Rêves d’un homme qui voit des esprits, expliqués par les rêves de la métaphysique

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph Tissot.
Librairie Ladrange (p. 371-435).




III


RÊVES D’UN HOMME


QUI VOIT DES ESPRITS


EXPLIQUÉS


PAR DES RÊVES DE LA MÉTAPHYSIQUE


1766


…… Veluti ægri sommis, vanæ
Finguntur species.
Horat.




Un avertissement qui promet fort peu pour l’exécution.


Le royaume des ombres est le paradis des fantastes. Ils y trouvent une terre sans limites, où ils peuvent s’établir à volonté. Grâce aux vapeurs hypocondriaques, aux contes des nourrices et aux miracles des cloîtres, les matériaux ne sauraient leur manquer. Les philosophes esquissent le plan, le modifient ou le rejettent, suivant leur habitude. Rome la sainte y possède seule des provinces qui lui donnent de bons revenus. Les deux couronnes du monde invisible soutiennent la troisième,

comme le diadème fragile de sa dignité terrestre, et les clefs qui ouvrent les deux portes de l’autre monde ouvrent en même temps d’une manière sympathique les coffres du monde présent. Ces droits du royaume spirituel, autant qu’on peut le prouver par les raisons de la politique, sont bien au-dessus de toutes les vaines objections des gens d’école, et l’usage ou l’abus qu’on en peut faire est trop respectable déjà pour qu’il soit nécessaire de le soumettre à un si indigne examen. Mais les contes vulgaires qui trouvent tant de créance, et qui sont au moins si mal combattus, pourquoi donc circulent-ils si inutilement ou si impunément, ou pénètrent-ils jusque dans les sociétés savantes, quoiqu’ils n’aient pas en leur faveur la preuve tirée de l’utilité (argumentum ab utili), la plus persuasive de toutes ? Quel philosophe, placé entre les attestations d’un témoin oculaire plein de bon sens et de la persuasion la plus ferme, d’une part, et la résistance intérieure d’un doute invincible, d’autre part, n’a pas fait quelquefois la plus sotte figure qu’on puisse imaginer ? Niera-t-il absolument la vérité de toutes ces apparitions ? Sur quelles raisons se fondera-t-il pour les réfuter ?

N’accordât-il qu’un seul de ces récits comme vraisemblable, de quelle importance ne serait pas un pareil aveu, et quelles conséquences merveilleuses n’en tirera-t-on pas un seul événement de ce genre peut être regardé comme établi ? Il y a bien encore un troisième cas, celui de ne point s’occuper du tout de ces questions curieuses ou oiseuses, et de s’en tenir à l’utile. Mais ce parti, précisément parce qu’il est raisonnable, est toujours rejeté à la pluralité des voix par les vrais savants.

Comme il n’y a pas moins de sot préjugé à ne rien croire sans raison de ce qui est raconté par un grand nombre avec quelque apparence de vérité, qu’à croire sans examen tout ce que débite la rumeur publique, l’auteur de cet écrit, pour échapper au premier de ces préjugés, s’est laissé en partie aller au second. Il confesse avec une sorte d’humilité qu’il a été assez bon pour rechercher la vérité de quelques récits de cette espèce. Il a trouvé….. comme il arrive d’ordinaire quand il n’y a rien à chercher….. il n’a rien trouvé. Or, c’est déjà là une cause suffisante en soi d’écrire un livre ; mais à cela s’ajoutait encore ce qui a plus d’une fois arraché des livres à la modestie des auteurs : je veux parler des instances d’amis connus et inconnus. De plus, un gros ouvrage était acheté, et, ce qu’il y a de pis, était lu, et cette peine ne devait pas être perdue. Il en est donc résulté le présent mémoire, qui, ainsi qu’on s’en flatte, doit pleinement satisfaire le lecteur sur la nature de la question, puisqu’il ne comprendra pas le principal, qu’il ne croira pas une autre partie, et qu’il se moquera du reste.


PREMIÈRE PARTIE


OU PARTIE DOGMATIQUE.




CHAPITRE PREMIER.
Un nœud métaphysique compliqué qu’on peut dénouer ou couper à volonté.

Si l’on tient compte de tout ce que l’enfant de nos écoles débite des esprits, de tout ce qu’en raconte la foule, de tout ce qu’en démontre le philosophe, on n’aura pas une mince portion de notre savoir. Je prétends néanmoins que celui qui voudrait bien réfléchir un instant sur la question : Que signifie proprement le mot esprit, par lequel on croit comprendre tant de choses, embarrasserait fort des gens si savants. Le verbiage méthodique de nos écoles supérieures n’est souvent qu’une entente pour échapper par des ambiguïtés de mots à une question difficile à résoudre, attendu que le je ne sais, si commode et le plus souvent si raisonnable, ne s’entend pas facilement dans nos académies. Certains sages modernes, comme ils s’appellent volontiers, répondent à cette question avec une rare aisance. Un esprit, disent-ils, c’est un être doué de raison. Rien donc d’étonnant si l’on voit des esprits ; qui voit un homme voit un être doué de raison. Or, continuent-ils, cette substance raisonnable dans l’homme n’est qu’une partie de l’homme, et cette partie, qui l’anime, est un esprit. À merveille. Mais avant de prouver qu’une nature spirituelle seule est capable de raison, veuillez un peu me faire comprendre quelle notion je dois me faire d’une nature spirituelle. L’origine de l’illusion qui vous abuse, quoique assez grossière pour être aperçue les yeux à demi fermés, est très facile à concevoir. Car ce dont on sait tant de choses de si bonne heure comme enfant, on n’en saura certainement rien plus tard, dans la vieillesse, et l’homme de solide doctrine finit par n’être que le sophiste de l’erreur de son jeune âge.

Je ne sais donc pas s’il y a des esprits ; bien plus, je ne sais pas même ce que signifie le mot esprit. Cependant, comme je l’ai souvent employé moi-même, ou que j’ai entendu les autres s’en servir, il faut bien qu’on y attache quelque signification, que ce qu’on entend par là soit une chimère ou une réalité. Pour dégager cette signification cachée, je considérerai ma notion mal comprise dans les différentes applications qui en sont faites, et notant celles où elle convient et celles où elle ne convient pas, j’en trouverai de la sorte, je l’espère, la signification cachée[1]. Prenez comme un espace d’un pied cube, et supposez qu’il y ait quelque chose qui remplisse cet espace, c’est-à-dire qui s’oppose à l’introduction de toute autre chose, personne n’appellera spirituel ce qui est ainsi dans cet espace. On l’appellerait évidemment matériel, parce qu’il est étendu, impénétrable, et, comme tout ce qui est corporel, soumis à la divisibilité et aux lois du choc. Jusqu’ici nous sommes encore dans la voie frayée des autres philosophes. Mais si vous concevez un être simple et que vous lui accordiez en même temps de la raison, la signification du mot esprit sera-t-elle, par ce moyen, précisément expliquée ? Pour m’en assurer, je ferai de la raison une propriété interne de l’être simple en question, mais je ne l’envisagerai, pour le moment, que dans ses rapports externes. Or, je demande à présent si, voulant placer cette substance simple dans cet espace d’un pied cube, rempli de matière, un élément simple de cette matière devra quitter la place afin que cet esprit puisse l’occuper ? Si vous dites oui, alors l’espace conçu devra perdre une seconde particule élémentaire pour recevoir un deuxième esprit, et il arrivera, si l’on continue, qu’un pied cubique d’espace sera rempli d’esprits, dont la masse résiste aussi bien par impénétrabilité que s’il était plein de matière, et qui, ainsi que la matière, doit être soumise aux lois du choc. Mais de pareilles substances, fussent-elles douées de raison, ne se distingueraient cependant pas du tout, extérieurement, des éléments de la matière, dans lesquels on ne reconnaît encore que les forces de leur présence extérieure, et dont on ignore absolument les propriétés internes. Il est donc hors de doute qu’une espèce de substances simples, dont les masses peuvent être agglomérées, ne pourrait s’appeler des substances spirituelles. Vous ne pourrez donc retenir la notion d’esprit que si vous concevez des êtres qui puissent aussi être présents dans un espace rempli de matière[2] ; des êtres, par conséquent, qui n’aient pas en soi la propriété de l’impénétrabilité, et qui, malgré leur nombre, ne feraient jamais un tout solide. Des êtres simples de cette espèce sont des êtres immatériels, el quand ils sont doués de raison, ils s’appellent des esprits. Mais des substances simples, dont la composition donne un tout impénétrable et étendu, sont des unités matérielles, et leur tout s’appelle matière. Ou la dénomination d’esprit n’a point de sens, ou sa signification est celle-là.

De la définition qu’implique la notion d’esprit, jusqu’à la proposition qui affirme l’existence des esprits, ou même leur simple possibilité, la distance est très grande encore. On trouve dans les écrits des philosophes de très bonnes preuves, sur lesquelles on peut s’appuyer, que tout ce qui pense doit être simple, que toute substance qui pense et raisonne est une unité de la nature, et que le moi indivisible ne peut être distribué en un tout composé de plusieurs choses réunies. Mon âme sera donc une substance simple. Mais il reste toujours à savoir, malgré cette preuve, si elle est de celles qui, réunies dans l’espace, donnent un tout étendu et impénétrable, et par conséquent matériel, ou si elle est immatérielle et par conséquent un esprit, et même si une espèce d’êtres comme ceux qu’on appelle spirituels est seulement possible.

Et en cela je ne puis trop me précautionner contre les résolutions téméraires qui s’engagent on ne peut plus légèrement dans les questions les plus difficiles et les plus obscures. Quant aux notions expérimentales ordinaires, on a l’habitude de croire qu’on en comprend la possibilité. Au contraire, s’il s’agit de quelque chose qui s’en éloigne, et qu’aucune expérience ne puisse faire concevoir, même par analogie, on ne peut assurément s’en faire aucune idée, et l’on a généralement coutume de le rejeter comme impossible. Toute matière résiste dans le lieu de sa présence, et s’appelle, par cette raison, impénétrable. C’est un fait enseigné par l’expérience, et l’abstraction opérée sur cette expérience produit en nous la notion générale de matière. Cette résistance occasionnée par quelque chose dans le lieu où il est présent est bien connue par là, mais elle n’est pas pour cela comprise. Car, ainsi que toutes les choses qui réagissent contre une action, cette résistance est une véritable force, et comme sa direction est opposée à celle suivant laquelle les lignes tirées tendent au rapprochement, c’est une force de répulsion, qui doit être attribuée à la matière et à ses éléments. Toute personne raisonnable accordera sans peine que l’esprit humain se trouve ici à bout. L’expérience seule, en effet, peut apprendre que des choses cosmiques, que nous appelons matérielles, sont animées d’une pareille force, mais on n’en pourra jamais par là comprendre la "possibilité. Si donc j’admets des substances d’une autre espèce, qui soient présentes dans l’espace avec d’autres forces que la force impulsive, dont la conséquence est l’impénétrabilité, je ne puis absolument pas leur concevoir in concreto une activité qui est sans analogie avec mes représentations expérimentales, et puisque je leur retire la propriété de remplir l’espace où elles agissent, alors c’en est fait pour moi de la notion par laquelle, d’ailleurs, me sont concevables les choses qui tombent sous mes sens, et de là doit nécessairement résulter une espèce d’incompréhensibilité. Cette impuissance d’être conçu ne peut passer pour une impossibilité reconnue, parce que le contraire, quant à la possibilité, ne sera pas reconnu davantage, quoique la réalité en tombe sous les sens.

On peut donc admettre la possibilité d’êtres immatériels, sans appréhender d’être contredit, quoique sans espoir de pouvoir prouver cette possibilité par des principes rationnels. De pareilles natures spirituelles seraient présentes dans l’espace, de telle façon, cependant, qu’il resterait toujours impénétrable aux êtres corporels, parce que la présence de ces natures suppose bien leur réalité dans l’espace, mais qu’elle n’implique pas le plein de cet espace, c’est-à-dire la résistance comme principe de la solidité. Si maintenant l’on admet une pareille substance spirituelle simple, on pourrait dire, sans préjudice pour son indivisibilité, que le lieu de sa présence immédiate n’est pas un point, mais que c’est un certain espace même. Car en raisonnant par analogie, les éléments les plus simples des corps devraient nécessairement même remplir chacun un petit espace dans le corps, espace qui est une partie proportionnelle de cette étendue totale, parce que des pointe sont des limites, et non des parties de l’espace. Comme ce plein de l’espace a lieu par le moyen d’une force efficace (de la répulsion), et qu’elle n’indique qu’une circonscription de l’activité supérieure, et non une multitude de parties élémentaires du sujet agissant, elle ne répugne pas du tout à leur nature simple, quoique assurément la possibilité n’en puisse pas être plus clairement établie ; ce qui n’est jamais possible dans les rapports primitifs des causes et des effets. Je ne trouve pareillement aucune impossibilité démontrable, quoique la chose même reste Incompréhensible, quand j’affirme qu’une substance spirituelle, toute simple qu’elle est, occupe cependant un espace (c’est-à-dire peut y manifester immédiatement son activité), sans le remplir (c’est-à-dire sans y exercer de résistance aux substances matérielles). Une pareille substance immatérielle ne devrait pas plus être appelée étendue, que ne le sont les unités de la matière ; car il n’y a d’étendu que ce qui, séparé du tout et existant par soi seul, occupe un espace. Or, les substances qui sont des éléments de la matière n’occupent un espace que par l’action extérieure sur d’autres [éléments de même nature] ; mais par elles-mêmes en particulier, lorsqu’on ne conçoit pas d’autres choses en union avec elles, et qu’en elles ne se trouve rien non plus d’extérieur, elles ne contiennent aucun espace. C’est vrai des éléments corporels. Ce devrait être vrai encore des natures spirituelles. Les limites de l’étendue déterminent la figure. Ces éléments, ces natures n’auraient donc aucune figure concevable. Ce sont là des raisons de la possibilité présumée des substances immatérielles dans le monde, difficiles à reconnaître. Celui qui est en possession de moyens plus faciles d’arriver à cette connaissance, ne refusera pas de l’enseigner à un curieux dont l’étude progressive aboutit souvent à lui faire voir des Alpes où d’autres ont devant eux une route unie et commode, sur laquelle ils avancent ou croient avancer.

A supposer donc qu’on ait démontré que l’âme de l’homme est un esprit (quoique, d’après ce qui précède, on voie qu’une pareille preuve n’ait jamais été donnée), la question qui s’offrirait immédiatement serait à peu près celle-ci : Dans quelle partie du corps réside cette âme humaine ? Je répondrais : Ce corps, dont les changements sont mes changements, ce corps, dis-je, est mon corps, et son lieu est en même temps mon lieu. Et si l’on demandait en outre : Où est donc ton lieu (de l’âme) dans ce corps ? je soupçonnerais quelque chose de captieux dans cette question. Car on voit sans peine qu’il y a déjà là quelque chose de supposé qui n’est pas connu par expérience, mais qui tient peut-être à de faux raisonnements : à savoir que mon moi pensant est dans un lieu qui serait distinct des lieux occupés par d’autres parties de ce corps qui est le mien. Or, personne n’a une conscience immédiate d’un lieu particulier dans son corps ; on n’a conscience que du lieu qu’on occupe comme homme par rapport au monde. Je m’en tiendrais donc à l’expérience commune, et je dirais provisoirement : Je suis où je sens. Je ne suis pas moins immédiatement au bout des doigts que dans la tête. Je suis le même qui souffre aux talons et en qui le cœur bat dans une émotion. Ce n’est pas dans le nerf cérébral que j’éprouve l’impression d’une très vive douleur quand je souffre de la goutte, c’est au bout des orteils. Aucune expérience ne m’apprend que quelques parties de ma sensation soient loin de moi, et à renfermer mon moi indivisible dans un coin microscopique du cerveau, d’où il mettrait en jeu le vêtement de ma machine corporelle, ou en serait touché par là. Il me faudrait donc une preuve rigoureuse pour trouver absurde ce que disaient les scolastiques : Mon âme est tout entière dans mon corps et tout entière dans chacune des parties du corps. La saine intelligence remarque souvent la vérité avant de voir les raisons qui peuvent servir à la prouver ou à l’expliquer. Je ne serais nullement troublé par l’objection qui consisterait à dire que, de cette manière, je conçois l’âme étendue et répandue par tout le corps, à peu près comme elle est représentée aux enfants dans le monde figuré ; car je ferais justice de cette difficulté en disant que j’ai remarqué que la présence immédiate dans tout un espace prouve seulement une sphère de l’action extérieure, mais non une multiplicité de parties intérieures, et par conséquent qu’une étendue ou une figure n’ont lieu qu’autant qu’un espace est conçu dans un être conçu par soi seul, c’est-à-dire qu’autant que des parties, qui sont en dehors les unes des autres, s’y rencontrent. Enfin, ou je saurais ce peu de chose de la nature spirituelle de mon âme, ou, si on me le contestait, je serais encore satisfait de n’en rien savoir du tout.

