Ruy Blas/Acte 5

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Société Belge de librairie (p. 187-208).


ACTE CINQUIÈME.



LE TIGRE ET LE LION.


PERSONNAGES

RUY BLAS.

DON SALLUSTE DE BAZAN.

LA REINE.


Même chambre. C’est la nuit. Une lampe est posée sur la table.
Au lever du rideau Ruy Blas est seul. Une sorte de longue robe noire cache ses vêtements.


Scène PREMIÈRE.


Ruy Blas, seul.

C’est fini. Rêve éteint ! Visions disparues !
Jusqu’au soir au hasard j’ai marché dans les rues.
J’espère en ce moment. Je suis calme. La nuit,
On pense mieux. La tête est moins pleine de bruit.
Rien de trop effrayant sur ces murailles noires ;
Les meubles sont rangés, les clefs sont aux armoires.
Les muets sont là-haut qui dorment. La maison
Est vraiment bien tranquille. Oh ! oui, pas de raison
D’alarme. Tout va bien. Mon page est très-fidèle.
Don Guritan est sûr alors qu’il s’agit d’elle.
Ô mon dieu ! n’est-ce pas que je puis vous bénir,
Que vous avez laissé l’avis lui parvenir,
Que vous m’avez aidé, vous Dieu bon, vous Dieu juste,
À protéger cet ange, à déjouer Salluste,
Qu’elle n’a rien à craindre, hélas ! rien à souffrir,
Et qu’elle est bien sauvée, — et que je puis mourir ?

Il tire de sa poitrine une petite fiole qu’il pose sur la table.

Oui, meurs maintenant, lâche ! et tombe dans l’abîme !
Meurs comme on doit mourir quand on expie un crime !
Meurs dans cette maison, vil, misérable et seul !

Il écarte sa robe noire, sous laquelle on entrevoit la livrée qu’il portait au premier acte.

— Meurs avec ta livrée enfin sous ton linceul !
— Dieu ! Si ce démon vient voir sa victime morte !

Il pousse un meuble de façon à barricader la porte secrète.

Qu’il n’entre pas du moins par cette horrible porte !

Il revient vers la table.

— Oh ! le page a trouvé Guritan, c’est certain,
Il n’était pas encor huit heures du matin.

Il fixe son regard sur la fiole.

— Pour moi, j’ai prononcé mon arrêt, et j’apprête
Mon supplice, et je vais moi-même sur ma tête
Faire choir du tombeau le couvercle pesant.
J’ai du moins le plaisir de penser qu’à présent
Personne n’y peut rien. Ma chute est sans remède !

S’asseyant sur le fauteuil.

Elle m’aimait pourtant ! — que Dieu me soit en aide !
Je n’ai pas de courage !

Il pleure.

Je n’ai pas de courage !Oh ! l’on aurait bien dû
Nous laisser en paix !

Il cache sa tête dans ses mains et pleure à sanglots.

Nous laisser en paix !Dieu !

Relevant la tête et comme égaré, regardant la fiole.

Nous laisser en paix ! Dieu !L’homme, qui m’a vendu
Ceci, me demandait quel jour du mois nous sommes.
Je ne sais pas. J’ai mal dans la tête. Les hommes
Sont méchants. Vous mourez, personne ne s’émeut.
Je souffre ! — Elle m’aimait ! — Et dire qu’on ne peut
Jamais rien ressaisir d’une chose passée !
Je ne la verrai plus ! — Sa main que j’ai pressée,
Sa bouche qui toucha mon front… — Ange adoré !
Pauvre ange ! — Il faut mourir, mourir désespéré !
Sa robe où tous les plis contenaient de la grâce,
Son pied qui fait trembler mon âme quand il passe,
Son œil où s’enivraient mes yeux irrésolus,
Son sourire, sa voix… — Je ne la verrai plus !
Je ne l’entendrai plus ! — Enfin c’est donc possible ?
Jamais !

