Russes et Polonais

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La Revue de Paris13e année, Tome 4 (p. 427-446).


Russes & Polonais

Dans ce qu’on a appelé les cahiers de la Douma, le problème des nationalités a été exposé sous une forme qui a paru, en divers quartiers, singulièrement hardie, et même téméraire. La nécessité reconnue de « donner satisfaction aux revendications des nationalités particulières », de « respecter et développer le caractère spécial et le côté particulier de la vie propre de chacune » a pris, aux yeux de quelques-uns, le caractère d’un véritable attentat à l’unité de l’empire. Cette formule n’est cependant que l’expression réduite et modérée des idées et des sentiments, qui, depuis un an, se sont imposés a la grande majorité du public russe. Visant plus particulièrement les provinces polonaises, les débats ont rempli la presse, retenti dans les congrès des ziémstvos et engagé le gouvernement lui-même à des concessions de détail, en même temps qu’une décision officielle renvoyait l’examen du fond aux délibérations du Parlement aujourd’hui inauguré. La question était donc posée ; mais en prenant ce caractère d’urgence, elle avait aussi changé d’aspect non seulement dans la réalité des faits, mais dans la conscience même des peuples intéressés. C’est cette évolution décisive qu’on s’est proposé de mettre ici en lumière, en précisant les termes du problème ainsi modifié et en indiquant les solutions qu’il parait désormais comporter. Cet exposé traitera plus spécialement du problème polonais, parce que le public russe lui-même l’a eu surtout en vue et qu’il est aussi le plus compréhensif et le plus délicat.


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Naguère encore, un gouvernement, champion attitré des nationalités slaves contre le germanisme, interdisait l’usage de la langue polonaise dans un pays où, à la même heure, un gouvernement allemand laissait créer deux universités de cette langue et présidait à la fondation d’une académie. Violemment russifiés, les sujets polonais du Tsar restent privés de la plupart des droits civils ou politiques acquis à la majorité des Russes. Une situation en résultait qui paraissait, il y a un an encore, absolument sans issue. Le gouvernement russe trouvait en Pologne deux partis politiques, diamétralement opposés, mais également incapables de concourir à une solution satisfaisante.

L’un, comprenant une élite intellectuelle, en venait à répudier lui-même le nom d’ugodowcy, partisans d’une entente avec la Russie, que ses adversaires lui infligeaient comme un stigmate d’infamie. Il avait rencontré le refus à ses demandes de concessions et à ses essais de compromis ; l’entente qu’il préconisait devenait en effet une dérision. Il avait beau changer d’étiquette et d’organisation : qualifié maintenant de réaliste, son programme semblait toujours porter à faux et demeurer sans objet. Il restait aussi profondément impopulaire.

Recrutant des partisans de plus en plus nombreux au sein de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie, se rattachant à des organisations occultes ou internationales, l’autre parti versait dans le socialisme et arrivait à écarter la question nationale ou à ne lui faire place dans ses combinaisons d’avenir que sous la forme d’une république indépendante. En attendant, il prêchait l’insurrection à main armée, et, faute d’autres moyens pour l’entreprendre, il avait recours aux grèves politiques et aux attentats individuels. Il terrorisait le pays et menaçait de le précipiter dans l’anarchie.

Vers le milieu de l’année 1905, provoqué par ces violences, un mouvement de réaction donna lieu à l’avènement d’un parti nouveau. Offensé et douloureusement meurtri, le sentiment national saisit la première occasion qui s’offrait pour exprimer ses révoltes intimes. Un anniversaire historique universellement respecté — celui du 3 mai, date de la Constitution libérale de 1791 — amena, dans les rues de Varsovie, une manifestation imposante, où l’élément socialiste et révolutionnaire se trouva noyé dans un débordement de l’exaltation patriotique. Le lendemain, le nouveau parti national-démocratique était créé, groupant tous les éléments réfractaires à la propagande internationale et s’adressant aux sentiments religieux pour rallier les masses populaires dans ce pays de foi profonde ; sous la présidence de quelques grands seigneurs, il groupait la petite noblesse et la haute bourgeoisie. En dépit de quelques divisions ultérieures et de quelques défections, c’est lui qui, dans les dix gouvernements russes du Royaume de Pologne et dans quelques autres provinces de l’ancienne République, a victorieusement présidé aux élections et fait entrer ses candidats à la Douma.

Au début, il a paru, toutefois, inféodé aux idées et aux principes d’un chauvinisme intransigeant, qui, une fois de plus, semblait exclure toute solution pratique du redoutable problème. Sous les aigles polonaises déployées par les manifestants du 3 mai, l’éternelle chimère d’une indépendance absolue revivait encore et entraînait les nationaux-démocrates de 1905 dans l’ornière des insurrectionnels de 1831 et de 1863. C’est à ce moment que deux événements ont fait entrer la Pologne et la Russie elle-même dans une voie entièrement nouvelle.

Réuni à Moscou, en septembre 1905, le premier congrès des ziémstvos appelait dans son sein des délégués polonais. Une loi qui demeure en vigueur excluait les provinces polonaises de toute organisation autonome : elles n’avaient aucun droit à être représentées dans cette réunion. Le congrès passa outre. Il fit mieux. Son premier vote fut pour réclamer une réforme constitutionnelle, applicable à tous les sujets de l’empire ; le second, recueillant la même unanimité et donnant lieu à des manifestations chaleureuses, fut pour affirmer, au profit de la Pologne, l’existence de droits nationaux et la nécessité d’une autonomie susceptible de les sauvegarder. À travers la crise révolutionnaire, un souffle avait passé balayant les obstacles, les préjugés, les rancunes réciproques, qui jusque-là séparaient les deux peuples et maintenaient entre eux un conflit constamment exaspéré.


