Saint-Denis/II/IV

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Deuxième partie : Le Retour
IV
Le Second bonheur de la vie
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Hélas, oui ! il n’y a dans la vie que trois bonheurs : le jour où l’on aime, le jour où l’on va demander la main de celle qu’on aime, et le jour où on la possède ! Les mois ou les années qui suivent ne sont que ce qu’on les fait : ou un paradis, quand on sait arranger son existence selon le cœur ; ou un enfer, quand la barque à deux passagers n’a ni pilote ni chants joyeux. De cette douce trinité terrestre, St-Denis était à la seconde étape. Il y a quelques pages, ou quelques minutes, nous avons laissé Angéla, la gente perle du Presidio, émue et palpitante à la vue d’un beau cavalier au panache flottant. Le salut du retour a comblé, pour la jeune fille, tout le vide des longs jours d’absence. Du passé éteint il ne reste que les douces images : le chagrin a été emporté par le vent du bonheur.

St-Denis a mis pied à terre devant le perron de la demeure de don Pedro de Villescas. Son cœur bat fort et vite, plus fort et plus vite que dans son combat contre l’espion anglais…

Le vieux commandant est sur la marche la plus élevée de l’escalier d’entrée. Il a ouvert ses bras à St-Denis qui s’y précipite comme l’enfant dans les bras de son père… Dans cette étreinte paternelle il y a quelque douce pensée d’avenir de part et d’autre. « Sois mon fils, dit l’un, dans son cœur ; sois mon père, murmure l’autre, avec la voix de l’espoir ! »… et là-haut il sent, aux battements de son cœur qu’un autre cœur bat aussi vite que le sien, sous l’impulsion de la même pensée !

St-Denis monta, donnant le bras au vieillard ; il était forcé de régler son pas sur celui du vieil hidalgo qui n’avait ni ses jambes de vingt ans, ni au cœur, les émotions d’un premier amour.

Angéla s’était assise près de la même fenêtre où, pour la première fois St-Denis l’avait vue. Sans doute la jeune fille ne s’était pas sentie assez forte pour rester debout. Quand St-denis entra les yeux brillans de bonheur, le visage animé par la course et la bouche souriante, le double éclair parti du double regard, se rencontra comme deux électricités au firmament, et un choc brûlant et profond brisa, pour quelques secondes, ces deux nobles cœurs si bien faits l’un pour l’autre. Aucune parole ne fut d’abord échangée, tant les paroles avaient peur d’être tremblantes ! Enfin le silence fut rompu :

— Señora, articula lentement St-Denis, je suis bien heureux de vous revoir…si heureux ajouta-t-il en pressant son cœur de sa main tremblante, que j’oublie les misères que j’ai eu à subir loin d’ici !

Don Pedro de Villescas, malgré l’abattement où l’avait plongé le départ de la tribu dont nous avons parlé, regardait, en souriant dans son orgueil de père, ces deux beaux êtres rapprochés par le hasard, tremblans de bonheur l’un près de l’autre.

— Chevalier, répondit Angéla, si vous avez souffert dans votre aventureux voyage, nous vous avons suivi d’ici, avec notre pensée…et, dit-elle plus bas, quoique vous soyez blessé, nous sommes bien heureux de voir enfin votre retour !

— Plus tard, répondit le Chevalier, je vous conterai les événements de mon voyage…j’ai trouvé sur ma route des hommes de toutes sortes, et…

— Oh ! oui, jeta la belle Espagnole, vous nous direz, maintenant que votre tête est à l’abri, vous nous direz ce que vous avez souffert, n’est-ce pas ?…

— Mon jeune ami, dit don Pedro en prenant la main de St-Denis avec effusion, nous avons eu, nous aussi, de grands tourments…. Un triste événement qui ne date que de cette nuit est venue jeter le trouble dans les affaires de mon gouvernement. Mais vous avez besoin de repos ; je vous dirai cela plus tard…

— Plus tard, répondit vivement St-Denis ! Non, seigneur don Pedro, au nom du titre d’ami que vous m’avez accordé, je vous somme, si je puis vous être bon à quelque chose, de me dire immédiatement quel malheur vous a frappé !

— Vous n’y pouvez rien, cher chevalier ; mais voici le fait : La tribu indienne qui occupait, aux environs du Presidio, cinq villages assez considérables, est partie tout entière cette nuit…elle doit être loin déjà…où a-t-elle porté ses pas ? je l’ignore ; ce que je sais, c’est que le gouvernement s’en prendra à moi qui n’ai été jusqu’ici considéré que comme un loyal et zélé serviteur de mon pays.

— Cette nuit, dites-vous…partis tous, femmes, enfans et bagages… on n’avance pas vite avec tout cet attirail, et…peut-être…mais non, pas de phrases : mon cheval est encore sellé ; je pars, et confiant dans ma bonne étoile — et il regarda Angéla — je serai bientôt de retour avec de bonnes nouvelles !

— Allez, chevalier ; allez ! dit la jeune femme en faisant un pas vers notre héros qui devenait le sien…et que mon père ait à nous dire merci ! au retour.

St-Denis, sous l’exaltation de cet admirable amour, et des émotions répétées de son retour, saisit la main d’Angéla et la porta à ses lèvres…puis il descendit rapidement, après avoir fait le salut d’adieu à don Pedro…et cinq minutes après, le trot sec et retentissant du cheval de race donné par le vice-roi du Mexique, frappait les échos d’une mesure nerveuse.

