Romanciers américains, Nathaniel Hawthrone

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POETES


ET


ROMANCIERS AMERICAINS.




NATHANIEL HAWTHORNE.


I. Mosses from an old Manse. — II. The Scarlet Letter. — III. The House of the Seven Gables. — IV. Twice told Tales. — V. The Snow-image and other Tales. — London, Ed. Bohn.




Je sais des gens, — le nombre en est grand, — à qui les préfaces sont odieuses, odieuses comme le moi, et peut-être par les mêmes raisons. Pour d’autres, au contraire, la préface vaut le livre, quelquefois mieux. Une préface de Walter Scott, une préface de Charles Nodier, quelle friandise littéraire ! Il faut y ajouter désormais les préfaces de Nathaniel Hawthorne, qui nous l’ont fait connaître, aimer surtout, et sans lesquelles nous n’aurions peut-être lu aucun de ses romans ou de ses contes.

L’Amérique cependant est fière de M. Nathaniel Hawthorne. Il est compté, et compté pour beaucoup, dans cette phalange littéraire, déjà nombreuse, à qui ont frayé le chemin Brockden-Brown, Washington Irving, Fenimore Cooper, et qui a fourni les élémens d’un gros dictionnaire biographique, orné de portraits, à M. Rufus Wilmot Griswold. Dans ce volume imposant, ou se pressent tant de noms inconnus chez nous, célèbres là-bas, vous pouvez chercher la notice relative à Nathaniel Hawthorne, et vous trouverez les élémens d’une biographie comme on en voit tant, où l’ordre des dates est observé, le catalogue des ouvrages bien complet, et chronologiquement irréprochable. Vous y apprendrez que Hawthorne est né à Salem, dans le Massachusetts, que ses ancêtres étaient marins de père en fils ; que l’un d’eux, Hawthorne-le-Téméraire, est le héros d’une ballade composée pendant les guerres de la révolution, et où sont célébrés ses exploits sur la Belle Américaine, — quelque frégate sans nul doute. — Vous y apprendrez aussi que, gradué en 1825 à Bowdoin-College (Maine), Hawthorne s’y est trouvé le camarade d’études du poète Longfellow ; qu’en 1837 et 1842 ont paru ses deux premiers ouvrages, — les deux séries des Twice told Tales (contes deux fois dits), — publiés sous le pseudonyme français d’un prétendu M. de l’Aubépine ; — que le romancier a été pendant quelque temps, incorporé dans une communauté fouriériste, BrookFarm-Community, à West-Roxburgh ; — qu’il a résidé trois années de suite à Concord, dans ce village fameux pour avoir été le théâtre du premier combat réglé où les milices américaines aient fait reculer les soldats du général Gage[1] ; — qu’après ce temps de retraite, il a rempli à Boston les fonctions d’inspecteur des douanes jusqu’à l’avènement du président Taylor ; — que l’administration whig, se privant alors de ses services, le rendit aux loisirs laborieux de la vie littéraire, et qu’enfin, né vers 1807, Nathaniel Hawthorne a aujourd’hui quarante-cinq ans environ.

Telle est la série de faits que le consciencieux biographe a consignés dans son in-4o à deux colonnes. Si un très médiocre intérêt s’y attache, ce n’est point la faute de M. Rufus Wilmot Griswold. Les préfaces de Hawthorne n’ajoutent, il faut bien le reconnaître, aucun fait saillant à la notice des American-Prose-Writers ; en revanche, elles nous révèlent un esprit charmant, une nature d’élite.

De ces préfaces, il ressort clairement, — ses livres le confirment d’ailleurs, — que Hawthorne appartient à la classe des humoristes, des humoristes comme Sterne et Lamb. Il en ressort aussi que son imagination, surexcitée par des habitudes solitaires, devenue mystique au sein des bois, visionnaire au coin du feu, s’est nourrie de lectures singulières de métaphysique à l’allemande, et, comme celle de ce penseur original, Waldo Emerson, dont les brillans essais ont éveillé l’attention des deux mondes, a pu se soustraire, par une fréquente communion avec la nature, à l’espèce de domination que les vieilles littératures, comme les vieilles civilisations, exercent sur les civilisations et les littératures nouvelles. C’est un joug étrange que celui-ci, et dont l’Amérique aura grand’peine à s’affranchir. Dès l’origine, vous pouvez le constater : de même que les habitans de la Nouvelle-Angleterre, perpétuant au-delà des mers les traditions de la métropole, fêtaient le renouvellement de l’année par une procession calquée sur le cortége du lord-maire à Londres, de même Brockden-Brown se condamne à copier Godwin, Washington Irving a écrire comme Addison et Mackenzie, Cooper à marcher sur les traces de Walter Scott. Ainsi des poètes. Il serait aisé de trouver, par exemple, les parrains de Bryant et de Longfellow. Des affiliateurs sévères pourraient même faire dériver Emerson de Thomas Carlyle, et Nathaniel Hawthorne de Charles Lamb, le Nodier anglais ; mais ce serait, à notre sens, outrepasser les droits de la généalogie critique. Pas plus qu’Emerson, avec ses tendances panthéistiques, son ardente admiration des œuvres créées, ne ressemble à Carlyle, imbu du scepticisme allemand et négateur enthousiaste, — pas plus Hawthorne, qui s’absorbe évidemment dans l’étude concentrée des problèmes moraux les plus ardus, ne ressemble, malgré certains dehors, à ce pauvre poète érudit, pour lequel l’analyse des vieux drames, la reproduction et le pastiche du langage shakspearien, des formes archaïques, étaient une préoccupation souveraine, et dont la grande originalité fut de traverser notre temps avec les idées et le style de Jérémy Burton ou de Samuel Pepys, — et plus d’esprit que tous les deux, cela va sans dire, — mais une raison beaucoup moins sûre d’elle-même.

Il est un conteur américain que nous avons eu déjà l’occasion d’apprécier[2] et dont la parenté avec Hawthorne nous semble moins douteuse : nous voulons parler d’Edgar Poë. À qui la comparaison profiterait-elle ? Nous serions vraiment embarrassé de le dire. Les récits de Poë possèdent un attrait, un piquant tout spécial, et qu’on peut fort bien attribuer à la maladie mentale dont le germe était en lui ; la perle aussi, dit-on, n’est, après tout, qu’une excroissance morbide. — Hawthorne, plus maître de sa pensée, inspiré par de plus fortes études et des motifs d’un ordre plus élevé, entraîné bien plus rarement par un pur caprice, une fantaisie vagabonde et trop aisément écoutée, s’empare bien mieux de son lecteur. Il a le don, rare chez un égotiste, de se faire aimer, et le don, plus rare encore chez un conteur, d’inspirer un certain respect. Avec Edgar Poë, on habite une région malsaine ; on se sent comme au début d’un vertige. L’éblouissement qu’il vous cause, et qui est réel, vous met en défiance. Il est dû à des moyens illégitimes, dirait-on, et vous ne savez au juste si le philtre n’est pas tout simplement de l’alcool déguisé, dont on a saturé à votre insu quelque boisson mensongère d’aspect et de goût. L’alchimiste, d’ailleurs, n’est pas si bien caché derrière son rideau, que vous n’entrevoyiez son coup d’œil moqueur, que vous n’entendiez son rire narquois. Il alléguera peut-être pour excuse qu’avant de vous griser, il s’est grisé lui-même ; mais cela suffit-il à vous justifier ? Et ne gardez-vous pas quelque secret remords, vous, homme sensé, de vous être laissé mystifier par cette folie railleuse et perfide qui se gausse de vous lorsqu’elle vous a fait tomber dans les rets où elle est prise ? Hawthorne au contraire, dans ses plus fantastiques inventions, et lorsqu’il use le plus largement de son pouvoir mystérieux pour transformer devant vous les réalités de ce monde en spectres étranges, en apparitions prestigieuses, n’obéit jamais qu’au désir de vous rendre meilleur en vous montrant, sous l’allégorie attrayante, la vérité sévère. Un conte d’enfant à dormir debout lui suffit pour vous faire réfléchir, et profondément, sur quelque vice ignoré de votre nature, sur quelque iniquité des jugemens humains, sur quelque préjugé vivace à qui les révolutions philosophiques ont laissé ses racines à moitié pourries. Tous les nobles instincts sont en lui : l’indulgence et la miséricorde chrétiennes, la résistance à l’oppression, la soif du juste et du vrai ers toutes choses, et, pour parler comme son ami Emerson, « l’amour de l’amour, la haine de la haine. »

En témoignage de ce que nous disons ici de Hawthorne, nous pourrions le citer lui-même, en reproduisant les nombreux passages où il parle de sa jeunesse entourée d’amitiés nombreuses, actives, zélées, et de la reconnaissance qu’il leur doit. Ce sont elles qui l’ont révélé à lui-même, encouragé, soutenu. C’est parmi elles qu’il a trouvé les hérauts de sa naissante renommée, les propagateurs assidus de son talent trop délicat et d’allure trop discrète pour arriver vite aux honneurs de la popularité.

« Si quelqu’un, dit-il à l’un de ces amis dévoués, si quelqu’un est responsable de ce que je suis aujourd’hui « un auteur » de profession, c’est vous, à coup sûr. Je ne sais d’où vous vint cette foi bizarre ; mais lorsqu’ensemble nous étions, bien jeunes encore, les élèves d’un collège de province, — élèves flâneurs, sujets pendant les heures d’études à chercher des baies bleues sous les pins altiers de l’académie, à contempler les troncs d’arbres flottans qui s’entrechoquaient dans le courant de l’Androscoggin, à fusiller au sein des bois voisins les pigeons changeans, les écureuils gris, à canarder les chauves-souris planant à travers le crépuscule d’été, ou bien encore à pêcher la truite dans ce petit ruisseau tout couvert d’ombre qui s’en vient, emmi la forêt, rejoindre la rivière ; — bref, occupés à cent œuvres de paresseux, que la Faculté ne nous eût jamais pardonnées, si elle les eût connues : — eh bien ! dès ce temps-là, pronostic bien improbable, vous annonciez à votre ami qu’il écrirait, qu’il écrirait des romans, que c’étaient là sa vocation et sa destinée.

