Contes en prose (Leconte de Lisle)/Sacatove

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Texte établi par Jean Dornis, Société Normande du livre illustré (p. 99-116).


SACATOVE





Il n’appartient qu’aux œuvres vraiment belles de donner lieu aux imitations heureuses ou maladroites. Ce sont autant d’hommages indirects rendus au génie, et qui n’ont pas fait défaut au plus gracieux comme au plus émouvant des poèmes, Paul et Virginie, que Bernardin de Saint-Pierre appelait modestement une pastorale. Pastorale immortelle à coup sûr, où l’exactitude du paysage et des coutumes créoles ne le cède qu’au charme indicible qui s’en exhale. Les quelques lignes qui suivent n’ont aucun rapport, quant au fond, avec l’histoire touchante des deux Mauriciens. La scène se passe cette fois à Bourbon et l’époque n’est plus la même. Cependant le voisinage des deux îles, que trente-cinq lieues séparent à peine, amènera entre le poème de Bernardin et ce récit de la mort romanesque d’un noir célèbre par son adresse, son courage et son originalité, quelques analogies nécessaires de description — sauf les différences du sol, différences souvent essentielles, comme on en peut juger.

L’île Bourbon est plus grande et plus élevée que l’île Maurice. Ses cimes extrêmes sont de dix-sept à dix-huit cents toises au-dessus du niveau de la mer ; et les hauteurs environnantes sont encore couvertes de forêts vierges où le pied de l’homme a bien rarement pénétré. L’île est comme un cône immense dont la base est entourée de villes et d’établissements plus ou moins considérables. On en compte à peu près quatorze, tous baptisés de noms de saints et de saintes, selon la pieuse coutume des premiers colons. Quelques autres parties de la côte et de la montagne portent aussi certaines dénominations étranges aux oreilles européennes, mais qu’elles aiment à la folie : l’Étang Saléles Trois Bassins, — le Boucan Canot, — l’Ilette aux Martins, — la Ravine à malheur, — le Bassin bleu, — la plaine des Cafres, etc. Il est rare de rencontrer entre la montagne et la mer une largeur de plus de deux lieues, si ce n’est à la savane des Galets, et du côté de la rivière Saint-Jean, l’une sous le vent et l’autre au vent de l’île. Au dire des anciens créoles, la mer se retirait insensiblement, et se brisait autrefois contre la montagne elle-même. C’est sur les langues de sable et de terre qu’elle a quittées qu’ont été bâtis les villes et les quartiers. Il n’en est pas de même de Maurice, qui, sauf quelques pics comparativement peu élevés, est basse et aplanie. On n’y trouve point les longues ravines qui fendent Bourbon des forêts à la mer, dans une profondeur effrayante de mille pieds, et qui, dans la saison des pluies, roulent avec un bruit immense d’irrésistibles torrents et des masses de rochers dont le poids est incalculable. La végétation de Bourbon est aussi plus vigoureuse et plus active, l’aspect général plus grandiose et plus sévère. Le volcan, dont l’éruption est continue, se trouve vers le sud au milieu de mornes désolés, que les noirs appellent le Pays brûlé.

Vers 1820, un négrier de Madagascar débarqua sa cargaison humaine entre Saint-Paul et Saint-Gilles. Les lots furent faits et distribués sur le sable, puis chacun remonta la montagne avec ses nouveaux esclaves. Parmi ceux qui suivirent leur maître sur les bords de la ravine de Bernica, il y avait un jeune noir qui sera, si le lecteur veut bien le permettre, le héros de cette histoire, pour le moins aussi véridique que les aventures du poème mauricien.

Sacatove était d’un naturel si doux et d’un caractère si gai, il s’habitua à parler créole avec tant de facilité, que son maître le prit en amitié. Durant quatre années entières il ne commit aucune faute qui pût lui mériter un châtiment quelconque. Son dévouement et sa conduite exemplaire devinrent proverbiaux à dix lieues à la ronde. Son maître le fit commandeur malgré son âge, et les noirs s’accoutumèrent à le considérer comme un supérieur naturel. Tout allait pour le mieux dans l’habitation, quand, un beau jour, Sacatove disparut et ne revint plus. Les recherches les plus actives furent inutiles, et deux mois ne s’étaient pas écoulés, qu’il était oublié.

