Résurrection (Tolstoï, tr. Wyzewa.)/2/09

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Résurrection. 2e partie
Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 408-424).

CHAPITRE IX


I


Le convoi des déportés devait partir de la gare le lendemain à trois heures. Nekhludov se promit de se trouver devant la porte de la prison dès midi, pour le voir sortir, et pour l’accompagner jusqu’au chemin de fer.

En rangeant ses papiers, avant de se coucher, il mit la main sur son journal, et ne put s’empêcher d’en relire les dernières phrases. Au moment de son départ pour Pétersbourg, il avait écrit : « Katucha ne veut pas de mon sacrifice, mais s’obstine dans le sien. Elle m’enchante par ce changement intérieur qui me paraît — j’ai peur de trop le croire — s’accomplir en elle. J’ai peur de le croire, mais j’ai l’impression qu’elle ressuscite. » Au-dessous, la fois suivante, Nekhludov avait écrit : « J’ai eu aujourd’hui à supporter un grand coup ; j’ai appris que Katucha s’était mal conduite à l’infirmerie. Et sur-le-champ j’ai ressenti une souffrance terrible ; jamais je n’aurais pensé que la chose dût me faire tant souffrir. J’ai traité la malheureuse avec haine et dégoût, et puis je me suis rappelé combien de fois moi-même avais commis, fût-ce en pensée, le péché pour lequel je la haïssais ; et dès cet instant je me suis haï moi-même, et je l’ai plainte, et j’ai éprouvé une impression de bien-être. » Nekhludov prit sa plume et ajouta, à la date du jour : « J’ai vu Katucha ce matin, et de nouveau, par égoïsme, j’ai été dur et méchant pour elle. Pour Natacha aussi j’ai été méchant et j’ai parlé à son mari comme en aucun cas je n’aurais dû lui parler. De tout cela me reste un grand poids sur le cœur. Mais que faire ? Demain commence pour moi une vie nouvelle. Adieu, mon ancienne vie, et pour toujours ! »

À son réveil, le lendemain matin, son premier sentiment fut un vif repentir de sa conduite à l’égard de son beau-frère. « Impossible de laisser les choses dans cet état ! — se dit-il ; — je vais retourner chez lui, et lui faire mes excuses. »

Mais il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il n’en aurait pas le temps, s’il voulait assister à la sortie du convoi. Ayant achevé, en grande hâte, d’emballer ses effets, et les ayant fait porter à la gare par le garçon de l’hôtel, il sauta dans un fiacre pour se rendre à la prison.

On était au plus fort des chaleurs de juillet. Les pavés, les pierres des maisons, le fer des toits, n’ayant pu se refroidir pendant la nuit brûlante, mêlaient leur rayonnement à l’éclat du soleil, et achevaient de rendre l’air presque irrespirable. Aucun souffle de vent, sauf par instants de soudaines bouffées qui lançaient dans les yeux des nuages de poussière. La plupart des rues étaient désertes ; çà et là de rares passants rasaient les murs, en quête d’un peu d’ombre. Dans une rue, cependant, Nekhludov vit un groupe d’ouvriers paveurs assis en plein soleil, au milieu de la chaussée, et travaillant à enfoncer des pavés dans le sable chaud.

Quand Nekhludov arriva devant la prison, il en trouva la porte encore fermée. À l’intérieur, depuis quatre heures du matin, on s’occupait de compter et de passer en revue les déportés qui allaient partir. Il y avait là 623 hommes et 64 femmes qui se tenaient debout, rangés deux par deux, et non pas à l’ombre, mais en plein soleil. Devant la porte, comme toujours, un factionnaire, l’arme au bras. Sur la petite place, Nekhludov vit une vingtaine de chariots, destinés à porter les effets des détenus, comme aussi à conduire à la gare les quelques détenus infirmes ou malades. Il vit encore, dans un coin un groupe de pauvres gens, des parents et des amis, attendant la sortie des déportés pour les revoir une dernière fois, et, si possible, leur donner des vivres ou de l’argent.

Nekhludov se joignit à ce groupe et resta devant la porte pendant près d’une heure. Enfin il entendit, à l’intérieur de la prison, des bruits de chaînes, des ordres donnés à voix haute, des toussaillements, et le murmure confus d’une foule piétinant sur place. Cela dura cinq minutes, pendant lesquelles sans cesse des gardiens se montraient sur la porte et rentraient de nouveau.