« Fait comme dit. J’accomplis votre prédiction ; mais que de temps écoulé sans que personne y prît garde ! J’étais, comme un personnage enchanté, assis au bord du sentier de la vie, et tout autour de moi grandissaient des centaines d’arbrisseaux, buissons d’abord, taillis ensuite, arbres enfin qui m’enveloppaient, me fermaient toute issue, m’entouraient de ténèbres inextricables. Ces arbres se seraient couverts de mousses, les feuilles sèches de vingt automnes m’auraient peu à peu enseveli, si vous ne fussiez venu à mon aide… »

Le découragement qui suivit l’insuccès de ses débuts littéraires fut sans doute pour quelque chose dans le coup de tête qui enrôla Hawthorne parmi les frères en harmonie du comté de Roxhurgh. De son passé fouriériste, il ne dit malheureusement pas grand’chose, et ce qu’il dit trahit un certain mécontentement. Il appelle son séjour à Brook-Farm « une association de travail et de plans chimériques avec des songe-creux. » Heureusement, à ces années de tâtonnemens, d’aspirations inquiètes et contradictoires devaient succéder trois années mieux remplies, les meilleures sans doute qu’il ait comptées dans sa vie, trois longues années pleines de rêves et de cette paresse occupée qui sied si bien aux tempéramens poétiques. Ce sont celles qu’il passa dans le vieux presbytère (old manse), situé à l’extrémité du pont de Concord. Waldo Emerson, qui avait occupé cette maison avant lui, était resté son voisin, et Concord était devenu le centre de maint pèlerinage poétique ou philosophique dont parle Hawthorne dans sa préface des Mosses of the old Manse. Le portrait qu’il a tracé de cette vieille habitation délabrée mérite d’être reproduit dans quelques-uns de ses détails : il nous montre sous quelles douces influences et au milieu de quel profond recueillement s’est développé chez le conteur américain l’instinct du romancier moraliste.

Plus fréquemment encore que les maisons désertes des petites villes allemandes, les vieilles habitations éparses dans les campagnes de la Nouvelle-Angleterre sont hantées par des revenans traditionnels, et prêtent leurs galeries lambrissées de chêne aux légendes populaires. On retrouve dans ces contes, propagés avec amour, avidement reçus, l’arrière-saveur des superstitions germaniques, et l’arrière-couleur, si l’on peut s’exprimer ainsi, de ces bizarres chroniques rimées qui furent la grande production littéraire du moyen-âge allemand. Aussi le vieux presbytère de Concord avait-il son spectre familier. En certain coin du salon, de temps à autre, on l’entendait pousser un soupir. Quelquefois, dans le long corridor du premier étage, il tournait et retournait des feuillets de papier, comme s’il relisait une homélie manuscrite ; mais on n’avait jamais pu le voir, bien que la fenêtre orientale laissât pénétrer en abondance les rayons de la lune dans le couloir hanté.

« Il est assez probable, dit le romancier, qu’il voulait m’engager à éditer un choix de sermons pris parmi ceux dont était remplie une grande caisse logée dans un coin du grenier. Un jour que nous causions, quelques amis et moi, aux douteuses clartés du crépuscule, il se fit un bruit singulier, comme le froufrou d’une robe de soie, — robe ecclésiastique, — circulant au milieu de notre petit cercle, et si proche de nous qu’elle semblait balayer le bois de nos fauteuils. Cependant personne ne vit rien. Une besogne plus étrange encore était celle d’une servante-spectre qu’on entendait, en plein minuit, dans la cuisine, griller du café, préparer le dîner, repasser, — remplir enfin toute sorte de fonctions domestiques. — Et cela, sans que jamais, le lendemain, on ait retrouvé la moindre trace de ces nocturnes travaux. Quelque devoir négligé, — peut-être quelque surplis mal empesé, — troublait la pauvre fille au fond de sa bière, et la forçait à travailler ainsi, sans gages, dans la maison qu’elle avait jadis habitée. »

Ce sont là, bien entendu, des plaisanteries données comme telles, mais avec un accent de bonne foi qui en augmente singulièrement la valeur. Voulez-vous une description plus réelle, un paysage à la manière hollandaise, digne de Kuyp ou de Van-den-Velde ? vous le trouverez à quelques pages de là.

« . … Nous voici sur le bord de la rivière. On l’a bien nommée : la Concorde, rivière calme et reposée. Jamais courant plus paresseux ne roula sur un lit plus uni, et ne s’achemina plus lentement vers la mer, son abîme final, son éternité. J’ai vécu positivement trois semaines à côté de ce cours d’eau, sans savoir dans quel sens voyageaient ses ondes endormies. Jamais je ne lui ai vu un aspect tant soit peu vivant, si ce n’est par quelque belle journée resplendissante de soleil, lorsqu’une brise du nord-ouest tourmentait et ridait sa surface plombée. L’irrémédiable indolence de sa nature a heureusement soustrait la Concorde à l’esclavage où l’aurait réduite l’industrie humaine, qui a si souvent asservi le libre torrent, l’impétueuse cascade des montagnes. Pendant que tout, autour d’elle, est contraint de se plier à l’inflexible loi de l’utilité pratique, elle perd à son gré sa vie oisive et libre sans faire tourner un seul métier, sans même fournir à une seule meule la force nécessaire pour broyer les grains semés et mûris sur ses bords : la torpeur de ses allures ne lui permet nulle part une rive où les cailloux étincellent, nulle part même une étroite grève où le sable brille au soleil. Elle sommeille au sein de vastes prairies, caressant les longues herbes, baignant les branches épandues des sureaux et des saules, les racines dénudées des frênes et des ormeaux, les blocs informes des troncs d’érable. Des glaïeuls et des ajoncs croissent en paix le long de ses bords gâcheur. Le jaune lis d’eau y étale ses larges feuilles plates, et le nénuphar odorant, le nénuphar blanc, pullule sur la marge du courant assez loin de la rive pour échapper à la main qui voudrait le saisir. Il veut être conquis au prix d’un bain de pieds.

« On se demande avec surprise d’où cette fleur parfaite peut tirer son parfum pénétrant et sa grace candide, elle qui naît du limon sur lequel glisse la rivière lente, de ce limon où s’enfouissent l’anguille visqueuse, la grenouille tachetée, la tortue couleur de fange et qu’un lavage éternel ne saurait nettoyer. C’est d’ailleurs le même limon noir d’où le lis jaune tire sa vie souillée et son odeur malfaisante. Ainsi, du reste, rencontre-t-on dans la vie des êtres malheureux qui s’assimilent uniquement ce qu’il y a d’horrible et de malsain dans les mêmes circonstances morales, où d’autres savent trouver, avec un instinct meilleur, le bien et le beau, — célestes fleurs aux doux parfums. »

La rivière Concorda eu sa journée historique, et Hawthorne la raconte ainsi :

« Allons, nous avons pris le plus long pour arriver sur le champ de bataille. Nous voici au point où la rivière était traversée par le vieux pont, le même dont la possession fut l’objet immédiat de la lutte. De notre côté croissent deux ou trois ormeaux, qui projettent un large cercle d’ombre, mais qui ont dû être plantés néanmoins dans ce laps de quelque soixante et dix ans qui s’est écoulé depuis la grande journée. Sur l’autre rive, à demi cachée par un bouquet de frênes, nous discernons la pile de pierres d’où s’élançaient les arches du pont. Un jour, regardant au fond de l’eau, j’y vis fort bien quelques lourds débris de charpentes verdies par des mousses âgées d’un demi-siècle, d’un demi-siècle, dis-je, car depuis plus de cinquante ans le pied des chevaux et la trace humaine ont cessé de marquer sur ce fragment d’une grande route qui n’existe plus. Ici, le courant n’est pas très large. En vingt brassées, un nageur l’aurait franchi. Vingt brassées ! petit espace lorsque des balles le traversent en sifflant. De vieilles gens qui habitent les environs vous montreront, si vous voulez, sur la rive occidentale, les endroits même où quelques-uns des nôtres, — les premiers martyrs de la liberté, — tombèrent atteints et moururent. De ce côté, vous voyez que du sol fertilisé par le sang des Anglais est sorti un obélisque de granit. Ce monument, qui n’a pas vingt pieds de haut, est bien tel que pouvaient l’ériger les habitans d’un pauvre village en mémoire d’une illustration toute locale, non tel qu’il l’eût fallu pour éterniser le souvenir d’une grande époque dans notre histoire nationale. Après tout, ce furent les ancêtres du village qui frappèrent ce coup fameux ; à leurs descendans appartenait le glorieux privilège d’en élever le signe commémoratif.

« Un plus humble vestige, et cependant plus intéressant que l’obélisque de pierre, se voit encore près du mur qui sépare le champ de bataille de l’enclos presbytérial. C’est le tombeau, marqué par deux grosses pierres, l’une à la tête, l’autre aux pieds, — de deux soldats anglais tués dans l’escarmouche qui engagea la bataille. Ils ont dormi là, dans une paix profonde, depuis que deux de leurs ennemis, — Zachariah Brown et Thomas Dennis, — les ont logés dans la terre. Comme leur dernière campagne fut courte ! Une pénible marche de nuit, de Boston à Concord, — une volée de mousqueterie à travers la rivière, — et, à partir de là, tant d’années de repos ! Ces deux soldats sans nom forment l’avant-garde de cette nombreuse armée de morts tour à tour dévorés par les guerres de l’indépendance.

« Lovell le poète, un jour que nous étions assis sur ce tombeau, me raconta une tradition locale qui avait rapport à un de ses deux habitans. L’historiette n’a rien de très conforme aux probabilités ; elle ne laisse pas d’être assez frappante. Un jeune domestique, paraît-il, au service du curé, se trouvait cette matinée d’avril occupé à fendre du bois dans l’arrière-cour de la manse, et lorsque, aux deux bouts du pont, le bruit de guerre eut tout à coup retenti, le gars se jeta dans les champs placés entre la rivière et lui pour savoir au juste ce qui se passait. — Encore une fois, il n’est guère probable qu’un jeune homme fût ainsi, tranquillement, à ses occupations de chaque jour, lorsque toute la population de la petite ville et du pays était soulevée par l’approche des troupes anglaises. — Bref, la tradition veut que ce garçon, quittant soudain sa besogne et la hache encore à la main, s’élance sur le lieu du combat. Les Anglais cependant battaient en retraite ; les Américains s’étaient jetés sur leurs traces. La scène du drame récent se trouvait ainsi abandonnée et déserte. Deux soldats gisaient sur le sol, dont l’un déjà n’était plus qu’un cadavre ; mais, comme s’approchait le jeune Yankee, l’autre se souleva péniblement sur ses mains et sur ses genoux, et de ses yeux grands ouverts lui jeta un horrible regard. L’enfant, sans doute par un mouvement nerveux, sans parti pris, sans même une pensée préalable, — l’enfant leva sa hache, et d’un coup bien assuré fendit la tête du soldat mourant…

« Eh bien ! je voudrais que cette tombe pût être ouverte, je voudrais savoir si on y trouverait un des deux squelettes le crâne brisé d’un coup de hache. Cette anecdote, peut-être fabuleuse, me hante comme une vérité positive. Bien souvent, par manière d’étude intellectuelle et morale, je me suis efforcé de suivre ce pauvre jeune meurtrier dans la carrière parcourue par lui depuis cette matinée fatale. J’ai voulu me rendre compte de la torture infligée à son ame par ce sang versé tout à coup, comme il le répandit, avant que l’habitude des combats eût, à ses yeux, dépouillé la vie humaine du caractère sacré qu’elle a pour quiconque n’a jamais tué, et alors que tout meurtre semble équivaloir à un fratricide. »