Les congressistes russes ne nous parlaient pas de grâce, mais de justice et de devoir, raconte un des délégués polonais. Ils ne nous tendaient pas les mains, mais les bras, et, dans cette étreinte, nous sentions la chaleur des sentiments fraternels. Nous apercevions des larmes dans leurs yeux ! Mouromtsev[1] nous disait : « J’ai toujours rêvé de voir le jour où il me serait permis de crier aux Polonais : nous maudissons l’oppression de la Pologne et ceux qui en ont été les instruments… Nicolas Goutchkov, aujourd’hui président de Moscou, déclarait en séance du congrès que la soirée qu’il avait passée la veille chez Leduiçki[2], s’entretenant avec les Polonais de leur liberté future, était le plus beau moment de sa vie. Et combien d’autres je pourrais citer qui se sont exprimés de la même manière : Petrounkévitch, de Roberty, Chtchepkine, les deux princes Dolgorouki, le prince Lvov, Milioukov, le prince Chakhovskii, Struve, Maxime Kovalevski… J’en oublie[3].

En dépit de quelques dissonances ultérieures, l’accord du parti ziémstiviste sur ce point a été maintenu au second congrès de novembre, et c’est ainsi que, dans un article publié par la Revue Bleue (janvier 1906), l’un des présidents de l’assemblée, M. Kovalevski, a pu désigner les Polonais comme les principaux bénéficiaires des deux réunions. Cet accord n’a pas laissé de soulever, dans d’autres milieux, des objections et même des récriminations violentes. Il a provoqué et solidarisé les résistances de l’esprit bureaucratique, qu’il menaçait dans quelques uns de ses intérêts les plus chers, comme de l’esprit conservateur, ennemi de toute initiative hardie. La cohésion du grand parti constitutionnel, issu des deux congrès moscovites, s’en est trouvée elle-même atteinte. Des défections sensationnelles ont déterminé des groupements nouveaux, qui, à la réflexion, répudiaient le mot d’ordre libéral du premier jour. Un instant, les chances électorales du groupement initial semblèrent compromises. Et cependant, sans qu’aucun mot, aucun geste, aient annoncé de sa part un changement d’idée ou de sentiments, c’est ce même parti qui, sous le nom popularisé de constitutionnels-démocrates, ou cadets, devait l’emporter, et de beaucoup, devant le suffrage universel. Il est entré en vainqueur à la Douma ; il lui a imposé comme président l’homme qui, naguère, maudissait « l’oppression de la Pologne et ses instruments » ; et l’on peut dire qu’à cette heure, la cause polonaise, avec celle de tous les pays annexés, a pour représentants et pour avocats à Saint-Pétersbourg, en plus des députés qu’ils ont pu élire, l’élite intellectuelle et morale du peuple russe, convertie en majorité dans une assemblée qui va prendre sa part des pouvoirs souverains.

Entre temps, le gouvernement lui-même s’est décidé à rompre partiellement avec une politique doublement condamnée et par ses résultats et par l’opinion. Depuis plusieurs mois, les journaux polonais paraissent sans censure, non seulement à Varsovie, mais encore à Vilna, à Minsk, à Kiev, où ils n’étaient pas tolérés. Partout, dans les limites de l’ancienne Pologne, la liberté des associations politiques est devenue à peu près complète. Le rétablissement de la langue polonaise a été inauguré dans l’administration et dans les écoles. Le principe d’une autonomie plus ou moins large a reçu lui-même, en haut lieu, un commencement de consécration par le renvoi à la Douma qui a été signalé plus haut. Dans les provinces où il sévissait jusqu’à présent avec le maximum d’intensité, le système de russification à outrance a subi un désaveu significatif, par l’adoption du principe de la liberté religieuse. Pour certaines populations d’origine ruthène, l’assujettissement plus ou moins arbitraire au rite grec était le seul trait les détachant de la nationalité polonaise. Libres maintenant de suivre leurs préférences, elles les ont manifestées par des conversions en masse au catholicisme ; en pays d’empire russe, catholique et polonais demeurent des termes à peu près synonymes.

Ainsi, du côté russe, un grand pas était fait vers un rapprochement que rien, il y a un an, ne laissait espérer. La Pologne ne restait pas insensible à cet appel. Au sein même des éléments les plus hostiles en apparence à toute idée de conciliation, un courant se dessinait bientôt, les portant à la rencontre du mouvement rénovateur, qui arrachait le public russe aux traditions communes de haine et d’antagonisme. Un grand nombre de journaux français ont reproduit une lettre de Henri Sienkiewicz, qui a recueilli plus de 30 000 signatures et où le célèbre écrivain affirmait que tous les partis de son pays, jusqu’aux plus avancés, répudiaient toute idée séparatiste. L’ancien parti de l’entente restait isolé et impopulaire ; mais en continuant à réprouver son initiative, la masse de ses détracteurs adoptait le trait essentiel de son programme. C’est l’histoire assez commune des grandes idées politiques et de leurs protagonistes.