Il avance avec angoisse sa main vers la fiole ; au moment où il la saisit convulsivement, la porte du fond s’ouvre. La reine paraît, vêtue de blanc, avec une mante de couleur sombre, dont le capuchon, rejeté sur ses épaules, laisse voir sa tête pâle. Elle tient une lanterne sourde à la main, elle la pose à terre, et marche rapidement vers Ruy Blas.



Scène DEUXIÈME.

RUY BLAS, LA REINE.
La Reine, entrant.

Jamais !Don César !

Ruy Blas, se retournant avec un mouvement d’épouvante, et fermant précipitamment la robe qui cache sa livrée.

Jamais !Don César !Dieu ! c’est elle ! — Au piége horrible
Elle est prise !

Haut.

Elle est prise !Madame !…

La Reine.

Elle est prise !Madame !…Eh bien ! quel cri d’effroi !
César…

Ruy Blas.

César…Qui vous a dit de venir ici ?

La Reine.

César… Qui vous a dit de venir ici ?Toi.

Ruy Blas.

Moi ? — Comment ?

La Reine.

Moi ? — Comment ?J’ai reçu de vous…

Ruy Blas, haletant.

Moi ? — Comment ? J’ai reçu de vous…Parlez donc vite !

La Reine.

Une lettre.

Ruy Blas.

Une lettre.De moi ?

La Reine.

Une lettre. De moi ?De votre main écrite.

Ruy Blas.

Mais c’est à se briser le front contre le mur !
Mais je n’ai pas écrit, pardieu ! j’en suis bien sûr !

La Reine, tirant de sa poitrine un billet qu’elle lui présente.

Lisez donc.

Ruy Blas prend la lettre avec emportement, se penche vers la lampe et lit.
Ruy Blas, lisant.

Lisez donc.« Un danger terrible est sur ma tête.
« Ma reine seule peut conjurer la tempête…

Il regarde la lettre avec stupeur, comme ne pouvant aller plus loin.
La Reine, continuant, et lui montrant du doigt la ligne qu’elle lit.

« En venant me trouver ce soir dans ma maison.
« Sinon, je suis perdu. »

Ruy Blas, d’une voix éteinte.

« Sinon, je suis perdu. »Ho ! quelle trahison !
Ce billet !

La Reine, continuant de lire.

Ce billet !« Par la porte au bas de l’avenue,
« Vous entrerez la nuit sans être reconnue.
« Quelqu’un de dévoué vous ouvrira. »

Ruy Blas, à part.

« Quelqu’un de dévoué vous ouvrira. »J’avais
Oublié ce billet.

À la reine, d’une voix terrible.

Oublié ce billet.Allez-vous-en !

La Reine.

Oublié ce billet.Allez-vous-en !Je vais
M’en aller, don César. Ô mon Dieu ! que vous êtes
Méchant ! qu’ai-je donc fait ?

Ruy Blas.

Méchant ! qu’ai-je donc fait ?Ô ciel ! Ce que vous faites ?
Vous vous perdez !

La Reine.

Vous vous perdez !Comment ?

Ruy Blas.

Vous vous perdez !Comment ?Je ne puis l’expliquer.
Fuyez vite.

La Reine.

Fuyez vite.J’ai même, et pour ne rien manquer,
Eu le soin d’envoyer ce matin une duègne…

Ruy Blas.

Dieu ! — mais, à chaque instant, comme d’un cœur qui saigne,
Je sens que votre vie à flots s’écoule et s’en va.
Partez !

La Reine, comme frappée d’une idée subite.

Partez !Le dévoûment que mon amour rêva

M’inspire. Vous touchez à quelque instant funeste.
Vous voulez m’écarter de vos dangers ! — Je reste.

Ruy Blas.

Ah ! Voilà, par exemple, une idée ! ô mon Dieu !
Rester à pareille heure et dans un pareil lieu !

La Reine.

La lettre est bien de vous. Ainsi…

Ruy Blas, levant les bras au ciel avec émotion.

La lettre est bien de vous. Ainsi…Bonté divine !

La Reine.

Vous voulez m’éloigner ?

Ruy Blas, lui prenant les mains.

Vous voulez m’éloigner ?Comprenez !

La Reine.