Le sentiment humain, philanthropique, l’instinct de fraternité qui se révèle dans ces dernières lignes, nous le retrouverons, et non moins aimable, non moins sympathique, dans un autre passage des écrits de Hawthorne où il raconte ses mésaventures administratives. Le romancier dut, on le sait, quitter sa paisible retraite de Concord pour aller à Boston remplir les fonctions d’inspecteur des douanes. Après avoir passé trois années dans la carrière administrative, il se vit frappé par une brusque destitution, quand les whigs arrivèrent au pouvoir. Bien que lié par ses antécédens et ses penchans au parti démocratique, Hawthorne n’en a pas moins écarté soigneusement de ses écrits tout ce qui pourrait ressembler à une attaque directe contre l’administration qui se montrait pour lui si peu traitable. Dans une de ses préfaces, il mentionne le fait, et vous allez voir si c’est avec amertume :

« Une de mes grandes appréhensions, — on ne renvoie guère par mesure politique un individu aussi paisible que moi, et il n’est pas dans la nature d’un employé de donner sa démission, — était de vieillir et de grisonner dans mon emploi. Je craignais qu’un long exercice de la vie officielle ne me métamorphosât en quelque animal semblable à mon vieux sous-inspecteur. Le temps ne viendrait-il pas où, comme lui, je ferais de mon dîner la grande affaire de ma, journée, passant le reste, ainsi que font les vieux chiens, à dormir tantôt au soleil, tantôt à l’ombre ? Triste perspective pour un homme qui s’est toujours représenté le bonheur comme le développement continu et complet de toutes ses facultés intellectuelles et sensibles ; mais j’avais grand tort de m’inquiéter : — la Providence devait pourvoir à mon avenir.

« Un événement remarquable signala la troisième année de mon gouvernement comme contrôleur de la douane, ce fut l’élection du général Taylor à la présidence. Encore un agrément de la vie officielle, la situation d’un employé subalterne quand une administration hostile arrive au pouvoir ! On imaginerait difficilement quelque chose de plus triste et des anxiétés plus misérables. Figurez-vous un homme intelligent et délicat qui voit tout à coup ses intérêts à la discrétion de gens dont il n’est ni aimé ni compris, et naturellement plus enclins à lui nuire qu’à le protéger,… car enfin il leur faut des places à répartir.

« Un autre sujet de tristesse, lorsque pendant la lutte on est resté calme, c’est de voir la soif de sang qui précipite les vainqueurs sur leur proie, et de se sentir soi-même un des objets de cette ardeur cannibale. Ce n’est point un des beaux côtés de l’humaine nature que cette tendance, — notée chez des hommes, d’ordre moyen, ne valant ni plus ni moins que beaucoup d’autres, — à devenir implacables du jour où ils ont le pouvoir de nuire. Si ce qu’on appelle chez nous la guillotine, au lieu d’être une métaphore administrative, — la plus exacte qu’on ait pu imaginer, — se trouvait une locution littérale, et que la décollation remplaçât la destitution, je suis porté à croire très sincèrement que les membres actifs du parti victorieux, dans l’excitation de la lutte, auraient tout aussi bien pris nos têtes que nos places, et auraient rendu grace à Dieu de leur en avoir fourni l’occasion. Et il me parait, — à moi simple observateur très calme, très curieux, aussi bien dans la victoire que dans la défaite, — il me paraît que la malice, amère, l’esprit de rancune n’a jamais marqué les nombreux triomphes de mon parti au même degré où ils signalèrent le succès des whigs. Les démocrates prennent les emplois, parce que telle est la règle, parce que la nécessité politique le veut ainsi, parce qu’une longue pratique a consacré cette tradition de la tactique gouvernementale, et que, jusqu’à l’avènement d’un nouveau système, il y aurait faiblesse à ne pas appliquer la loi, lâcheté à murmurer contre elle ; mais une longue habitude de la victoire les a rendus généreux. Ils savent, dans l’occasion, épargner l’ennemi à terre ; s’ils frappent, la hache, sans rien perdre de son tranchant, est rarement trempée dans le venin de la malveillance personnelle. Quand la tête est coupée, ils ne la foulent jamais d’un pied ignominieux.

« Si déplaisante que fût ma position particulière, je n’en étais pas moins, au fond, assez satisfait d’appartenir an parti vaincu, et j’avais mes raisons pour cela. D’ailleurs, si mon parti ne m’avait pas vu jusqu’alors parmi ses plus ardens promoteurs, je commençais à mieux sentir, maintenant que le péril et l’adversité se montraient, de quel côté n’entraînaient mes sympathies et mes véritables affections. Aussi n’était-ce point sans quelque regret et quelque honte que, pesant mes chances selon les données les plus raisonnables, je me jugeais beaucoup moins menacé de perdre ma place que la plupart de mes frères en démocratie… Mais qui donc voit beaucoup plus loin que son nez dans les combinaisons de l’avenir ?… Ma tête fut la première qui tomba.

« Le moment précis où on le décapite doit être assez rarement, — j’incline du moins à le penser, — le plus agréable dans la vie d’un homme. Néanmoins on peut profiter de cet accident comme de tout autre, si seulement on sait s’en consoler et y chercher remède, etc.[3]. »


Ces lignes, qui ont le mérite de jeter une lumière assez nouvelle sur un des côtés de la vie politique aux États-Unis, donnent en même temps une idée fort juste de l’écrivain qui les a tracées, de sa bonhomie insouciante, de sa tiédeur philosophique alliée néanmoins à une conviction bien assise, de cette noblesse d’ame qu’on voudrait toujours croire l’apanage de la supériorité intellectuelle. Voilà bien l’homme d’esprit et de cœur que les circonstances ont poussé dans la triste mêlée des intérêts matériels et des combats politiques. Il y a porté son calme, sa raison, sa générosité habituelle. Aucun fol enivrement, aucun instinct cruel ne l’ont fait dévier. Dans son humble sphère, investi d’un certain pouvoir, il en a usé avec des ménagemens infinis, une rare indulgence ; — il a plus d’une fois regretté l’indépendance de ses heures et de ses pensées ; — il a craint l’abrutissement d’une tâche toujours la même, et l’influence énervante d’un bien-être assuré, prix d’une besogne machinale. Ses ennemis l’emportent et vont le frapper, lui, pauvre soldat inconnu, dans l’obscurité qui devait le sauver : eh bien ! il tombe en homme de cœur, le sourire aux lèvres, plaignant ces vainqueurs fiévreux plus qu’il ne se plaint lui-même, et avec la grace classique du gladiateur immolé. Comment lui refuser sympathie et respect ?

Les journaux américains firent quelque bruit de cette brutale destitution. Hawthorne, qui connaissait la presse, et qui n’a jamais courtisé cette bruyante complice de fausses réputations, ne l’en remercie pas très chaudement :


« Les journaux s’étaient emparés de mon affaire, dit-il, et, pendant une semaine ou deux, me firent caracoler dans leur lice à colonnes, tout décapité que j’étais, comme le cavalier sans tête de Washington Irwing, spectre hagard et fort avide de sépulture, ainsi que devrait l’être tout homme politiquement défunt. Mais c’est assez parler de moi au figuré. En réalité, j’étais un être bien vivant, la tête solidement placée sur mes épaules, et arrivé à cette conclusion comfortable que tout devait être pour le mieux dans ma destitution providentielle. Cet optimiste bien avisé employa quelques capitaux disponibles à une acquisition d’encre, de papier et de plumes Perry ; if rouvrit une écritoire fermée depuis long-temps, et se retrouva, comme devant, homme de lettres. »


Si on a bien voulu prêter quelque attention à ces causeries, on n’a pas seulement les détails intimes d’une existence rêveuse, mais aussi, et ce qui importe davantage, les procédés de cette pensée studieuse et paisible, de cette observation sereine et profonde, que l’amour de la solitude, le goût inné du bien, l’étude et la pratique d’une philosophie largement spéculative, le commerce fréquent des métaphysiciens et des poètes, ont graduellement élevée et mûrie. Hawthorne ne conte point pour conter, mais pour donner un corps à des idées utiles, pour les populariser, les faire pénétrer dans les intelligences distraites ou rebelles. Ses récits ont la forme attrayante et l’intérêt du conte le mieux fait. Creusez cependant, et vous arrivez à l’apologue, à la vérité figurée, au drame symbolique, rempli d’enseignemens, mais rempli d’émotions. Hawthorne est un prédicateur comme il en faudrait un à nos tempéramens légers, à notre attention si promptement lassée, à nos préoccupations futiles, à notre aversion pour les choses graves. Point d’austères dehors ni de sévérité guindée ; tout au contraire, une causerie insinuante, agréable, piquante même au besoin, une raillerie inoffensive et tempérée, un grand bonheur d’expressions pittoresques, l’art d’éveiller la curiosité, de la tenir en haleine, l’art plus grand de troubler l’imagination, de l’arracher à ses habitudes quotidiennes, de lui faire prendre son vol le plus lointain, de l’entraîner au pays des chimères.

Hawthorne a fait pour les enfans des contes terribles dont nous redouterions l’effet, ayant expérimenté la puissance de cette plume féconde en prestiges : en revanche, nous ne connaissons pas d’allégories enfantines qui vaillent son Image de Neige. — Par un après-midi glacial, deux beaux enfans, frère et sueur, Peony et Violet, sortent du salon maternel, bien emmitouflés, gantés, cravatés, et vont jouer dans le jardin ; tapissé de neige neuve ; petit jardin de marchand, séparé de la rue par une barrière blanche et garni pour le moment d’urne demi-douzaine d’arbrisseaux effeuillés. Leur mère, assise derrière la croisée, a l’œil sur eux, tout en donnant ses soins à des vêtemens neufs qu’elle coud pour ces chers marmots. Livrés à eux-mêmes et cherchant un jeu, qu’imaginent-ils ? Violet propose à son frère de travailler avec elle à se faire une belle petite sœur de neige. Peony accepte. Il apporte les matériaux, et Violet dispose peu à peu les formes de sa statue. Bloc d’abord ridicule, cette image se dégrossit peu à peu sous les mains agiles des sculpteurs improvisés, et leur mère, tout-à-fait surprise, mais ravie au fond de les voir réussir à ce point, s’applaudit intérieurement de leur reconnaître des dispositions si remarquables pour les beaux-arts. Ne pouvant d’ailleurs s’expliquer autrement la beauté de l’image qui naît sous leurs mains, elle se demande si, par hasard, les anges gardiens de Peony et de Violet ne seraient pas descendus de là-haut pour s’ébattre avec eux, complices et collaborateurs invisibles. L’image cependant est de plus en plus complète. Une poignée de neige, jetée comme par hasard, donne à sa chevelure le dernier coup de ciseau. Deux menus glaçons étincellent sous les paupières entr’ouvertes. Bref, les enfans eux-mêmes, ravis de leur ouvrage, appellent à grands cris leur mère, et quand celle-ci vient, pour leur complaire, admirer cette création de nouvel ordre, éblouie par un regard du soleil couchant qui donne en plein sur la statue, elle croit réellement voir une petite fille aux blonds cheveux, aux yeux brillans, tombée comme du ciel au milieu du jardin. L’illusion des enfans est encore plus forte. Ils ont une sœur, une sœur qui va vivre, dont les yeux s’allument aux feux de l’occident, dont leurs baisers vont réchauffer les joues un peu pâles et les lèvres prêtes à se colorer de pourpre.