La famille du blanc dont il était l’esclave se composait d’un fils et d’une fille, de dix-huit et de seize ans. L’un était dur et cruel, quoique brave, comme la plupart des créoles ; l’autre était indolente et froide, avec une peau de neige, des yeux bleus et des cheveux blonds. Le frère passait sa vie à chasser dans la montagne et dans les savanes ; la sœur vivait couchée dans sa chambre, inoccupée et paresseuse jusqu’à l’idéal. Quant au père, il fumait de trente à quarante pipes par jour, et buvait du café d’heure en heure. Du reste, il en savait assez sur toutes choses pour apprécier convenablement l’arôme de son tabac et celui de sa liqueur favorite. C’était, à tout prendre, un brave homme ; un peu féroce mais pas trop. La maison qu’ils habitaient sur leur habitation de Bernica était entourée de deux galeries superposées et fermées de persiennes en rotin peint. Il s’y trouvait quelques chambres à coucher, faites exprès pour les grandes chaleurs de janvier. C’était dans l’une d’elles que reposait ordinairement la jeune créole. Un matin, ses négresses privilégiées, après avoir longtemps attendu le signal accoutumé, inquiètes de ce sommeil prolongé, ouvrirent la porte de l’appartement et n’y trouvèrent personne. Leur maîtresse avait disparu à son tour. La chambre était restée dans le même état que la veille, et rien n’avait été enlevé des objets de luxe qui la décoraient, si ce n’est tout le linge et la toilette de la jeune fille. Ce ne pouvait être qu’un rapt amoureux ; et, quoique le père et le fils ne soupçonnassent qui que ce soit, les aventures de cette sorte étaient trop fréquentes pour négliger les mesures promptes et énergiques.

Il était possible que le ravisseur se fût dirigé sur Maurice. Ils apprirent en effet qu’un navire était parti de Saint-Paul pour cette destination le jour même de l’enlèvement. Ce navire fut immédiatement suivi ; mais il n’avait fait que toucher l’île voisine, en continuant sa route pour l’Inde. Le père et le fils revinrent chez eux et attendirent patiemment que la fugitive leur donnât des nouvelles, bonnes ou mauvaises. Le premier n’en fuma pas moins de pipes ; le second n’en tua pas moins de perdrix et de lièvres. Tout marcha comme d’habitude dans la maison ; seulement il y eut une chambre inoccupée. Que le lecteur ne s’étonne pas de cette indifférence, et ne m’accuse point d’exagération. Le créole a le cœur fort peu expansif et trouve parfaitement ridicule de s’attendrir. Ce n’est pas du stoïcisme, mais bien de l’apathie, et le plus souvent un vide complet sous la mamelle gauche, comme dirait Barbier. Ceci soit dit sans faire tort à l’exception, qui, comme chacun sait, est une irrécusable preuve de la règle générale. Ce fut à peu de temps de là qu’on entendit parler de Sacatove à l’habitation. Un noir assura l’avoir rencontré dans les bois. Cette nouvelle fut bientôt confirmée d’une façon éclatante. Une bande de noirs marrons dévasta les habitations situées aux approches de la forêt, et celle du maître de Sacatove ne fut pas épargnée. Une nuit, entre autres, l’appartement de la jeune fille enlevée fut si complètement dévalisé qu’il ne resta que les trois cloisons inamovibles, la persienne de rotin ayant aussi été emportée. Le détachement des hauts de Saint-Paul reçut l’ordre de poursuivre les marrons. Notre jeune créole prit son meilleur fusil de chasse et suivit le détachement en volontaire. Ce que voyant, son père alluma une pipe et but quelques tasses de café en guise d’adieu.