Si l’on reprochait à ces pensées d’être inintelligibles, ce qui équivaut aux yeux du plus grand nombre à l’impossible, je laisserais faire également. Je me mettrais aux pieds de ces sages pour les entendre parler. L’âme de l’homme a son siège dans le cerveau ; elle y a son siège en une place imperceptible[3]. Elle y sent comme l’araignée au centre de sa toile ; les nerfs du cerveau l’excitent, rébranlent, et font que, non pas cette impression immédiate, mais celle qui a lieu aux parties les plus éloignées du corps, est représentée cependant comme un objet présent hors du cerveau. De ce siège elle met en jeu les cordages, les leviers de toute la machine, et produit à plaisir des mouvements volontaires. De semblables propositions ne sont que peu ou point susceptibles de preuves ; et comme la nature de l’âme n’est pas connue au fond, elles ne sont pas plus réfutables. Je ne m’engagerais donc pas dans des querelles d’école, où le plus souvent les deux parties parlent d’autant plus qu’elles ont moins d’idées de la chose en question ; je me contenterais de suivre les conséquences auxquelles peut conduire une doctrine de cette espèce. Or, comme d’après les propositions précédemment admises, mon âme, à la manière dont elle est présente dans l’espace, ne différerait point d’un élément de la matière, et que l’intelligence est une propriété interne que je ne pourrais cependant pas percevoir dans ces éléments, bien qu’elle se trouvât dans tous, on ne pourrait alors donner aucune bonne raison pour nier que mon âme n’est pas une de ces substances qui constituent la matière, et que ses phénomènes particuliers ne doivent pas partir du lieu qu’elle occupe dans une machine artificielle comme le corps humain, où la réunion des nerfs aide à la faculté de penser et de vouloir. Mais alors on n’aurait plus de caractère propre, servant à la reconnaître avec certitude, et qui la distinguât du principe grossier de la nature corporelle. L’idée plaisante de Leibniz, suivant laquelle nous avalerions peut-être, avec les atomes du café, des âmes humaines futures, ne serait plus une idée pour rire. Mais alors ce moi pensant ne serait-il pas soumis au sort commun des êtres matériels ? Et, comme il aurait été tiré par hasard du chaos de tous les éléments pour animer une machine animale, pourquoi, après la cessation de cette union contingente, n’y retournerait-il pas à l’avenir ? Il est parfois nécessaire d’enrayer le penseur qui fait fausse route, par les conséquences, afin de le rendre attentif aux propositions par lesquelles il s’est en quelque sorte laissé aller au sommeil.

J’avoue que je suis très porté à affirmer l’existence de natures immatérielles dans le monde, et à ranger mon âme même parmi ces êtres[4]. Mais alors quel mystère que l’union de l’âme et du corps ? Et combien en même temps cette incompréhensibilité n’est-elle pas naturelle, puisque les notions que nous avons des actions extérieures sont prises des notions de la matière, et qu’elles sont inséparables des conditions de la pression et du choc, qui n’ont pas lieu dans le cas présent ! Car enfin comment une substance incorporelle serait-elle sur le chemin de la matière, pour que celle-ci, dans son mouvement, heurtât un esprit ? et comment des choses corporelles pourraient-elles exercer des effets sur un être hétérogène qui ne leur est pas impénétrable, ou qui ne les empêche en aucune façon de se rencontrer dans l’espace où il est présent ? Il semble qu’un être spirituel soit intimement présent à la matière à laquelle il est uni, et qu’il agit non sur les forces des éléments avec lesquelles ces éléments sont en rapport entre eux, mais sur le principe interne de leur état ; car chaque substance, et même un élément simple de la matière, doit cependant avoir quelque activité interne comme principe de l’action externe, quoique je ne puisse pas dire en quoi consiste cette activité[5]. D’un autre côté, avec de semblables principes, l’âme connaîtrait intuitivement dans ces déterminations internes, comme effets, l’état de l’univers qui en est cause. Mais quelle nécessité y a-t-il à ce qu’un esprit et un corps constituent ensemble un seul être, et quelles raisons font disparaître, dans certaines destructions, cette unité ? Ces questions, et d’autres, dépassent de beaucoup mon intelligence, et malgré d’ailleurs mon peu d’audace à mesurer mon intelligence aux mystères de la nature, je suis assez fort cependant pour ne pas trop craindre un adversaire, fût-il très bien armé (si d’ailleurs j’avais l’humeur batailleuse), et pour essayer dans ce cas de réfuter ses raisons ; ce qui est à proprement parler, chez les savants, l’habileté suffisante pour se prouver de part et d’autre qu’on ne sait rien.


CHAPITRE II.
Fragment de la philosophie secrète propre à expliquer le commerce avec le monde des esprits.

L’initié a déjà habitué l’entendement grossier et enveloppé des sens extérieurs à des notions abstraites plus élevées, et maintenant il peut voir ce crépuscule qui sert à la faible lumière de la métaphysique à rendre sensible le royaume des ombres, des formes spirituelles et dépouillées de leur corporelle enveloppe. Après avoir heureusement surmonté cette difficile épreuve, nous tenterons donc le périlleux voyage.

Ibant obscuri sola sub nocte per umbras,

Perque domos Ditis vacuas et inania regna.

                                           Virgile.

La matière morte qui remplit l’espace cosmique est de sa nature inerte et sans changement ; elle a solidité, étendue et figure, et ses phénomènes, qui reposent sur tous ces fondements, permettent de donner une définition physique, qui est en même temps mathématique, et qui peut aussi prendre le nom de mécanique. Si, d’un autre côté, on fait attention à cette espèce d’êtres qui contiennent le principe de la vie dans l’univers, et qui, par cette raison, ne sont pas de telle espèce qu’ils augmentent, comme parties constitutives, la masse et l’étendue de la matière morte, et n’en sont point affectés suivant les lois du contact et du choc, mais plutôt s’excitent eux-mêmes par une activité interne, et de plus excitent la matière morte de la nature, on sera persuadé, sinon par la clarté d’une démonstration, du moins par le pressentiment d’une intelligence exercée, de l’existence d’êtres immatériels, dont les lois particulières d’action sont appelées pneumatiques, et organiques quand les êtres corporels sont des causes médiates de leurs actions dans le monde matériel. Comme les êtres immatériels sont des principes spontanés, par conséquent des substances et des natures subsistant par elles-mêmes, la conséquence à laquelle on arrive de suite est celle-ci : que ces substances sont immédiatement unies entre elles, et sont peut-être capables de constituer un grand tout qu’on peut nommer le monde immatériel (mundus intelligibilis). De quelle raison vraisemblable, en effet, pourrait-on affirmer que pareils êtres, de même nature les uns que les autres, ne peuvent être en rapport entre eux que par le moyen d’autres êtres (choses corporelles) de nature différente, quand cette dernière hypothèse est beaucoup plus obscure que l’autre ?

Ce monde immatériel peut donc être considéré comme un tout subsistant par lui-même, dont les parties sont entre elles dans une liaison réciproque et forment ainsi un commerce sans l’intervention de choses corporelles, de telle sorte que ce dernier rapport est contingent et ne peut convenir qu’à quelques-unes, et qu’où il se rencontre il n’empêche pas que les êtres immatériels qui agissent les uns sur les autres par le moyen de la matière, ne soient, de plus, en liaison particulière et constante, et n’exercent toujours entre eux des influences réciproques comme êtres immatériels, en sorte que leur rapport, au moyen de la matière, est purement contingent et repose sur un décret divin particulier, tandis que l’autre est au contraire naturel et indissoluble.

Si donc on prend de cette manière tous les principes de la vie en une nature totale comme autant de substances incorporelles en commerce réciproque, mais aussi en partie réunis à la matière, on conçoit alors un grand tout du monde immatériel ; une série immense, mais inconnue d’êtres et de natures actives anime seule la matière morte du monde corporel. Mais jusqu’à quelles parties de la nature s’étend la vie, quels sont les degrés qui confinent immédiatement l’entière privation de la vie, c’est là ce qui ne pourra peut-être jamais se décider avec certitude. L’hylozoïsme anime tout ; le matérialisme au contraire, bien considéré, tue tout. Maupertuis attribue le moindre degré possible de vie aux particules organiques vitales des animaux. D’autres philosophes n’y voient que des masses sans vie, qui ne servent qu’à grossir les leviers des machines animales. Le caractère indubitable de la vie, en ce qui tombe sous nos sens extérieurs, est bien le libre mouvement qui fait présumer son origine volontaire. Mais le raisonnement qui conclut à l’absence totale de la vie dans le cas où ce caractère ne se montre pas, n’est pas certain. Boerhaave dit quelque part que l’animal est une plante qui a ses racines dans l’estomac (intérieurement). Des animaux peuvent donc manquer des organes du libre mouvement, et par là des caractères extérieurs de la vie, organes qui sont cependant nécessaires aux plantes, parce qu’un être qui possède en soi les organes de nutrition doit pouvoir se mouvoir suivant ses besoins, mais que celui auquel ces organes sont attachés extérieurement et plongés dans l’élément de sa conservation, est déjà suffisamment conservé par des forces extérieures ; et, quoiqu’il contienne un principe de la vie intérieure dans la végétation, il n’a cependant besoin d’aucune constitution organique pour son action volontaire extérieure. Je ne désire point faire de tout ceci autant d’arguments, car, outre que j’aurais fort peu à dire à l’avantage de pareilles présomptions, elles ont encore contre elles, comme vieilles et poudreuses rêveries, la raillerie de la mode. Les anciens croyaient, en effet, pouvoir admettre trois espèces de vie, la végétative, l’animale et la raisonnable. Quand ils en réunissaient les trois principes immatériels dans l’homme, ils pouvaient bien avoir tort ; mais quand ils les distribuaient entre les trois genres de créatures qui se développent et reproduisent leurs semblables, ils disent bien, il est vrai, quelque chose d’indémontrable, mais qui n’était pas absurde pour cela, surtout dans le jugement de celui qui voulait comparer la vie particulière des parties séparées de quelques animaux, l’irritabilité, qui est prouvée, mais qui est en même temps une propriété si inexplicable des fibres d’un corps animal et de quelques plantes, et enfin la proche parenté des polypes et d’autres zoophytes avec les plantes. Du reste, le recours à des principes immatériels est un asile de la philosophie paresseuse, et un mode d’explication de cette nature doit, par cette raison, être évité autant que possible, afin que les raisons des phénomènes cosmiques, qui reposent sur les lois qui régissent le mouvement de la simple matière, et qui seules sont intelligibles, soient connues dans toute leur étendue. Je suis persuadé cependant que Stahl, qui explique volontiers par l’organisme les changements animaux, est souvent plus près de la vérité qu’Hofmann, Boerhaave et beaucoup d’autres, qui négligeant les forces immatérielles de l’organisme, s’attachent aux raisons mécaniques, et suivent en cela une méthode plus philosophique, qui se trouve bien en défaut quelquefois, mais qui réussit souvent, et qui seule dans la science est d’une application utile, quand d’un autre côté on ne peut tout au plus savoir de l’influence des êtres de nature incorporelle qu’une chose, qu’elle existe, et jamais comment elle a lieu ni jusqu’où son action s’étend.

Le monde immatériel comprendrait donc d’abord toutes les intelligences créées, dont quelques-unes sont liées à la matière et forment une personne, et d’autres pas ; ensuite les sujets sensibles dans tous les animaux, et enfin tous les principes de la vie, quels qu’ils puissent être encore dans la nature, quoiqu’il n’y en ait aucune manifestation par des caractères extérieurs. Toutes ces natures immatérielles, dis-je, qu’elles exercent leur influence dans le monde corporel ou non, tous les êtres raisonnables, dont l’état contingent est animal, que ce soit ici sur la terre ou dans d’autres corps célestes qu’ils animent ou doivent animer un jour la grossière étoffe de la matière, ou qu’ils l’aient animée déjà, seraient, d’après ces idées, dans un commerce d’accord avec leur nature, et ce commerce ne reposerait pas sur les conditions qui limitent le rapport des corps, et où disparaît l’éloignement des lieux ou des âges qui forme dans le monde sensible le grand abîme où disparaît tout commerce. L’âme humaine devrait donc être regardée comme liée déjà, dans la vie présente, aux deux mondes. Comme liée en une personne unique avec le corps, elle sent nettement de ces mondes l’influence matérielle seule ; comme partie du monde des esprits, elle sent et rend les pures influences des natures immatérielles, en telle sorte qu’aussitôt que la première liaison a cessé, la communauté où l’âme continue d’être avec les natures spirituelles subsiste seule, et devrait donner d’elle-même à la conscience une claire intuition[6].

Il me sera de plus en plus difficile de parler toujours le langage circonspect de la raison. Pourquoi ne me serait-il pas permis de parler du ton académique, qui est tranchant, et dispense aussi bien l’auteur que le lecteur de la réflexion qui ne doit tôt ou tard les conduire l’un et l’autre qu’à une incertitude pénible ? Il est donc comme démontré, ou bien il pourrait l’être facilement si l’on voulait en prendre le temps, ou bien encore, ce qui est mieux, il sera démontré un jour, je ne sais où ni quand, que l’âme humaine est, dès cette vie même, indissolublement unie avec les natures immatérielles du monde des esprits, qu’elle est en rapport d’action et de réaction avec eux, qu’elle en reçoit des impressions, mais dont elle n’a pas conscience comme homme tant que tout va bien. Il est vraisemblable aussi, d’un autre côté, que les natures spirituelles ne peuvent avoir immédiatement conscience d’aucune impression sensible du monde corporel, parce qu’elles ne sont liées en une personne avec aucune partie de la matière pour avoir conscience par le moyen de leur lieu commun dans l’univers matériel et par des organes artificiels du rapport des êtres étendus entre eux et entre d’autres, mais qu’elles peuvent bien exercer une influence sur les âmes des hommes comme êtres qui leur sont homogènes, et soutenir toujours avec elles un commerce réciproque et réel. Et alors les représentations que contient l’âme comme être dépendant du monde corporel ne peuvent passer dans d’autres êtres spirituels, ni les notions de ces derniers, comme représentations intuitives de choses immatérielles, ne peuvent passer dans la claire conscience de l’homme, pas du moins en conservant leur qualité propre, parce que les matériaux des deux sortes d’idées ne sont pas de même espèce.

Il serait beau si une constitution systématique du monde spirituel, telle que nous la concevons, pouvait être conclue, ou même vraisemblablement présumée, en partant non seulement de la notion de la nature spirituelle en général, qui est très hypothétique, mais aussi d’une observation réelle et universellement reconnue. J’ose donc, comptant sur la bienveillance du lecteur, esquisser ici une étude de cette espèce : quoique un peu en dehors de mon sujet, et très loin aussi de l’évidence, elle me semble cependant prêter à des conjectures d’un certain intérêt.

Au nombre des facultés qui meuvent l’esprit humain, quelques-unes des plus puissantes semblent lui être étrangères ; elles ne se rapportent donc pour ainsi dire pas comme simples moyens à l’utilité personnelle ni aux besoins individuels comme à une fin qui est intérieure à l’homme même ; elles font au contraire que les tendances de nos passions transportent le foyer de leur réunion hors de nous dans d’autres êtres raisonnables, d’où résulte une lutte de deux forces, de l’égoïsme qui rapporte tout à soi, et du bien public par lequel l’âme est poussée hors d’elle-même et attirée vers autrui. Je ne m’arrête pas au mobile qui nous fait adhérer si fortement et si généralement à l’opinion des autres, et nous fait estimer l’approbation ou l’assentiment étranger si nécessaire pour asseoir notre manière définitive de voir propre. De là, quoique ce soit assez souvent un faux point d’honneur, un trait secret dans le sentiment le plus impersonnel et le plus vrai, celui de comparer aa jugement des autres ce qu’on estime bon ou vrai pour soi-même, et de mettre d’accord ces deux façons de voir. C’est aussi comme une manière de rattacher chaque âme humaine au vrai mode de connaître, quand elle semble marcher dans une autre voie que celle que nous avons suivie. Tout cela pourrait bien être le sentiment de la dépendance de notre propre jugement à l’égard de l’entendement humain universel, et un moyen de procurer à tout être pensant une espèce d’unité rationnelle.