Puis, soudain, les deux battants de la porte s’ouvrirent, le bruit des chaînes devint plus fort, et un détachement de soldats, vêtus de sarraux blancs, vint former un large demi-cercle des deux côtés de la place. Puis, sur un nouvel ordre, deux par deux, commencèrent à sortir les déportés. D’abord, ce furent les condamnés aux travaux forcés, tous uniformément vêtus de blouses grises, coiffés de bonnets plats sur leurs têtes rasées, chacun avec un sac sur le dos : ils traînaient leurs jambes chargées de fers et, de leur seule main libre, tenaient l’extrémité du sac qui pendait sur leur dos. Ils sortirent en agitant le bras, d’un pas ferme et décidé, comme s’ils s’entraînaient pour une longue marche ; mais, après avoir fait une dizaine de pas, ils s’arrêtèrent et doublèrent leurs rangs. À leur suite venaient d’autres hommes vêtus de blouses pareilles et également rasés, mais n’ayant pas de fers aux pieds, et retenus par une chaîne qui reliait leurs menottes. C’étaient les condamnés à la déportation. Puis, dans le même ordre, venaient les femmes : d’abord les condamnées aux travaux forcés, en blouses grises avec des fichus sur la tête ; en second lieu, les déportées ; et enfin les femmes qui partaient de leur plein gré, pour suivre leurs maris, — celles-là vêtues de leurs robes de paysannes. Plusieurs des femmes portaient des enfants sur leurs bras.

D’autres enfants marchaient à pied, disséminés entre les rangs, comme de jeunes poulains dans un troupeau de chevaux. Les hommes s’avançaient en silence, échangeant à peine une parole de loin en loin. Des rangs des femmes, au contraire, s’élevait un bruit de voix ininterrompu.

Nekhludov crut bien reconnaître la Maslova, au moment où elle sortait : mais il ne tarda pas à la perdre de vue de nouveau ; il ne vit rien qu’une masse confuse de créatures vêtues de gris, toutes pareilles, toutes également privées d’apparence humaine.

On avait déjà compté les déportés dans la cour de la prison ; mais on les compta une seconde fois à mesure qu’ils sortaient et doublaient leurs rangs. Quand le recensement fut achevé, l’officier qui dirigeait le convoi cria un ordre : et un certain tumulte se produisit dans la foule. Les malades, hommes et femmes, sortirent des rangs et se précipitèrent vers les chariots, ou ils s’installèrent à côté de leurs sacs. Nekhludov aperçut, dans ces chariots, pêle-mêle, des mères allaitant leurs enfants, des petits garçons et des petites filles, et quelques détenus malades, à la mine hargneuse et sombre.

Quelques autres détenus vinrent, tête nue, demander à l’officier du convoi la permission de monter dans les chariots. L’officier fit mine d’abord de ne pas entendre ; se détournant, il s’occupait de rouler une cigarette ; mais soudain Nekhludov le vit se retourner, la main levée, vers un des détenus qui s’approchaient de lui.

— Je t’en donnerai, moi, des voitures ! Tu feras la route à pied ! — cria l’officier.

Seul, un long vieillard tout tremblant, un forçat, fut admis à faire la route en voiture. Il ôta son bonnet, fit le signe de la croix, déposa son sac sur l’un des chariots, et longtemps il essaya vainement d’y grimper lui-même, ne parvenant pas à lever assez haut ses maigres jambes chargées de fers, jusqu’à ce qu’enfin une vieille femme, du chariot, l’aida à monter en lui prenant les bras.

Quand tous les chariots furent remplis, l’officier se découvrit, essuya avec son mouchoir son front, son crâne chauve et son gros cou rouge, et fit le signe de la croix.

— En avant ! marche ! — commanda-t-il.

Les soldats mirent le fusil sur l’épaule ; les détenus, ôtant leurs bonnets, se signèrent ; un cri s’éleva des rangs des femmes ; et le cortège, entouré de soldats en sarraux blancs, s’ébranla, soulevant la poussière à chaque mouvement des jambes enchaînées. En tête, derrière les soldats, s’avançaient les condamnés aux travaux forcés, puis venaient les déportés, puis les femmes. Et derrière le cortège des piétons, rangés quatre à quatre, se traînaient lentement les chariots, sur l’un desquels Nekhludov vit assise une femme tout emmitouflée, qui, sans arrêt, hurlait et sanglotait.