Vous voulez m’éloigner ?Comprenez !Je devine.
Dans le premier moment vous m’écrivez, et puis…

Ruy Blas.

Je ne t’ai pas écrit. Je suis un démon. Fuis !
Mais c’est toi, pauvre enfant, qui te prends dans un piége !
Mais c’est vrai ! mais l’enfer de tous côtés t’assiége !
Pour te persuader je ne trouve donc rien ?
Écoute, comprends donc, je t’aime, tu sais bien.
Pour sauver ton esprit de ce qu’il imagine,
Je voudrais arracher mon cœur de ma poitrine !
Oh ! je t’aime. Va-t’en !

La Reine.

Oh ! je t’aime. Va-t’en !Don César…

Ruy Blas.

« Quelqu’un de dévoué vous ouvrira. »Oh ! va-t’en !
— Mais j’y songe, on a dû t’ouvrir ?

La Reine.

— Mais, j’y songe, on a dû t’ouvrir ?Mais oui.

Ruy Blas.

— Mais, j’y songe, on a dû t’ouvrir ?Mais oui.Satan !
Qui ?

La Reine.

Qui ?Quelqu’un de masqué, caché par la muraille.

Ruy Blas.

Masqué ! Qu’a dit cet homme ? est-il de haute taille ?
Cet homme, quel est-il ? Mais parle donc ! j’attends !

Un homme en noir et masqué paraît à la porte du fond.
L’Homme masqué.

C’est moi !

Il ôte son masque. C’est don Salluste. La reine et Ruy Blas le reconnaissent avec terreur.



Scène TROISIÈME.

LES MÊMES, DON SALLUSTE.
Ruy Blas.

C’est moi !Grand Dieu ! — Fuyez, madame !

Don Salluste.

C’est moi ! Grand Dieu ! — Fuyez, madame !Il n’est plus temps !
Madame De Neubourg n’est plus reine d’Espagne.

La Reine, avec horreur.

Don Salluste !

Don Salluste, montrant.

Don Salluste !À jamais vous êtes la compagne
De cet homme.

La Reine.

De cet homme.Grand Dieu ! c’est un piége en effet !
Et don César…

Ruy Blas, désespéré.

Et don César…Madame, hélas ! qu’avez-vous fait ?

Don Salluste, s’avançant à pas lents vers la reine.

Je vous tiens. — Mais je vais parler, sans lui déplaire,
À votre majesté, car je suis sans colère.
Je vous trouve, — écoutez, ne faisons pas de bruit, —
Seule avec don César, dans sa chambre, à minuit.
Ce fait, — pour une reine, — étant public, — en somme

Suffit pour annuler le mariage à Rome.
Le saint-père en serait informé promptement.
Mais on supplée au fait par le consentement.
Tout peut rester secret.

Il tire de sa poche un parchemin qu’il déroule et qu’il présente à la reine.

Tout peut rester secret.Signez-moi cette lettre
Au seigneur notre roi. Je la ferai remettre
Par le grand écuyer au notaire mayor.
Ensuite, — une voiture, où j’ai mis beaucoup d’or,

Désignant le dehors.

Est là. — Partez tous deux sur-le-champ. Je vous aide.
Sans être inquiétés, vous pourrez par Tolède
Et par Alcantara gagner le Portugal.
Allez où vous voudrez, cela nous est égal.
Nous fermerons les yeux. — Obéissez. Je jure
Que seul en ce moment je connais l’aventure ;
Mais, si vous refusez, Madrid sait tout demain.
Ne nous emportons pas. Vous êtes dans ma main.

Montrant la table sur laquelle il y a une écritoire.

Voilà tout ce qu’il faut pour écrire, madame.

La Reine, atterrée, tombant sur le fauteuil.

Je suis en son pouvoir !

Don Salluste.

Je suis en son pouvoir !De vous je ne réclame
Que ce consentement pour le porter au roi.

Bas à Ruy Blas, qui écoute tout immobile et comme frappé de la foudre.

Laisse-moi faire, ami, je travaille pour toi !

À la reine.

Signez.

La Reine, tremblante, à part.