Mais je ne m’arrête pas davantage à une considération qui n’est pas d’ailleurs sans intérêt, et je m’attache pour le moment à une autre qui est plus manifeste et plus importante au point de vue qui nous occupe. Quand nous rapportons des choses extérieures à l’un de nos besoins, nous ne pouvons le faire sans nous sentir en même temps liés et limités par une certaine sensation, qui nous fait remarquer comme la puissance d’une volonté différente de la nôtre, et que notre bon plaisir propre est nécessairement subordonné à un assentiment étranger. Une puissance secrète nous force à régler en même temps nos vues d’après l’intérêt d’autrui ou suivant une volonté qui n’est pas la nôtre, quoique la chose arrive souvent malgré nous, et qu’elle contrecarre fortement l’inclination personnelle. Le point de rencontre des lignes de nos mobiles n’est donc pas simplement en nous ; il y a aussi des forces hors de nous qui nous meuvent dans l’intérêt d’autrui. De là des impulsions morales qui nous emportent souvent malgré l’intérêt personnel, la forte loi de la justice, la loi moins impérieuse de la bienfaisance, qui nous portent l’une et l’autre au sacrifice. Et quoique toutes deux ne soient que trop souvent dominées par l’égoïsme, jamais cependant elles ne manquent de se montrer dans la nature humaine. C’est ainsi que, dans les mobiles les plus intimes, nous nous trouvons dépendre de la règle de la volonté universelle, et qu’il en résulte dans le monde de toutes les natures pensantes une unité morale et une constitution systématique suivant des lois toutes spirituelles. Appeler sentiment moral cette nécessité en nous sentie de l’accord de notre volonté avec la volonté universelle, ce n’est en parler que comme d’un phénomène de ce qui précède réellement en nous, sans rien prononcer sur ses causes. C’est ainsi que Newton appelait gravitation la loi certaine de la tendance de toute matière à se rapprocher, parce qu’il voulait mettre ses démonstrations mathématiques à l’abri de toutes les discussions philosophiques qui peuvent s’élever sur la cause du fait. Il n’hésita cependant pas à traiter cette gravitation comme un véritable effet d’une activité universelle de la matière considérée dans ses rapports, et lui donna en conséquence le nom d’attraction. Ne serait-il pas possible de se représenter le phénomène des mobiles sensibles dans les natures pensantes, dans leurs rapports respectifs, en quelque sorte comme la conséquence d’une force véritablement active, par laquelle des natures spirituelles s’influencent mutuellement, de telle sorte que le sentiment moral fût cette dépendance sentie de la volonté individuelle à l’égard de la volonté générale, et une conséquence du commerce d’action et de réaction naturel et universel par lequel le monde immatériel tend à l’unité morale, puisqu’il se forme d’après les lois de cet enchaînement à lui propre en un système de perfection spirituelle ? Si l’on accorde à ces aperçus autant de vraisemblance qu’il en faut pour qu’il vaille la peine de les mesurer à leurs conséquences, on sera peut-être insensiblement porté, par leur attrait, à un parti en désaccord avec elles. Car alors les irrégularités semblent en grande partie s’évanouir, quand autrement elles sont en contradiction si manifeste et si étonnante avec les rapports moraux et physiques des hommes ici-bas. L’entière moralité des actions ne peut jamais avoir son plein effet, suivant le cours de la nature, dans la vie de l’homme revêtu d’un corps ; elle ne peut l’avoir que dans le monde spirituel, suivant des lois spirituelles encore. Les desseins vrais, les mobiles secrets d’un grand nombre d’efforts que l’impuissance condamne à la stérilité, la victoire remportée sur soi-même, ou quelquefois encore le vice caché par des actions bonnes en apparence, sont le plus souvent perdus, pour les suites physiques, dans l’état corporel ; mais ils devraient être envisagés, dans le monde immatériel comme des principes féconds, et exercer dans leur rapport d’après des lois spirituelles, en vue de la liaison de la volonté privée et de la volonté universelle, c’est-à-dire de l’unité et du tout du monde spirituel, une action conforme à la qualité morale de la volonté libre, et en recevoir réciproquement l’influence. Car le côté moral du fait concernant l’état interne de l’esprit ne peut non plus attirer à soi l’action adéquate de toute la morale que dans la communauté immédiate des esprits. Il devrait donc arriver de là que l’âme humaine, déjà dans cette vie et par suite de l’état moral, devrait occuper sa place parmi les substances spirituelles de l’univers, de même que, d’après les lois du mouvement, les matières répandues dans l’immensité de l’espace se disposent entre elles dans un ordre qui est la conséquence de leurs forces corporelles[7]. Quand donc, enfin, le commerce de l’âme et du monde corporel est rompu par la mort, la vie dans l’autre monde ne serait plus qu’une conséquence naturelle de la liaison où elle s’y serait déjà trouvée dans cette vie, et toutes les conséquences de la moralité d’ici-bas se retrouveraient alors dans les effets qu’un être en communion indissoluble avec tout le monde spirituel y a déjà pratiqués auparavant d’après les lois qui régissent les esprits. Le présent et l’avenir seraient donc formés comme d’une seule pièce, et composeraient un tout continu, même d’après l’ordre de la nature. Cette dernière circonstance est d’une importance toute spéciale. Car, dans une conjecture fondée sur les seuls principes de la raison, il y a une grande difficulté, si, pour faire disparaître la dissonnance qui résulte de l’incomplète harmonie entre la moralité et ses suites dans ce monde, on se trouve obligé de recourir à une volonté divine extraordinaire, par la raison que, si vraisemblable que puisse être le jugement sur cette volonté, d’après nos idées de la sagesse divine, il est toujours fort douteux que les faibles notions de notre entendement n’aient pas été appliquées mal à propos à l’être suprême, puisque l’homme ne peut juger de la volonté divine qu’en partant de la convenance qu’il perçoit réellement dans le monde, ou qu’il y peut présumer par analogie, suivant l’ordre de la nature, mais qu’il ne peut raisonnablement, s’en rapportant à sa propre sagesse, dont il ferait en même temps une loi à la volonté divine, imaginer des arrangements nouveaux et arbitraires dans le monde présent ou futur.

Nous revenons au premier objet de cette méditation, et nous approchons ainsi du but proposé. S’il en est du monde spirituel et de la part qu’y prend notre âme comme l’indique ce qu’on vient de voir, rien presque ne semble plus étonnant qu’un commerce des esprits ne soit pas une affaire universelle et ordinaire, et que l’extraordinaire ne soit pas plutôt la rareté des phénomènes que leur possibilité. Cette difficulté peut cependant se résoudre assez bien, et déjà elle a été résolue en partie. Car la représentation qu’a d’elle-même, comme d’un esprit, l’âme de l’homme, par une intuition immatérielle, lorsqu’elle se considère dans ses rapports avec les êtres de même nature qu’elle, est toute différente de celle qui a lieu par la conscience lorsqu’elle se représente comme homme à l’aide d’une image qui tire son origine de l’impression des organes corporels, image qui est représentée comme un rapport avec les choses matérielles seulement. C’est sans doute le même sujet qui appartient en même temps, comme membre de l’un et de l’autre, au monde sensible et au monde intelligible ; mais ce n’est pas la même personne, parce que les représentations de l’un de ces mondes, par suite de leur nature, n’ont rien de commun avec les idées qui accompagnent les représentations de l’autre monde, et qu’ainsi ce que je pense de moi, comme esprit, ne me revient pas en mémoire comme homme, et que réciproquement mon état d’homme n’est pour rien dans la représentation de moi-même comme esprit. Du reste, les représentations du monde spirituel, si claires et si intuitives qu’elles puissent être[8], ne suffisent pas pour en avoir conscience comme homme. D’un autre côté, la représentation de soi-même (c’est-à-dire de l’âme) comme esprit, est bien acquise par le raisonnement, mais elle n’est pour personne une notion intuitive et d’expérience.

Cette différence des représentations spirituelles et des représentations qui appartiennent à la vie corporelle de l’homme, ne peut cependant pas être regardée comme un si grand obstacle que c’en soit fait de toute possibilité d’avoir parfois conscience, même dans cette vie, des influences qui nous viendraient du monde spirituel. Elles peuvent bien, à la vérité, ne pas arriver immédiatement à la conscience personnelle de l’homme, mais cependant pénétrer assez avant, pour qu’en vertu de la loi des notions associées elles excitent les images qui ont avec elles des affinités, et éveillent des représentations analogues de nos sens, représentations qui ne sont pas la notion spirituelle même, mais qui en sont cependant des symboles. Car, au fond, c’est toujours la même substance qui est membre de l’un et de l’autre monde, et les deux espèces de représentations appartiennent à un seul et même sujet, et sont unies entre elles. Nous pouvons en faire comprendre jusqu’à un certain point la possibilité, en considérant comment nos idées rationnelles plus élevées, qui se rapprochent passablement des idées spirituelles, prennent habituellement une sorte de vêtement corporel pour paraître plus claires. C’est ainsi que les attributs moraux de la Divinité sont représentés sous les idées de colère, de jalousie, de miséricorde, de vengeance, etc. ; c’est ainsi que les poëtes personnifient les vertus, les vices, ou d’autres propriétés de la nature, de telle façon cependant que la véritable idée de l’entendement se fait jour à travers ; c’est ainsi encore que le géomètre représente le temps par une ligne, quoique l’espace et le temps n’aient de conformité que dans des rapports, et ne s’accordent entre eux que par analogie, et jamais quant à la qualité ; c’est ainsi également que la représentation de l’éternité divine prend même chez les philosophes l’apparence d’un temps infini, si attentif qu’on soit à ne pas confondre ces deux choses. Une des grandes raisons qui portent généralement les mathématiciens à rejeter les monades de Leibniz, c’est qu’ils ne peuvent se les représenter comme de petites molécules. Il n’est donc pas invraisemblable que des sensations spirituelles puissent passer dans la conscience, si elles excitent des fantaisies qui leur soient analogues. De cette manière, des idées, qui sont communiquées par une influence spirituelle, se revêtiraient des signes de ce langage, qui est d’ailleurs dans les habitudes de l’homme ; la présence sentie d’un esprit prendrait l’image d’une figure humaine, l’ordre et la beauté du monde immatériel se traduiraient en fantaisies qui d’ailleurs flattent nos sens dans la vie, etc. Cette espèce de phénomènes ne peut cependant pas être quelque chose de commun et d’ordinaire ; elle ne peut se produire que chez des personnes dont les organes[9] sont d’une excitabilité tout à fait extraordinaire, et de nature à fortifier les images de la fantaisie, suivant l’état interne de l’âme, par le mouvement harmonique, à un degré supérieur à celui qui se rencontre et qu’on doit rencontrer dans des hommes sains. Ces personnes exceptionnelles seraient assaillies dans certains moments par l’apparence de plusieurs objets qui leur sembleraient extérieurs, et qu’elles prendraient pour la présence de natures spirituelles qui frappent leurs sens corporels, quoi qu’il n’y ait là qu’une illusion de l’imagination, de telle sorte cependant que la cause du phénomène serait une véritable influence spirituelle qui ne peut être immédiatement sentie, mais qui ne se manifeste à la conscience que par des images analogues de la fantaisie, qui prennent l’apparence des sensations.

Les notions provenant de l’éducation, ou différentes opinions d’une autre origine, joueraient ici un rôle ou l’illusion se mêle à la vérité, au fond de quoi se trouve sans doute une sensation spirituelle véritable, mais qui a pris la forme ténébreuse des choses sensibles. Mais il faudra reconnaître aussi que la propriété de développer ainsi en une claire intuition les impressions du monde spirituel dans cette vie, peut y servir difficilement, parce que la sensation spirituelle y est nécessairement liée d’une manière si étroite à la chimère de l’imagination, qu’il doit être impossible d’y distinguer le vrai des grossières illusions qui l’entourent. De plus, un pareil état supposant un changement d’équilibre dans les nerfs, auxquels l’activité de l’âme, sous l’influence d’un sentiment tout spirituel, imprime un mouvement qui n’est pas naturel, témoigne d’une véritable maladie. Enfin, il ne serait pas du tout étonnant de trouver en même temps dans un visionnaire, un fantaste, du moins par rapport aux images accessoires de ses apparitions, parce que des représentations d’une nature étrange, et qui sont inconciliables avec celles de l’état corporel de l’homme, se produisent et introduisent dans la sensation extérieure des images mal assorties, d’où naissent d’affreuses chimères et des figures merveilleuses, qui font illusion aux sens trompés par tout cet appareil, quoiqu’elles puissent avoir une véritable influence spirituelle pour fondement.

Il n’est pas difficile maintenant de donner une explication vraisemblable des contes de revenants, qui se rencontrent si souvent sur le chemin du philosophe, et de toutes les influences spirituelles dont U est question ici ou là. Des âmes séparées et de purs esprits ne peuvent certainement se montrer jamais à nos sens extérieurs, ni être d’ailleurs en commerce avec la matière, mais ils peuvent bien agir sur l’esprit de l’homme, qui forme avec eux une grande république, de telle manière que les représentations qu’ils excitent en lui se revêtent, suivant la loi de sa fantaisie, d’images analogues, et produisent l’apparence d’objets hors de lui qui leur seraient conformes. Chaque sens est sujet à cette illusion, et quoique cette illusion fût mêlée de chimères absurdes, il n’y aurait pas de raison cependant de n’y pas présumer des influences spirituelles. Je ferais injure à la pénétration du lecteur en insistant sur l’application de ce moyen d’explication ; telle est, en effet, la souplesse des hypothèses métaphysiques, qu’il faudrait être bien maladroit pour ne pas pouvoir accommoder celle-ci à tout récit merveilleux, avant même d’en avoir recherché la véracité, ce qui est impossible dans beaucoup de cas, et très impoli dans un plus grand nombre d’autres.

Lors cependant qu’on suppute les avantages et les inconvénients qui peuvent en résulter pour celui qui est organisé non seulement pour le monde sensible, mais aussi, à un certain degré, pour l’insensible (autant du moins que c’est possible), un don de cette nature ne ressemble pas mal à celui dont Junon gratifia Tirésias, qui commença par le rendre aveugle pour en faire plus sûrement un devin. Car, ainsi qu’on peut en juger par les propositions qui précèdent, la connaissance intuitive de l’autre monde ne peut être obtenue ici-bas qu’à la condition de perdre quelque chose de l’entendement qu’on estime nécessaire pour celui-ci. Je ne sais pas non plus si certains philosophes même seraient entièrement affranchis de cette dure condition, je veux parler de ceux qui dirigent avec tant de soin et de profondeurs leurs télescopes métaphysiques vers ces régions lointaines, et savent en raconter des merveilles. Je ne leur envie, du moins, aucune de leurs découvertes ; je crains seulement qu’un jour un homme d’un entendement sain et d’un peu d’esprit ne leur fasse entendre la réponse que fit un cocher à Tycho-Brahé, qui prétendait pouvoir aller de nuit, en se guidant sur les étoiles, par le chemin le plus court : Mon bon Monsieur, vous pouvez bien savoir ce qui se passe au ciel, mais ici, sur la terre, vous n’êtes qu’un imbécile.


CHAPITRE III.
Antikabale. Fragment de la philosophie vulgaire, destiné à faire justice du commerce avec le monde des esprits.


