cœur l’image de l’ami qu’il avait si sottement tué pour satisfaire, à son grand désespoir, la passion impie d’une Prognée cruelle, d’une Médée. Si la foi de son serment ne l’eût point retenu sous un grand et dur frein, il l’aurait mise à mort. Mais sa haine pour elle s’augmenta encore si c’était possible.

« Jamais, depuis cette époque, on ne le vit sourire ; toutes ses paroles étaient tristes, et de sa poitrine oppressée ne s’échappaient jamais que de profonds soupirs. Il était devenu un nouvel Oreste, poursuivi, après le meurtre de sa mère et d’Égisthe, par les Furies vengeresses. Cette douleur incessante finit par le rendre malade et par le clouer sur son lit.

« Alors, cette courtisane, voyant combien elle était détestée de lui, changea la flamme naguère intense de son amour en haine, en colère ardente, enragée. Non moins furieuse contre mon frère qu’autrefois contre Argée, la scélérate prit ses mesures pour faire disparaître de ce monde ce second mari, comme elle avait fait du premier.

« Elle alla trouver un médecin plein de perfidie ; propre à semblable besogne, et qui savait mieux tuer les gens à l’aide du poison, que guérir les malades à l’aide de cordiaux. Elle lui promit de lui donner bien plus que ce qu’il lui demanda, après qu’il aurait, au moyen d’une potion mortifère, fait disparaître son maître de devant ses yeux.

« Déjà l’infâme vieillard, en ma présence et devant plusieurs autres personnes, s’approchait du lit, le poison à la main, disant que c’était une potion excellente pour remettre mon frère en bonne santé ; mais Gabrine, avant que le malade n’eût bu, soit qu’elle voulût se débarrasser d’un complice, soit pour ne pas lui payer ce qu’elle lui avait promis,

« Lui prit la main, au moment où il présentait la tasse où était contenu le poison, en disant : “ Ne te fâche point si je crains pour celui que j’ai tant aimé. Je veux être certaine que tu ne lui donnes pas une boisson malfaisante ou empoisonnée. Tu ne lui donneras donc pas ce breuvage avant d’en avoir fait toi-même l’essai.

« Tu penses, seigneur, si le misérable vieillard dut être troublé. Il n’a pas le temps de se reconnaître ni d’imaginer un autre moyen, et pour ne pas donner de soupçons, il goûte sur-le-champ au breuvage. Alors le malade boit avec confiance le reste qui lui est offert.

« De même que l’épervier qui tient dans ses griffes une perdrix et se prépare à en faire sa pâture, et qui voit le chien, jusqu’alors son fidèle compagnon, venir avidement et à l’improviste la lui arracher, ainsi le médecin se voit trahi par celle dont il devait espérer le concours. Écoute maintenant un rare exemple d’audace, et puisse-t-il en arriver ainsi à tous les avares !

« Sa tâche accomplie, le vieillard s’apprêtait à retourner dans sa chambre, pour y prendre quelque médecine qui pût le sauver du poison ; mais Gabrine l’en empêche, en disant qu’elle ne veut pas le laisser partir avant que le breuvage n’ait produit manifestement son effet dans l’estomac.

« Vainement il prie, en vain il offre de renoncer au prix qu’on lui a promis. Alors, désespéré, voyant qu’il ne peut fuir une mort certaine, il se décide à tout révéler, sans que celle-ci puisse l’arrêter. Ainsi, ce qu’il avait souvent fait aux autres, ce bon médecin se le fit à la fin à lui-même.

« Et il ne tarda pas à succomber, suivant de près mon frère qui venait de rendre l’âme. Pour nous, témoins de cette scène, aussitôt que nous eûmes appris la vérité de la bouche du vieillard, nous nous emparâmes de cette abominable bête féroce, plus cruelle que toutes celles qui habitent dans les bois, et nous la renfermâmes dans un lieu obscur, la réservant au juste supplice du feu. »

Voilà ce que dit Hermonides. Il voulait continuer et raconter comment Gabrine s’était échappée de prison, mais la douleur que lui causait sa blessure devint si vive, qu’il retomba tout pâle sur l’herbe. Pendant ce temps, les deux écuyers qu’il avait avec lui, avaient fait une litière avec de grosses branches d’arbres. Hermonides s’y fit placer, car il n’aurait pu s’en aller d’une autre façon.

Zerbin fit ses excuses au chevalier, lui disant qu’il était très fâché de l’avoir mis dans cet état, mais que, ainsi que c’était la coutume parmi les chevaliers, il avait dû prendre la défense de celle qui était avec lui ; que s’il avait agi autrement, il aurait trahi sa foi, car, en la prenant sous sa garde, il avait promis de la défendre de tout son pouvoir contre quiconque viendrait l’attaquer.

Il ajouta que s’il pouvait lui être agréable en toute autre chose, il se mettait volontiers à sa disposition. Le chevalier répondit qu’il lui recommandait seulement de se séparer de Gabrine avant qu’elle eût l’occasion de machiner contre lui quelque scélératesse, dont il pourrait plus tard avoir à se repentir et à se plaindre. Gabrine tenait ses yeux baissés, ne trouvant aucune bonne réponse à la vérité.

Zerbin s’éloigna avec la vieille, continuant selon sa promesse, le voyage imposé, et la maudissant à part soi tout le long du jour, de ce qu’elle lui avait fait faire outrage à ce baron. Si, avant de la connaître, elle lui inspirait de l’ennui et du déplaisir, maintenant qu’il sait tout le mal qu’elle a fait, d’après ce que lui a dit celui qui la connaissait bien, il la hait au point qu’il ne peut plus la voir.

Elle, qui sait de son côté quelle haine lui porte Zerbin, ne veut pas être vaincue en sentiments haineux, et lui rend son mépris au quintuple. Son cœur était gonflé de venin, mais son visage n’en laissait rien voir. Donc, dans le touchant accord que je vous dis, ils suivaient leur route à travers l’antique forêt.

Soudain, à l’heure où le soleil commençait à décliner sur l’horizon, ils entendirent des cris et des coups qui annonçaient une bataille acharnée, et dont la rumeur était d’autant plus grande qu’elle était plus proche. Zerbin, pour voir ce que c’était, s’avança en toute hâte vers l’endroit d’où provenait le bruit. Gabrine ne fut pas lente à le suivre. Je parle dans l’autre chant de ce qui advint.