Signez.Que faire ?

Don Salluste, se penchant à son oreille et lui présentant une plume.

Signez. Que faire ?Allons ! qu’est-ce qu’une couronne ?
Vous gagnez le bonheur si vous perdez le trône.
Tous mes gens sont restés dehors. On ne sait rien
De ceci. Tout se passe entre nous trois.

Essayant de lui mettre la plume entre les doigts sans qu’elle la repousse ni la prenne.

De ceci. Tout se passe entre nous trois.Eh bien ?

La reine indécise et égarée, le regarde avec angoisse.

Si vous ne signez point, vous vous frappez vous-même.
Le scandale et le cloître !

La Reine, accablée.

Le scandale et le cloître !Ô Dieu !

Don Salluste, montrant Ruy Blas.

Le scandale et le cloître ! Ô Dieu !César vous aime.
Il est digne de vous. Il est, sur mon honneur,
De fort grande maison. Presqu’un prince. Un seigneur
Ayant donjon sur roche et fief dans la campagne.
Il est duc d’Olmedo, Bazan, et grand d’Espagne…

Il pousse sur le parchemin la main de la reine éperdue et tremblante, et qui semble prête à signer.
Ruy Blas, comme se réveillant tout à coup.

Je m’appelle Ruy Blas, et je suis un laquais !

Arrachant des mains de la reine la plume et le parchemin qu’il déchire.

Ne signez pas, madame ! — Enfin ! — Je suffoquais !

La Reine.

Que dit-il ? don César !

Ruy Blas, laissant tomber sa robe et se montrant vêtu de la livrée ; sans épée.

Que dit-il ? don César !Je dis que je me nomme
Ruy Blas, et que je suis le valet de cet homme !

Se retournant vers don Salluste.

Je dis que c’est assez de trahison ainsi,
Et que je ne veux pas de mon bonheur ! — Merci !
— Ah vous avez eu beau me parler à l’oreille ! —
Je dis qu’il est bien temps qu’enfin je me réveille,
Quoique tout garrotté dans vos complots hideux,
Et que je n’irai pas plus loin, et qu’à nous deux,
Monseigneur, nous faisons un assemblage infâme.
J’ai l’habit d’un laquais, et vous en avez l’âme !

Don Salluste, à la reine, froidement.

Cet homme est en effet mon valet.

À Ruy Blas avec autorité.

Cet homme est en effet mon valet.Plus un mot.

La Reine, laissant enfin échapper un cri de désespoir et se tordant les mains.

Juste ciel !

Don Salluste, poursuivant.

Juste ciel !Seulement il a parlé trop tôt.

Il croise les bras et se redresse, avec une voix tonnante.

Eh bien oui ! maintenant disons tout. Il n’importe !
Ma vengeance est assez complète de la sorte.

À la reine.

Qu’en pensez-vous ? Madrid va rire, sur ma foi !
Ah ! vous m’avez cassé ! je vous détrône, moi.
Ah ! vous m’avez banni ! je vous chasse, et m’en vante !
Ah ! vous m’avez pour femme offert votre suivante !

Il éclate de rire.

Moi, je vous ai donné mon laquais pour amant.
Vous pourrez l’épouser aussi ! certainement.
Le roi s’en va ! — Son cœur sera votre richesse !

Il rit.

Et vous l’aurez fait duc afin d’être duchesse !

Grinçant des dents.

Ah ! Vous m’avez brisé, flétri, mis sous vos pieds,
Et vous dormiez en paix, folle que vous étiez !

Pendant qu’il a parlé, Ruy Blas est allé à la porte du fond et en a poussé le verrou, puis il s’est approché de lui sans qu’il s’en soit aperçu, par derrière, à pas lents. Au moment où don Salluste achève, fixant des yeux pleins de haine et de triomphe sur la reine anéantie, Ruy Blas saisit l’épée du marquis par la poignée et la tire vivement.
Ruy Blas, terrible, l’épée de don Salluste à la main.

Je crois que vous venez d’insulter votre reine !

Don Salluste se précipite vers la porte. Ruy Blas la lui barre.