Aristote dit quelque part : Quand nous veillons, nous avons un monde commun, mais quand nous rêvons, chacun a le sien propre. La dernière proposition pourrait, à mon avis, être renversée et s’énoncer ainsi : Si entre différents hommes chacun a son monde à part, c’est une présomption qu’ils rêvent. À ce compte, si nous considérons les architectes aériens de toutes les espèces idéales de mondes, dont chacun habite tranquillement le sien à l’exclusion des autres, celui, par exemple, qui arrange les choses comme l’a fait Wolf, en y faisant entrer assez peu de matériaux tirés de l’expérience, mais des notions subreptices en quantité, ou ceux qui habitent les mondes tirés du néant par Crusius, grâce à la vertu magique de quelques sentences sur le fini et linfini, nous attendrons, au milieu de leurs visions contradictoires, que ces messieurs soient au bout de leurs rêves. Car si un jour, Dieu le veuille, ils sont pleinement éveillés, c’est-à-dire si leurs yeux sont frappés d’une vue qui ne soit pas incompatible avec l’assentiment d’un autre entendement humain, aucun d’eux ne verra quelque chose qui ne puisse également paraître manifeste et certain à tout autre, grâce à la lumière de leurs preuves, et les philosophes habiteront en même temps un monde commun, comme celui qu’habitent depuis longtemps déjà les géomètres. Cet événement considérable ne peut se faire attendre plus longtemps, s’il faut en croire certains signes et présages qui se sont montrés depuis quelque temps à l’horizon des sciences.

Les rêveurs de la sensation ne sont pas sans quelque parenté avec les rêveurs de la raison. Au nombre des premiers doivent être ordinairement comptés ceux qui ont quelquefois affaire aux esprits, par la même raison précisément que les rêveurs de la raison, c’est-à-dire parce qu’ils voient quelque chose que ne voit aucun autre homme dans l’état de santé, et qu’ils ont leur commerce personnel avec des êtres qui, d’ailleurs, ne se montrent à personne, si bons au surplus que soient les sens. La dénomination de rêveries, si l'on suppose que les phénomènes pensés reviennent à de pures chimères, convient en ce sens que les unes et les autres sont également des images factices, qui cependant trompent les sens comme de véritables objets. Mais si l’on s’imagine que les deux espèces d’illusions se ressemblent assez, du reste, pour qu’on puisse expliquer la source des unes par celle des autres, on se trompe fort. Celui qui, dans l’état de veille, s’enfonce dans les fictions et les chimères qu’enfante son imagination toujours féconde, au point de faire peu d’attention à l’impression des sens qui l’intéressent le plus dans le moment, est traité avec raison de rêveur éveillé. Il suffirait, en effet, que les sensations des sens perdissent encore de leur force pour qu’il y eût sommeil, et que les précédentes chimères fussent de vrais songes. La cause pour laquelle elles ne sont déjà pas des rêves dans l’état de veille, c’est parce qu’au même moment où il se les représente comme intérieures, il se représente comme extérieurs d’autres objets qu’il sent, et qu’il rapporte ainsi les premières à l’énergie de son activité propre, et les secondes à ce qu’il reçoit et éprouve du dehors ; car tout revient ici au rapport dans lequel les objets sont conçus à son égard comme homme, par conséquent aussi à l’égard de son corps. Les mêmes images peuvent donc également l’occuper dans l’état de veille, mais elles ne peuvent pas également le tromper, si claires qu’elles puissent être. Car encore bien qu’il ait alors aussi dans le cerveau une représentation de lui-même et de son corps, et qu’il y compare ses images fantastiques, la sensation véritable de son corps par les sens extérieurs contraste néanmoins assez puissamment avec ces chimères pour qu’il regarde la première comme émanée de lui, et la seconde comme sentie. Mais s’il s’endort en cet état, la représentation de son corps s’éteint; il ne reste que la représentation purement factice, à l’égard de laquelle les autres chimères sont conçues comme en état de rapport extérieur, et doivent tromper le dormeur aussi longtemps que le sommeil dure, parce qu’il n’y a pas de sensation qui puisse servir, par la comparaison, à distinguer le prototype du fantôme, c’est-à-dire l’extérieur de l’intérieur.

Les visionnaires se distinguent des rêveurs éveillés non seulement par le degré, mais par la nature des états. Ils mettent dans l’état de veille, et souvent malgré la plus grande vivacité d’autres sensations, certains objets à la place extérieure d’autres choses qu’ils perçoivent réellement autour d’eux ; et toute la question se réduit alors à savoir d’où vient qu’ils placent l’illusion de leur imagination hors d’eux, et même en rapport avec leur corps, qu’ils sentent aussi par des sens extérieurs. La grande clarté de leur chimère n’en peut être cause, car il s’agit ici du lieu où elle est placée comme un objet, et je demande, en conséquence, que l'on fasse voir comment l’âme place une image qu’elle devait cependant se représenter comme contenue au dedans de soi, dans un rapport tout différent, c’est-à-dire extérieurement dans un lieu, et parmi les objets qui s’offrent à sa sensation réelle. Je ne me paierai pas non plus de l’allégation d’autres cas qui ont quelque ressemblance avec cette espèce d’illusion, et qui se rencontrent par exemple dans l’état fébrile ; car sain ou malade, quel que puisse être l’état de celui qui est trompé, il s’agit de savoir, non pas si cet état se rencontre d’ailleurs, mais comment cette illusion est possible.

Or, nous trouvons dans l’usage des sens extérieurs, qu’en fait de clarté s’attachant aux objets représentés, on comprend aussi dans la sensation le lieu qu’ils occupent, peut-être pas toujours avec une égale raison, cependant comme une condition nécessaire de la sensation, sans laquelle il serait impossible de se représenter les choses comme extérieures à nous. Il est très vraisemblable qu’en cela notre âme transporte l’objet senti dans sa représentation au lieu où convergent les différentes lignes de l’impulsion. D’où il arrive qu’on voit un point lumineux à l’endroit où se coupent les lignes tirées par l'œil dans la direction de l’incidence des rayons lumineux. Ce point, qu’on appelle le point visuel, est sans doute, en fait, le point de dispersion, mais dans la représentation c’est le point de convergence, suivant lequel la sensation est imprimée (focus imaginarius). C’est ainsi que l’on détermine même d’un seul œil le lieu d’un objet sensible, alors, par exemple, que le spectre d’un corps est perçu dans l’air au moyen d’un miroir concave, à l’endroit même où les rayons qui partent d’un point de l’objet se coupent avant de tomber dans l’œil[10]. Peut-être est-il possible d’en dire autant des impressions du son, parce que les impulsions s’effectuent également en ligne droite, et d’admettre que la sensation est alors accompagnée de la représentation d’un focus imaginarius, au point où se coupent les lignes droites du système nerveux, mis en mouvement dans le cerveau par une impression extérieure. En effet, on remarque en quelque sorte la région et l’éloignement d’un objet sonore, quoique le son soit faible et nous arrive par derrière, bien que les lignes droites qui peuvent être tirées de là, ne frappent presque pas l’ouverture de l’oreille, et qu’elles tombent sur d’autres endroits de la tête ; ce qui fait croire que les lignes droites, suivant lesquelles s’opère de là l’ébranlement, sont produites extérieurement dans la représentation de l’âme, et que le corps sonore est comme transporté au point de leur concours. Il doit en être de même, ce me semble, pour les trois autres sens, qui se distinguent de la vue et de l’ouie en ce que l’objet de la sensation est en rapport immédiat avec les organes, et qu’en conséquence les lignes qui expriment l’excitation sensible ont dans ces organes mêmes leur point de réunion.

Pour faire l’application de cette théorie aux images de la fantaisie, qu’il me soit permis de mettre en principe ce qu’admettait Descartes et que la plupart des philosophes ont admis après lui, à savoir que toutes les représentations de l’imagination sont en même temps accompagnées de certains mouvements dans le tissu ou l’esprit nerveux du cerveau, qu’on appelle ideas materiales, c’est-à-dire peut-être de l’ébranlement ou de l’oscillation de l’élément subtil qui s’en distingue, et qui ressemble au mouvement que peut faire l’impression sensible dont il est la copie. Je demanderais donc qu’on m’accordât que la principale différence du mouvement nerveux dans les fantaisies, et du mouvement nerveux dans la sensation, consiste en ce que les lignes exprimant la direction du mouvement dans le premier cas se coupent en dedans du cerveau, et dans le second en dehors. Or, comme le focus imaginarius dans lequel est représenté l’objet, quand il y a sensation claire de l’état de veille, est placé hors de moi, et que celui des fantaisies que j’ai peut-être alors est placé au dedans de moi, je ne puis manquer, tant que je, veille, de distinguer les images, comme chimères de ma façon, de l’impression des sens.

Si l'on me fait cette concession, je crois pouvoir indiquer quelque chose d’intelligible comme cause de cette espèce de trouble de l’âme qu’on appelle délire (Wahnsinn), et, si le mal est plus profond, hallucination (Verrückung). Le propre de cette maladie consiste en ce que l’halluciné transporte de simples objets de son imagination hors de soi, et les regarde comme des choses qu’il aurait en face de lui. Or, j’ai dit que, d’après l’ordre général, les lignes exprimant la direction du mouvement, qui dans le cerveau accompagnent les fantaisies comme moyens matériels auxiliaires, doivent s’y couper, et par conséquent que le lieu où le cerveau a conscience de son image, y doit être conçu à l’état de veille. Quand donc j’ajoute que, si par l’effet de quelque accident ou d’une maladie, certains organes du cerveau sont tellement affectés et sortis du juste équilibre, que le mouvement des nerfs dont le jeu est en harmonie avec quelques fantaisies ait lieu suivant des directions qui, prolongées, se croiseraient hors du cerveau, alors le focus imaginarius est placé en dehors du sujet pensant[11], et l’image, qui est l’œuvre de la seule fantaisie, est représentée comme un objet qui serait présent aux sens extérieurs. Le trouble résultant de la prétendue apparition d’une chose qui ne devrait pas être visible d’après l’ordre naturel, ne tardera pas à exciter l’attention, quoique au début un pareil fantôme de la fantaisie fût très faible ; et l’apparente sensation sera si vive qu’elle ne permettra plus à celui qui l’éprouvera d’en suspecter la vérité. Cette tromperie peut atteindre tous les sens extérieurs, car l’imagination renferme des images copiées de chacun d’eux, et le désordre du tissu nerveux peut faire déplacer le focus imaginarius du point d’où l’impression sensible d’un objet corporel réellement présent proviendrait. Rien alors d’étonnant si le fantaste croit voir ou entendre très clairement beaucoup de choses que personne autre ne perçoit, et si ces chimères apparaissent et disparaissent subitement à ses yeux, ou si ne faisant illusion qu’à un seul sens, par exemple à la vue, elles ne peuvent être perçues par aucun autre, et semblent par conséquent pénétrables. Les contes ordinaires de revenants se réduisent si fort à des déterminations de ce genre, qu’ils justifient extraor-dinairement cette présomption, que telle en effet peut bien être leur origine. Et la notion courante d’êtres spirituels, notion que nous avons tirée plus haut de la commune manière de parler, est très conforme à cette illusion, et ne répudie pas son origine, parce que la propriété d’une présence permanente dans l’espace doit constituer le caractère essentiel de cette notion.

Il est aussi très vraisemblable que les notions d’éducation concernant les formes des esprits fournissent à une tête malade les matériaux des imaginations illusoires, et qu’un cerveau vide de tous ces préjugés, quoique aflfecté d’un pareil trouble, ne se forgerait pas si facilement des images de cette espèce. De plus, on voit aussi par là que la maladie du fantaste concernant, à proprement parler, non pas l’entendement, mais l’illusion des sens, l’infortuné qui en souffre ne peut se délivrer de ses illusions par aucun, raisonnement, parce que la perception véritable ou apparente des sens mêmes précède tout jugement de l’entendement, et possède une évidence immédiate qui est au-dessus de toute persuasion.

La conséquence de ces réflexions a cet inconvénient, de rendre complètement inutile la profonde conjecture du chapitre précédent, et de faire que le lecteur, si disposé qu’il puisse être à donner quelque assentiment à ses doutes d’idéaliste, préférera cependant la notion la plus expéditive et la plus commode dans le jugement, et qui peut se promettre une plus générale approbation. Car, outre qu’il semble être plus conforme à une manière de penser raisonnable de tirer les raisons d’explication de la matière que nous offre l’expérience, que de se perdre dans des notions vertigineuses d’une raison moitié poétique, moitié raisonneuse, il y a de ce côté-ci encore je ne sais quelle occasion de raillerie qui, fondée ou non, est un motif plus puissant que tout autre, de s’abstenir de toutes vaines recherches. Car il est d’un mauvais présage de vouloir sérieusement expliquer les chimères des fantastes, et la philosophie qui s’abandonne à des relations si compromettantes se rend suspecte. Si je n’ai pas d’abord attaqué le délire dans une semblable vision, si je l’ai plutôt rattaché non comme la cause d’un commerce imaginé entre les esprits, mais comme une conséquence de ce commerce, quelle folie, cependant, ne pourrait être conciliée avec une sagesse sans fondement ? Je n’ai donc pas pas de reproche à faire au lecteur si, au lieu de regarder les visionnaires comme de demi-citoyens de l’autre monde, il les tient tout net et tout de bon pour des candidats de l’hôpital, et se dispense ainsi de toute recherche ultérieure. Mais tout en mettant les choses sur un tel pied, la manière de traiter ces adeptes du royaume des esprits doit être fort différente aussi de celle indiquée d’après les notions précédentes, et comme on croyait autrefois nécessaire d’en brûler parfois quelques-uns, il suffira désormais de les purger. C’est à peine encore si, dans cet état de choses, il serait nécessaire d’aller jusque-là, et de chercher dans le cerveau fiévreux, à l’aide des mystères de la métaphysique, des enthousiastes abusés. Le judicieux Hudibras aurait pu nous expliqer toute l’énigme ; car, suivant lui, quand un vent hypocondrique tempête dans les intestins, il en résulte, suivant la direction qu’il prend, qu’il y a p.. s’il descend, et vision ou transport religieux s’il monte.


CHAPITRE IV.
Conclusion théorique tirée de l’ensemble des considérations de la première partie.


La fausseté d’une balance qui, d’après les lois civiles, doit être une mesure des actions, se découvre en faisant passer d’un plateau dans l’autre le poids et la marchandise. La partialité de la balance intellectuelle se révèle par un procédé analogue, sans lequel on ne peut jamais, dans les jugements philosophiques mêmes, tirer de pesées comparées un total uniforme. J’ai purgé mon âme de préjugés, j’ai extirpé toute affection aveugle qui s’était jamais insinuée dans mon âme, afin d’ouvrir en moi un plus facile accès à toute espèce de savoir et de culture. Rien ne m’intéresse maintenant, rien ne me paraît estimable que ce qui prend place par la voie de la droiture dans un esprit calme et accessible à toutes les raisons, que mon jugement antérieur puisse en être confirmé ou infirmé, que j’en puisse être déterminé, ou que j’en sois réduit à douter. Partout où je trouve quelque chose qui m’instruit, je le prends. Le jugement de quiconque contredit mes raisons est mon jugement aussitôt qu’après l’avoir opposé au bassin de l’égoïsme, et ensuite dans la même balance, à mes principes présumés, et que j’y ai trouvé une plus grande valeur. Autrefois je n’envisageais l’entendement humain qu’au point de vue du mien ; à présent je me mets à la place d’une raison étrangère et extérieure, et j’observe mes jugements avec leurs occasions les plus secrètes du point de vue des autres. La comparaison des deux observations me donne, à la vérité, deux fortes parallaxes, mais elle est aussi l’unique moyen de prévenir une illusion d’optique, et de mettre les notions à leur vraie place, où elles sont réellement par rapport à la faculté de connaître de la nature humaine. On dira que c’est là un langage bien sérieux pour une question aussi indifférente que celle que nous traitons, qui mérite d’être appelée plutôt un amusement qu’une occupation sérieuse, et l’on n’aura pas tort de juger ainsi. Mais quoique on ne doive pas mettre de grands préparatifs à une bagatelle, on peut cependant le faire en pareille occasion, et la précaution superflue, quand il s’agit de prononcer dans de petites choses, peut servir d’exemple dans les cas importants. Je ne trouve pas qu’un intérêt quelconque, ou une inclination conçue avant examen, ait rien ôté à mon esprit de sa souplesse pour toutes sortes de principes pour ou contre, excepté en un seul cas. La balance de l’entendement n’est cependant pas tout à fait en équilibre, et l’un des bras, celui qui porte pour inscription : Espérance dans l’avenir, a un avantage mécanique qui fait que des raisons légères qui tombent dans son plateau l’emportent sur les spéculations contraires d’un poids cependant supérieur en soi. Telle est l’unique injustice que je ne puis pas bien prévenir, et qu’en fait je ne veux même prévenir jamais. J’avoue donc que tous les contes de revenants ou d’opérations d’esprits, et toutes les théories touchant la nature présumée des êtres spirituels et leurs rapports avec nous, n’ont quelque poids que dans le plateau de l’espérance, et qu’elles semblent en spéculation n’avoir qu’une consistance purement aérienne. Si la solution de la question que nous examinons ne tenait pas sympathiquement à une inclination déjà établie, quel esprit raisonnable hésiterait sur la question de savoir s’il doit trouver une plus grande possibilité à reconnaître une espèce d’êtres qui n’auraient rien de semblable avec tout ce que les sens lui apprennent, qu’à rapporter quelques prétendues perceptions à l’illusion et à la fiction, qui ne sont pas insolites en plusieurs cas ?