Rien n’est beau comme le lever du jour du haut des mornes du Bernica. On y découvre la plus riche moitié de la partie sous le vent et la mer à trente lieues au large. Sur la droite, au pied de la Montagne-à-Marquet, la savane des Galets s’étend sur une superficie de trois à quatre lieues, hérissée de grandes herbes jaunes que sillonne d’une longue raie noire le torrent qui lui donne son nom. Quand les clartés avant-courrières du soleil luisent derrière la montagne de Saint-Denis, un liseré d’or en fusion couronne les dentelures des pics et se détache vivement sur le bleu sombre de leurs masses lointaines. Puis il se forme tout à coup à l’extrémité de la savane un imperceptible point lumineux qui va s’agrandissant peu à peu, se développe plus rapidement, envahit la savane tout entière ; et, semblable à une marée flamboyante, franchit d’un bond la rivière de Saint-Paul, resplendit sur les toits peints de la ville et ruisselle bientôt sur toute l’île, au moment où le soleil s’élance glorieusement au-delà des cimes les plus élevées dans l’azur foncé du ciel. C’est un spectacle sublime qu’il m’a été donné d’admirer bien souvent, et c’est aussi celui qui se déroula sous les yeux du détachement quand il fit sa première halte, à six heures du matin, sur le piton rouge du Bernica, à 1 200 toises environ du niveau de la mer. Mais, hélas ! les créoles prennent volontiers pour devise le nil admirari d’Horace. Que leur font les magnificences de la nature ? que leur importe l’éclat de leurs nuits sans pareilles ? Ces choses ne trouvent guère de débouché sur les places commerciales de l’Europe ; un rayon de soleil ne pèse pas une balle de sucre, et les quatre murs d’un entrepôt réjouissent autrement leurs regards que les plus larges horizons. Pauvre nature ! admirable de force et de puissance, qu’importe à tes aveugles enfants ta merveilleuse beauté ? On ne la débite ni en détail ni en gros : tu ne sers à rien. Va ! alimente de rêves creux le cerveau débile des rimeurs et des artistes ; le créole est un homme grave avant l’âge, qui ne se laisse aller qu’aux profits nets et clairs, au chiffre irréfutable, aux sons harmonieux du métal monnayé. Après cela, tout est vain, — amour, amitié, désir de l’inconnu, intelligence et savoir ; tout cela ne vaut pas un grain de café. — Et ceci est encore vrai, ô lecteur, très vrai, et très déplorable ! Les plus froids et les plus apathiques des hommes ont été placés sous le plus splendide et le plus vaste ciel du monde, au sein de l’océan infini, afin qu’il fût bien constaté que l’homme de ce temps-ci est l’être immoral par excellence. Est-il, en effet, une immoralité plus flagrante que l’indifférence et le mépris de la beauté ? Est-il quelque chose de plus odieux que la sécheresse du cœur et l’impuissance de l’esprit en face de la nature éternelle ? J’ai toujours pensé, pour mon propre compte, que l’homme ainsi fait n’était qu’une monstrueuse et haïssable créature. Qui donc en délivrera le monde ?

Le détachement pénétra dans les bois. Eux aussi sont pleins d’un charme austère. La forêt de Bernica, alors comme aujourd’hui, était dans toute l’abondance de sa féconde virginité. Gonflée de chants d’oiseaux et des mélodies de la brise, dorée par-ci par-là des rayons multipliés qui filtraient au travers des feuilles, enlacée de lianes brillantes aux mille fleurs incessamment variées de forme et de couleur, et qui se berçaient capricieusement des cimes hardies des nates et des bois-roses aux tubes arrondis des papayers-lustres ; on eût dit le jardin d’Arménie aux premiers jours du monde, la retraite embaumée d’Ève et des anges amis qui venaient l’y visiter. Mille bruits divers, mille soupirs, mille rires se croisaient à l’infini sous les vastes ombres des arbres, et toutes ces harmonies s’unissaient et se confondaient parfois de telle sorte que la forêt semblait s’en former une voix magnifique et puissante.

Le détachement passa silencieux, et le pas des chasseurs se perdit bientôt dans les profondeurs solitaires du bois.