Le miracle s’accomplit, la petite image s’anime, comme autrefois Galatée, et l’excellente mistress Lindsey, la mère de Violet et de Peony, en vient à se demander quelle imprudente voisine a laissé sortir de chez elle, par un froid glacial, vêtue d’une simple robe blanche, une si charmante enfant. Elle s’étonne aussi de la voir courir et sauter, mais sans dire un mot. Enfin ce n’est pas sans quelque surprise qu’elle voit une volée d’oiseaux venir s’abattre familièrement sur le cou, les bras, les épaules de la nouvelle compagne que Violet vient de se donner. Tandis qu’elle ne sait ni que penser ni que résoudre, M. Lindsey paraît à la porte du jardin.

M. Lindsey est un marchand de fers, brusque et bienveillant, allant droit au fait en toute occasions et ne connaissant au monde qu’une chose dont il fasse cas : — le bon sens, le sens commun. La présence de la petite étrangère blanche, à cette heure, dans son jardin, en si léger costume, lui cause dès l’abord une perplexité fort grande. Elle ne fait qu’augmenter, cette perplexité si naturelle, lorsque son excellente femme essaie de lui persuader qu’elle a vu, de ses yeux vu, la miraculeuse transformation s’opérer d’une image de neige en un enfant agile et joueur. Encore n’ose-t-elle le lui dire qu’en secret et par forme de plaisanterie. Les enfans l’affirment plus sérieusement ; mais le marchand de fers, — l’admettra-t-on ? — s’obstine dans son incrédulité. À son avis, cette enfant ne peut rester dehors ; elle va prendre mal, si peu défendue contre le froid. Encore si elle avait la moindre pelisse ! Mais il faut qu’elle rentre au plus vite, qu’on aille de maison en maison demander à qui elle appartient, et qu’on la fasse, au besoin, crier par la ville.

Violet et Peony néanmoins, dans leur sagesse enfantine, s’opposent à cette charité mal entendue. Leur petite sœur de neige n’aime pas le feu. Qu’on se garde bien de l’approcher du calorifère… Mais bah ! l’homme de bon sens a déjà saisi par la main la petite étrangère, et bien qu’elle se débatte, bien qu’elle lui échappe, bien qu’il lui faille courir après cette espèce de sylphe blanc, léger comme un de ces tourbillons que le vent forme sur la neige à peine tombée, l’obstiné Lindsey la rejoint, l’accule à l’angle d’un mur, s’empare d’elle, malgré qu’elle en ait, malgré les charitables remontrances de sa femme, malgré les pleurs de Violet, malgré la colère de Peony. L’enfant de neige doit avoir froid, il faut qu’elle entre dans la maison, et qu’elle prenne place devant un beau poêle breveté, qui fait rayonner autour de lui vingt degrés de bonne chaleur. Hélas ! devant ce magnifique poêle, chef-d’œuvre de l’industrie, bourré d’anthracite incandescente, la petite demoiselle blanche, loin de se réchauffer, s’atténue, chancelle, s’affaisse ; mais, comme ce phénomène lui semble contraire aux lois de la nature, l’homme de bon sens n’y prête aucune attention. Son œuvre n’est pas achevée. Il s’est promis de retrouver les parens de la jeune étrangère et de sermonner la mère qui l’a laissée errer sans châle ni manteau. Il sort en effet, et, de peur qu’on ne trompe ses intentions charitables, il sort emportant la clé du salon, transformé en serre chaude. Quand il revient après force courses inutiles, on devine aisément qu’il ne retrouve plus trace de sa blanche protégée. Si cependant : il reste d’elle, en face de la gueule rouge et béante du splendide calorifère (système belge), une flaque d’eau étendue sur le parquet. Les enfans pleurent leur petite sœur aux mains glacées ; mistress Lindsey s’attriste de leur désespoir, qu’elle comprend, et de cet assassinat involontaire dont jamais elle n’eût été complice. Pour M. Lindsey, il est étonné, fort étonné ; mais il reste convaincu qu’il était dans son devoir de ne pas laisser au froid, exposée à s’enrhumer, une petite fille, fût-elle de neige. La morale de l’histoire est perdue pour lui ; qu’elle ne le soit point pour nous. Elle doit apprendre à tous les hommes, mais plus particulièrement aux hommes amis des hommes, qu’avant de céder à leurs impulsions philanthropiques, il faudrait s’assurer, s’assurer complètement, qu’ils comprennent à fond la nature des êtres dont ils poursuivent l’amélioration et leurs rapports de toute espèce avec l’ordre général des choses humaines ; car ce qui, en thèse générale, peut être regardé comme très bon et très salutaire, — la chaleur, par exemple, d’un excellent poêle breveté à Bruxelles, — peut, dans un cas particulier, ou ne servir à rien, ou se trouver fort nuisible, — s’il s’agit, comme dans la nouvelle de Hawthorne, d’un enfant de neige.


« Après tout, ajoute le conteur, il n’y a pas grande leçon à donner à des sages de l’école de M. Lindsey. Ils savent tout, — rien n’est plus certain, — non-seulement tout ce qui fut, mais tout ce qui peut, dans une hypothèse quelconque, advenir et se produire ; et dût quelque phénomène naturel, quelque mystérieux décret de la Providence contrarier, en se manifestant, leur glorieux système, eh bien ! ils en sont quittes pour ne le point admettre, même alors qu’il leur passe sous le nez…

« Femme, dit M. Lindsey après un accès de silence, voyez quelle quantité de neige les enfans ont apportée ici à la semelle de leurs souliers. En vérité, cela fait un affreux gâchis devant notre beau poêle. Dites à Dora, je vous prie, d’aller quérir quelques torchons et de bien essuyer le parquet. »


Ce joli conte figure en tête d’un recueil qu’il faudrait bien se garder de considérer comme spécialement destiné aux enfans. On y trouve l’historiette de Silvia Etheredge, qui se prend d’amour pour une miniature, et meurt lorsqu’il faut épouser l’original de ce portrait menteur, et celle d’Ethan Brand, qui courut le monde à la recherche d’un péché impardonnable. Cette recherche avait prodigieusement développé son intelligence, mais elle avait atrophié, pétrifié son cœur ; il n’appartenait plus à l’humanité ; il s’était isolé de cette chaîne magnétique qui doit relier entre eux les innombrables êtres placés ici-bas pour y vivre d’une vie commune. Enfin, abusant de son ascendant supérieur, soumettant à ses expériences psychologiques, comme autant d’élémens inertes, des hommes pervertis par lui, des femmes devenues ses jouets, Ethan a trouvé le péché sans rémission, celui que Dieu lui-même, dans sa clémence infinie, ne pardonnera jamais. La haine de tous l’accompagne, et las de lui-même, tout fier qu’il est de sa rare trouvaille, il se jette dans un four à chaux dont il a sollicité la garde. Ce suicide prosaïque est très singulièrement relevé par l’éclat de la description, la vérité du paysage, l’énergie des détails. La nuit pendant laquelle il s’accomplit est orageuse et bruyante. Des rires étranges ont troublé le sommeil du pauvre chaufournier dont Ethan Brand a voulu prendre la place ; mais le matin se lève, radieux et pur. L’honnête Bertram et son fils Joe sortent ensemble de leur pauvre chaumière et, prennent gaiement le chemin de la montagne aux flancs de marbre, aux cimes dorées par le soleil levant. En arrivant près du four :


« — Voyez, père, s’écrie le petit Joe courant et sautant çà et là, l’homme étranger est parti. Le ciel et les montagnes ont vraiment l’air de s’en réjouir.

« — Oui, répliqua le chaufournier avec un juron de colère, mais il a laissé le feu s’éteindre, et ce n’est pas sa faute si cinq cents boisseaux de chaux ne sont pas gâtés à cette heure. Ah ! que je rattrape le camarade à se promener par ici !… Je me sens tout disposé à l’envoyer passer quelques minutes dans la fournaise.

« Sa longue perche en main, il monta, tenant ces propos, jusqu’au sommet du four. Après un temps de silence, il appela tout à coup son fils.

« — Joe, disait-il, arrivez par ici !

« L’enfant obéit et se trouva bientôt auprès de son père. Le marbre, entièrement consumé, avait donné une chaux parfaitement réussie, blanche comme la neige ; mais à sa surface, au milieu du cercle, — blanc de neige aussi et devenu chaux, — était couché un squelette humain dans l’attitude que prend, après une longue fatigue, l’homme avide d’un long repos. Entre les côtes à jour, — chose étrange à dire, — se distinguait la forme d’un cœur humain.

« — Est-ce que le cœur de ce cadet-là était en marbre ? cria Bertram, un peu intrigué par cette espèce de miracle. À tout le moins me paraît-il avoir brûlé en chaux de première qualité, et, tout compte fait, les os compris, mon four s’est enrichi d’un bon demi-boisseau, grace à cet homme.