Telle semble, en général, être aussi la cause de la croyance aux récits d’apparitions qui trouvent si largement crédit. Et même les premières illusions des prétendues apparitions d’hommes morts sont vraisemblablement sorties de l’espérance flatteuse qu’on existe encore de quelque manière après la mort, puisque alors au sein des ombres de la nuit la présomption a souvent égaré les sens, et produit de formes équivoques des illusions qui étaient d’accord avec l’opinion prédominante, d’où enfin les philosophes ont pris l’occasion d’imaginer l’idée rationnelle des esprits et de l’ériger en système. On voit bien aussi que ma prétendue théorie du commerce des esprits prend la même direction que l’inclination vulgaire : car les propositions ne s’y enchaînent, bien visiblement, que pour faire concevoir comment l’esprit de l’homme sort de ce monde[12], c’est-à-dire l’état de l’âme après la mort. Mais de la manière dont il y vient, je ne dis mot. Je ne parle pas même de la façon dont il est présent dans ce monde, c’est-à-dire de la manière dont une nature immatérielle peut être active dans un corps et par lui. Et tout cela par l’excellente raison que je n’y entends rien. J’aurais donc très bien pu m’excuser également de mon ignorance par rapport à l’état futur, si l’attachement à une opinion caressée ne m’avait pas recommandé les raisons qui s’offraient à l’appui, si faibles qu’elles fussent.

La même ignorance m’empêche aussi de nier absolument· la vérité de tous ces récits d’apparitions, avec la réserve ordinaire toutefois, quoique assez surprenante, de révoquer en doute chacun d’eux en particulier, et d’accorder une certaine foi à tous pris ensemble. liberté au lecteur de juger comme il l’entendra. Quant à moi, l’autorité des raisons données au chapitre deuxième est assez forte à mes yeux pour me rendre réservé et indécis lorsque j’entends toutes sortes de récits merveilleux de cette nature. Toutefois, si l’on ne manque jamais de raisons justificatives quand on est sous l’empire d’un préjugé, je ne donnerai pas au lecteur l’ennui d’une plus longue justification de cette manière de voir.

Me trouvant à la fin de la théorie des esprits, j’ose avouer encore que cette méditation, si elle peut être de quelque profit au lecteur, est le complément de toute connaissance philosophique sur de pareils êtres, et qu’on pourra bien à l’avenir opiner encore toutes sortes de choses, mais qu’on n’en pourra jamais savoir davantage. Cette assertion semblera passablement présomptueuse ; car il n’est aucun objet de la nature tombant sous les sens, dont on puisse dire qu’on en a jamais épuisé la connaissance par l’observation ou par la raison, fût-ce une goutte d’eau, un grain de sable, ou quelque chose de plus simple encore, tant inépuisable est la diversité de ce que la nature, dans ses moindres parties, offre à connaître à un entendement aussi limité que celui de l’homme. Mais il en est tout autrement lorsqu’il s’agit de la notion systématique et philosophique d’êtres spirituels. Elle peut être achevée, mais dans le sens négatif, puisqu’elle trace avec certitude les limites de notre connaissance, et nous persuade que les différents phénomènes de la vie sont dans la nature, et que leurs lois sont tout ce qu’il nous est permis de connaître, mais que le principe de cette vie, c’est-à-dire la nature spirituelle, qu’on ne connaît pas, mais que l’on conjecture, ne peut jamais être positivement conçu, parce qu’il n’y a pas de données à cet effet dans nos sensations, et qu’on es tobligé de se contenter de négations pour concevoir quelque chose de très différent de tout ce qui est sensible, mais que la possibilité de ces négations ne repose ni sur l’expérience ni sur des raisonnements, qu’elle a pour base une fiction à laquelle se rend une raison dépourvue de tous moyens de secours. À ce compte, la pneumatologie des hommes peut être appelée une notion théorique de leur ignorance nécessaire par rapport à une espèce d’êtres présumés, et comme telle être facilement adéquate à la question.

J’abandonne donc toute la matière des esprits, partie considérable de la métaphysique, comme faite et achevée. Je ne m’en occuperai plus désormais. Resserrant ainsi le champ de mes recherches futures, et me dégageant tout à fait de certaines questions complètement oiseuses, j’espère aussi pouvoir appliquer avec plus de fruit mes faibles facultés intellectuelles à d’autres objets. C’est en vain que souvent on veut étendre la modeste mesure de ses forces à des desseins chimériques ; la raison fait un devoir, dans ce cas comme dins d’autres, de proportionner l’étendue des plans aux moyens d’exécution, et, quand on ne peut facilement atteindre le grand, de se borner au médiocre.


SECONDE PARTIE

OU PARTIE HISTORIQUE.

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CHAPITRE PREMIER.

Un récit dont la vérité est recommandée à l’examen du lecteur de bonne volonté.


Sit mihi fas audita loqui.....
Virgil.


La philosophie, dont la présomption fait qu’elle s’expose elle-même à toutes les vaines questions, se voit souvent dans un extrême embarras à l’occasion de certains récits, lorsqu’elle ne saurait impunément ni douter de quelques-uns d’eux, ni croire sans tomber dans le ridicule plusieurs des choses qui en font partie. Ces deux inconvénients se rencontrent à un certain degré dans les histoires courantes d’esprits : le premier tient à entendre celui qui les affirme ; le second à la considération de ceux auxquels on les rapporte. En fait, aucun reproche n’est plus amer pour un philosophe que celui de crédulité et de faiblesse pour l’erreur commune. Et comme ceux qui veulent paraître sages à bon marché se moquent de tout ce qui met jusqu’à un certain point au même niveau les ignorants et les sages, parce que c’est également inintelligible aux uns et aux autres, il n’est pas étonnant que les apparitions si souvent raccontées trouvent une grande créance, mais qu’elles-soient ou niées ou déguisées publiquement. On peut donc être assuré que jamais académie des sciences ne mettra au concours une pareille question ; non pas que ses membres soient exempts de tout attachement à cette opinion, mais parce que la prudence fait avec raison une loi de mettre des bornes aux questions que la curiosité ou la vaine démangeaison de connaître soulève sans distinction. Et alors les récits de cette espèce n’auront jamais que des partisans secrets, et seront publiquement rejetés par la mode dominante de l’incrédulité.

Toutefois cette question ne me semblant ni importante ni suffisamment préparée pour recevoir une solution, je n’hésite pas à rapporter ici un fait de l’espèce mentionnée, et de le livrer avec une entière indifférence à l’appréciation favorable ou défavorable du lecteur.

Il y a à Stockholm un certain M. Swedenborg, sans emploi ni fonctions, qui jouit d’une assez belle fortune. Toute son occupation consiste, comme il dit lui-même, à vivre comme il le fait depuis plus de vingt ans, dans le commerce le plus intime avec les esprits et les âmes des morts, à savoir d’eux ce qui se passe dans l’autre monde, à leur apprendre les nouvelles de celui-ci, à composer de gros volumes sur ses découvertes, et à faire quelquefois le voyage de Londres pour en surveiller l’impression. Il ne fait pas précisément mystère de ses secrets ; il en parle ouvertement à chacun, semble très persuadé de ce qu’il dit, et sans la moindre apparence de tromperie calculée ou de charlatanisme. Comme il est de tous les visionnaires, si l’on s’en rapporte à lui-même, le plus grand visionnaire, il est certainement aussi le premier fantaste entre les fantastes que l’on puisse juger d’après la description qu’en font ceux qui le connaissent, ou d’après ses écrits. Cette circonstance ne peut cependant pas empêcher ceux qui sont d’ailleurs favorables aux influences des esprits de présumer que sous cette fantaisie se trouve aussi quelque chose de vrai. Cependant comme la créance à toutes les missions de l’autre monde consiste dans des arguments qui la dépouillent par certaines épreuves dans le monde présent de sa vocation extraordinaire, je dois du moins faire connaître de ce qui se débite en faveur de la croyance à la faculté extraordinaire de cet homme, ce qui trouve encore quelque foi auprès du plus grand nombre.

Vers la fin de l’année 1764, M. Swedenborg fut appelé auprès d’une princesse dont la grande intelligence et la clairvoyance devaient rendre à peu près impossibles l'erreur et la surprise en pareille matière. Le bruit généralement répandu des prétendues visions de cet homme en furent l’occasion. A la suite de quelques questions qui tendaient plutôt à s’amuser de ses imaginations qu’à connaître des nouvelles de l’autre monde, la princesse le congédia, après toutefois l’avoir chargé d’une commission secrète relativement à son commerce avec les esprits. Au bout de quelques jours, M. Swedenborg revint avec une réponse de telle nature que la princesse tomba, de son propre aveu, dans le plus grand étonnement, puisque la réponse se trouva vraie, et que Swedenborg n’avait cependant pu l’apprendre d’aucun homme vivant. Ce récit est tiré de la relation d’un ambassadeur à la cour de la localité, alors présent, faite à un autre représentant étranger à Copenhague ; il est en parfait accord également avec ce que les renseignements particuliers ont pu en apprendre.

Les récits suivants n’ont pas d’autre valeur que la commune renommée, dont la preuve est très incertaine. Madame Harteville, veuve d’un envoyé Hollandais à la cour de Suède, fut mise en demeure par les proches d’un orfèvre, de payer le reliquat de la façon d’un service d’argent. La dame, qui connaissait les habitudes régulières de son mari défunt, était persuadée que cette dette avait été acquittée par lui, mais elle n’en trouvait la preuve dans aucun des papiers qu’il avait laissés. Les femmes étant très portées à croire aux récits des devins, des interprètes de songes, et toutes les autres sortes de merveilles, Mme Harteville parle donc de sa situation à M. Swedenborg, en le priant, si ce qu’on disait de lui, de son commerce avec les morts, était vrai, de vouloir bien se mettre en rapport avec son défunt mari, et de s’assurer du fondement ou de l’injustice de la réclamation. M. Swedenborg lui promit de le faire, et peu de jours après il lui apporta, chez elle, le renseignement qu’elle lui avait demandé. Il lui indiqua, dans une armoire qu’elle croyait avoir bien visitée, une certaine cachette, où se trouvaient les quittances en question. On se met aussitôt à chercher d’après ces indications, et l'on trouve, avec la correspondance secrète de Hollande, les quittances qui justifiaient de rentier paiement de la somme réclamée.

Le troisième récit est de telle nature qu’il est plus facile d’en savoir la vérité ou la fausseté. C’était, si je suis bien renseigné, vers la fin de 1759[13], que M. Swedenborg revenant de l’Angleterre, débarquait une après-dinée à Gothenburg. Il fut invité le même soir à une réunion chez un marchand de l’endroit, et peu de temps après son arrivée, il y raconte d’un air troublé, qu’au même moment un grand incendie éclatait à Stockholm. Au bout de quelques heures, pendant lesquelles il était allé de côté et d’autre, il rejoint la compagnie et lui apprend que le feu avait fait des progrès, et jusqu’où même il était allé. Ce soir même cette prodigieuse nouvelle se répandit, et toute la ville la connut le lendemain matin ; mais ce ne fut que deux jours après qu’on en reçut la confirmation de Stockholm à Gothenburg ; elle se trouva, dit-on, parfaitement d’accord avec la vision de M. Swedenborg.

On me demandera sans doute ce qui a pu me porter à me charger du rôle indigne de répandre un peu plus des fables qu’un esprit raisonnable hésite à écouter avec patience, et même d’en faire un texte de recherches philosophiques. Mais comme la philosophie que nous venons d’exposer est aussi une fable tirée du pays de Cocagne de la métaphysique, je n’ai rien vu qui ne méritât de les faire marcher les deux ensemble ; et pourquoi serait-il plus glorieux de se laisser tomper par l’aveugle confiance aux prétendus arguments de la raison qu’à une croyance téméraire à des récits trompeurs ?

Les limites de la folie et de la saine raison sont si mal indiquées, que l’on avance difficilement un peu loin dans l’un de ces domaines sans mettre parfois le pied sur l’autre. Mais quant à la confiance qui se laisse persuader d’accorder parfois quelque chose à de nombreuses et concordantes attestations, malgré les réclamations de l’entendement, elle semble être un reste de l’antique simplicité, qui cadre mal assurément avec l’état présent des esprits, et qui tourne souvent par le fait à la folie, mais qui ne doit cependant pas être regardée, pour cette raison, comme un héritage naturel de bêtise. Je laisse donc au bon plaisir du lecteur le soin de démêler, dans le récit merveilleux que je rapporte, les éléments de raison et de crédulité qui peuvent en former le mélange équivoque, et d’estimer Ja proportion des deux ingrédients, suivant ma manière de voir. Car, comme il ne s’agit dans une pareille critique que de convenance, je crois être suffisamment prémuni contre la raillerie, par le fait qu’avec cette folie, si l’on veut l’appeler ainsi, je me trouve néanmoins en très bonne et nombreuse société ; ce qui suffit déjà, suivant Fontenelle, pour ne pas du moins passer pour insensé. En effet, il est toujours arrivé et il arrivera toujours que certaines choses qui répugnent au bon sens trouvent accès auprès même des personnes raisonnables, par le fait seul qu’on en parle généralement. Tels sont la sympathie, la baguette divinatoire, les pressentiments, l’effet de l’imagination des femmes enceintes, l’influence des phases de la lune sur les animaux et les plantes, etc. N’y a-t-il pas longtemps même que le peuple des campagnes a rendu aux savants les railleries dont ils poursuivent ordinairement sa crédulité ? Car, s’il faut en croire un bruit très répandu, des enfants, des femmes auraient persuadé à bon nombre d’hommes habiles de prendre un loup commun pour une hyène, quoique toute personne un peu instruite sache aujourd’hui qu’il n’y a dans les forêts de France aucune bête féroce de l’Afrique. La faiblesse de l’intelligence humaine, jointe au désir passionné de savoir, fait qu’on s’attache d’abord sans distinction à la vérité et au mensonge. Mais peu à peu les idées se purifient ; une partie reste, le surplus est jeté aux impuretés.

Celui-là donc qui croira trouver assez d’importance à ces contes de revenants, pourra toujours, s’il a suffisamment de fortune et de loisirs, entreprendre un voyage de découvertes prochaines en ce genre, comme Artemidor fit le tour de l’Asie-Mineure pour mieux entendre l’interprétation des songes. La postérité lui sera très reconnaissante aussi de ce qu’il aura pris des mesures pour empêcher qu’un jour un autre Philostrate ne paraisse et ne fasse, au bout d’un certain temps, de notre Swedenborg un nouvel Apollonius de Tyane, quand la tradition orale aura acquis la consistance d’une preuve formelle, et que l’audition importune, quoique très nécessaire, des témoins oculaires, sera devenue tout à fait impossible.



CHAPITRE II.
Voyage extatique d’un enthousiaste à travers le monde des esprits.


Somnia, terrores magicos, miracula, sagas,
Nocturnes lemures, portentaque Thessala.
Horat.