Restent à indiquer les causes générales de cette double évolution de la pensée russe et de la pensée polonaise, se rejoignant à travers tant de difficultés. Mieux que tout autre argument, cet exposé fera ressortir le fait qui domine la situation ainsi créée, à savoir qu’une solution amiable, amicale s’impose comme une nécessité impérieuse dans un avenir prochain.


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Pourquoi, après s’être acharnés, pendant plus d’un siècle, à opprimer ou même à exterminer la nation polonaise, les Russes en sont-ils arrivés présentement à souhaiter et même à commencer son affranchissement ?

Et pourquoi, d’autre part, après des efforts séculaires en sens contraire, les Polonais opprimés ont-ils renoncé à se séparer des oppresseurs ?

Du côté russe, il convient sans doute de mettre en ligne de compte une poussée d’élans généreux, comme les périodes révolutionnaires en produisent habituellement et comme la conscience d’un grand peuple en recèle toujours. À celui même qui écrit ces lignes il a été donné d’en recueillir, bien avant l’heure actuelle, des témoignages suggestifs.

Privé, en raison de ses opinions libérales, de la place qu’il occupait avec éclat à l’Université de Moscou, traqué en Bulgarie, réduit à une existence errante et à des ressources précaires, un des représentants les plus en vue du parti constitutionnel, M. Milioukov, se trouvait à Paris, il y a quelques années, quand, dans une maison amie, la possibilité lui fut suggérée d’obtenir une chaire à Varsovie. Il se récria aussitôt… « Jamais il ne consentirait à aller là ! — Pourquoi ? » lui demanda-t-on. Sa réponse fut : « Parce que, à mon sentiment, l’histoire, à Varsovie, doit être enseignée en polonais par des Polonais. »

Il serait téméraire pourtant de prétendre que, dans l’ensemble, les coreligionnaires politiques de l’illustre historien se soient inspirés de sentiments aussi élevés. Ils ont obéi certainement à des motifs plus pratiques, qui se laissent aisément deviner. À la lumière d’événements récents, ils ont vu d’abord que, si elle suffisait à enchaîner des nationalités vaincues, la force seule ne mettait pas le vainqueur à l’épreuve des retours de fortune, où ce lien pouvait se relâcher. Au cours d’une guerre malheureuse, la force venant à s’épuiser, l’unité de l’empire avait paru menacée, en même temps que son action extérieure se ressentait plus réellement des embarras intérieurs que lui créaient l’indocilité ou seulement l’indifférence d’un grand nombre de ses sujets. De la Finlande au Caucase, c’était à qui répudierait toute part de responsabilité dans les désastres encourus, comme tout effort pour les conjurer ; et, au milieu du désarroi général, dans ce peuple de cent trente millions d’hommes, on a pu se demander ce qui restait de Russes !

Les Milioukov et les Mouromtsev ne pouvaient oublier cette leçon. En faisant d’autre part, à la même heure, le rude apprentissage delà liberté, ils devaient être amenés à reconnaître que toutes les libertés sont solidaires et que, sous un régime de violence et d’arbitraire, un oppresseur devient aisément un opprimé. Constatant aussi l’accueil que leurs aspirations et leurs tentatives rencontraient en dehors des frontières, ils ne manquaient pas d’apercevoir la présence d’un lien étroit, maintenu, en dépit de l’alliance franco-russe, entre deux autocraties intéressées à se prêter un soutien mutuel. Et ils se persuadaient que le nœud véritable de cette solidarité historique se trouvait précisément dans le problème polonais. Enfin, à la lueur des événements dont Varsovie et ses environs devenaient le théâtre, l’évidence se faisait à leurs yeux que, domptées, contenues, mais toujours frémissantes, ces provinces polonaises restaient, pour la puissance politique et militaire de leur pays, une cause permanente de faiblesse, voire même de péril.

Autant pour prévenir des velléités insurrectionnelles que pour obéir aux vices de son organisation militaire et aux lenteurs de sa mobilisation, le gouvernement russe a constitué, en territoire polonais, un vaste camp retranché, qui abrite quatre corps d’armée aux effectifs renforcés. C’est assurément, c’était du moins avant les désastres de Mandchourie, un appareil formidable. Il peut être reconstitué ; mais au témoignage des autorités les plus compétentes, son efficacité extérieure a dépendu jusqu’ici des éventualités mêmes que sa présence doit conjurer à l’intérieur du pays. Rendu à peu près impossible en temps de paix, un soulèvement polonais demeurait et demeure probable, pour ne pas dire certain, en cas d’une guerre qui engagerait les troupes de la région. Et il aurait assurément pour effet non seulement de les immobiliser, mais d’entraver et de compromettre gravement l’entrée en action des autres forces de l’empire.

Ce danger est devenu tellement sensible dans ces derniers temps qu’en divers milieux russes, politiques et militaires, il a déterminé un mouvement en faveur de l’abandon pur et simple d’une base stratégique aussi aléatoire. Des voix se sont élevées pour soutenir l’opportunité de donner aux provinces polonaises mieux que l’autonomie, — l’indépendance entière. Derrière les marais de Pinsk, pensait-on, les armées russes trouveraient une ligne de défense et un point de concentration moins menacés. Rendu à lui-même, le pays riverain de la Vistule formerait tampon entre la Russie et l’Allemagne. Enfin, au cas assez vraisemblable où les territoires abandonnés deviendraient la proie du voisin occidental, celui-ci y rencontrerait les mêmes difficultés, et, selon l’expression d’un publiciste de Saint-Pétersbourg, au moment d’une mobilisation, « les trains militaires allemands risqueraient à leur tour de sauter ».