« Parlant ainsi, le rude chaufournier leva sa perche et la laissa retomber lourdement sur le squelette ; les restes d’Ethan Brand s’éparpillèrent en impalpables débris. »


Ici, comme tout à l’heure, comme en vingt autres récits que nous pourrions prendre au hasard parmi ceux de Hawthorne, l’allégorie est flagrante. Elle est mieux déguisée dans ses deux romans de longue haleine, la Maison aux sept pignons et la Lettre rouge ; mais elle s’y trouve encore et s’inquiète fort peu d’être reconnue. Hawthorne n’est point, il s’en faut bien, acquis aux doctrines de l’art pour l’art ; — ce qui veut trop souvent dire l’art pour les artistes. Il moralise à visage découvert. — Comme il nous l’apprend lui-même, il est démocrate, et démocrate incorrigible. Une destitution même ne l’a point guéri. Aussi ne nous étonnons-nous guère de rencontrer, parmi ses récits, bon nombre de légendes locales qui se rapportent à l’histoire révolutionnaire du Massachusetts. Il y a dans les annales de la Nouvelle-Angleterre toute une galerie de portraits à la Rembrandt, graves puritains vêtus de noir, aux hautes fraises, aux feutres pointus à larges bords, qui exercent sur l’imagination du romancier une attraction irrésistible. Ce sont des illustrations purement locales que celles de ces gouverneurs élus, qui, sous le bon plaisir de sa majesté, britannique, travaillaient assidûment à maintenir et à étendre les droits et privilèges des municipes américains. On se croirait au milieu de ces bourgmestres flamands et hollandais, dont la résistance têtue lassait les bourreaux espagnols et gênait l’omnipotence de Louis XIV. Hawthorne aime ces vieux puritains, et leurs noms, ignorés chez nous, reviennent à chaque page dans ses récits. Il a même toute une série de légendes (Legends of the Province House), où il évoque, pour ainsi dire, un à un, ces ancêtres de la démocratie dans la Nouvelle-Angleterre, Endicott, Winthrope, Vane, Bellingham, Bradstreet. En face d’eux, il place toujours les agens ou les complices de la tyrannie anglaise, comme pour raviver l’exécration populaire à laquelle ils furent voués : — les Andros, les Bellamont, dignes prédécesseurs des Gage et des Howe. Parmi ceux-ci apparaît Edward Randolph, dont la mémoire abhorrée vit encore dans le Massachusetts ; Edward Randolph, qui but jusqu’à la lie la coupe amère de l’impopularité ; Edward Randolph, coupable d’avoir obtenu le rappel de la première charte, sous laquelle la province jouissait de privilèges à peu près démocratiques. Le nom, les descendans, la tombe, le portrait même de Randolph sont encore aujourd’hui poursuivis par l’anathème populaire. Affranchies du joug, les générations qui se succèdent gardent une immortelle rancune à qui voulut jadis le leur faire subir, et c’est les flatter dans leur haine vivace que de répéter contre les tyrans disparus la malédiction traditionnelle. Tempérament singulier que ce tempérament américain ! On comprend que ces rudes citoyens soient restés libres, et on ne pressent pas trop comment ils cesseraient de l’être. Leur nature obtuse et raide ne sait pas, comme la nôtre, se plier aux circonstances et « accepter les faits accomplis. »

Outre le côté politique, il y a aussi dans les contes d’Hawthorne le côté moral et philosophique ; ce n’est pas le moins digne d’intérêt. Les religions positives, leurs rites, leurs formules, leurs règles étroites ne vont guère à cette nature indépendante ; le romancier démocrate les regarde volontiers d’ailleurs comme les complices de la tyrannie politique : c’est là l’idée dominante d’un de ses récits : Endicott et la Croix rouge ; il combat aussi en elles les dogmes austères qui vont jusqu’à étouffer les penchans légitimes, l’expansion nécessaire de notre nature mortelle. Ce dernier point de vue est le fond d’une courte nouvelle, les Fiançailles du Shaker, qui nous paraît mériter d’être analysée rapidement.

Le père Éphraïm, le président des anciens, le directeur spirituel et temporel des shakers (trembleurs) établis à Goshen, malade depuis quelque temps, sent la mort approcher. Il a convoqué autour de lui les principaux de la secte, accourus à sa voix, ceux-ci de Lebanon, ceux-là de Canterbury, de Harvard, d’Alfred, de vingt autres districts fertilisés par les travaux de ces rigides pionniers. Ils ont pris part à la grossière abondance des festins ordonnés pour cette rencontre, vidé mainte cruche de ce cidre shaker qui jouit d’une réputation si étendue, et se sont joints aux danses sacrées dont chaque pas, détachant ces enthousiastes des choses terrestres, doit les transporter vers la région supérieure de la pureté, de la félicité éternelles. Il s’agit pour le père Éphraïm de résigner entre les mains les plus dignes le symbole de son autorité patriarcale, le bâton de commandement, qui, vaillamment porté pendant quarante années, va bientôt échapper à ses mains défaillantes. Devant lui, devant son fauteuil de malade, un homme et une femme ont été appelés à comparaître. Éphraïm engage les anciens, ses collègues, à scruter leur physionomie, à démêler, avec cette perspicacité profonde qui les caractérise, les bons et mauvais côtés de leur nature, car c’est à cet homme, c’est à cette femme qu’il veut céder l’autorité dont il est investi ; ce sont eux que l’esprit intérieur lui a désignés. Son choix, par hasard, serait-il mauvais ?

L’homme, Adam Colburn, est dans la force de l’âge. Son front hâlé porte l’empreinte des travaux rustiques ; de longs soucis y ont creusé d’ineffaçables sillons. Sa physionomie est froide et sévère, son attitude imposante et rigide. Au premier abord, on est tenté de le prendre pour un maître d’école, et, par le fait, il a long-temps exercé cette profession. La femme, Martha Pierson, vient d’atteindre sa trentième année. Elle est maigre et pâle, comme le sont toutes les soeurs des communautés shakers, et ses vêtemens blancs, rappelant les plis du suaire, ajoutent à son aspect cadavéreux.

Cependant quelques anciens, au regard soupçonneux, insinuent que la gelée d’automne n’a pas encore assez blanchi la tête du frère Adam et de la sœur Martha. On craint le retour de ces ardeurs juvéniles qu’ils éprouvaient naguère l’un pour l’autre, car on sait que jadis ils s’aimaient d’un amour mondain et charnel. En effet, élevés à côté l’un de l’autre, arrivés ensemble à l’adolescence, Adam et Martha devaient être unis aussitôt que leur âge permettrait cette union, désirée par leurs deux familles ; mais, lorsqu’ils allaient voir couronner leurs longues et pures amours, des désastres de fortune mirent obstacle à cette réalisation de leurs voeux. Martha, elle, eût passé outre, se résignant à une pauvreté que l’affection de son époux lui eût rendue légère. Plus calme et plus prudent, même à cet âge où l’on ne calcule pas, Adam se résigna plus aisément au retard qui lui était imposé. Il s’éloigna, il travailla, il essaya de divers métiers, il apprit le monde et la vie. Martha, de son côté, tantôt couturière, tantôt garde-malade, tantôt maîtresse d’école, gagnait péniblement son pain, attendant toujours le retour de son fiancé. Les mois cependant succédaient aux mois, les années succédaient aux années, sans que la fortune adoucît ses rigueurs premières, sans que les deux jeunes gens néanmoins oubliassent la foi jurée. Chacun d’eux aurait pu s’enrichir par un mariage avantageux ; mais ils ne voulaient de bonheur et de richesse qu’à la condition de les partager l’un avec l’autre.

Adam fut le premier à se lasser d’une si longue attente. Une sorte de désespoir s’empara de lui. Il vint trouver Martha, et lui proposa de se réfugier avec lui dans une communauté de shakers. Le malheur pousse parmi ces sectaires autant de prosélytes que le fanatisme, et les portes de la société s’ouvrent sans aucune enquête sur les motifs qu’on peut avoir d’y frapper. Martha avait juré de suivre, partout où il voudrait la conduire, le fiancé de sa jeunesse : elle tint fidèlement sa parole. Chacun d’eux, dans cette communauté où l’intelligence était plus rare que le zèle, se fit peu à peu remarquer Adam par son aptitude à l’administration temporelle du domaine indivis, Martha par l’accomplissement des devoirs et l’exercice des fonctions qui sont le partage des femmes.

Tels sont les successeurs qu’Éphraïm s’est choisis. Le vieillard moribond veut leur remettre la direction de la communauté. Il veut qu’Adam devienne le père, et Martha la mère des shakers de Goshen.

— Parlez en toute conscience, leur dit-il, étendant vers eux ses mains ridées et tremblantes… Pouvez-vous et voulez-vous accepter cette lourde charge ?…

— Père, répond Adam, je suis venu chercher dans ce village, déchu que j’étais de toutes mes espérances, non pas le bonheur, mais le repos ; j’y suis venu, las de troubles et d’anxiétés personnelles, pour y déposer le fardeau qui m’avait si long-temps courbé vers la terre ; j’y suis venu comme on descend au tombeau. Une seule affection terrestre avait agité mon cœur, et cette affection s’était calmée. J’ai pu, dans notre demeure nouvelle, entrer avec Marcha que voici, non comme époux et femme, mais comme frère et sœur. Je n’aurais pas voulu qu’il en fût autrement. Ce seul lien nous unit ; je ne désire rien de plus. Dans ce paisible village, j’ai vu se réaliser, sans exception, tous mes vœux. Je me consacrerai tout entier aux devoirs que vous m’offrez. Ma conscience est là-dessus parfaitement rassurée. Je suis prêt à recevoir votre saint mandat.

— C’est bien parler, dit le père. La bénédiction de Dieu ne saurait te manquer, à toi qui vas prendre ma place…

— Mais notre sœur, ajoute un des anciens, n’est-elle point, elle aussi, poussée par l’Esprit à nous dire ce qu’elle pense ?…

Martha semble frémir, et ses lèvres s’ouvrent en vain pour répondre à cette question formelle. Peut-être d’anciens souvenirs, peut-être des désirs de jeunesse long-temps comprimés s’offrent-ils seuls à sa pensée, et leur laisser libre carrière en ce moment solennel, devant cette grave assemblée, ce serait une véritable profanation.

— Adam a parlé, murmure-t-elle enfin à mots pressés… Ses sentimens sont les miens.

Mais, en articulant ces mots, Martha devient affreusement pâle, et, sous le regard perçant des anciens, de ces hommes, maintenant étrangers à toute sympathie, à toute indulgence pour les faiblesses humaines, elle se sent frissonner de la tête aux, pieds comme à l’approche de quelque grande catastrophe. L’un d’eux, — elle le sait, — en venant à Goshen, avait amené avec lui sa femme et ses enfans ; mais jamais, à partir de ce moment, il n’avait dit une parole affectueuse à la compagne de sa vie, jamais pris sur ses genoux le mieux aimé de ses fils. Un autre, que sa famille avait refusé de suivre, s’était trouvé, par une faveur spéciale du ciel, le courage de la laisser à la merci du destin. Le plus jeune de ces anciens, — un homme d’une cinquantaine d’années, — avait été élevé, dès ses plus jeunes ans, dans un village quaker, et on disait de lui que jamais il n’avait tenu dans sa main la main d’une femme, jamais imaginé de lien plus intime que la froide fraternité de sa secte. Entre tous, Ephraïm était le plus imposant et le plus austère. Sa jeunesse s’était passée dans le libertinage le plus effréné ; mais il avait été converti par la mère Anne, elle-même[4], et conquis au fanatisme des premiers quakers. Une tradition qui se répétait à voix basse, le soir, aux veillées du village, rapportait que la sainte fondatrice, avant que ce cœur gangrené fût purifié de ses souillures terrestres, avait dû le fouiller et le labourer de toutes parts avec un fer rouge. — Après tout, Martha est femme : son ame, encore vivante et tendre, va défaillir en face de ces rigides vieillards et devant l’impassible physionomie d’Adam Colburn ; mais, se voyant observée et comme soupçonnée par ces hommes dont le regard pèse sur elle, elle essaie de reprendre haleine et dit d’une voix moins indécise :

— Toute la force que m’ont laissée bien des chagrins, je l’emploierai à remplir ma tâche, et je ferai de mon mieux.