Je ne puis en vouloir en aucune manière au lecteur prudent, si, dans le cours de cet écrit, il avait eu quelque doute sur la méthode que l’auteur a cru y devoir suivre. Car, ayant placé la partie dogmatique avant l’historique, et par conséquent les arguments rationnels avant l’expérience, j’ai pu faire soupçonner que j’avais usé de finesse, puisque, pouvant avoir eu déjà dans l’esprit l’histoire, je m’étais présenté comme ne sachant autre chose que méditer d’une manière tout abstraite, afin de pouvoir surprendre le lecteur qui ne s’attend à rien de semblable, en terminant mon travail par une preuve amusante tirée de l’expérience. Dans le fait, c’est un artifice dont les philosophes ont usé plus d’une fois avec assez de succès. Car on doit savoir que toute connaissance a deux bouts par lesquels on peut la saisir, l’un à priori, l’autre à posteriori. A la vérité, plusieurs physiciens des temps modernes ont prétendu qu’il faut commencer par le dernier, et s’imaginent prendre l’anguille de la science par la queue, lorsqu’en acquérant de grandes connaissances expérimentales, ils s’élèvent peu à peu à des notions générales et plus hautes. Mais quoiqu’il puisse n’y avoir rien là que de sage, il s’en faut beaucoup cependant qu’il y ait assez de science et de philosophie, car on se trouve bientôt de cette manière sur un pourquoi auquel il n’y a pas de réponse possible ; ce qui fait juste autant d’honneur à un philosophe qu’en fit à un marchand sa réponse. Comme on le priait poliment de payer une traite, vous reviendrez, dit-il, une autre fois. Aussi, des hommes de sens, pour échapper à cet inconvénient commencent par l’extrémité opposée, c’est-à-dire par le point suprême de la métaphysique. Mais une autre difficulté se présente alors, c’est qu’on commence je ne sais , qu’on va je ne sais encore, que l’enchaînement des raisons ne s’accorde pas avec l’expérience, qu’il semble même que les atomes d’Epicure devraient plutôt se rencontrer une fois par hasard pour former le monde après une chute éternelle, que les notions les plus générales et les plus abstraites pour l’expliquer. Aussi le philosophe voyant que ses preuves rationnelles d’un côté, l’expérience réelle ou les récits de l’autre, décriraient comme deux parallèles à l’infini sans se rencontrer jamais, est-il tombé d’accord avec tout le monde, comme s’il y avait eu dessein concerté, que chacun choisirait son point de départ à volonté, et y conduirait la raison, non pas suivant les lignes droites de la série déductive, mais avec un clinamen insensible des arguments, de telle façon que, dirigés secrètement vers le terme des expériences et des témoignages, ils atteignent droit au point où le confiant disciple ne les aurait pas attendus, c’est-à-dire de prouver ce dont on savait déjà auparavant qu’il devait être prouvé. Ils ont alors appelé cette marche la marche à priori, quoiqu’elle fût marquée secrètement à posteriori par des jalons jusqu’au point d’arrivée. Mais il est juste en cela que celui qui s’y entend ne trahisse pas le maître. Suivant cette méthode ingénieuse, plusieurs hommes recommandables ont rencontré » sur la simple voie de la raison jusqu’aux mystères de la religion, de même que des romanciers font fuir au loin l’héroïne de l’histoire, pour qu’une heureuse coïncidence ou le hasard lui fasse rencontrer son amant : Et fugit ad salices, et se cupit ante videri. Virg. Avec des prédécesseurs de cette autorité, je n’avais aucune raison d’hésiter à faire usage du même artifice pour procurer à mon écrit le succès désiré. Mais je prie instamment le lecteur de ne m’imputer rien de semblable. A quoi cela me servirait-il maintenant, puisqu’ayant dévoilé le secret, je ne pourrais plus tromper personne. Par malheur encore que le témoignage sur lequel je m’appuie, et qui ressemble si fort à ma conception philosophique, est d’une méchante et sotte apparence ; en sorte que je craindrais plutôt que le lecteur ne rejetât mes raisons comme absurdes, à cause de leur affinité avec de semblables déterminations, que de les tenir pour raisonnables par de tels motifs. J’avoue donc sans détour que je n’entends pas raillerie sur ces choquantes comparaisons, et je déclare tout net qu’on doit ou présumer dans les écrits de Swedenborg plus de sagesse et de vérité qu’il ne paraît au premier coup d’œil, ou que c’est pur effet du hasard s’il est d’accord avec mon système, comme il arrive quelquefois que des poètes, à ce qu’on croit, ou du moins à ce qu’ils disent eux-mêmes quand ils sont emportés par l’enthousiasme, prophétisent quelquefois, lorsqu’ils se rencontrent par ci par là avec l’évënement.

Je viens à mon objet, je veux dire aux ouvrages de mon héros. Si grand nombre d’écrivains aujourd’hui oubliés ou qui n’auront jamais de nom, ont le grand mérite de ne pas avoir épargné leur intelligence dans la composition de leurs grands ouvrages, Swedenborg mérite entre tous cet honneur. Certainement sa bouteille dans le monde lunaire est toute pleine, et ne le cède à pas une de celles qu’Arioste y a vues remplies de la raison ici-bas perdue, et que les possesseurs doivent un jour chercher, tant en est vide son grand ouvrage, si vide qu’il n’y en pas une goutte. Il y règne néanmoins un si étonnant accord avec ce que peut la plus fine spéculation de la raison sur un tel sujet, que le lecteur me pardonnera si j’y trouve cette étrangeté dans les jeux de l’imagination que d’autres curieux ont trouvée dans les jeux de la nature, comme lorsqu’ils découvrent dans un marbre portant des empreintes la sainte famille, ou dans les formes des stalactites des moines, un baptistère et des orgues, ou même, comme l’amusant Liscov, sur les vitres couvertes de givre, le nombre de la bête et la triple couronne ; choses auxquelles personne ne fait attention, si ce n’est celui dont la tête en est déjà remplie.

Le grand ouvrage de cet auteur comprend huit volumes in-quarto pleins de non sens, intitulés : Arcana cœlestia, offerts au monde comme une nouvelle révélation, et où ses apparitions sont le plus souvent appliquées à la découverte du sens caché dans les deux premiers livres de Moïse, et à une semblable méthode exégétique dé toute l’Ecriture sainte. Toutes ces fanatiques interprétations ne doivent pas m'occuper ici. On peut, si l’on veut, chercher quelques renseignements sur ce point dans le premier volume de la bibliothèque théologique de M. le Dr Ernesti. Ses audita et visa, c’est-à-dire ce que ses propres yeux ont vu et ses propres oreilles entendu, sont ce que nous voulons principalement tirer des appendices de ses chapitres, parce qu’ils sont le fondement de toutes les autres rêveries, et qu’ils se rapprochent passablement du merveilleux que nous avons plus haut hasardé sur le vaisseau de la métaphysique. Le style de l’auteur est plat. Ses récits et leur coordination semblent en réalité sortir d’une intuition fantastique, et provoquent peu le soupçon que les chimères spéculatives d’une raison fausse aient dû le porter à les imaginer et à les débiter pour tromper. Ils ont donc cette importance particulière, et méritent en réalité d’être reproduits en un petit extrait, peut-être plus que tant d’autres imaginations de raisonneurs écervelés qui remplissent nos journaux, parce qu’une illusion des sens suivie est en général un phénomène plus remarquable que l’illusion de la raison dont les causes sont suffisamment connues, et qui pourrait en grande partie être évitée par une direction volontaire des facultés, et par une plus ferme répression d’une vaine curiosité, quand au contraire l’illusion des sens touche au premier fondement de tous nos jugements, et que, s’il y a quelque chose de faux, les règles de la logique n'y peuvent pas grand’chose. Je distingue donc dans notre auteur le délire (Wahnsinn) de la manie (Wahnwitze), et je passe ces fausses subtilités, puisqu’il n’est pas fixe dans ses visions ; précisément comme il arrive souvent à un philosophe, qui doit séparer ce qu’il observe de ce qu’il raisonne, et dont les spécieuses apparences sont la plupart du temps d’une instruction supérieure aux spécieux principes tirés de la raison. Puis donc que je dérobe au lecteur des instants qu’il n’aurait peut-être pas employés bien plus utilement à la lecture d’ouvrages plus solides sur le même sujet, j’ai dû me préoccuper aussi de la délicatesse de son goût. J’ai donc laissé de côté un assez bon nombre d’étranges chimères ; j’ai réduit la quintessence du livre à quelques gouttes. En quoi le lecteur ne m’est pas moins obligé que croyait l’être un certain malade à ses médecins, qui ne lui avaient fait dévorer que l’écorce du quinquina, quand ils auraient pu facilement lui faire manger l’abre tout entier.

M. Swedenborg distinguait ses visions en trois classes ; la première consistait à être affranchi du corps ; c’était un état mitoyen entre la veille et le sommeil, où il voyait, entendait et sentait des esprits. Il l’a connu trois ou quatre fois. La seconde est d’être ravi par l’esprit, comme de cheminer dans la rue sans se tromper, quoiqu’il soit en esprit dans des contrées toutes différentes, et qu’il voie clairement ailleurs des maisons, des hommes, des forêts, etc., et que cet état dure plusieurs heures, jusqu’à ce qu’il soit rendu subitement à sa véritable place. C’est ce qu’il a éprouvé deux ou trois fois. La troisième espèce de phénomènes est ordinaire ; il l’éprouve journellement dans le plein état de veille, et c’est là ce qui défraie principalement ses récits. Tous les hommes, suivant lui, sont également en rapport avec le monde spirituel ; seulement, tous n’en ont pas conscience ; toute la différence entre eux et lui, c’est qu’il voit son état intime ; il ne parle de cette faveur qu’avec respect (datum mihi est ex divina Domini misericordia). On voit par cet ensemble que cette faveur doit consister dans la conscience des représentations obscures que reçoit l’âme de son commerce incessant avec le monde spirituel. Il distingue en conséquence dans l’homme la mémoire extérieure et la mémoire intérieure. Il a la première comme une personne qui fait partie du monde sensible, mais il possède l’autre en vertu de sa liaison avec le monde spirituel. Tel est aussi le fondement de la différence de l’homme extérieur et de l’homme intérieur. Son privilège à lui, c’est de se voir déjà dans cette vie comme une personne en société avec les esprits, et d’en être reconnu en conséquence. Cette mémoire intérieure retient tout ce qui échappe à la mémoire extérieure, et aucune des représentations d’un homme ne se trouve perdue. Après la mort, le souvenir de tout ce qui est jamais entré dans l’âme, et de ce qui lui était caché, forme le livre complet de sa vie.

La présence des esprits ne touche, il est vrai, que son sens intime. Mais il en résulte l’excitation d’une apparence d’extériorité, et même d’une figure humaine. Le langage des esprits est une communication immédiate des idées ; mais il est toujours lié à l’apparence de la langue qu’il parle lui-même, et prend l’apparence d’un langage extérieur. Un esprit lit dans la mémoire d’un autre esprit les représentations claires de celui-ci. Ainsi les esprits voient dans Swedenborg les représentations qu’il a de ce monde, avec une intuition si claire qu’ils y sont souvent trompés, et qu’ils croient voir immédiatement ces choses ; ce qui est cependant impossible, puisqu’aucun esprit pur n’a la moindre sensation du monde corporel. En communiquant avec d’autres âmes d’hommes vivants ils n’en peuvent même avoir aucune représentation, parce que l’intérieur de ces âmes n’est pas ouvert, c’est-à-dire que leur sens intime renferme des représentations tout à fait obscures. Aussi Swedenborg est-il le vrai oracle des esprits, qui ne sont pas moins curieux de contempler en lui l'état présent du monde qu’il peut l’être lui-même de considérer dans leur mémoire comme dans un miroir les prodiges du monde spirituel. Quoique ces esprits soient liés de la manière pour ainsi dire la plus intime avec toutes les autres âmes des hommes vivants, qu’ils agissent sur elles ou en reçoivent l’action, ils le savent cependant aussi peu que les hommes, parce que leur sens intime, qui appartient à leur personnalité spirituelle, est très obscur. Les esprits croient donc que ce qui provient en eux de l’influence des âmes humaines, est pensé par eux seuls, de la même manière que les hommes en cette vie s’imaginent que toutes leurs pensées, tous les mobiles de leur volonté ne partent que d’eux seuls, quoique souvent en réalité tls subissent l’influence du monde intelligible. Cependant toute âme humaine a déjà dès cette vie sa place dans le monde spirituel, et fait partie d’une certaine société qui est toujours en rapport avec son état interne de vrai et de bien, c’est-à-dire avec l’état de son entendement et de sa volonté. Les positions respectives des esprits n’ont rien de commun avec l’espace du monde corporel ; l’âme d’un homme dans les Indes est souvent la plus proche voisine de celle d’un autre homme en Europe, pour ce qui est de la situation spirituelle, quand au contraire celles qui habitent corporellement la même maison peuvent être beaucoup plus éloignées les unes des autres au point de vue spirituel. Quand l’homme meurt, l’âme ne change pas de place; il se sent seulement dans celle où il était déjà de son vivant à l’égard d’autres esprits. Du reste, quoique le rapport des esprits entre eux ne soit pas un véritable espace, il en a cependant pour eux l’apparence, et leurs liaisons sont représentées sous la condition de la proximité, comme leurs différences sous celle de l’éloignement, de même que les esprits, sans être réellement étendus, se donnent néanmoins entre eux l’apparence d’une figure humaine. Dans cet espace imaginé est une communauté constante des esprits. Swedenborg s’entretient avec les morts quand il lui plaît, et lit dans leur mémoire (faculté représentative) l’état où ils se voient eux-mêmes, et l’aperçoit aussi clairement qu’avec les yeux du corps. De plus, l’immense éloignement des êtres doués de raison qui habitent le monde n’est rien par rapport à l’univers spirituel, et s’entretenir avec un habitant de Saturne ne lui est pas plus difficile que de converser avec l’âme d’un défunt. Il ne s’agit que du rapport de l’état intérieur et de la liaison qu’ils forment entre eux suivant leur communion dans le vrai et dans le bien. Mais les esprits plus éloignés peuvent aisément entrer en relation à l’aide d’autres esprits. Il n’est donc pas nécessaire que l’homme ait réellement habité les autres corps cosmiques, pour les connaître et avec eux toutes leurs merveilles. Son âme lit dans la mémoire des autres citoyens du monde qui ont quitté leur demeure les représentations qu’ils se sont faites de leur vie et de leur habitation ; il y voit les objets comme il pourrait le faire par une intuition immédiate.

Une idée capitale dans les fantaisies de Swedenborg, c’est que les êtres corporels n’ont aucune substance propre, qu’ils ne subsistent que par le monde spirituel, et que chaque corps est redevable de son existence non à un esprit seul, mais à tous réunis. La connaissance des choses matérielles a donc un double sens, l’un extérieur, dans le rapport de la matière avec elle-même ; l’autre intérieur, en tant qu’elles indiquent comme effets les forces du monde spirituel, qui sont leurs causes. C’est ainsi que le corps de l’homme a un rapport des parties entre elles suivant des lois matérielles ; mais en tant qu’il est conservé par l’esprit qui vit en lui, les différents membres qui le composent et leurs fonctions ont une valeur significative pour les facultés de l’âme par l’action de laquelle ils reçoivent la forme, l’activité et la durée. Ce sens intérieur est inconnu aux hommes, et Swedenborg, qui en pénétrait ce qu’il y a de plus secret, a voulu leur en apprendre l’existence. Il en est de même des autres choses du monde sensible ; elles ont, comme on l’a dit, une signification comme choses, ce qui est peu, et une autre comme signe, ce qui est davantage. Telle est aussi l’origine des nouvelles interprétations qu’il a voulu donner de l’Ecriture sainte. Le sens intime, c’est-à-dire le rapport symbolique de tout ce qui s’y trouve raconté du monde spirituel, est en effet, comme il le rêve, le noyau de leur valeur ; le reste n’en est que l’écorce. Mais ce qui importe encore dans cette liaison symbolique des choses corporelles comme images avec l’état interne de l’esprit, c’est cela. Tous les esprits se représentent toujours entre eux sous l’apparence de figures étendues, et les influences respectives de tous ces êtres spirituels excitent en eux l’apparence d’autres êtres étendus, et en quelque sorte d’un monde matériel dont les images ne sont cependant que des symboles de leur état intérieur, mais produisent néanmoins une si claire et si durable illusion du sens, qu’elle est égale à l’impression sensible d’objets semblables. — Un futur interprète en conclura que Swedenborg est un idéaliste, parce qu’il refuse à la matière de ce monde une substance propre, et qu’il peut bien ne la regarder que comme un phénomène composé qui résulte de la liaison du monde spirituel. — Il parle en conséquence de jardins, de vastes régions, de lieux habités, de galeries et de portiques des esprits, qu’il voit de ses propres yeux avec la plus grande clarté. Il assure qu’ayant causé maintes fois avec tous ses amis défunts, il avait presque toujours trouvé que ceux qui étaient morts depuis peu parvenaient très difficilement à se persuader qu’ils fussent morts, parce qu’ils voyaient autour d’eux un monde semblable ; de plus, que des sociétés d’esprits de même état interne avaient la même apparence de région et d’autres choses qui s’y trouvent, mais que le changement de leur état dépendait de l’apparence du changement de lieu. Or comme il arrive toujours, lorsque les esprits communiquent leurs pensées aux âmes humaines, que ces pensées sont jointes à l’apparence de choses matérielles qui, au fond, ne s’offrent à celui qui les reçoit qu’en vertu d’un rapport au sens spirituel, mais avec toute l’apparence de la réalité, il en résulte cette provision de formes étranges et indiciblement absurdes que notre fanatique croit voir si clairement dans ses rapports quotidiens avec les esprits.