— Oh ! n’allez point par là, ce n’en est pas la peine,
J’ai poussé le verrou depuis longtemps déjà. —
Marquis, jusqu’à ce jour Satan te protégea,
Mais s’il veut t’arracher de mes mains, qu’il se montre !
— À mon tour ! — On écrase un serpent qu’on rencontre.
— Personne n’entrera, ni tes gens, ni l’enfer !
Je te tiens écumant sous mon talon de fer !
— Cet homme vous parlait insolemment, madame ?
Je vais vous expliquer. Cet homme n’a point d’âme,
C’est un monstre. En riant hier il m’étouffait.
Il m’a broyé le cœur à plaisir. Il m’a fait
Fermer une fenêtre, et j’étais au martyre !
Je priais ! je pleurais ! je ne peux pas vous dire.

Au marquis.

Vous contiez vos griefs dans ces derniers moments.
Je ne répondrai pas à vos raisonnements,
Et d’ailleurs — je n’ai pas compris. — Ah ! misérable !
Vous osez, — votre reine ! une femme adorable !
Vous osez l’outrager quand je suis là ! — Tenez,
Pour un homme d’esprit, vraiment, vous m’étonnez !
Et vous vous figurez que je vous verrai faire
Sans rien dire ! — Écoutez, quelle que soit sa sphère,
Monseigneur, lorsqu’un traître, un fourbe tortueux,
Commet de certains faits rares et monstrueux,
Noble ou manant, tout homme a droit, sur son passage,
De venir lui cracher sa sentence au visage,
Et de prendre une épée, une hache, un couteau !… —
Pardieu ! j’étais laquais ! quand je serais bourreau ?

La Reine.

Vous n’allez pas frapper cet homme ?

Ruy Blas.

Vous n’allez pas frapper cet homme ? Je me blâme
D’accomplir devant vous ma fonction, madame.
Mais il faut étouffer cette affaire en ce lieu.

Il pousse don Salluste vers le cabinet.

— C’est dit, monsieur ! allez là-dedans prier Dieu !

Don Salluste.

C’est un assassinat !

Ruy Blas.

C’est un assassinat !Crois-tu ?

Don Salluste, désarmé, et jetant un regard plein de rage autour de lui.

C’est un assassinat !Crois-tu ?Sur ces murailles
Rien ! pas d’arme !

À Ruy Blas.

Rien ! pas d’arme !Une épée au moins !

Ruy Blas.

Rien ! pas d’arme ! Une épée au moins !Marquis ! tu railles !
Maître ! est-ce que je suis un gentilhomme, moi ?
Un duel ! fi donc ! je suis un de tes gens à toi,
Valetaille de rouge et de galons vêtue,
Un maraud qu’on châtie et qu’on fouette, — et qui tue.
Oui, je vais te tuer, monseigneur, vois-tu bien ?
Comme un infâme ! comme un lâche ! comme un chien !

La Reine.

Grâce pour lui !

Ruy Blas, à la reine, saisissant le marquis.

Grâce pour lui !Madame, ici chacun se venge.
Le démon ne peut plus être sauvé par l’ange :

La Reine, à genoux.

Grâce !

Don Salluste, appelant.

Grâce !Au meurtre ! au secours !

Ruy Blas, levant l’épée.

Grâce !Au meurtre ! au secours !As-tu bientôt fini ?

Don Salluste, se jetant sur lui en criant.

Je meurs assassiné ! Démon !

Ruy Blas, le poussant dans le cabinet.

Je meurs assassiné ! Démon !Tu meurs puni !

Ils disparaissent dans le cabinet, dont la porte se referme sur eux.
La Reine

Ciel !

Un moment de silence. Rentre Ruy Blas, pâle, sans épée.



Scène QUATRIÈME.

LA REINE, RUY BLAS.
Ruy Blas fait quelques pas en chancelant vers la reine immobile et glacée, puis il tombe à deux genoux, l’œil fixé à terre, comme s’il n’osait lever les yeux jusqu’à elle.
Ruy Blas, d’une voix grave et basse.