II


Le cortège était si long que, quand les chariots se mirent en mouvement, les premiers rangs avaient déjà tourné le coin de la rue. Après avoir attendu quelques instants encore, Nekhludov remonta dans sa voiture et ordonna au cocher d’avancer lentement, de façon à pouvoir retrouver la Maslova et lui demander si elle avait reçu les effets qu’il lui avait envoyés. La chaleur s’était encore accrue. Les déportés marchaient d’un pas très rapide, soulevant un nuage de poussière qui planait autour d’eux. En arrivant en face des rangs des femmes, Nekhludov reconnut tout de suite la Maslova. Elle se trouvait dans la seconde rangée, en compagnie de la Beauté, de Fédosia et d’une femme enceinte qui semblait avancer avec beaucoup de peine. La Maslova, elle, s’avançait d’un pas alerte, portant son sac sur son dos, et regardant droit devant elle, d’un air à la fois calme et résolu. Nekhludov descendit du fiacre et s’approcha d’elle, pour lui parler ; mais un sous-officier, qui marchait de ce côté du convoi, accourut vers lui :

— Défense de s’approcher des prisonniers ! — cria-t-il.

Puis, en reconnaissant Nekhludov, que tout le monde connaissait dans la prison, le sous-officier porta la main à son képi, et, d’un ton plus respectueux :

— Vraiment, Excellence, cela nous est défendu de la façon la plus formelle. À la gare, vous pourrez leur parler, mais ici c’est impossible !

Nekhludov s’écarta, et, après avoir ordonné au cocher de le suivre, se mit à marcher sur le trottoir en vue du convoi. Partout, sur son passage, celui-ci était l’objet d’une attention mêlée de crainte et de sympathie. Des voitures, les têtes se penchaient pour considérer curieusement les déportés. Les passants s’arrêtaient, et regardaient de tous leurs yeux l’effrayant spectacle. Quelques-uns s’approchaient et donnaient des aumônes, que recevaient les gardiens du convoi. D’autres, comme hypnotisés, suivaient les prisonniers aussi loin qu’ils pouvaient.


Nekhludov marchait du même pas rapide dont marchaient les détenus ; et, bien qu’il fût légèrement vêtu, sans cesse la chaleur lui devenait plus pénible. Enfin il n’y tint plus ; après un quart d’heure de marche, il rejoignit sa voiture, y monta et dit au cocher d’aller en avant. Mais, dans la voiture, la chaleur lui parut plus insupportable encore. Il s’efforça de penser à son entretien de la veille avec son beau-frère, mais ce souvenir, qui l’avait tant agité quelques heures auparavant, ne parvenait même plus à l’intéresser. Toute sa pensée restait sous le coup du terrible spectacle auquel il venait d’assister. Et, surtout, il étouffait de chaleur.

Sur une petite place, à l’ombre des arbres, il vit deux collégiens debout auprès d’un marchand de glaces ambulant : l’un d’eux, ayant déjà vidé son verre, léchait avidement la petite cuiller de corne ; l’autre épiait les mouvements du marchand, occupé à remplir de glace jaune le verre qu’il tenait en main.

— Savez-vous où l’on pourrait boire quelque chose, près d’ici ? — demanda Nekhludov au cocher, se sentant pris soudain d’une soif cruelle.

— À deux pas, il y a un café, un beau café ! — répondit le cocher ; et, tournant le coin d’une rue, il conduisit Nekhludov devant une maison ornée d’une grande enseigne.

Le patron du café, debout près du comptoir, en manches de chemise, et deux garçons vêtus de blouses sales, après avoir examiné avec curiosité ce client inconnu, lui offrirent leurs services. Nekhludov demanda de l’eau de seltz et s’assit dans le fond de la salle, devant une petite table recouverte d’une nappe graisseuse.