— Joignez donc vos mains, mes enfans, reprit le père Éphraïm

Ils obéissent. Les anciens ont formé le cercle autour d’eux. Le père, toujours assis, car il ne peut se tenir debout, s’est efforcé de redresser sa haute taille. Je vous ai ordonné de joindre vos mains, dit-il, non pas en signe d’affection terrestre, car vous avez à jamais rejeté de pareilles chaînes, mais pour indiquer que vous êtes, frère et sœur, unis dans une perpétuelle communauté de tendresse spirituelle, et que vous ne cesserez jamais de vous entr’aider dans la mission qui vous est échue. Enseignez à autrui la foi que vous avez reçue de nous ; ouvrez, — je vous en remets les clés, — ouvrez à deux battans notre porte à quiconque abandonne les iniquités du monde et veut vivre ici dans notre pureté, dans notre quiétude. Recevez les fatigués qui ont reconnu les vanités de la terre ; accueillez les petits enfans destinés à ne connaître jamais ce douloureux enseignement. Que vos travaux soient bénis, que le temps arrive bientôt où la mission sacrée de mère Anne aura eu tous ses effets, quand il ne naîtra plus d’enfans voués à la mort, et quand le dernier survivant de notre pauvre race mortelle, — quelque vieillard usé, fatigué comme je le suis, — verra le soleil descendre pour la dernière fois sur ce monde de douleur et de péché.

Le vieillard, à ces mots, retombe sur lui-même, épuisé par l’effort qu’il vient de faire, et les anciens pensent, avec quelque raison, que le moment est arrivé, pour Martha et Adam, de prendre en main l’héritage patriarcal dont ils viennent d’être investis. Leurs yeux fixés sur le père Éphraïm ne remarquent pas la pâleur toujours croissante de Martha Pierson. Adam Colburn lui-même n’y prend pas garde. Il a retiré, sa main de la main qu’elle lui avait tendue, et croisé ses bras sur sa poitrine avec le sentiment intime d’une ambition satisfaite. Cependant, à côté de lui, Marcha, de plus en plus pâle, finit par s’affaisser, vrai cadavre dans son linceul, aux pieds de l’homme qu’elle avait aimé. En effet, après tant d’épreuves vaillamment supportées, son cœur n’a pu endurer plus long-temps cette agonie dont la fin n’arrivait pas…

N’y a-t-il pas dans le simple tableau dont nous avons cherché ici à indiquer les grandes lignes un noble cachet de sévère poésie, une conception assez haute, une belle et calme ordonnance, sans parler de l’idée philosophique à laquelle il sert d’expression, et qui n’est point d’un ordre vulgaire ? Une pensée analogue, mais plus osée encore, a dicté à Hawthorne une de ses plus importantes compositions, le roman intitulé la Lettre rouge. Très fantastique dans sa forme, très sérieux par le fond, ce récit touche au plus vif de ce grand problème du mariage, et le traite avec une liberté de pensée très peu familière aux écrivains anglo-américains. L’immense popularité de ce livre par-delà l’Atlantique et chez nos voisins d’outre-Manche est un véritable phénomène littéraire, un signe du temps. Les anathèmes lancés naguère contre Lélia par le chœur des Revues et Magazines britanniques ne nous avaient pas absolument préparés à comprendre par quel miracle un roman tout aussi hardi, et plus franchement hardi que celui de George Sand, a pu recevoir un accueil si différent, conquérir tant de suffrages, rencontrer si peu de détracteurs. Il est vrai que, si quelqu’un a le droit de se déjuger ici-bas, c’est le public. Flat spiritus ubi vult. Ainsi de l’opinion, ce souffle tout-puissant : son inconstance est le privilège de son infaillibilité.

Avec la Lettre rouge, Hawthorne ne compte, dans son œuvre fractionnée, qu’un autre roman de quelque étendue. La Maison aux sept pignons (the House with the seven gables) est, à notre avis, sinon le meilleur ouvrage du romancier américain, celui du moins où il a le plus fait usage de ce qui constitue son originalité propre, le don d’agir très puissamment par le prestige de son imagination sur l’imagination de ses lecteurs. L’histoire qu’il raconte n’a qu’un fond rebattu entre tous ce sont les annales de deux familles ennemies ; c’est un document perdu à la possession duquel est attaché le gain d’une immense fortune ; c’est une fatalité héréditaire qui met sans cesse aux prises, pendant quatre ou cinq générations, les représentans de deux races ; c’est une maison peuplée de souvenirs tragiques ; c’est un vieux portrait encastré dans un vieux lambris et qu’un testament bizarre y cloue à jamais. Ce portrait se trouve mêlé à l’action, où il joue le rôle réservé aux fantômes avant l’invention de la peinture à l’huile : c’est lui qui cache le document perdu ; c’est lui qui suspend et dénoue la chaîne des péripéties. Bref, il y a là tous les élémens usés des contes de revenans, comme Walter Scott, Lewis, Mme Radcliffe et Washington Irving, sans parler de Maturin, de Hoffmann et de bien d’autres encore, en ont tant écrit. Mais, si le fond du récit est suranné, Hawthorne a déployé un talent incontestable dans le choix des couleurs vagues, des harmonies mystérieuses, des formes entrevues, des intuitions étranges qui lui ont permis de raffermir cette trame fatiguée, d’y broder des figures nouvelles, d’y marier aux prosaïques détails de la vie contemporaine les teintes poétiques du passé.

Un lecteur intelligent, au début de ce livre, est promptement averti de n’y chercher que ce qu’on y trouve, non la curiosité du drame, mais le charme puissant du détail, le sentiment délicat des rapports du monde extérieur avec cet autre monde qui vit au dedans de nous. À partir de ce moment, il est dans la pleine et entière puissance d’une œuvre d’art laborieusement et savamment accomplie. Il admirera dans l’intensité graduelle des impressions, ménagées au début, une progression constante. Il sentira combien le contraste des formes un peu railleuses du romancier moderne ajoute aux effets de la fantasmagorie dont il prétend vous entourer peu à peu. Il reconnaîtra surtout l’écrivain d’élite à des personnages vraiment trouvés, dont le type local, l’individualité bien accusée éclot pour la première fois dans le monde de la fiction. Il le reconnaîtra dans cette figure d’Hepzibah Pyncheon, la vieille demoiselle de haut lignage, que la pauvreté réduit à ouvrir une boutique de mercerie, et dont les souffrances morales, au sein de cette position déchue, mettent en éveil, autant que la tragédie la plus poignante, nos mélancoliques sympathies. Il le reconnaîtra également dans l’analyse d’une folie étrange, celle du frère d’Hepzibah, né avec tous les instincts du sensualisme le plus raffiné, et qui a vu, victime d’une machination infernale, sa jeunesse s’écouler dans un cachot, où sa raison est restée. Il le reconnaîtra surtout à ces finesses d’exécution, à cette ténuité de faire, que Hawthorne unit à une rare ampleur de dessin, à une étonnante liberté dans la disposition des groupes, des lumières et des couleurs. Ses instincts de philosophe et de poète, car il est l’un et l’autre très incontestablement, sont toujours assez prédominans pour le maintenir à une certaine hauteur, et le prémunissent contre les minuties bavardes, les inutilités prolixes du roman moderne.

Hawthorne a dit lui-même de ses contes avec une rare et louable exagération de modestie[5] :

« Ils ont la teinte pâle des fleurs épanouies à l’ombre, dans une retraite trop profonde, la faible chaleur d’une pensée habituée aux longues méditations et qui attiédit à peine le sentiment et la couleur de chaque esquisse ; au lieu de passion, je ne sais quelle vague sensibilité. Et lors même qu’ils semblent offrir la peinture de la vie positive, nous y retrouvons l’allégorie si froidement incarnée, qu’elle donne le frisson au lecteur lorsque son esprit la perçoit. Soit qu’il manque de pouvoir plastique, soit par l’effet d’une insurmontable réserve, la touche du peintre est trop souvent empreinte de timidité. L’homme le plus gai peut difficilement sourire aux traits les plus largement égayés, la femme la plus susceptible d’émotions tendres sentir ses yeux se mouiller devant ce qu’il y a de plus pathétique. Ce livre, si vous voulez y voir quelque chose, doit être lu dans l’atmosphère à la fois claire et brune d’un crépuscule serein, — le même au sein duquel il fut écrit. Que si vous l’ouvrez au grand soleil, il risquera fort de ressembler pour vous à un cahier de pages blanches. »

Après cette critique loyale de ses propres œuvres, il leur reconnaît un mérite qu’elles ont en effet, et qui, vu leur origine, l’isolement où elles sont écloses, aurait fort bien pu leur manquer : c’est celui de la clarté. Jamais, affectant la profondeur, Hawthorne ne risque de n’être pas compris : il est mystérieux sans être obscur ; sa pensée se voile, elle ne se dérobe point, et, comme il le dit encore en toute justice : — « Ces esquisses ne sont pas l’entretien profond d’un solitaire avec sa propre pensée et son propre cœur (ce qui leur eût probablement donné plus de mérite et une valeur plus durable) ; ce sont ses efforts, ses efforts souvent malheureux, pour sortir de sa solitude et se mettre en rapports avec le monde extérieur. »

Nous touchons au point décisif de cette physionomie littéraire que nous nous sommes appliqué à reproduire bien exactement, telle que nous l’avons entrevue : Hawthorne est un rêveur et un observateur. Sa nature morale est réfléchie, méditative, généralisatrice ; ses impressions physiques sont vives, et donnent une grande importance aux menus détails des incidens qui le frappent, des scènes qu’il traverse, des individus qu’il rencontre, ou avec lesquels la vie le met en contact. Sa pensée s’empare avec avidité de circonstances qui pour tout autre passeraient inaperçues, elle s’assimile ces circonstances, leur attribue, leur communique un sens moral, une portée philosophique dont elle seule doit avoir l’honneur ou garder la responsabilité ; en se les assimilant, elle les transforme, et les plie à ses besoins ; elle en fait, comme Hawthorne le dit plus haut, a le vêtement de chair et de sang » dont ne pouvaient se passer certaines thèses, certains théorèmes, que le solitaire voulait lancer par le monde : — et de ce mélange, tantôt heureux, tantôt malheureux, naissent des récits plus ou moins intéressans, qui participent de la double source qui les a fournis, moitié rêves, moitié réalités, vraies chimères unissant au corps de la chèvre le buste et la crinière du lion.