À une lieue environ, au milieu d’un inextricable réseau de lianes et d’arbres, la ravine de Bernica, gonflée par les pluies, roulait sourdement à travers son lit de roches éparses. Deux parois perpendiculaires, de 4 à 500 pieds, s’élevaient des deux côtés de la ravine. Ces parois, tapissées en quelques parties de petits arbustes grimpants et d’herbes sauvages, étaient généralement nues et laissaient le soleil chauffer outre mesure la pierre déjà calcinée par les anciennes laves dont l’île a gardé l’ineffaçable empreinte. Si le lecteur veut s’arrêter un moment sur la rive gauche de la ravine, il apercevra au milieu de la rare végétation dont je viens de parler une ouverture d’une médiocre grandeur, à peu près à la moitié du rempart. Avec un peu plus d’attention, ses regards découvriront une grosse liane noueuse qui descend le long du rocher jusqu’à cette ouverture, que ses racines solides ont fixée plus haut dans les crevasses de la pierre autour du tronc des arbres.

Il y avait là une grande caverne divisée en deux parties naturelles, dont la première était beaucoup plus vaste que la seconde, et à demi éclairée par quelques fentes de la voûte. L’ouverture était à peine franchie que la courbe du roc s’élançait à une hauteur triple de la largeur de cet asile, alors inconnu, des noirs marrons. Trois d’entre eux étaient assis dans un coin, et fumaient silencieusement.

Au hasard, pêle-mêle, accrochés ou roulant à terre, des fusils, des couteaux à cannes, des barils de lard salé, des sacs de riz, de sucre et de café, des vêtements de toutes sortes, des marmites et des casseroles encombraient cette antichambre ou plutôt ce corps de garde de la caverne. En tournant un peu sur la droite et en soulevant une tenture de soie jaune de l’Inde, on pénétrait dans l’autre partie. Là brûlaient cinq ou six grandes torches de bois d’olive, dont les reflets rouges jouaient bizarrement sur les étoffes de couleur dont on avait tendu les parois du rocher. Chaises, fauteuils et divans meublaient cet étrange salon ; et, nonchalamment courbée, au fond, sur une riche causeuse bleue, vêtue de mousseline, calme et immobile, quoiqu’un peu pâle, dormait ou feignait de dormir une jeune fille blanche. À quelques pas d’elle, appuyé sur un long bâton ferré, Sacatove la contemplait avec sa physionomie insouciante et douce, en cambrant son beau torse nu.

La jeune fille fit un mouvement et ouvrit de grands yeux bleus. Sacatove s’approcha sans bruit et, se mettant à genoux devant elle, lui dit avec un accent de tendresse craintive :

— Pardon, maîtresse !

Elle ne répondit pas, et lui jeta un regard froid et méprisant.

— Pardon ! je vous aimais tant ! Je ne pouvais plus vivre dans les bois. Si je ne vous avais pas trouvée à la grande case, je serais plutôt revenu à la chaîne que de courir le risque de ne plus vous voir. Pardon !

— Il fallait revenir en effet, répondit la jeune fille. N’étais-tu pas le mieux traité de tous nos noirs ? Pourquoi es-tu parti marron ?

— Ah ! dit Sacatove en riant naïvement, c’est que je voulais être un peu libre aussi, maîtresse ! Et puis, j’avais le dessein de vous emporter là-bas ; et quand Sacatove a un désir, il y a là deux cents bons bras qui obéissent. Je vous aime, maîtresse ; ne m’aimerez-vous jamais ?

— Va ! laisse-moi ; tu es fou, misérable esclave ! Sors d’ici ; mais non, écoute ! Ramène-moi à l’habitation, je ne dirai rien et demanderai ta grâce.

— Sacatove n’a besoin de la grâce de personne, maîtresse ; c’est lui qui fait grâce maintenant. Allons, soyez bonne, maîtresse, dit-il, en voulant entourer de ses bras le corps de la jeune fille.

Mais, à ce geste, celle-ci poussa un cri de dégoût invincible et se renversa si violemment en arrière que son front heurta le rocher. Elle pâlit et tomba sans connaissance. À ce cri perçant plusieurs négresses entrèrent à la hâte et la ramenèrent à la vie ; puis elles sortirent.

— N’ayez plus peur de moi, dit Sacatove à sa maîtresse : demain soir vous serez à l’habitation.

— C’est bien, murmura-t-elle froidement ; je tiendrai ma parole et j’aurai ta grâce.