J’ai déjà dit que, suivant notre auteur, les facultés et les propriétés si diverses de l’âme sont en sympathie avec les organes subordonnés du corps à leur gouvernement. L’homme extérieur tout entier correspond donc à tout l’homme intérieur. Si donc une influence spirituelle remarquable du monde intelligible s’exerce sur l'une ou sur l’autre de ces facultés de l’âme, il en ressent aussitôt la présence harmoniquement manifestée dans les membres de son humanité extérieure qui correspondent à ces facultés. Il attribue donc une grande diversité de sensations à son corps, sensations toujours liées à la contemplation spirituelle, mais dont l’absurdité est trop forte pour que j’ose en rapporter seulement quelques-unes.

On peut donc, si l’on veut s’en donner la peine, se faire une notion de l’imagination la plus étonnante et la plus étrange dans laquelle se réunissent toutes ses rêveries, en partant de ce qu’on vient de dire. De même, en effet, que différentes forces et facultes constituent cette unité qui est l’âme ou l’homme intérieur, de même encore différents esprits (dont les principaux caractères concordent aussi bien entre eux que les différentes facultés d’un même esprit s’accordent entre elles) forment une société qui a tout l’aspect d’un grand homme, et dans cette ombre chaque esprit se voit dans le lieu et dans les membres apparents qui sont en rapport avec sa fonction propre dans un semblable corps spirituel. Mais toutes ces sociétés d’esprits réunis, l’universalité entière de ces êtres intelligibles, apparaît de nouveau et en dernier lieu pour la forme du plus grand homme. Imagination gigantesque, démesurée, à laquelle s’est peut-être ajoutée une ancienne et enfantine représentation, quand, par exemple, dans les écoles, pour venir au secours de la mémoire, on représente aux écoliers toute une partie du monde sous la forme d’une femme assise, etc. Dans cet homme immense est un constant et très intime commerce d’un esprit avec tous les autres et de tous avec un seul ; et, quelle que puisse être la position sition des êtres vivants à l’égard les uns des autres dans ce monde, ou leur changement, ils ont cependant une toute autre position dans le plus grand homme possible, position qu’ils ne quittent jamais, et qui n’est en apparence qu’un lieu dans un espace incommensurable, mais en réalité un mode déterminé de leurs rapports et de leurs influences.

Il serait fastidieux de reproduire les chimères du plus grand rêveur, ou d’en continuer l’exposition jusqu’aux descriptions qu’il donne de l’état des âmes après la mort. J’ai cependant d’autres réflexions à faire encore. Car bien qu’un collectionneur d’objets naturels fasse entrer dans les pièces préparées des productions animales, non pas celles-là seules qui ont des formes naturelles, mais aussi des monstruosités, il doit cependant faire en sorte que tout le monde ne les voie pas, ou pas trop clairement, car il pourrait bien se rencontrer parmi les curieux des femmes enceintes qui en recevraient peut-être une fâcheuse impression. Et comme il pourrait y avoir parmi mes lecteurs des personnes à conception idéale aussi bien qu’à dispositions tout autres, je serais désolé que leur produit pût en souffrir si peu que possible. Toutefois, comme je les ai tout d’abord prévenues, je ne crains rien, et j’espère qu’elles ne m’imputeront pas les rôles qu’en cette occasion pourrait enfanter leur imagination féconde.

Du reste, je n’ai ajouté aucune de mes rêveries à celles de l’auteur; je me suis borné à donner un extrait fidèle des siennes an lecteur ami du travail tout fait et économe (qui ne me paierait pas volontiers sept livres sterling une petite curiosité). J’ai sans doute laissé de côté la plupart des intuitions immédiates, parce que de si extravagantes rêveries ne sont propres qu’à troubler le sommeil du lecteur. Le sens confus des révélations de l’auteur a été, par ci par là, revêtu d’une forme un peu plus intelligible ; mais la justesse des principaux traite de l’esquisse n’en a point souffert. Du reste, il est inutile de vouloir le cacher, puisque c’est évident, tout ce travail, à la fin, n’aboutit à rien. Les visions individuelles rapportées plus haut ne pouvant se prouver, la seule raison de s’en occuper était la présomption que l’auteur essaierait peut-être d’en établir la vérité sur des événements de l’espèce mentionnée, qui pourraient être confirmés par des témoins oculaires. Mais on n’en rencontre nulle part. Nous abordons ainsi, mais pas sans quelque embarras, une entreprise peu sensée, en faisant remarquer avec raison, quoique assez tard, qu’il est souvent facile de penser avec prudence, mais alors seulement par malheur qu’on s’est trompé longtemps.

* * *

J’ai traité un sujet ingrat, dont je ne m’étais chargé que sur la demande et les instances d’amis curieux et peu occupés. En accommodant mon travail à cette légèreté de sens, j’ai en même temps trompé leur attente; je n’aurai contenté ni le curieux par des faits, ni le raisonneur par des preuves. Si je n’avais pas eu d’autre dessein dans ce travail, j’aurais perdu mon temps; j’ai perdu la confiance du lecteur, dont j’ai conduit l’investigation et la curiosité, après un long détour, au même point d’ignorance d’où il était parti. Mais en réalité je me proposais un but qui me parait plus important que celui que je semblais rechercher, et ce but, je crois l’avoir atteint. La métaphysique, dont le sort a voulu que je fusse épris, quoique je ne puisse me flatter d’en avoir été souvent payé de retour, présente deux avantages. Le premier, de répondre aux questions soulevées par un esprit curieux, lorsqu’il recherche par la raison les propriétés cachées des choses. Mais il arrive souvent ici que l’espérance est trompée par l’événement, et que cette fois encore l’objet désiré échappe à nos prises :

Ter frustra comprensa manus, effugit imago,
Par levibus ventis volucrique simillima somno.

                                       Virg.


L’autre avantage est plus d’accord avec la nature de l’entendement humain, et consiste à voir si le problème résultant de ce qu’on peut savoir est aussi déterminé, et quel est le rapport de la question avec les notions expérimentales qui doivent toujours servir de base à tous nos jugements. En tant que la métaphysique est une science des limites de la raison humaine, et par le fait qu’un petit pays a toujours beaucoup de limites, et qu’en général il lui importe plus alors de bien connaître et de bien asseoir ses possessions que d’entreprendre follement de s’agrandir par des conquêtes, cette utilité de la métaphysique est des moins connues et des plus importantes, mais elle ne peut être acquise qu’assez tard et à la suite d’une longue expérience. A la vérité, je n’ai pas indiqué ici d’une manière précise les limites dont je parle, mais je les ai fait voir assez longuement pour que le lecteur trouve, en y réfléchissant d’une manière un peu suivie, qu’il peut se dispenser de toute vaine recherche par rapport à une question dont les données sont dans un autre monde que celui où il sent. J’ai donc perdu mon temps pour ne pas le perdre. J’ai trompé mon lecteur pour le servir, et si je ne lui ai donné aucune nouvelle lumière, je lui ai cependant dissipé l’erreur et la vaine science qui enfle l’entendement et y prend la place que les enseignements de la sagesse et d’une instruction salutaire pourraient occuper.

Celui que les réflexions précédentes auraient fatigué sans l’instruire, trouvera un soulagement à son impatience dans le mot de Diogène à ses auditeurs qui bâillaient ; arrivé au dernier feuillet d’un long ouvrage, il s’écria, dit-on : Courage, Messieurs, nous abordons ! Tout à l’heure nous errions comme Démocrite dans l’espace vide où les ailes de papillon de la métaphysique nous avaient transporté, et où des formes spirituelles nous charmaient. Maintenant que la vertu stiptique de la connaissance de soi-même a fait replier les ailes soyeuses, nous nous retrouvons sur l’humble terrain de l’expérience et du sens commun. Heureux si nous le regardons comme la place qui nous est assignée, place que nous n’abandonnerons jamais impunément, et qui renferme tout ce qui est propre à satisfaire une ambition qui se borne à l’utile.


CHAPITRE III.
Conclusion pratique de tout ce qui précède.


Donner suite à toute curiosité, n’imposer d’autres limites à la passion de connaître que l’impuissance, est un zèle qui ne sied pas mal à l'érudition. Mais dans le nombre infini de problèmes qui s’offrent d’eux-mêmes à la pensée, choisir ceux dont la solution intéresse l’homme, est le mérite de la sagesse. Quand la science a parcouru sa révolution, elle arrive naturellement au point d’une modeste défiance, et dit involontairement d’elle-même : Combien de choses cependant que je ne connais pas ! Mais la raison mûrie par l’expérience, et parvenue à la sagesse, dit, avec une âme sereine par la bouche de Socrate, au milieu des marchandises qui s’étalent un jour de foire : Que de choses cependant dont je n’ai pas besoin ! C’est ainsi à la fin que deux tendances de nature si diverse se réunissent en une seule, quoi qu’elles aient eu d’abord des directions différentes, puisque la première est vaine et insatiable, et que la seconde est grave et modeste. Car pour choisir raisonnablement, il faut auparavant connaître jusqu’au superflu, l’impossible même ; mais la science parvient enfin à déterminer les bornes qui lui sont assignées par la nature de la raison humaine ; et tous les projets sans fondements, qui peuvent d’ailleurs n’avoir en eux-mêmes d’autres torts que d’être placés hors de la portée de l’homme, disparaissent dans les limbes de la vanité. Alors la métaphysique même devient ce dont elle est encore aujourd’hui passablement éloignée, et ce dont on devait au moins présumer d’elle, la compagne de la sagesse. Car tant que l’opinion de la possibilité de parvenir à des connaissances si éloignées subsiste, la sage simplicité crie en vain que tant d’efforts sont inutiles. L’agrément qui accompagne l’étendue du savoir prendra très facilement l’apparence du devoir, et de cette modération réfléchie et délibérée fera une simplicité sotte qui s’opposera à l’ennoblissement de notre nature. Les questions qui ont pour objet la nature de l’esprit, la liberté et la prédétermination, la vie future, etc., commencent par mettre en jeu toutes les facultés intellectuelles, et par leur excellence attirent l’homme dans la controverse animée de la spéculation, qui subtilise et tranche sans distinction, qui dogmatise, réfute comme il arrive toujours dans une connaissance d’apparence. Mais si ce genre de recherche prend le caractère d’une philosophie qui juge son propre procédé, et qui connaît non seulement les objets, mais leurs rapports à l’entendement humain, alors les limites se rapprochent, des bornes sont posées, qui ne permettent plus de vaguer en dehors du domaine propre. Nous avons eu besoin de quelque philosophie pour reconnaître les difficultés qui enveloppent une notion que chaque jour on agite comme si rien n’était plus commode. Un peu plus de philosophie écarte encore davantage cette ombre de connaissance, et nous montre qu’elle est tout à fait hors de la portée humaine. Car dans les rapports de cause et d’effet, de substance et d’acte, la philosophie sert tout d’abord à décomposer les phénomènes complexes, à les convertir en représentations plus simples. Mais si l'on finit par arriver aux rapports fondamentaux, l’œuvre de la philosophie touche alors à sa fin, et il est toujours impossible d’apercevoir comment quelque chose peut être une cause ou avoir une force ; ces rapports doivent simplement être pris de l’expérience. Notre règle rationnelle ne s’étend en effet qu’à la comparaison d’après l’identité et la contradiction. Or, en tant que quelque chose est une cause, quelque chose est alors posé par quelque autre chose, et aucun enchaînement n’est plus arbitraire (vermoege Einstimmung) ; de même que si je ne regarde pas cette même chose comme une cause, il n’en résulte pas une contradiction, parce qu’il n’est pas contradictoire, si quelque chose est, de supprimer par la pensée quelque autre chose. Les notions fondamentales des choses comme causes, celles des forces et des opérations, si elles ne sont pas prises de l’expérience, sont donc entièrement arbitraires, et ne peuvent être ni prouvées ni contredites. Je sais bien que la pensée et la volonté mettent mon corps en mouvement, mais je ne puis jamais ramener par l’analyse ce phénomène, comme expérience simple, à un autre ; je puis donc bien le constater, mais je ne puis le voir. Que ma volonté meuve mon bras, c’est ce que je ne comprends pas plus que si l'on disait qu’elle peut arrêter la lune dans son cours ; toute la différence, c’est que j’éprouve le premier fait, tandis que le second ne m’est jamais tombé sous le sens. Je reconnais en moi, comme en un sujet vivant, des changements divers, des pensées, des volitions, etc. ; et parce que ces déterminations sont d’une autre espèce que tout ce qui constitue ma notion composée de corps, j’imagine alors à bon droit un être incorporel constant. Mais on ne peut jamais conclure de cette nature connue par expérience que cet être incorporel puisse penser aussi sans être uni à un corps. Je me trouve en rapport avec les êtres de mon espèce par le moyen de lois corporelles ; de savoir si, suivant d’autres lois d’ailleurs que j’appellerai pneumatiques, je suis en rapport immédiat avec la matière, ou si je dois l’être un jour, c’est ce que je ne puis conclure en aucune façon de ce qui m’est donné. Tous les jugements, tels que ceux qui portent sur la manière dont mon âme met mon corps en mouvement, ou dont elle est en rapport maintenant ou dont elle pourra l’être à l’avenir avec d’autres êtres de son espèce, ne seront jamais que des fictions, et des fictions qui n’auront jamais la valeur de celles qu’en histoire naturelle on appelle hypothèses. Dans les hypothèses on n’imagine pas les forces fondamentales, on rattache seulement d’une manière convenable aux phénomènes celles qu’on connaît déjà par l’expérience, et dont la possibilité doit toujours pouvoir être prouvée. Dans le premier cas, au contraire, on admet même de nouveaux rapports fondamentaux de cause et d’effet, de la possibilité desquels on n’a pas la moindre notion ; on poétise donc d’une manière créatrice ou chimérique, comme on voudra. L’intelligibilité des différents phénomènes vrais ou présumés, en partant de ces idées fondamentales, n’est d’aucun avantage pour ces idées ; car on peut facilement rendre raison de tout, quand on se permet d’imaginer à volonté des agents et des lois d’action. Nous devons donc attendre jusqu’à ce que, dans l’autre vie, de nouvelles expériences nous donnent de nouvelles notions sur des facultés dont notre être pensant serait doué, et qui nous sont encore cachées. C’est ainsi que les observations des temps modernes, depuis qu’elles ont été expliquées par les mathématiques, nous ont révélé la force d’attraction dans la matière, force dont la possibilité (parce qu’elle semble être une force fondamentale) ne pourra jamais être conçue d’une manière même très imparfaite. Ceux qui, sans avoir pris leur preuve des mains de l’expérience, avaient voulu imaginer une semblable propriété, avaient été justement traités d’insensés et livrés au ridicule. Or, comme les arguments rationnels n’ont pas la moindre importance dans ces sortes de cas, qu’il s’agisse soit d’inventer soit d’établir la possibilité ou l’impossibilité, on ne peut accorder qu’à l’expérience seule le droit de décider. Je laisse de même au temps, qui amène l’expérience, à se prononcer sur les vertus curatives si prônées de l’aimant pour les douleurs de dents, s’il peut fournir autant d’observations à l’appui de l’action des verges magnétiques sur la chair et les os que nous en avons déjà de son action sur le fer et l’acier. Mais quand certaines prétendues expériences ne peuvent être soumises à aucune loi de la sensation, reconnue de la plupart des hommes, et ne prouveraient par conséquent qu’un désordre dans le témoignage des sens (comme c’est en réalité le cas dans les récits d’apparition), il est prudent de n’y pas adhérer, parce que le défaut d’accord et d’uniformité ôte alors toute vertu probante à la connaissance historique, et la rend impropre à servir de fondement à une loi quelconque de l’expérience, sur laquelle l’entendement puisse juger.