Vous rencontreriez dans un wagon, à la promenade, en soirée, une jeune et belle femme, légèrement défigurée par un signe de naissance, — l’empreinte microscopique d’une main sanglante, à peine visible sur le doux incarnat de sa joue en fleur : — il n’y aurait point là, selon toute apparence, de quoi vous préoccuper beaucoup. Dans un pays comme l’Amérique, où la liberté individuelle est aussi largement pratique que possible, où les excentricités ont pleine carrière, on vous dirait qu’un prêtre, un ministre de Dieu, a paru tout à coup au milieu de ses paroissiens, la face couverte d’un voile noir, et qu’il a fait, qu’il a tenu le serment de ne jamais quitter ce voile, même après sa mort, même dans sa bière : — vous avez ouï parler de bizarreries pareilles, et, le premier moment passé, vous n’attacheriez pas une grande importance à celle-ci. Enfin vous liriez dans un journal qu’un bon bourgeois marié, las de la vie de famille, a tout à coup quitté son domicile, et, sous un faux nom, déguisant de son mieux sa figure, a voulu, après sa disparition, habiter une autre rue de la capitale ; que sa femme s’est crue veuve, mais lui est restée fidèle ; que lui-même n’a point abusé, pour former d’autres liens, de sa liberté si singulièrement reconquise ; que vingt ans se sont écoulés ainsi, et qu’au bout de ce temps, un beau soir, notre original, rentrant chez lui comme, après une promenade, a repris possession de son ménage : — c’est tout au plus si ce nouveau Belphégor vous ferait penser au joli récit de La Fontaine.

Avec Hawthorne, rien ne se perd si vite, et voilà le sujet de trois de ses contes, non les moins intéressans. Dans le premier (the Birth-Mark), il essaiera de symboliser l’égoïsme de la science contrastant avec le dévouement de l’amour. La femme marquée a pour mari un chimiste, ou plutôt un alchimiste, habitué à lutter avec les caprices de la nature. Passé le premier enivrement du bonheur, il prend en haine le signe qui trouble seul la parfaite harmonie des traits de sa femme. Ce sentiment, qui perce malgré lui dans ses regards, et que bientôt il ne se fait plus scrupule d’exprimer tout haut, jette son infortunée compagne dans une sorte de désespoir. Pour effacer ce signe odieux qui lui ôte l’amour de son mari, elle est prête à tout souffrir, à tout risquer. Lui, de son côté, croit pouvoir trouver dans les arcanes encore inexpérimentés de la science, et au-delà des bornes qu’on lui connaît, les moyens d’en finir avec ce stygmate dont la vue l’obsède. On assiste à ce combat terrible que le chimiste livre à Dieu lui-même ; on pressent que l’issue en sera fatale à quelqu’un ; on voit enfin périr, dans une épreuve suprême, et sans trop regretter la vie, la noble et courageuse épouse qui s’est elle-même offerte, victime dévouée, à l’implacable curiosité du savant. Presque heureuse de mourir si elle n’acquiert pas la perfection qu’il veut lui rendre, elle le quitte sans un reproche, regrettant seulement le bonheur qu’elle aurait pu lui donner, si, plus complètement sage, il se fût contenté de la posséder, véritable ange du ciel, avec la marque indélébile de sa terrestre origine.

L’histoire du Ministre voilé (the Minister’s black veil) est encore une véritable parabole. Une note nous apprend qu’elle est fondée sur un fait exact, et qu’un ecclésiastique de la Nouvelle-Angleterre, ayant tué par accident un de ses amis les plus chers, cacha sa figure à tous les regards humains, et persista dans sa bizarre résolution jusqu’à sa mort, survenue dans les dernières années du XVIIIe siècle. Hawthorne a donné un sens tout différent à ce voile noir si obstinément porté. M. Hooper, son héros, n’a tué personne, et, parmi ses paroissiens, effrayés de cet étrange parti pris, aucun ne saurait en imaginer le motif. Leurs conjectures, leurs soupçons, le malaise où les jette cette métamorphose de leur pasteur, l’horreur et la crainte qu’il finit par leur inspirer, et l’espèce de répulsion que le digne ministre éprouve à la longue, lui aussi, pour la sinistre barrière qu’il a étendue entre lui et le monde ; la tentative désespérée que risque sa pauvre femme effarouchée pour pénétrer ce mystère ; la peur qu’elle ressent lorsqu’elle voit M. Hooper bien décidé à porter jusque dans le tombeau ce crêpe fatal ; la séparation des deux époux, amenée par cette unique raison d’incompatibilité conjugale ; l’isolement qui se fait peu à peu autour de l’infortuné ministre, et en même temps le prestige terrible qu’il doit à son voile noir ; la puissance de conversion que lui donne ce masque funéraire ; enfin, après une existence longue et méritante, son agonie, sa mort, toujours voilées, forment un récit très surprenant, très attachant, dont Hoffmann eût envié l’étrange fascination. Quant au mot de l’énigme, nous le trouvons dans les dernières paroles du prêtre moribond, qu’un de ses confrères adjure de révéler l’épouvantable crime dont il a semblé porter le deuil pendant toute sa vie.


« Pourquoi donc, s’écria-t-il, tournant sa face voilée vers le cercle formé par les pâles assistans, pourquoi donc trembler devant moi seul ?… Tremblez donc aussi en vous regardant l’un l’autre !… Est-ce seulement à cause de mon voile noir que les hommes ont évité ma présence, que les femmes m’ont refusé leur pitié, que les enfans, en criant, ont fui mes caresses ? Ce qui a rendu si terrible ce simple lambeau de crêpe, n’est-ce point le mystère dont il est le symbole à moitié compris ? Eh bien ! quand l’ami aura livré à son ami, — ou l’amant à sa bien-aimée, — le véritable fond de son cœur ; lorsque l’homme aura cessé de chercher vainement à éluder le regard du Tout-Puissant, et de thésauriser, dans le secret de son ame, les souillures immondes du péché, — alors, pour ce voile que j’ai toujours porté, avec lequel j’ai vécu, avec lequel je meurs, vous pourrez m’envisager comme un monstre… Mais, en attendant, je regarde autour de moi, et je vois, hélas ! sur chaque face un voile noir !… »


Arrivons à la singulière escapade de l’honnête bourgeois dont nous parlions. Est-il bien vrai d’abord qu’un homme du nom de Wakefield ait jamais quitté sa femme ? Peu nous importe, et au romancier moins encore. Il a lu cette anecdote dans quelque vieux lambeau de journal cela lui suffit pour y croire, et, une fois admise par son esprit, cette bizarrerie le tourmente. Il voudrait s’en rendre compte, il voudrait pénétrer le sens de cette excentricité mystérieuse. Wakefield a quitté sa femme pendant vingt ans, pendant vingt ans il a vécu à quelques pas d’elle ; puis, au bout de vingt ans, sans aucun motif qui justifie ce brusque retour, sans plus de raisons que n’en avait eu son départ, le voici qui rentre au gîte. Que faut-il en penser ? Comment interpréter ces deux résolutions contradictoires et cette persistance de ce qui, dans le principe, ne devait être qu’un pur et simple caprice ? Voilà les questions que notre rêveur se pose, et on imaginerait difficilement combien ce champ si étroit s’élargit devant sa pensée inquiète. Ce Wakefield, quelle espèce d’homme pouvait-il être ? comment aimait-il sa femme ? Où puisa-t-il l’obstination qui éclate dans sa conduite ? Était-ce routine, fausse honte, pure indolence ? La réponse à ces questions est le portrait de ce brave homme, portrait idéal, hypothétique, mais excellent. Wakefield est arrivé au méridien de la vie. Sa tendresse conjugale, qui n’avait jamais été bien vive, s’est attiédie par l’habitude. Il a été, il sera fidèle à sa femme : ainsi le veut sa nature éminemment paisible. Il a une disposition d’esprit tout intellectuelle, mais sans aucune activité, livrée à des rêveries sans but et qui rarement se fatiguent à chercher une expression quelconque. Il n’a point cette chaleur de cerveau qui pousse certaines gens à se distinguer des autres par des résolutions inusitées. Si on s’était demandé quel était le citoyen de Londres le plus certain de ne rien faire dans la journée dont on gardât mémoire le lendemain, à l’unanimité on aurait désigné Wakefield. Sa femme, elle seule, le connaissant mieux, aurait pu se méfier du tranquille égoïsme qui le caractérisait, vraie rouille engendrée à la surface de cette ame immobile ; elle aurait pu s’alarmer d’une certaine vanité latente dont elle avait surpris quelques symptômes, d’un penchant à la ruse qui se trahissait en lui par la manie des petits secrets, enfin d’un atome d’étrangeté presque indéfinissable, mais noté par elle comme un des élémens de cette vulgaire et indolente nature d’honnête bourgeois.

Après ce portrait touché de main de maître, nous avons la fuite de Wakefield, partant de chez lui sous prétexte de voyage et promettant d’être revenu sous huit jours. Nous avons sa dernière poignée de mains à mistress Wakefield. Nous voyons se rouvrir doucement la porte qu’il a fermée à grand bruit derrière lui, et nous surprenons le sourire équivoque qu’il jette, comme la flèche parthe, à son épouse abusée. Nous le suivons ensuite dans la retraite qu’il s’est faite au milieu de Londres : — qu’il est heureux du succès de sa ruse ! comme il s’applaudit d’avoir dérouté toutes les recherches ! quelles titillations délicieuses au fond de cette ame perfide, lorsqu’elle se transporte en idée au sein de ce ménage privé de chef, et en face de cette veuve inconsolable qui se démène en vain, demandant aux échos des nouvelles de son Wakefield ! Parfois le fugitif ressent de vagues remords, parfois il s’interroge lui-même avec anxiété sur les conséquences possibles de cette inqualifiable fredaine, parfois aussi la solitude lui pèse ; mais, quand il faut se décider à retourner sous le joug, les hésitations reviennent. Puis la vanité s’en mêle, puis la paresse, puis la curiosité qui s’attache à l’issue d’une aussi étrange situation. L’habitude enfin complique les choses, car Wakefield bien souvent, sorti pour prendre l’air, se retrouve, sans savoir comment, dans son ancien quartier et presqu’à sa porte. Et le hasard donc ? Un jour, dans une foule occasionnée par un embarras de voitures, ne se retrouve-t-il pas nez à nez avec mistress Wakefield ! Quelle terreur ce jour-là ! quelle fuite précipitée ! Comme il rentra chez lui au galop, monta ses escaliers quatre à quatre et se jeta sur son lit tout habillé, ramenant les couvertures sur sa tête !… Et cependant mistress Wakefield, son livre d’heures à la main, avait paisiblement continué sa route jusqu’au temple. Seulement, arrivée là, elle s’était arrêtée sur les degrés, regardant derrière elle si par hasard cet inconnu, dont les traits lui avaient rappelé son mari, n’aurait pas imaginé de la suivre.

Nous ne pouvons ici, comme Hawthorne le fait dans sa nouvelle, fouiller les minuties de ce caractère et les détails de cette situation ; mais on a déjà compris en quoi consiste le travail du romancier, et l’espèce de tour de force qu’il accomplit en intéressant par le seul charme des commentaires à un texte si aride, si dénué d’attrait. La manière dont il ramène Wakefield dans son domicile au bout des vingt ans écoulés n’est pas le moins heureux trait du récit.