Il est superflu d’insister sur l’importance de risques ainsi précisés. Paralysée en Pologne ou refoulée derrière les marais de Pinsk, la Russie cesserait également d’être un facteur actif dans les combinaisons internationales, auxquelles elle s’est trouvée associée depuis cent ans. L’indépendance polonaise n’en serait pas mieux garantie contre d’autres éventualités, non moins menaçantes pour l’équilibre européen. Et l’expédient aurait, au surplus, l’inconvénient d’aller contre le vœu des principaux intéressés : les Polonais, le repoussant d’un accord unanime, pour des raisons qui expliquent aussi leur attitude actuelle.


Ce serait faire une injure gratuite aux anciens ugodowcy que d’attribuer à leur politique d’autres raisons que celles du patriotisme le plus désintéressé. On n’en saurait guère citer qui aient recueilli ou recherché à Saint-Pétersbourg une compensation personnelle quelconque pour les outrages qu’ils subissaient à Varsovie. Dans l’union avec la Russie, la plupart, se refusant à engager l’avenir, n’avaient même en vue qu’une solution provisoire. « En présence de trois millions de Bulgares, de deux millions de Serbes et d’une poignée de Monténégrins présentement affranchis, nous sommes, pensaient-ils, quelque vingt millions de Polonais. Nous sommes une race éminemment prolifique. Le prince de Bülow l’a constaté dans un discours retentissant, en prêchant l’opportunité de détruire le lapin polonais pour que le lièvre allemand pût prospérer dans les garennes des marches orientales. Supposer que nous vivrons éternellement en marge d’autres nationalités, si puissantes soient-elles, serait sans doute un contresens historique. »

Portant sur une échéance indéterminée et sans doute lointaine, cette réserve se laissait, toutefois, concilier, dans leur sentiment, avec l’acceptation et la pratique loyale d’un compromis, auquel, sous conditions à débattre, ils jugeaient devoir se résigner. Il ne s’agissait, en effet, que d’une résignation conditionnelle et absolument incompatible avec le maintien du statu quo. La condition n’ayant pas été réalisée, le parti a porté la peine de ses illusions. Mais, avec cette réserve même, son programme rencontrait en Pologne des résistances acharnées. Comment ont-elles disparu ?

C’est que, aux yeux mêmes de la masse, longtemps inconsciente des réalités qui déterminent le présent et l’avenir du pays, les événements récents ont fait apparaître les conséquences que, violente ou pacifique, une séparation d’avec la Russie entraînerait inévitablement. Ce serait d’abord la ruine économique.

Avec le concours de l’épargne française, — et c’est encore un détail à prendre en considération, — une industrie considérable s’est constituée, depuis un quart de siècle, dans cette portion du bassin de la Vistule qui relève de la domination russe. Elle est prospère ; elle l’était du moins avant les derniers événements. Elle peut reprendre son essor ; mais elle restera tributaire des débouchés qu’elle a conquis sur le marché russe et que la qualité de sa production lui interdit de recouvrer ailleurs. Or, la séparation déterminerait certainement la perte de ces marchés, où la concurrence polonaise éveille déjà d’assez vives jalousies. Reportée à l’est, la nouvelle ligne de défense russe serait aussi une barrière douanière, et, prévue par les séparatistes russes, cette conséquence est, de leur propre aveu, un des motifs qui les inspirent. Les capitaux français engagés dans les entreprises polonaises sont évalués à 600 millions de francs. Quoique sensible, la perte en peut être supportée par la France ; mais la Pologne serait condamnée à la misère.

Au point de vue politique, son sort ne deviendrait pas plus enviable. Le rôle de tampon ne sourit guère aux Polonais, et on peut les en excuser. Entre l’enclume et le marteau : on ne saurait guère en imaginer de moins confortable. D’après l’opinion générale, l’évacuation russe, volontaire ou forcée, serait suivie à bref délai d’une occupation allemande. Or, à tort ou à raison, c’est ce que les sujets polonais du Tsar redoutent communément le plus. S’il faut absolument qu’ils soient mangés, ils témoignent d’une préférence décidée pour la sauce russe.

Dans l’intérêt commun, la recherche d’une solution amicale s’impose donc, et, ratifié par l’adhésion unanime de l’opinion polonaise, comme par celle de la majorité apparente en Russie, le vote des deux congrès de Moscou a indiqué le parti qui semble acceptable pour les parties intéressées.


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Préconisé encore par certains conservateurs russes, le retour au statu quo ante ne serait assurément pas une solution, et l’esprit répugne à admettre cette éventualité, bien que l’expérience du passé ne soit pas pour l’exclure absolument. Quant à l’état actuel de choses, il peut sans doute être mis hors de débat. En Pologne comme en Russie il répond à des nécessités que les époques révolutionnaires ont toujours et partout imposées. L’état de siège, maintenu en pleine période électorale, et les arrestations en masse, servant de corollaire aux libertés octroyées, sont regrettables ; mais les manifestes incendiaires, multipliés dans certains districts, et les bombes, éclatant à tous les carrefours, sont intolérables. Cela passera ; mais de quoi demain sera-t-il fait ? Que la majorité de la Douma veuille rester fidèle au programme adopté, on n’en saurait douter ; mais sera-t-elle maîtresse de le remplir ? La russification garde des adeptes convaincus à Saint-Pétersbourg.