Deux hommes étaient assis à une table voisine, buvant du thé. L’un d’eux était brun et trapu, avec une nuque grasse et couverte de cheveux noirs qui ressemblait à celle d’Ignace Nicéphorovitch. Cette ressemblance fit de nouveau songer Nekhludov à son entretien de la veille et à son désir de revoir encore son beau-frère et sa sœur avant son départ. « Si j’y allais ? — se dit-il. — Mais non, je manquerais le train. Mieux vaut écrire une lettre ! » Il demanda une plume, de l’encre, et du papier, et, tout en buvant à petites gorgées l’eau fraîche et pétillante, il se mit à penser à ce qu’il allait écrire. Mais ses idées se brouillaient, sans qu’il pût arriver à trouver une phrase.

« Chère Natacha, je ne puis te quitter sous la pénible impression de mon entretien d’hier avec Ignace Nicéphorovitch… » — commença-t-il. Mais que dire ensuite ? Demander pardon pour ses paroles de la veille ? Mais ces paroles étaient l’expression de sa pensée, et son beau-frère serait capable de croire qu’il se rétractait. Et puis, vraiment, cette façon de se mêler de ses affaires ! Non, impossible d’écrire ! Et, sentant une fois de plus se raviver sa haine pour cet étranger, incapable de le comprendre, Nekhludov mit dans sa poche la lettre commencée, paya, et remonta dans le fiacre pour rejoindre le convoi.

La chaleur était si atroce que les pavés et les murs des maisons semblaient exhaler un souffle torride. En mettant la main sur le rebord verni de la voiture, Nekhludov ressentit une réelle impression de brûlure.

Le cheval se traînait d’un pas lourd sur le pavé poussiéreux ; le cocher somnolait ; et Nekhludov lui-même, assommé par la chaleur, regardait devant lui sans penser à rien. À un tournant de rue, en face d’une porte cochère, il aperçut soudain un groupe d’hommes debout, parmi lesquels se trouvait un des soldats du convoi, le fusil au bras. Il fit signe au cocher de s’arrêter.

— Qu’y a-t-il ? — demanda-t-il au portier de la maison.

— C’est un des prisonniers !

Nekhludov descendit de voiture et s’approcha du groupe. Sur les pierres inégales des pavés, tout contre le trottoir, gisait, la tête plus bas que les pieds, un détenu, un petit homme au visage rouge avec une barbe rousse. Étendu sur le dos, les paumes des mains grandes ouvertes, il soulevait par saccades sa large poitrine, soupirait, et semblait regarder le ciel de ses yeux immobiles, tout injectés de sang. Autour de lui se tenaient un sergent de ville à la mine soucieuse, un colporteur, un postillon, un commis de boutique, une vieille femme avec une ombrelle, et un petit garçon portant un panier vide.

— Ils les ont affaiblis en les tenant emprisonnés, et voilà qu’ils les font marcher en pleine chaleur ! — dit le commis, en se tournant vers Nekhludov.

— Il va mourir, bien sûr ! — disait la vieille femme, d’une voix plaintive.

— Vite, lui découvrir la poitrine ! — criait le postillon. De ses gros doigts tremblants, le sergent de ville se mit en devoir de dénouer le ruban qui fermait la chemise, de façon à découvrir le cou veineux et rouge du détenu. Il était évidemment ému et attristé, mais il n’en jugea pas moins indispensable de gourmander l’assistance.

— Allons, circulez ! Qu’est-ce que vous faites là ? Vous empêchez l’air de venir jusqu’ici !

— Le médecin est tenu de les passer tous en revue avant le départ de la prison, et les prisonniers malades doivent être mis en voiture ! Et voilà qu’ils l’ont forcé à faire la route à pied ! — poursuivait le commis, enchanté de pouvoir montrer sa connaissance du règlement.

Le sergent de ville, ayant achevé de découvrir la poitrine du détenu, se redressa et promena les yeux autour de lui.

— Allons, je vous dis, circulez ! Ce n’est pas votre affaire, vous n’y pouvez rien ! — dit-il, se tournant vers le soldat, comme s’il faisait appel à son approbation.

Mais le soldat restait à l’écart, considérant ses bottes, et paraissait tout à fait indifférent à l’émoi du sergent de ville.

— Ceux dont c’est l’affaire ne font pas leur devoir ! De laisser périr les gens, est-ce que c’est dans la loi ?

— Un détenu, oui, mais c’est toujours un homme ! — disaient des voix dans le groupe, sans cesse plus nombreux.

— Relevez-lui la tête et donnez-lui de l’eau ! — dit Nekhludov.

