Rose et Vert-Pomme/Épisode du siège de Paris

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Rose et Vert-PommePaul Ollendorff. (p. 147-154).

ÉPISODE DU SIÈGE DE PARIS


Quelqu’un venait de parler de bains de siège.

Ce dernier mot réveilla notre excellent ami, le major Heitner, jusqu’à présent assoupi.

— Ah ! oui ! s’écria-t-il. Le siège de Paris ! Très curieux, le siège de Paris, en 70, n’est-ce pas ? Je me souviens très bien, quoi que je fusse à cette époque un seigneur de bien peu d’importance.

— Allons, fit l’un de nous, passe-toi un peu d’eau sur la figure, et conte-nous une anecdote relative au siège de Paris, cependant que chacun de nous s’occupera de sa chacune, sans prêter d’autre intérêt à tes propos.

Le major Heitner agit comme on lui avait commandé.

— Quand éclata la guerre franco-allemande, j’avais une belle pièce de sept ou huit ans. Un Cynghalais de nos amis venait d’envoyer à ma famille un petit éléphant, tout jeune, un amour de petit éléphant.

— Vivant ?

— Comme vous et moi.

Et intelligent, et roublard, et ficelle. Ah ! le délicieux petit bougre !

Ma famille demeurait, au sixième étage, dans une maison située carrefour de l’Observatoire. Vous voyez ça d’ici ?

— Comme si nous y étions.

— On alla recevoir le jeune pachyderme à la gare de Lyon et on l’amena chez nous… La vue des six étages parut l’étonner beaucoup. (Dans l’île de Ceylan, les maisons n’ont pas d’étages, ou, si elles en ont, ce sont des étages de si peu d’importance, que cela ne vaut pas la peine d’en parler.) Pourtant il les grimpa, ces six étages, et plus prestement qu’on n’aurait pu attendre d’un éléphant aussi fraîchement débarqué.

Rien n’est impossible à l’éléphant de bonne volonté, a dit saint Luc.

Notre logement était humble, paisible, honnête et doué d’un large balcon qui valait, à lui seul, bien des terrasses réputées et confortables. Notre nouveau petit hôte se fit, tout de suite, à la civilisation européenne… Il eut bien, au commencement, quelques menus déboires. Une fois, il s’échappa sur les toits et, jeune imprudent, voulut franchir un grillage vitré qui couvrait l’arrière-boutique d’un limonadier. Les carreaux ne surent point résister à ce poids inattendu. Le treillage imita l’exemple des vitres et notre jeune ami s’effondra dans un baquet où l’on rinçait des soucoupes, des verres, des demi-tasses, et même des tasses. Il en fut quitte pour quelques contusions et réintégra, tout penaud, son domicile. À partir de ce moment, il prit une extrême méfiance des excursions sur les toits. Surtout les jours de pluie, il était comique : le zinc du balcon, lavé par l’eau, lui renvoyait des reflets qu’il prenait, dans sa candeur, pour des images vues par transparence. Le zinc et les ardoises lui semblaient être du verre, et, pour tout l’or du monde, on n’aurait pu le décider à la moindre sortie. Pauvre mignon !

— Essuie tes yeux, major.

— Voilà… Arrive le siège…

— Et ses horreurs !

— Et ses horreurs ! Notre éléphant devient très coûteux à nourrir. D’autre part, les voisins parlent sérieusement de le transformer en matières alimentaires de toutes sortes. À la rigueur, mes parents auraient consenti à cette immolation, mais le pauvre petit moi que j’étais se mit à pleurer comme un veau marin, à la seule idée du meurtre de mon asiatique ami.

Asiatic friend.

Asiatic friend… Alors, on imagine un subterfuge. Nous connaissions, tout dans le fond de Vaugirard, un fort brave homme, statuaire de beaucoup de talent, un artiste fier et digne comme pas un. Ce sculpteur occupait un immense atelier, sis dans des terrains vagues à perte de vue. Vite, on lui écrit et le voilà qui arrive.

— Il arrive, il arrive !

— Il arrive, il arrive !… Ah ! mes pauvres amis ! si vous aviez vu ce sculpteur fier et digne comme pas un ! L’ombre de lui-même ! L’ombre de son ombre ! C’était là, sans nul doute, un homme qui n’avait rien mangé depuis un mois, un énorme mois.

— C’est dans ces conditions que, réellement, le mois est haïssable.

— Haïssable, en effet, réellement haïssable ! Il était vêtu — je me souviens encore comme si j’y étais — d’un ample mac-farlane qui voltigeait au vent comme le linge, à la campagne, qu’on fait sécher dans les vergers, sur des cordes. Il avait une tête, pour écarter les soupçons, mais sûrement le corps était absent, dévoré par l’inanition… On a très bon cœur chez nous : « Voulez-vous manger quelque chose ? — Non, merci, rien du tout, je viens de manger un gigot de six livres et demie entouré d’un litre de haricots ! — Un petit verre de madère avec un biscuit ? — Merci, rien du tout !… » Je vous l’ai dit, c’était une nature fière. On lui exposa ce dont il s’agissait : emmener l’éléphant, et le conserver dans un coin de son atelier, là-bas, jusqu’à ce que la terre de France fût débarrassée de ses envahisseurs. Il accepta… Les adieux furent déchirants, j’abrège ! Je me mis au balcon, pour jeter un dernier coup d’œil ému à l’ami qui partait.

— Essuie tes yeux, major !

— Voilà !… Ah ! ils furent longs à descendre l’escalier. « Mais que font-ils ? » À la fin, je vis le sculpteur sortir de la porte cochère, sortir seul. Où était donc la bête ? Qu’en avait-il fait ? Je me précipitai… D’un regard d’angoisse, j’explorai l’escalier. Rien… Et je compris tout !…

— Mais parle donc !

— Poussé par la faim, l’artiste fier et digne avait mangé l’éléphant dans l’escalier.