Il convient de dire que, parmi les Polonais, les esprits réfléchis n’ont garde d’opposer à ce système des objections de principe, susceptibles de réfutation. Il n’est guère, sans doute, de nationalité qui ne soit faite avec la poussière d’un grand nombre de races conquises, absorbées et assimilées par l’une d’elles, au prix d’odieuses violences et de souffrances cruelles. Cela demande du temps et, ainsi que les Russes ne se font pas faute de l’observer, la Pologne n’a été précisément réduite à sa condition actuelle que pour s’être laissée surprendre, à mi-tâche, dans une opération de même genre. Maîtresse de Kiev et de Moscou, dans les première années du XVIIe siècles, elle était en voie de poloniser toutes les Russies, et il serait enfantin de prétendre que ce fût sans quelque abus de la force. Mais, précisément, c’est une question de temps, de force et de possibilité qui se trouve ici enjeu. Au XVIIIe siècles, la Russie, à son tour, s’est montrée à court de souffle ou de patience — en consentant au partage des provinces polonaises, qu’elle tenait déjà dans la main, ou presque, et la russification de celles qui font partie de son lot est une tentative absurde aujourd’hui — parce qu’elle est irréalisable. Oui, irréalisable, et il n’y a pas de bon sens à vouloir russifier, à Varsovie, ne fût-ce qu’une famille polonaise, dont, à la même heure, un membre est d’aventure violemment germanisé à Posen, et dont un autre reçoit, à Cracovie, les bienfaits d’une culture polonaise, intensifiée par voie de concentration. « Prenez d’abord Posen et Cracovie, pourraient dire les Polonais aux Russes, et nous en reparlerons ! En attendant, ce que vous faites à Varsovie est odieux, surtout parce que c’est inutile ! »

C’est aussi extrêmement dangereux. L’heure d’une conquête intégrale a vraisemblablement passé pour les héritiers de la grande Catherine, et ce qui paraît plus probable, dans les perspectives d’un avenir plus ou moins lointain, c’est le retour à Posen même d’un régime qui, dans un passé relativement récent, y a favorisé le développement de l’élément polonais. Le « lapin » polonais, contre lequel la germanisation s’épuise aujourd’hui en efforts aussi vains que ceux de la russification, n’est si vivace que parce qu’on a laissé quelque temps l’animal croître et se multiplier en haine de la concurrence proche. Interdit à Varsovie, l’hymne polonais retentissait naguère, dans les deux camps ennemis, sur le champ de bataille de Sadowa ; et, confident d’une pensée impériale, qui, depuis, a tourné au vent d’impressions nouvelles, « l’amiral polonais » de Berlin est notre contemporain. Cet amiral, qui pourrait aussi bien être un général, ne reparaîtra-t-il pas à quelque horizon chargé d’orage ? Qui oserait l’affirmer ? Mais la russification à outrance comporte encore d’autres aléas et des inconvénients très actuels, dont quelques-uns ont peut-être échappé à l’attention de ses partisans.

Le système appliqué à Varsovie jusqu’à ces derniers temps était cruel. À quel point, un mot suffira pour en donner l’idée. En se soulevant récemment contre le régime qui venait de conduire leur pays à des désastres sans exemple, les libéraux russes n’ont pu oublier que ce régime, maintenant condamné, les Polonais en étaient arrivés à en faire l’objet de leurs vœux ! Privés de toute parité de droits avec les autres sujets de l’empire, même au milieu d’un peuple d’ilotes, ils faisaient encore figure de parias. La Russie russifiante leur donnait mille fois pis que ce qu’elle avait, et elle ne pouvait pas faire autrement. Elle devait recourir aux lois d’exception, les lois communes ne suffisant pas à vaincre des résistances obstinées ; et elle était obligée de déverser sur ce malheureux pays la lie de ses fonctionnaires, l’élite n’étant ni propre à porter la tâche qu’on lui imposait là-bas, ni disposée à l’accepter.

C’est l’histoire commune des entreprises de conquête et de colonisation, sans doute. Mais la seule excuse de ces entreprises, comme leur objet naturel, ne se trouvent-ils pas communément aussi dans la mission civilisatrice qui s’associe à leurs violences coutumières ? Il ne saurait venir à l’esprit d’aucun Russe de se prévaloir en Pologne d’un tel mandat. Quelques-uns ne répugnent pas à l’aveu d’une erreur capitale, commise sur ce point. Il fallait sans doute conquérir la Pologne, — disent-ils, — mais en imitant les conquérants romains de la Grèce. En répudiant cet exemple, en intervertissant l’ordre naturel des facteurs, la conquête russe ne pouvait devenir, en pays polonais, qu’une œuvre de destruction et de barbarie, d’abrutissement et de démoralisation. Dans ce sens, elle n’a malheureusement que trop réussi, et, employées à enseigner à des enfants polonais et catholiques, non pas le polonais et pas même le russe, mais le slavon d’église orthodoxe, des écoles aujourd’hui désertées n’ont servi qu’à fournir, dans ce pays, un taux d’illettrés — et de criminels — sans équivalent peut-être dans aucune contrée d’Europe.