— J’ai déjà envoyé chercher de l’eau ! — répondit le sergent de ville.

Puis, soulevant le détenu par les bras, il parvint avec effort à lui mettre la tête sur le rebord du trottoir.

— Qu’est-ce que cela signifie ? — cria tout à coup une voix impérieuse et rude. Et l’on vit accourir, d’un air irrité, un officier de paix, vêtu d’un uniforme tout brillant, et chaussé de hautes bottes plus brillantes encore. — Qu’on circule, hein ! tout de suite ! — reprit-il en s’adressant à la foule, avant même de voir ce qui se passait.

Quand il aperçut, gisant sur les pierres, le malheureux détenu, il fit un signe de tête comme pour exprimer qu’il en avait vu bien d’autres, et, s’adressant au sergent de ville, il lui demanda comment l’accident était arrivé.

Le sergent de ville raconta que, au passage du convoi, ce détenu était tombé, et que l’officier avait donné l’ordre de le laisser là.

— Hé bien, voilà tout ! Il faut le porter au poste ! Qu’on aille chercher un fiacre !

— Tout de suite, dès que le portier sera revenu ! — dit le sergent de ville en portant la main à son képi.

Cependant le commis avait de nouveau commencé à parler de la chaleur…

— Est-ce ton affaire, à toi ? Passe ton chemin ! — déclara l’officier de paix, en jetant sur lui un regard si sévère que le commis se tut aussitôt.

— Il faut lui faire boire de l’eau ! — répéta Nekhludov.

Sur lui aussi l’officier de paix jeta un regard sévère ; mais, reconnaissant un homme bien mis, il n’osa rien dire. Lorsque le portier revint avec un seau d’eau, l’officier de paix ordonna au sergent de ville de faire boire le détenu. Le sergent de ville releva de nouveau la tête du malheureux et s’efforça de lui verser de l’eau dans la bouche ; mais le mourant refusa d’avaler l’eau, et celle-ci se répandit sur sa barbe, mouillant sa veste et sa chemise tout imprégnée de poussière.

— Verse-lui le seau sur la tête ! — ordonna l’officier de paix.

Le sergent de ville ôta au détenu son bonnet et renversa l’eau du seau sur son crâne chauve, entouré d’épais cheveux roux.

Les yeux du malheureux s’agrandirent, comme épouvantés, mais son corps demeura immobile. Le long de son visage l’eau coulait, mêlée de poussière ; mais sa bouche continuait à pousser de pénibles soupirs, et soudain un grand frisson le secoua des pieds à la tête.

— Voici justement un fiacre ! Qu’on l’y mette ! — cria l’officier de paix, en désignant la voiture de Nekhludov. — Allons, toi, hé ! approche !

— Je ne suis pas libre ! — répondit le cocher.

— C’est mon fiacre, — dit Nekhludov, — mais vous pouvez le prendre. Je paierai pour le tout ! — ajouta-t-il en s’adressant au cocher.

— Allons, ouf ! et plus vite que ça !

Le sergent de ville, le portier et le soldat soulevèrent le mourant, le portèrent dans le fiacre, et l’installèrent sur les coussins. Mais il était hors d’état de se tenir assis : sa tête se renversa en arrière et tout son corps roula sur la banquette.

— Qu’on l’étende ! — ordonna l’officier de paix.

— Soyez tranquille, Votre Noblesse, je le conduirai comme ça ! — déclara le sergent de ville. Il s’assit dans la voiture et empoigna sous les bras le détenu, que le soldat lui allongeait les jambes.

L’officier de paix aperçut, sur le pavé, le bonnet du détenu ; il le ramassa et en coiffa la tête mouillée, qui sans cesse retombait d’une épaule sur l’autre.

— Marche ! — commanda-t-il.

Le cocher fouette son cheval et, en compagnie du soldat, rebroussa chemin dans la direction du poste de police. Le sergent de ville, dans la voiture, essayait vainement de redresser la tête du détenu, qui retombait aussitôt sur l’une des épaules. Nekhludov, à pied, suivit la voiture.


III


Dès que la voiture se fut arrêtée devant la porte du poste de police, plusieurs sergents de ville l’entourèrent et empoignèrent par les bras et les jambes le détenu, qui était mort durant le trajet. Dix minutes après, quand Nekhludov arriva, on était en train de monter le cadavre à l’infirmerie.