De même que, d’une part, on apprend par une recherche un peu plus approfondie, que la connaissance évidente et philosophique est impossible dans le cas dont nous parlons, on sera forcé de reconnaître, d’un autre côté, que pour un esprit tranquille et libre de préjugés, elle est superflue et sans nécessité. La vanité de la science excuse volontiers ses occupations sous prétexte d’importance, et l’on prétend d’ordinaire, en ces sortes de choses, que la vue rationnelle de la substance spirituelle de l’âme est nécessaire à la persuasion de l’existence après la mort, et que cette persuasion importe grandement comme mobile d’une vie vertueuse. La curiosité oisive ajoute que la véracité des apparitions de revenants peut même donner de tout ceci un preuve expérimentale. Mais la véritable sagesse est la compagne de la simplicité, et comme le cœur y commande à l’entendement, elle rend d’ordinaire superflu tout l’appareil de l’érudition, et ses fins se passent de moyens qui ne peuvent jamais être à la disposition de tout le monde. Comment ! il ne serait bon d’être vertueux que parce qu’il y a un autre monde, où les actions ne mériteraient pas plutôt d’être récompensées parce qu’elles seraient bonnes et vertueuses en elles-mêmes ! Le cœur humain ne contient-il pas des préceptes d’une moralité immédiate, et doit-on, pour conduire l’homme en conséquence de sa destinée, appuyer absolument les machines à un autre monde ! Peut-il s’appeler honnête, peut-il s’appeler vertueux celui qui s’adonnerait volontiers aux vices s’il ne craignait des châtiments à venir, et ne faudrait-il pas dire plutôt qu’il craint à la vérité de faire le mal, mais qu’il nourrit dans son âme des sentiments vicieux, qu’il tient aux avantages des actions qui ont l’apparence des vertus, mais qu’en réalité il déteste la vertu même ? En fait, l’expérience enseigne qu’un grand nombre de ceux qui ont appris l’existence d’un monde à venir et qui en sont persuadés, esclaves qu’ils sont cependant du vice et de la bassesse, ne songent qu’au moyen d’échapper frauduleusement aux suites fâcheuses qu’ils redoutent ; mais jamais âme honnête n’a pu supporter la pensée que la mort soit la fin de toutes choses, et ses nobles sentiments l’ont toujours portée à l’espérance de l’avenir. Il semble donc plus conforme à la nature humaine et à la pureté des mœurs de fonder l'attente d’une autre vie sur les sentiments d’une âme bien réglée, que de fonder au contraire la régularité de sa conduite sur l’espérance d’une autre vie. Telle est aussi la foi morale dont la simplicité peut être au-dessus de toutes les subtilités du raisonnement, et qui seule convient à l’homme dans toutes les conditions, puisqu’elle le conduit sans détour à sa véritable fin. Laissons donc à la spéculation et à la sollicitude des esprits désœuvrés toutes les théories bruyantes sur des objets si étrangers. Elles nous sont en réalité indifférentes, et l’apparence fugitive des raisons pour ou contre pourra bien se prononcer sur l’assentiment des écoles, mais elle décidera difficilement quelque chose sur la destinée future des honnêtes gens. Aussi bien la raison humaine n’a pas des ailes assez puissantes pour franchir les nuages si élevés qui dérobent à nos yeux les mystères de l’autre monde, et l’on peut donner à ceux qui désirent si vivement les pénétrer le simple mais très naturel avis, que le plus prudent de beaucoup est de vouloir bien attendre qu’ils soient arrivés. Mais comme notre sort dans la vie future peut fort bien tenir à la manière dont nous aurons rempli notre tâche dans celle-ci, je conclus par les mots que Voltaire met dans la bouche de son honnête Candide, après bien des discussions inutiles : Occupons-nous de notre affaire, allons au jardin et travaillons.

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Notes[modifier]

  1. Si la notion d’esprit était tirée de nos propres notions expérimentales, ce procédé propre à l’éclaircir serait facile, puisqu’il suffirait d’indiquer les caractères que les sens nous révéleraient dans cette espèce d’êtres, et par lesquels nous les distinguons des êtres matériels. Mais on parle des esprits tout en ne sachant pas bien si des êtres de cette espèce existent. La notion de la nature spirituelle ne peut donc pas être traitée abstractivement comme une notion expérimentale. Mais, demanderez-vous, comment donc, en général, est-on parvenu à cette notion, si ce n’est par le moyen de l’abstraction ? Je réponds : beaucoup de notions sont formées par des raisonnements obscurs et secrets à l’occasion de l’expérience, et se communiquent ensuite à d’autres, sans qu’on ait conscience de l’expérience même ou du raisonnement qui a atteint la notion a laquelle l’expérience a servi de point de départ. Ces sortes de notions peuvent s’appeler subreptices. Un grand nombre d’entr’elles ne sont en partie que des fantaisies erronées, en partie des vérités, puisqu’en fait des raisonnements obscurs ne sont pas toujours faux. La locution ordinaire et l’alliance d’une expression avec différente récite dans lesquels se retrouve toujours identiquement le même caractère capital, lui donnent une signification déterminée, qui, par conséquent, ne peut être expliqué qu’en tirant de son obscurité ce sens occulte, en comparant les divers modes d’acception, ceux qui concordent et ceux qui ne concordent pas avec ce sens.
  2. On remarquera facilement que je ne parle ici que des esprits qui font partie de l’univers, et non de l’esprit infini qui en est l’auteur et le conservateur. Car la notion de la nature spirituelle du dernier est facile, parce qu’elle est purement négative, et qu’elle consiste à nier en lui les qualités de la matière, qui répugnent à une substance infinie et absolument nécessaire. Au contraire, avec une substance spirituelle, qui doit être unie à la matière, telle, par exemple, que l’âme humaine, la difficulté tient à la nécessité de concevoir leur liaison mutuelle en un tout avec des substances corporelles, et de faire cependant disparaître la seule espèce connue de liaison qui ait lieu entre des êtres matériels.
  3. On a des exemples de lésions avec perte d’une bonne partie du cerveau, sans qu’il y ait perte de la vie de l’intelligence. Suivant l’opinion commune que je cite ici, la perte d’un atome de la substance cérébrale, ou un simple déplacement, ferait mourir un homme sur le champ. L’opinion dominante, d’assigner à l’âme une place dans le cerveau, semble avoir principalement son origine en ce que l’on sent clairement, dans une forte application de l’esprit, que les nerfs du cerveau sont tendue. Mais, si ce raisonnement était vrai, il prouverait aussi que l’âme occupe d’autres lieux. Dans l’anxiété ou dans la joie, la sensation semble avoir son siège dans le cœur. Un grand nombre de passions, la plupart même, font éprouver leur principal effet au diaphragme. La compassion affecte les entrailles, et d’autres instincts surgissent et se font sentir dans d’autres organes. La cause qui fait que l’on croit principalement sentir dans le cerveau l’âme pensante est peut-être celle-ci : Toute réflexion exige l’intervention des signes pour exciter les idées au point d’obtenir le degré de clarté nécessaire à leur accompagnement et à leur soutien. Or, les signes de nos représentations sont principalement ceux qui sont éprouvés par l’ouïe ou par la vue, deux sens qui sont mis en mouvement par les impressions cérébrales, puisque leurs organes sont aussi très rapprochée de cette partie du corps. Si donc l’excitation de ces signes, que Descartes appelle ideas materiales, est proprement une sollicitation des nerfs à un mouvement semblable à celui qui a produit auparavant la sensation, alors le tissu du cerveau est principalement obligé de vibrer à l’unisson des impressions précédentes, et s’en trouve fatigué. Car si la pensée est en même temps passionnée, on se sent non seulement des contentions cérébrales, mais aussi des attaques des parties irritables, qui sont d’ailleurs en sympathie avec les représentations de l’âme en état de passion.
  4. La raison, qui m’en parait très obscure et qui restera vraisemblablement telle, s’étend aussi au principe sentant dans les animaux. Ce qui dans le monde contient un principe de vie semble être de nature immatérielle. Car toute vie repose sur la faculté intérieure de se déterminer soi-même à volonté. Le caractère essentiel de la matière consistant, au contraire, à remplir l’espace par une force nécessaire qui est limitée par une force extérieure contraire, l’état de tout ce qui est matériel est donc extérieurement dépendant et forcé, tandis que les matières qui sont actives elles-mêmes, et en vertu de leur force interne, doivent contenir le principe de la vie ; bref, celles qui ont la faculté, la volonté propre de se déterminer d’elles-mêmes et de changer, peuvent être difficilement corporelles. On ne peut pas raisonnablement demander qu’une espèce d’êtres si méconnue, qu’on ne connaît le plus souvent que d’une manière hypothétique, soit comprise dans les divisions de ses différents genres. Il y a du moins des êtres immatériels qui contiennent la raison de la vie animale, qui diffèrent de ceux qui comprennent la raison dans leur activité propre, et qui sont appelés des esprits.
  5. Leibniz disait que ce principe interne de tous ses rapports extérieurs et de leurs changements est une force représentative, et des philosophes plus récente ont accueilli cette pensée non développée avec dérision. Mais ils n’auraient peut-être pas mal fait s’ils s’étaient auparavant demandé si une substance, telle qu’une partie simple de la matière, serait donc possible dans tout état interne ; et si par hasard ils n’avaient pas voulu exclure cet état, ils devaient imaginer quelque autre état interne possible que celui des représentations et des activités qui en dépendent. Chacun aperçoit de soi-même que tout en attribuant aux éléments de la matière une faculté de représentations obscures, il n’en résulte encore aucune faculté représentative de la matière même, parce qu’un grand nombre de substances de cette espèce liées en un tout, ne peuvent cependant jamais former une unité pensante.
  6. Quand on parle du ciel comme séjour des bienheureux, la commune représentation le place volontiers en haut, quoique dans l’immensité de l’espace cosmique. On ne fait pas attention que notre terre, vue de ces régions, apparaît aussi comme une des étoiles du ciel, et que les habitants des autres mondes pourraient avec une raison non moins grossière le montrer vers nous et dire : Voilà le séjour des éternelles joies, et la demeure céleste préparée pour nous recevoir un jour. C’est donc par une admirable illusion que le vol élevé de l’espérance se trouve toujours attaché à a notion de monter, sans réfléchir que, si haut qu’on soit parvenu, il faut cependant retomber pour prendre pied peut-être dans un autre monde. Suivant ces mêmes notions, le ciel serait proprement le monde des esprits, ou, si l’on veut, la partie heureuse des esprits, et il n’y aurait à les chercher ni au-dessus ni au-dessous de soi, parce qu’un semblable tout immatériel ne peut être représenté d’après des distances ou des voisinages par rapport à des choses corporelles ; il ne doit être conçu que dans les liaisons spirituelles de ses parties entre elles ; du moins ses membres n’ont conscience d’eux-mêmes que suivant ces sortes de rapports.
  7. On pourrait faire consister le commerce de l’homme et du monde spirituel, par suite du principe de la moralité, suivant les lois de l’influence pneumatique, en ce qu’il en résulte naturellement une communauté plus étroite d’une âme bonne ou mauvaise avec des esprits bons as méchants, et que les âmes s’associent de la sorte à la partie de la république spirituelle qui est d’accord avec leur espèce de moralité, avec participation à toutes les conséquences qui peuvent naturellement s’en suivre.
  8. On peut expliquer par une certaine espèce de dualité personnelle, celle de l’âme même par rapport au corps. Certaine philosophes croient, sans appréhender la moindre opposition, pouvoir s’en rapporter à l’état de profond sommeil quand ils veulent prouver la réalité de représentations obscures, quoiqu’on ne puisse rien affirmer à cet égard, sinon qu’au réveil nous ne nous rappelons aucune de celles que nous avons peut-être pu avoir dans le sommeil le plus profond, d’où il suit seulement qu’elles ne sont pas représentées clairement au réveil, mais non qu’elles fussent obscures quand nous dormions. Je croirais plus volontiers qu’elles ont été plus claires et plus étendues que les plus claires mêmes de l’état de veille ; c’est ce qui peut s’attendre, dans le repos parfait des sens extérieurs, d’un être aussi actif qu’est l’âme, quoique, par le fait que le corps de l’homme n’est pas senti en même temps, l’idée de ce corps (qui accompagne l’état précédent des pensées et qui peut aider à former la conscience d’une seule et même personne) fasse défaut dans l’état de veille. Les opérations de quelques somnambules, qui indiquent parfois plus d’intelligence dans cet état qu’autrement, bien qu’ils ne s’en rappellent rien au réveil, confirment la possibilité de ma conjecture sur le sommeil profond. Les rêves, au contraire, c’est-à-dire les représentations du sommeil qu’on se rappelle au réveil, ne sont pas dans ce cas. Alors, en effet, l’homme ne dort pas complètement ; il sent à un certain degré clairement, et entremêle ses opérations intellectuelles aux impressions des sens extérieurs. Il se les rappelle donc en partie, mais il n’y trouve aussi que d’informes et absurdes chimères, comme c’est inévitable, puisque les idées de la fantaisie et celles de la sensation extérieure s’y trouvent confondues.
  9. J’entends par là non pas les organes de la sensation extérieure, mais le sensorium de l’âme, comme on l’appelle, c’est-à-dire cette partie du cerveau dont le mouvement accompagne d’ordinaire les images et lea représentations de toutes sortes de l’âme pensante, comme le croient les philosophes.
  10. Ainsi le jugement que nous portons d’un lien apparent d’objets voisins est d’ordinaire représenté dans l’optique, et s’accorde très bien aussi avec l’expérience. Cependant les mêmes rayons lumineux qui partent d'un point ne divergent pas sur le nerf optique, mais s’y réunissent en un point, grâce à la réfraction opérée par les humeurs de l’œil. Si donc la sensation n’a lieu que dans ce nerf, le focus imaginarius ne devrait pas être placé en dehors du corps, il devrait l’être au fond de l’œil ; d’où naît une difficulté que je ne puis résoudre en ce moment, et qui semble inconciliable avec les propositions précédentes et avec l’expérience.
  11. On pourrait citer comme une ressemblance éloignée du cas cité la faculté qu’ont les personnes ivres de voir double des deux yeux, par la raison que la distension des vaisseaux sanguins s’oppose à ce que l'axe visuel se dirige de telle sorte que, s’ils étaient prolongés, ils se coupassent au point où est l’objet. Pareillement, la distension des vaisseaux du cerveau, qui n’est peut-être que passagère, et qui peut n’atteindre que quelques nerfs, peut faire que certaines images de la fantaisie nous apparaissent, même dans l’état de veille, comme hors de nous. Une expérience très commune peut être comparée à cette illusion. Quand, après un sommeil passé avec un bien-être voisin de l’assoupissement, et qu’avec des yeux pour ainsi dire divisés on regarde toutes les espèces de fil des rideaux du lit ou de la couverture, ou bien les petites taches d’un mur voisin, on en fait aisément des figures humaines et autres. L’illusion cesse aussitôt qu’on le veut et que l’attention s’applique. Ici le déplacement du focus imaginarius des fantaisies est en quelque sorte soumis à la volonté, quand au contraire la volonté ne peut se changer dans l’hallucination.
  12. Le symbole de l’âme chez les anciens Égyptiens était un papillon, et le nom grec signifiait la même chose. On voit facilement que l’expérience, qui ne fait de la mort qu’une transformation, a produit et l’idée et le signe. Cela n’empêche en aucune manière la confiance en la vérité des notions qui en découlent. Notre sens intime et les jugements d’un rationnel vraisemblable (Vernunftaehnlichen), dont il est le fondement, conduisent, tant qu’ils sont sains, où conduirait la raison elle-même, si elle était plus éclairée et plus pénétrante.
  13. Sur la détermination chronologique de ces récits, voir mon observation au n° 1, relatif à Swedenborg. — Sch.