C’est pour cela que, si fortement qu’elles soient motivées, les préférences polonaises pour la domination russe peuvent bien ne pas échapper elles-mêmes à un retour d’opinion. S’ils doivent rester engagés dans ce gouffre, plutôt que d’y sombrer avec tout l’héritage d’un passé glorieux, les russifiés de Varsovie ne seront-ils pas tentés, quelque jour, de chercher refuge dans le Charybde voisin ? L’image y rayonne du paysan polonais, vêtu, éduqué, dressé à l’allemande, mais conservant les vertus d’une race digne d’un meilleur sort, toute son honnêteté, toute sa vigueur, et, dans un esprit assujetti mais cultivé, la conscience entière de ses origines, dans une âme violentée mais non dépravée, le culte intact de ses traditions.

Par sa situation géographique, son développement historique et les affinités ethniques, la Russie est mieux qualifiée pour recueillir toutes les épaves d’un désastre où sa responsabilité se trouve engagée. Mais elle ne peut y réussir qu’en renonçant à une entreprise contre nature, qui ne mène pas au but visé par ses auteurs et qui, même, se retourne contre eux. Russifiée violemment, la Pologne n’est pas seulement un traquenard militaire, et, au point de vue politique, un conservatoire de formules surannées ; c’est encore et surtout une école de vice, où la Russie moderne a perpétué, développé et en partie contracté par auto-infection les tares les plus fâcheuses de sa vie publique et de sa vie privée. On ne colonise pas impunément en un si proche voisinage ; installé aux portes de Paris, un Dahomey donnerait sans doute des résultats déplaisants. Une école, la Pologne de Copernic pouvait et devait l’être pour la Russie, sous plus d’un rapport ; mais, en matière de culture intellectuelle et morale, il convenait, selon le vœu exprimé par la Douma, que les vainqueurs laissassent les vaincus à leur développement propre, et il n’est que temps de revenir à des errements plus raisonnes. La Pologne a été déjà autonome sous la domination russe ; ses mandataires nouveaux se sont prononcés pour qu’elle le fût encore ; elle le sera, ou elle demeurera ce qu’elle est : la malédiction de la Russie.


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Assurément, l’application de l’autonomie comporte de nombreuses difficultés. Les précédents historiques en constituent une. Plus large en 1815, avec la Pologne constitutionnelle d’Alexandre Ier, plus étroite avec le régime inauguré en 1861 par le marquis Wielopolski, l’expérience de l’autonomie a deux fois déjà abouti à un échec. Mais depuis un siècle, les Polonais n’ont pas laissé d’apprendre quelque chose et d’oublier davantage. Ils viennent de le prouver ; l’histoire du règne de Nicolas II est une autre expérience plus significative. En 1815, Alexandre Ier a trouvé à Varsovie un accueil des plus froids. De 1861 à 1863, Wielopolski n’a pas cessé d’y être hué. Il y a quelques années, Nicolas II, auteur du manifeste du 30 octobre, visitant la capitale polonaise et une rumeur, hélas ! mensongère, annonçant quelques concessions libérales, toute la ville fut aux pieds du Tsar, dans un transport d’allégresse et de gratitude ; pendant vingt-quatre heures, toute la Pologne fut acquise au parti de l’entente !

Suspendu l’une et l’autre fois, dès le premier accroc, l’essai du régime autonome n’a jamais d’ailleurs été complet jusqu’ici ni véritablement sérieux. On ne saurait traiter un peuple, en pareille matière, comme nous faisons d’un enfant en lui retirant le jouet, dont il aura manqué de reconnaître, du premier coup, l’emploi ou le charme. L’histoire ne connaît guère d’exemple d’un régime nouveau, si bienfaisant fût-il, qui se soit imposé d’emblée, sans résistance et sans secousse ; quand le bénéficiaire est un peuple portant en lui un idéal, auquel son cœur demeure attaché, alors même que la raison lui en commande le sacrifice, quelques révoltes sont inévitables. Les vaincre est légitime ; s’en prévaloir pour interrompre un essai de conciliation et de pacification est absurde.

Dans les tentatives précédentes, le gouvernement russe s’était d’avance enlevé toute chance de succès, en se bornant à une action extérieure. Pour imposer sa loi au peuple élu, bien qu’il parlât du haut du mont Sinaï, Iahvé lui-même n’a pas dédaigné le concours de Moïse, et, plus près de nous, une expérience rivale a, même en territoire polonais, affirmé la valeur et fourni la formule d’une méthode plus rationnelle. Avant de devenir, grâce au régime autonomique, une sorte d’Eldorado polonais, la Galicie autrichienne demeurait, elle aussi, un foyer d’insurrection. L’installation de ce régime n’a pas été opérée sans encombre, et les premiers ouvriers de l’œuvre, les Ziemialkowski et les Goluchowski, ont partagé les disgrâces populaires du marquis Wielopolski. Ils en ont triomphé, parce que, soutenus dans leur tâche par un gouvernement fidèle à la méthode adoptée, ils ont pu s’appuyer sur un parti national, numériquement très faible, mais fortement constitué : dans les provinces polonaises de sa domination, le gouvernement russe pourrait trouver sans peine les éléments d’une coopération analogue.