Celle-ci était une petite pièce malpropre, meublée de quatre lits, sur deux desquels des malades se trouvaient couchés : un phtisique, et un homme qui avait la tête et le cou bandés. Sur l’un des deux autres lits on déposa le mort. Un petit homme, avec des yeux brillants, et des sourcils sans cesse en mouvement, d’un pas rapide s’approcha du lit, examina le mort, puis Nekhludov, et éclata de rire. C’était un fou, gardé là en attendant d’être transféré dans une maison de santé.

— Ils veulent me faire peur ! — dit-il. — Mais non, ils n’y parviendront pas !

Après un instant, Nekhludov vit entrer un officier de paix et un infirmier.

L’infirmier, s’approchant à son tour du lit, saisit la main jaune, encore tiède et molle, du mort, la souleva et la laissa retomber.

— Il a son compte ! — déclara-t-il avec un signe de tête ; ce qui ne l’empêcha pas, pour se conformer au règlement, de mettre à nu la poitrine, encore mouillée, du mort et d’y appliquer scrupuleusement son oreille. Tous se taisaient. L’infirmier se redressa, fit de nouveau un signe de tête et, l’une après l’autre, ramena les deux paupières sur les yeux bleus du mort, restés grands ouverts.

— Vous ne me faites pas peur, non, vous ne me faites pas peur ! — répétait pendant tout ce temps le fou, en crachant à terre.

— Eh bien ? — demanda l’officier de paix.

— Eh bien, il faut le conduire dans la salle des morts ! — déclara l’infirmier.

— Qu’on le descende à la salle des morts ! — ordonna l’officier. — Et toi, viens au bureau pour faire ton rapport ! — dit-il au soldat qui n’avait pas cessé de se tenir debout, près du dépôt confié à sa garde.

Quatre sergents de ville prirent le mort et le redescendirent au rez-de-chaussée. Nekhludov se préparait à les suivre, lorsque le fou l’arrêta.

— Vous n’êtes pas de connivence avec eux, n’est-ce pas ? Eh bien ! donnez-moi une cigarette !

Nekhludov lui donna une cigarette. Le fou, tout en remuant sans cesse les sourcils, se mit à lui raconter toutes les persécutions qu’on lui faisait subir.

— Ils sont tous contre moi, et, par l’intermédiaire de leurs médiums, ils me torturent jour et nuit !

— Excusez-moi ! — dit Nekhludov et, sans attendre la fin du récit, il sortit de la chambre, désirant voir ce que l’on faisait du mort.

Les sergents de ville avaient déjà traversé toute la cour et s’étaient arrêtés devant la porte d’une cave. Nekhludov voulut les rejoindre, mais l’officier de paix l’en empêcha.

— Que demandez-vous ?

— Rien, — répondit Nekhludov.

— Vous ne demandez rien ? Eh bien ! allez-vous-en !

Nekhludov rebroussa chemin et rejoignit son fiacre. Le cocher dormait sur le siège : Nekhludov le réveilla et lui dit d’aller à la gare.

Mais il n’avait pas fait cent pas quand il rencontra, accompagnée de nouveau par un soldat du convoi, une télègue sur laquelle était entendu un autre détenu, déjà mort. Le détenu gisait sur le dos : Nekhludov put l’examiner à loisir. Autant le premier mort avait une figure insignifiante, autant celui-ci était beau de corps et de visage. C’était un homme dans toute la fleur de ses forces. Sous son crâne, rasé par moitié, il avait un petit front énergique qui bombait au-dessus de la racine du nez. Ses lèvres, déjà bleues, souriaient à l’ombre d’une fine moustache, et, sur le côté rasé de sa tête, apparaissait une oreille d’un dessin très pur. L’expression du visage était à la fois calme, austère, et bonne. Et non seulement ce visage montrait quelles possibilités de vie morale avaient été perdues dans cet homme, mais les fines attaches de ses mains et de ses pieds enchaînés, l’harmonie générale et la vigueur des membres, tout cela montrait aussi quelle belle et forte et précieuse créature humaine il avait été. Et voilà qu’on l’avait tué, et non seulement personne ne le regrettait comme homme, mais personne ne regrettait même un aussi admirable instrument de travail, vainement perdu ! Car Nekhludov voyait bien, dans les yeux des sergents de ville qui l’accompagnaient, que l’unique sentiment provoqué en eux par cette mort était l’ennui de la fatigue et des tracas qu’elle allait leur valoir.