Sacatove sourit tristement et sortit. À peine avait-il franchi l’étroit sentier qui séparait les deux portes de la caverne, que les jambes nues d’un noir parurent à l’ouverture de celle-ci et furent suivies du corps tout entier.

— Commandeur, cria-t-il aussitôt avec terreur, les blancs ! les blancs !

Alors, de tous les coins sombres de la caverne sortit, comme par enchantement, une centaine de noirs, qui s’armèrent à la hâte.

— T’ont-ils vu ? demanda Sacatove au nouveau venu.

— Non, non, commandeur ; mais ils viennent par ici.

— Alors, silence ! ils ne trouveront rien.

On entendit en effet bientôt des pas nombreux au-dessus de la caverne, accompagnés de jurements et de malédictions ; puis, le bruit décrut et mourut entièrement.

— Pauvres blancs ! dit Sacatove avec un mépris inexprimable. Les noirs poussèrent de grands éclats de rire à cette exclamation de leur chef.

— Demain, continua celui-ci, demain soir, entendez-vous, mademoiselle Maria, ma maîtresse, avec ses meubles et ses habits, sera de retour à son habitation.

Les noirs firent des signes muets d’assentiment ; et Sacatove, s’approchant de l’ouverture de la caverne, prit son bâton entre ses dents, et disparut en gravissant le tronc noueux de la liane.

Le détachement descendait la montagne une heure après cette scène. Le frère de Maria s’était attardé de quelques pas pour abattre un beau pié-jaune qu’il se baissait pour ramasser, quand il se sentit renversé sur le ventre par une force bien supérieure à la sienne, et il entendit une voix bien connue lui dire en créole :

— Bonjour, maître ! Mademoiselle Maria se porte bien et vous reverrez bientôt. Ne vous étonnez pas, maître, c’est moi, Sacatove. Mes compliments au vieux blanc. Adieu, maître ! Le jeune créole, rendu à la liberté de ses mouvements, se releva vivement et plein de rage, mais le noir était déjà à trente pas, et quand il voulut le poursuivre, l’autre disparut dans le bois.

Le lendemain du jour fixé pour le retour de Maria, comme son père et son frère passaient sous sa fenêtre en fumant leurs pipes, ils l’y aperçurent tout à coup, et le premier s’écria :

— Comment ! c’est toi, Maria ! Et d’où viens-tu ?

— Plus bas ! répondit la jeune fille en se penchant en dehors la fenêtre. J’ai été emmenée dans les bois par Sacatove, mais je lui ai promis sa grâce, qu’il faut lui accorder, de peur qu’il ne parle.

— Qu’il revienne ou que je le rencontre, dit le jeune homme, il ne parlera jamais.

Il ne comprit pas en effet ce qu’il avait fallu à Sacatove de force d’âme et de générosité pour se dessaisir d’une femme que nul au monde ne pouvait lui ravir. Il ne se souvint que du double outrage de son esclave et jura de lui en infliger le châtiment de ses propres mains. Il n’attendit pas longtemps. Un matin qu’il chassait sur les limites du bois, et au moment où il mettait en joue, Sacatove se présenta devant lui. Il était nu comme toujours, sans armes et les mains croisées derrière le dos.

— Bonjour, maître, dit-il, mademoiselle Maria se porte-t-elle bien ?

— Ah ! chien ! s’écria le créole, et il lâcha le coup de fusil.

La balle effleura l’épaule du noir qui bondit en avant, et saisissant le jeune homme par le milieu du corps, l’éleva au-dessus de sa tête comme pour le briser sur le sol. Mais ce moment de colère ne dura pas. Il le déposa sur les pieds et lui dit avec calme :

— Recommencez, maître ; Sacatove est malheureux maintenant ; il n’aime plus les bois, et veut aller au grand pays du bon Dieu, où les blancs et les noirs sont frères !

Le créole ramassa froidement son arme, la chargea de même et le tua à bout portant.

Ainsi mourut Sacatove, le célèbre marron. Sa jeune maîtresse se maria peu de temps après à Saint-Paul, et l’on ne dit pas que son premier-né ait eu la peau moins blanche qu’elle.