Plus embarrassante apparaît, en Russie comme en Pologne, l’entente sur un programme défini. L’autonomie est un mot compréhensif et par là même dépourvu de toute précision. Il s’applique à une variété presque infinie de types, et l’empire austro-hongrois en offre, à lui seul, un assortiment extrêmement diversifié. À défaut de toute définition émanant des milieux autorisés, les controverses dans la presse n’ont guère abouti, jusqu’à la réunion de la Douma, qu’à des dissonances ; l’accord sur le principe lui-même a paru menacé. Tandis qu’à Varsovie une exaltation croissante ramenait les esprits au rêve d’une diète souveraine et d’une armée indépendante, à Saint-Pétersbourg et à Moscou, le souci de l’intégrité de l’empire inclinait les libéraux eux-mêmes à un recul vers la menue monnaie de franchises communales. Avec le parti national-démocratique, dont elle émane, la députation polonaise de la Douma semble acquise aux exigences extrêmes. Rien par contre ne laisse prévoir que la majorité de cette assemblée soit disposée à les accueillir. Dans la rédaction proposée par M. Milioukow, le programme des cadets renvoyait même le problème des nationalités à une session ultérieure.

On doit espérer que le contact dans le nouveau milieu parlementaire réduira ce conflit d’idées et permettra de dégager une formule équitable et rationnelle. Selon les apparences, celle-ci doit être cherchée dans les alentours du régime galicien, et plutôt en deçà qu’au delà. Réduite à un embryon de self-government, la réforme ne répondrait pas à son but ; développée jusqu’à une organisation législative et militaire distincte, elle s’éloignerait du principe de l’unité politique, base du compromis. La Russie ne semble pas mûre encore pour un régime fédératif, et, alors qu’elle a tant de peine à ébaucher son premier essai de parlementarisme, l’heure serait mal choisie pour introduire, dans un appareil déjà compliqué, l’enchevêtrement supplémentaire de diètes locales. Dans l’ensemble, l’esprit russe parait d’ailleurs y répugner absolument. On peut, au contraire, supposer sans témérité qu’il s’accommoderait d’un minimum de concessions, dont les réalistes de Varsovie ont, en dernier lieu, précisé le sens, en les réduisant à l’autonomie administrative, judiciaire et scolaire.

Ce parti n’a pas eu la majorité dans les dix gouvernements du royaume de Pologne et il n’est représenté à la Douma que par dix députés, élus dans les autres provinces polonaises. Mais l’exemple de la Galicie et celui plus topique encore que fournit le séjour de Nicolas II à Varsovie, évoqué plus haut, sont pour démentir les conjectures pessimistes qui pourraient être tirées de ce fait. Sur le fond de la question, le parti des réalistes a vaincu déjà. C’est celui des sages, et on doit espérer encore qu’après les entraînements excusables d’un patriotisme trop longtemps comprimé, la sagesse aura son tour.

L’esprit public en Pologne attribue une importance peut-être exagérée, à une clause des « revendications nationales » visant l’emploi exclusif de la langue polonaise dans les écoles, les prétoires et les bureaux. C’est affaire de sentiment plutôt que d’intérêt sagement compris. Comme les chemins de fer, les postes et les télégraphes dont le maintien dans les mains du gouvernement central était inévitable, la langue est un moyen de communication, indispensable dans cette association d’intérêts que l’union politique comporte. Elle n’est pas, elle n’a jamais été nulle part un instrument de dénationalisation. Les écoles allemandes du duché de Posen ont fourni à la Pologne le seul exemplaire de paysan patriote, ou peut s’en faut, dont, jusqu’à hier, elle pût s’enorgueillir, et, au moment où, voici soixante ans, la Bohême a revendiqué, avec le succès que l’on sait, l’intégrité de son patrimoine national, les paysans seuls y parlaient le tchèque. Même en politique, toutefois, on doit compter avec le sentiment, et les Russes feront preuve de sagesse, en adoptant, sur ce point, un moyen terme, propre à ménager des susceptibilités compréhensibles.

Mais, pour les uns comme pour les autres, le point essentiel est celui du personnel administratif, scolaire et judiciaire, et ici l’abandon des méthodes de russification paraît s’imposer de façon absolue, dans l’intérêt commun, Plus de tchinovniks, rebut des chancelleries pétersbourgeoises, jouant au satrape dans le moindre village polonais ! Plus de magistrats improvisés, ignorant presque toujours la législation locale et laissant fréquemment derrière eux, à Saint-Pétersbourg ou à Moscou, un casier judiciaire désagréablement chargé ! Plus de maîtres d’école plus habiles et mieux appliqués à extorquer des pots de vin qu’à enseigner les finesses de la grammaire russe ! Outre la nécessité de soustraire tout un peuple à une tyrannie intolérable et de lui ouvrir, sur place, l’accès des carrières qu’il doit actuellement chercher loin de son foyer, au prix d’indicibles souffrances, c’est une question d’hygiène commune. Si on veut faire de la Pologne autre chose qu’un foyer contagieux de misères morales et de colères exaspérées, il faut commencer par la rendre aux Polonais.