Il poussa un grand soupir, et poursuivit tristement son chemin vers la gare.


IV


Quand Nekhludov arriva à la gare, tous les prisonniers étaient déjà installés dans des wagons aux fenêtres grillées. Sur le quai se tenaient une vingtaine de personnes venues pour dire adieu à des parents ou à des amis ; elles attendaient qu’on leur permît de s’approcher des wagons.

Les gardiens du convoi couraient en tous sens, d’un air préoccupé. Dans le trajet à travers la ville, cinq prisonniers étaient morts de chaleur : trois avaient succombé en route, et les deux autres étaient morts dans la gare[1]. Mais ce qui préoccupait les gardiens du convoi, ce n’était pas que ces cinq hommes confiés à leurs soins fussent morts, tandis que la moindre précaution aurait suffi pour les maintenir en vie. De cela, ils ne s’inquiétaient point : ils s’inquiétaient d’avoir à remplir toutes les formalités exigées par les règlements en pareille circonstance, d’avoir à déposer ces morts entre les mains des autorités compétentes, d’avoir à mettre de côté les objets qui leur appartenaient, d’avoir à rayer leurs noms sur la liste des prisonniers conduits à Novgorod ; et tout cela leur causait de grands embarras, que l’écrasante chaleur rendait plus pénibles encore.

Ils couraient donc de droite et de gauche, l’air préoccupé, et ils avaient décidé de ne laisser personne s’approcher des wagons avant qu’ils eussent fini de tout mettre en règle. Nekhludov obtint cependant la permission de s’approcher : il l’obtint en donnant un rouble à l’un des sous-officiers du convoi, qui lui demanda seulement de ne pas rester trop longtemps, de façon à n’être pas vu par l’officier principal.

Le train était formé de dix-huit wagons, qui tous, à l’exception du wagon réservé aux officiers, étaient absolument bondés de prisonniers. En passant devant les fenêtres de ces wagons, Nekhludov entendit partout des bruits de chaînes, des querelles, des conversations mêlées de gros mots ; mais nulle part on ne parlait des compagnons tombés au cours du trajet. Les conversations et les querelles portaient surtout sur les sacs des prisonniers, sur le choix des places, sur la possibilité de trouver à boire.

Nekhludov eut la curiosité de jeter un coup d’œil à l’intérieur d’un des wagons. Il vit debout, dans le passage central, deux gardiens occupés à débarrasser les prisonniers de leurs menottes. À tour de rôle, les prisonniers tendaient leurs mains ; l’un des gardiens ouvrait, avec une clé, le cadenas qui retenait les menottes, l’autre ôtait les menottes et les emportait.

Après les wagons réservés aux hommes, Nekhludov arriva devant ceux où étaient enfermées les femmes. Dans le premier de ces wagons, il entendit une voix éraillée qui gémissait, sur un rythme monotone : « Oh ! petit père ! Oh ! petit père ! »

Le sous-officier avait dit que la Maslova devait se trouver dans le troisième wagon. À peine Nekhludov se fut-il approché de la fenêtre de ce wagon qu’il sentit venir à lui une épaisse odeur de transpiration qui l’obligea, un moment, à détourner la tête. Le wagon bourdonnait de voix criardes et perçantes. Sur tous les bancs, des femmes étaient assises, les cheveux à nu, les vestes déboutonnées, le visage rouge et inondé de sueur : elles bavardaient, vociféraient, avec force gestes. L’approche de Nekhludov eut vite fait, cependant, d’attirer leur attention. Celles qui étaient assises le plus près de la fenêtre se turent, brusquement, puis appelèrent la Maslova qui se trouvait placée de l’autre côté du wagon, ayant près d’elle la blonde et souriante Fédosia. Dès qu’elle eut aperçu Nekhludov, la Maslova se leva, replaça sur ses cheveux noirs le fichu qu’elle venait d’ôter, et, souriant de tout son visage rouge et animé, elle courut à la fenêtre, dont elle saisit dans ses mains les gros barreaux de fer.

— Voilà une chaleur ! — dit-elle d’un air tout joyeux.