Ciel !Maintenant, madame, il faut que je vous dise.
— Je n’approcherai pas. — Je parle avec franchise.
Je ne suis point coupable autant que vous croyez.
Je sens, ma trahison, comme vous la voyez,
Doit vous paraître horrible… Oh ! ce n’est pas facile
À raconter. Pourtant je n’ai pas l’âme vile.
Je suis honnête au fond. — Cet amour m’a perdu. —
Je ne me défends pas, je sais bien, j’aurais dû
Trouver quelque moyen. La faute est consommée !
— C’est égal, voyez-vous, je vous ai bien aimée.

La Reine.

Monsieur…

Ruy Blas, toujours à genoux.

Monsieur…N’ayez pas peur, je n’approcherai point.
À votre majesté je vais de point en point
Tout dire. Oh ! croyez-moi, je n’ai pas l’âme vile ! —
Aujourd’hui tout le jour j’ai couru par la ville
Comme un fou. Bien souvent même on m’a regardé.
Auprès de l’hôpital que vous avez fondé,
J’ai senti vaguement, à travers mon délire,
Une femme du peuple essuyer sans rien dire

Les gouttes de sueur qui tombaient de mon front.
Ayez pitié de moi, mon Dieu ! mon cœur se rompt !

La Reine.

Que voulez-vous ?

Ruy Blas, joignant les mains.

Que voulez-vous ?Que vous me pardonniez, madame !

La Reine.

Jamais.

Ruy Blas.

Jamais.Jamais !

Il se lève et marche lentement vers la table.

Jamais. Jamais !Bien sûr ?

La Reine.

Jamais. Jamais !Bien sûr ?Non, jamais !

Ruy Blas.
Il prend la fiole posée sur la table, la porte à ses lèvres et la vide d’un trait.

Jamais. Jamais !Bien sûr ?Non, jamais !Triste flamme,
Éteins-toi !

La Reine, se levant et courant à lui.

Éteins-toi !Que fait-il ?

Ruy Blas, posant la fiole.

Éteins-toi !Que fait-il ?Rien. Mes maux sont finis.
Rien. Vous me maudissez, et moi je vous bénis.
Voilà tout.

La Reine, éperdue.

Voilà tout.Don César !

Ruy Blas.

Voilà tout.Don César ! Quand je pense, pauvre ange,
Que vous m’avez aimé !

La Reine.

Que vous m’avez aimé !Quel est ce philtre étrange ?
Qu’avez-vous fait ? Dis-moi ! réponds-moi ! parle-moi !
César ! je te pardonne et t’aime et je te croi !

Ruy Blas.

Je m’appelle Ruy Blas.

La Reine, l’entourant de ses bras.

Je m’appelle Ruy Blas.Ruy Blas, je vous pardonne !
Mais qu’avez-vous fait là ? Parle, je te l’ordonne !
Ce n’est pas du poison, cette affreuse liqueur ?
Dis ?

Ruy Blas.

Dis ?Si ! c’est du poison. Mais j’ai la joie au cœur.

Tenant la reine embrassée et levant les yeux au ciel.

Permettez, ô mon Dieu ! justice souveraine !
Que ce pauvre laquais bénisse cette reine,
Car elle a consolé mon cœur crucifié,
Vivant par son amour, mourant, par sa pitié !

La Reine.

Du poison ! Dieu ! c’est moi qui l’ai tué ! Je t’aime !
Si j’avais pardonné ?…

Ruy Blas, défaillant.

Si j’avais pardonné ?…J’aurais agi de même.

Sa voix s’éteint. La reine le soutient dans ses bras.

Je ne pouvais plus vivre. Adieu !

Montrant la porte.

Je ne pouvais plus vivre. Adieu !Fuyez d’ici !
— Tout restera secret. — Je meurs.

Il tombe.
La Reine, se jetant sur son corps.

Tout restera secret. — Je meurs.Ruy Blas !

Ruy Blas, qui allait mourir, se réveille à son nom prononcé par la reine.

Tout restera secret. — Je meurs. Ruy Blas !Merci !


FIN.