Dans quelles limites ? Pologne, provinces polonaises : ce sont encore des termes d’un vague inquiétant. Les frontières des dix gouvernements faisant partie de ce « Royaume de Pologne », que le traité de Vienne a introduit dans l’histoire, ont un tracé artificiel, et elles ne sauraient être regardées comme contenant, même sous la domination russe, tous les éléments d’une reconstitution nationale. Un siècle de durée leur a donné cependant une certaine consistance et développé dans leur cadre les éléments, tout au moins, d’une communauté historique. Il est donc prudent de tenir compte de cet état de fait, en ménageant la part des intérêts congénères, en dehors de cette région, au moyen d’autres modalités du régime libérateur et pacificateur. En prenant le parti de constituer, à la Douma, deux groupes distincts, nullement exclusifs d’ailleurs d’une solidarité affirmée par l’accord même qui a présidé à leur décision, les députés du Royaume de Pologne et ceux des autres provinces polonaises ont eux-mêmes adhéré à cet expédient.


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On doit se borner ici à ces indications sommaires. Le minimum des concessions indispensables, auquel les réalistes se sont arrêtés, n’est lui-même pas irréductible. S’en écarter sensiblement serait cependant, de part et d’autre, également téméraire, comme s’y résoudre serait faire œuvre de haute raison. Si, abdiquant des préjugés invétérés, les Russes consentent à accorder à peu près autant, et si, pour faire agréer cette libéralité, ils s’adressent au concours des Polonais fermement résolus à ne pas demander davantage et même à se contenter d’un peu moins, — on a chance d’en trouver même parmi les députés de la Douma — ce n’est pas seulement le problème polonais qui aura été rapproché d’une solution satisfaisante.

En dépit des obstacles opposés à leur libre développement, les provinces polonaises ont devancé leurs voisines dans une évolution, où la plupart des grands problèmes politiques et sociaux se sont acheminés vers un règlement pacifique. Si l’expansion de la vie industrielle a déterminé, aux environs de Varsovie, une crise aiguë de socialisme militant, ce danger a trouvé sa contre-partie et sa compensation dans la constitution d’une bourgeoisie puissante, éclairée et nettement conservatrice. La question agraire n’existe pas dans ces parages : elle a obtenu déjà sa solution grâce à la masse constamment accrue des paysans propriétaires, qui augmentent sans cesse leur prise sur le sol et leur bien-être, par l’effet seul de leur travail. Comme l’empire austro-hongrois à Cracovie, et mieux encore, l’empire des Tsars, irrémédiablement engagé désormais dans les réformes libérales, peut se flatter d’obtenir à Varsovie un point d’appui solide et une sauvegarde contre les hardiesses révolutionnaires.

Un mot reste à dire de l’écueil extérieur que les Polonais redoutent pour cette œuvre. Si justifiées qu’elles soient par les précédents, leurs appréhensions, sur ce point, semblent exagérées. Il n’y a là encore qu’un problème à résoudre, et qui peut trouver une solution facile dans la liquidation nécessaire d’un passé révolu. Assurément, depuis plus de cent ans, les relations entre la Russie et l’Allemagne ont affecté, dans ce domaine, un caractère de complicité, funeste aux intérêts en cause. Rien qu’à observer superficiellement cette intimité, maintenue en dépit d’un antagonisme toujours plus accentué de races, d’orientation politique et d’intérêts, on y devinait la présence d’un cadavre. Après l’avoir enterré à frais communs, il convenait de le piétiner encore, et toujours. Et, au lendemain de phases de libéralisme éphémères, on s’y ingéniait des deux côtés. On s’y encourageait à travers la frontière : « Tapez sur vos Polonais ; vous voyez comme je tape sur les miens ! » Et on se dénonçait de part et d’autre tout mouvement suspect : « Le mort a encore bougé ! » Comme d’aventure c’est à Varsovie que les symptômes de vie latente s’accusaient le plus et que les événements s’arrangeaient pour imposer à Saint-Pétersbourg cette impression, on offrait de Berlin, pour conjurer le péril, un concours intéressé, dont, cependant, on réclamait le prix : c’est l’histoire d’une série de conventions militaires, dont la dernière passe pour très récente, et qui, après avoir valu à l’Allemagne la neutralité bienveillante de la Russie en 1864 et en 1870, lui promettait encore d’autres aubaines.

C’est aussi la contre-partie ancienne et toujours actuelle de l’alliance franco-russe, avec des desseins obscurs, qui sont faits pour en fausser irrémédiablement le sens naturel ou en annuler la portée.

Il faut cesser ce jeu aussi cruel que perfide ; il suffirait d’un acte de loyauté, de courage et de sagesse, dont la majorité de la Douma a paru disposée à prendre l’initiative et qui ne serait d’ailleurs que la constatation d’un fait de notoriété publique : à savoir que le mort est vivant. Adieu le cadavre, adieu la complicité ! L’Allemagne trouverait à redire, assurément. Comment ne souffrirait-elle pas, cependant, dans la Pologne russe, ce dont elle s’accommode depuis quarante ans en amont, dans la Pologne autrichienne ? De Berlin à Varsovie ou à Cracovie, la distance géographique est sensiblement égale, et la distance politique certainement moins grande, dans le second cas. D’ailleurs, pour toutes les questions qu’ils ont à débattre dans ce domaine, les copartageants de 1771-1795 ne sont plus en tête à tête. Le Dreikaiserbund a vécu et les nouvelles combinaisons politiques qui lui ont succédé ne tendent pas, selon les apparences, à le faire revivre.


K. Waliszewski
  1. Le Président actuel de la Douma.
  2. Député polonais à la Douma, du gouvernement de Minsk.
  3. Louis Straszewicz dans le Sleuv de Varsovie, 14 février 1906.