— Avez-vous reçu les effets ?

— Oui, je vous remercie !

— Vous n’avez besoin de rien ? — demanda Nekhludov, à demi assommé par l’épouvantable chaleur qui venait du wagon.

— Non, merci, je n’ai besoin de rien !

— Demande donc si on ne pourrait pas avoir à boire ! — murmura timidement Fédosia.

— Ah ! oui, nous boirions volontiers ! — répéta la Maslova.

— Est-ce qu’on ne vous a pas donné d’eau ?

— Si, une cruche pleine, mais nous avons tout bu !

— J’en parlerai tout à l’heure au gardien, — dit Nekhludov. — Et maintenant nous ne nous reverrons plus qu’à Nijni-Novgorod !

— Est-ce que vous y allez aussi ? — s’écria la Maslova, feignant de n’en rien savoir. Et ses yeux se fixèrent sur Nekhludov avec une joie profonde.

— Oui, je vais partir par le train suivant !

La Maslova ne répondit rien ; elle soupira et baissa les yeux.

— Est-ce que c’est vrai, barine, que douze prisonniers sont morts en chemin ? — demanda une des détenues, une vieille paysanne aux traits accentués.

— Je n’ai pas entendu dire qu’il y en eût douze ; mais moi-même j’en ai vu emporter deux, — répondit Nekhludov.

— Oui, on dit qu’il y en a douze. Est-ce qu’on ne va rien leur faire, à ces bourreaux ?

— Et parmi les femmes, il n’y a pas eu d’accident ? — demanda Nekhludov.

— Nous autres femmes, nous avons la vie plus dure ! — répondit en riant une autre détenue. — Mais voilà qu’il y a une femme qui a imaginé d’accoucher, en arrivant ici. Tenez, l’entendez-vous gémir ? — ajouta-t-elle en désignant du doigt le wagon voisin.

— Vous m’avez demandé si je n’avais besoin de rien, — dit la Maslova en s’efforçant de contenir son sourire joyeux. — Eh bien ! ne vous occupez pas de nous faire avoir de quoi boire ; mais peut-être pourriez-vous dire aux chefs du convoi qu’on transporte cette malheureuse à l’hôpital, car elle est sûre de mourir si on la force à continuer la route !

— Oui, je vais en parler !

Et Nekhludov s’éloigna, pour céder la place au mari de Fédosia, qui venait enfin d’être admis à s’approcher du wagon. Mais longtemps il dut courir sur le quai sans trouver personne à qui s’adresser. Les gardiens du convoi semblaient plus affairés d’instant en instant. Les uns s’occupaient de placer des prisonniers, d’autres d’acheter des provisions pour la route ou d’installer leurs effets dans les wagons ; d’autres encore s’empressaient auprès d’une dame, la femme d’un officier, qui s’apprêtait à partir avec son mari. Pas un n’avait le loisir d’écouter Nekhludov.

Le second coup de cloche était sonné déjà quand Nekhludov aperçut enfin le chef du convoi. Le gros officier, essuyant la sueur qui lui coulait du front, donnait des ordres à un adjudant.

— Vous avez besoin de quelque chose ? — demanda-t-il à Nekhludov.

— Il y a une femme qui accouche, dans un des wagons ; et j’ai pensé que…

— Elle accouche ? Fort bien ! laissez-la faire ! — dit l’officier, en courant rejoindre son wagon, de ses grosses jambes courtes.

Au même instant le conducteur du train mit son sifflet à la bouche. Un dernier coup de cloche suivit le coup de sifflet, et l’on entendit de grands cris d’adieu s’élever à la fois des wagons et du quai. Nekhludov, debout sur le quai, vit se traîner devant lui, l’un après l’autre, les lourds wagons, aux fenêtres desquels s’écrasaient entre les barreaux les crânes rasés des prisonniers. Puis apparut le premier wagon des femmes, puis un autre, puis le wagon où se trouvait la Maslova. La jeune femme était encore debout devant la fenêtre. Elle jeta à Nekhludov un dernier regard, accompagné d’un triste sourire dont il fut tout remué.



  1. À Moscou, il y a quelques années, cinq prisonniers sont morts de l’excès de la chaleur, dans le trajet entre leur prison et la Gare de Novgorod. (Note de l’auteur.)