« Un soir de cette vingtième année, Wakefield était revenu errer autour de cette maison, que souvent encore il lui arrivait d’appeler ma maison. C’était une humide nuit d’automne, et sur les pavés, de temps à autre, bruissaient de fréquentes ondées, — de ces ondées subites qui commencent et prennent fin avant qu’un homme ait le temps d’ouvrir son parapluie. Arrêté près de cette demeure, Wakefield découvre au second étage, à travers la fenêtre du salon, une rouge lueur qui va et vient, croît, diminue et renaît par instans : — celle d’un feu comfortable. Au plafond se dessine l’ombre légèrement grotesque de la bonne mistress Wakefield : les ailes du bonnet, le nez et le menton qui se rejoignent presque, et la taille épaissie qu’un raccourci méchant grossit encore, dessinent en silhouette une admirable caricature que les caprices mouvans de la flamme semblent faire vivre et même danser plus gaiement qu’il ne conviendrait à une veuve de cet âge. À ce moment précis survient une averse que le vent impitoyable chasse contre le visage et jusque dans la poitrine de Wakefield. Le voilà transi et maudissant les froids d’automne. Restera-t-il là, frissonnant et trempé, lorsque sa cheminée flambe d’un si bon feu, lorsque sa femme est prête, s’il reparaît, à lui apporter sa grande redingote grise et les pantoufles doublées de flanelle qu’elle lui a certainement conservées dans quelque recoin du petit cabinet à droite, derrière l’alcôve ? Allons donc, ce serait une duperie, et Wakefield n’est pas si bête. »


Nous le laisserons paisiblement monter chez lui avec le même sourire narquois qu’il avait aux lèvres le jour où il attrapa si bien sa fidèle moitié. Leur bonheur ne nous regarde plus ; mais, sans curiosité impertinente, on peut se demander ce qu’il y a d’enseignement philosophique, aux yeux du romancier, dans cette aventure bourgeoise dont ses combinaisons hypothétiques n’ont pas, tant s’en faut, déguisé la vulgarité. Il se chargera lui-même de nous l’apprendre : « Au sein de l’apparente confusion de notre univers mystérieux, dit-il, les individus sont étroitement adaptés à un système, celui-ci à un autre, ce dernier à un tout quelconque, si bien qu’en se déclassant un seul instant, un homme s’expose à ne plus retrouver sa place dans le mécanisme compliqué auquel il appartenait. Pour avoir voulu quitter sa femme pendant huit jours, Wakefield s’était mis en quelque sorte au ban de l’univers, et ce pouvait être à jamais. » Qui se serait attendu à trouver une ligne si solennelle au bout d’un conte en l’air, presque bouffon ? Personne à coup sûr, et le narrateur tout aussi peu qu’un autre ; mais on n’a pas été l’ami de Waldo Emerson sans garder quelque reflet de sa prestigieuse facilité à grandir les menus incidens de la vie, à réduire les grands faits de l’humanité, à intervertir leur importance relative, à bouleverser enfin les idées reçues par de nouveaux modes d’appréciation, et en vertu d’une méthode critique complètement indépendante, absolument individuelle.

C’est par le renouvellement de ce que nous appellerions volontiers le procédé métaphysique, c’est par l’originalité de certains aperçus, plus ou moins contestables d’ailleurs, qu’il faut expliquer l’intérêt de plusieurs chapitres éparpillés parmi les contes de Hawthorne, et qui sont de simples essais, des causeries sur un sujet donné. Le Dimanche au logis, la Vision de la fontaine, les Vues d’un clocher, les Bourgeons et chants d’oiseaux, les Flocons de neige appartiennent à cette catégorie où il faut noter plus spécialement deux chapitres qui paraissent avoir contribué plus que les autres à populariser le nom de Hawthorne. Dans l’un, il met en scène et fait jaser une fontaine publique. Cette traduction libre du murmure de l’eau est pleine de motifs charmans et poétiques. Aussi est-elle devenue un des morceaux ; pour ainsi dire, classiques de la littérature américaine. Le Rill from the Town-Pump est connu aux États-Unis comme chez nous les meilleures esquisses de M. Mérimée. L’autre essai, qu’on retrouve presque aussi souvent cité dans les Elegant Extracts américains, est intitulé the Celestial Rail-road. Allusion continuelle au roman-parabole de John Bunyan (Pilgrim’s Progress), cette satire de la dévotion aisée qu’on a substituée de nos jours aux pratiques sévères du christianisme primitif n’est qu’à demi intelligible pour un lecteur français, et n’a guère d’intérêt pour des chrétiens attiédis. La Procession de la vie, autre vision philosophique de Hawthorne, va mieux à notre tempérament et ne manque ni de vérité ni de grandeur. De sa manse aux murailles moussues, le penseur solitaire jette un regard sur le genre humain et ses classifications actuelles, qui font vivre le riche avec les riches, le noble avec les nobles, les ouvriers entre eux, suivant qu’ils tiennent à telle ou telle profession, etc. Il se suppose chargé de régler, d’après des idées moins vulgaires, l’imposant cortége que son imagination vient d’évoquer. Son héraut, armé d’une trompette qui ressemble fort à celle du jugement dernier, appelle tour à tour aux quatre coins de l’horizon les êtres qui souffrent des mêmes souffrances, les affligés que minent les mêmes chagrins, les coupables qui se sont souillés des mêmes crimes, etc. Jeunes ou vieux, riches ou puissans, désormais pêle-mêle, forment les fragmens successifs de cette colonne interminable, les catégories de ce grand cortége guidé par la mort jusqu’aux portes de l’éternité. C’est une heureuse et belle idée que d’avoir, dans cette vaste procession humaine, réservé un rang spécial à cette foule d’êtres que les hasards de la vie ont déclassés, et qui n’ont pu, déshérités du sort, atteindre le rang, les fonctions où ils eussent été utiles, honorés, heureux. Ils sont ensemble, dans le même groupe, réunis par la même vague inquiétude, par la même espérance vague : on y voit « les membres des professions libérales que la Providence avait doués de spéciales aptitudes pour le labour, la forge, ou la routine sans idées de quelque industrie subalterne ; à côté d’eux, les graves laboureurs, les manœuvres, qui ont haleté toute leur vie, dévorés par l’ardente soif d’une science à laquelle ils ne pouvaient atteindre, et qu’une sorte de mirage leur faisait regarder comme sans limites : ces deux espèces d’infortunes pourront se consoler l’une l’autre. » Viennent ensuite les quakers, en qui fermente l’instinct guerrier, et les soldats nés pour être quakers ; les écrivains à qui la nature a donné, avec une folle opinion de leur génie, le désir passionné de la célébrité, sans les moyens de l’acquérir jamais ; d’autres encore, puissans par la pensée, à qui manque une des conditions indispensables pour manifester la force dont ils sont dépositaires : orateurs muets, chanteurs sans voix, grands capitaines sans armées ; puis encore les victimes d’un succès éminent, qu’il leur est impossible de justifier ; les possesseurs d’une célébrité de hasard, qui n’ont aucune des qualités indispensables pour la conserver et l’accroître ; écrivains, acteurs, peintres qui voient leurs lauriers d’un jour se flétrir pendant tout le reste de leur vie sur leurs têtes. grisonnantes ; hommes d’état qu’un malicieux hasard jette à la tête des affaires, et qui, pénétrés de leur nullité, tandis que le monde les contemple ébahi, maudissent tout bas et la fortune qui les a servis si mal à propos et l’heure même de leur naissance ; — enfin, comme pendant de ces parvenus, l’homme de talens exceptionnels, à qui une révolution seule donnerait toute sa valeur, enfoui au sein d’une société paisible, inerte, engourdie !

On connaît maintenant l’œuvre de Nathaniel Hawthorne. Il ne nous reste qu’à jeter un dernier regard sur la physionomie de l’écrivain. Parmi les conteurs auxquels on peut le comparer, Charles Nodier et le romancier genevois Toppfer sont à nommer en première ligne. Seulement, il faut tenir compte des différences de milieu et d’éducation littéraire ; il faut reconnaître, par exemple que, s’il y a plus de sincérité philosophique chez Hawthorne, il y a chez Nodier une plus curieuse étude des effets de style, une ciselure grammaticale bien autrement soignée et savante, et aussi une raillerie plus légère, un goût plus exquis. Toppfer se meut dans un horizon plus borné que le romancier américain ; son imagination rase de plus près la terre ; elle n’a pas au même degré le don de poétiser tous les agens qu’elle emploie, soit un coq et un chat, comme le Chanticleer et le Grimalkin de la Maison aux sept pignons, soit une fontaine de carrefour comme celle qui coule à Salem, au coin des rues Essex et Washington, et dont le monologue babillard, traduit par Hawthorne, a retenti par toute l’Amérique. Il ne dispose pas surtout au même degré de ces épouvantemens que Hawthorne peut toujours produire et de cette fascination remarquable qu’il exerce sur le lecteur le plus rebelle.

Les contes de Hawthorne ne sont pas seulement intéressans comme révélation d’un talent original et hardi : ils sont pour nous un remarquable témoignage des efforts que tente en ce moment la littérature américaine pour se débarrasser de l’industrialisme qui l’étouffe. Aujourd’hui, dans cette société vouée uniquement, nous disait-on, au développement de sa grandeur matérielle, se produisent des penseurs et des poètes, acceptés au dedans et au dehors, populaires à Londres et à Édimbourg comme à Philadelphie ou à Boston. L’orgueil jaloux de l’ancienne métropole est forcé d’applaudir à ces nouvelles tentatives d’affranchissement, et, au lieu de ces hostilités sourdes et dédaigneuses pratiquées jadis contre toute provenance américaine, on remarque un sentiment de bienveillance, des habitudes de courtoisie internationale dont il faudrait peut-être chercher le secret ailleurs et plus haut que dans le progrès des sympathies purement littéraires. En effet, un des signes les plus caractéristiques du rapprochement que nous signalons a été le patronage de Thomas Carlyle à l’égard d’Emerson. Le rapide succès d’Hawthorne est un autre symptôme du même genre. Or Carlyle, Emerson, Hawthorne, appartiennent au même ordre d’esprits, à celui des libres penseurs en philosophie comme en politique : cette coïncidence ne mérite-t-elle pas d’être remarquée ?


E.-D. FORGUES.


  1. Ils étaient envoyés à Concord (à vingt milles de Boston) pour y détruire des approvisionnemens militaires faits en vue de la prochaine prise d’armes. L’objet de leur mission fut rempli, mais ils durent ensuite reculer devant l’insurrection, qui gagnait tout le pays.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 octobre 1846, l’étude sur les Contes d’Edgar Poë.
  3. The Scarlet Letter, préface.
  4. Mother Ann, l’apôtre femelle et la fondatrice de la secte des trembleurs.
  5. Préface des Twice told Tales.