Par discrétion autant que par intelligence des conditions de ce bonheur d’amour qu’il avait jadis goûté, Deléry avait gagné seul la demeure des officiers de la garnison où il comptait quelques amis.

Voilà donc encore en route notre infatigable ! mais dans les conditions où il était placé, qui n’eût, comme lui, volé au bonheur, à cette possibilité de rendre un signalé service à l’homme qui peut l’appeler son fils ? Comme les preux, dans les tournois du moyen-âge, n’allait-il pas combattre pour recevoir, au retour, de la main chérie, le prix de ses efforts ? Dans quelles flammes ne passerait pas un cœur ardent, pour toucher seulement l’ombre d’un pareil espoir !

………………………………………………………………………………

Comme l’avait dit St-Denis au commandant du Presidio del Norte, la tribu émigrante n’avait pu avancer rapidement, retardée qu’elle était par les vieillards, les femmes, les enfans et les bagages. Au bout de quatre heures de marche environ, il fallait faire halte pour retremper les forces dans le repos. Là se prit le premier repas de l’exil : quelques grains, de la viande séchée au soleil et l’eau d’un marais voisin. Heureusement le tems était beau : un vent frais tempérait l’ardeur déjà assez forte du soleil. On s’assit en cercle et, à l’ombre des grands arbres, on put dormir quelques heures, après le repas. Lorsque le signal du départ fut donné, le soleil avait quitté le zénith depuis une couple d’heures ; la plus forte chaleur était tombée. Après avoir tenu conseil avec les anciens de la tribu, le grand chef fit prendre la route un peu vers l’Ouest.

Les derniers hommes de la troupe venaient de descendre une petite élévation en précipitant un peu le pas, lorsqu’un appel énergique retentit derrière eux. Ils se retournèrent et virent, au sommet du monticule, un cavalier monté sur un cheval blanc, et agitant en l’air une sorte d’écharpe, en signe d’appel et de paix. Le chef averti fit arrêter toute la colonne et attendit…

Alors St-Denis mit pied à terre, attacha son cheval à un arbuste voisin et s’avança d’un pas tranquille vers les hommes de la tribu :

— Mes amis, leur dit-il, où allez-vous ainsi, abandonnant vos demeures ? savez-vous si vous trouverez un lieu propice, au milieu de tant de tribus ennemis ?

— Homme de paix, répliqua un vieux cacique, crois-tu donc que c’est gaiement que nous abandonnons la terre accoutumée à nous nourrir ? crois-tu donc qu’il n’a pas fallu de graves motifs pour jeter nos pas sur le chemin de l’exil ? crois-tu que nous ne regrettons pas nos foyers, incertains que nous sommes de l’avenir ?

— Chef prudent, je n’ignore pas les vexations que vous avez tous éprouvées ; je sais que votre cœur est déchiré au souvenir de vos demeures jadis si tranquilles ; je sais que vous n’avez pris cette résolution extrême qu’après avoir longtems et patiemment attendu des jours meilleurs. Je sais tout cela et voilà pourquoi je suis venu vers vous. Le gouverneur du Presidio, don Pedro de Villescas n’a pu jusqu’à ce jour arrêter les débordements et les injustices de la garnison. Son cœur a saigné quand il n’a plus vu la fumée de vos cabanes et qu’il a appris votre départ. Il m’a envoyé vers vous pour vous dire ceci : revenez vers vos villages, reprenez place au foyer tiède encore de la famille, et il vous jure qu’à l’avenir les scènes déplorables qui ont eu lieu ne se renouvelleront plus. A cet effet, il fera remplacer les plus tapageurs de la garnison ; des pieux seront placés de distance en distance pour marquer la ligne que désormais ni soldats ni officiers ne pourront franchir sans encourir les punitions les plus sévères. Vous serez aussi tranquilles que vous avez été tourmentés, aussi maîtres chez vous, que vous l’avez été peu !

— Tes paroles sont bonnes, répondit le cacique ; elles sont faites avec le miel de la paix, et si tu étais le chef des visages pâles, les hommes de la tribu retourneraient avec toi vers leurs demeures, parce que tu parles comme celui qui dit vrai ; mais celui qui t’envoie ne triendra peut-être pas tes promesses…

— Je le connais comme moi-même celui qui vous parle par moi. Jamais il n’a manqué à sa parole, qu’elle fût donnée par lui-même ou transmise en son nom. Devant le Grand Soleil, il a dit cela et il le fera !

L’accent animé de St-Denis, son regard franc et ses paroles solennellement prononcées ébranlèrent la résolution désespérée des Indiens. Ils se regardèrent en hésitant. St-Denis profita de ce moment pour frapper le dernier coup, pour remporter une victoire glorieuse.

— Mes amis, s’écria-t-il, il y a des hommes, dans mon pays, qui ont un autre nom que les autres et qui le perdent à tout jamais si leurs lèvres se souillent d’un mensonge….je suis de ceux-là, moi, et j’en serai tant que mon esprit restera dans mon corps, car je mourrais pour la vérité ! Je vous fais ici le serment solennel que le commandant du Presidio mettra à exécution ce que je vous ai promis, et qu’il fera tous ses efforts pour vous protéger contre toute vexation ou injustice !

Il se tut alors et croisa ses bras sur sa poitrine, comme un homme qui attend une dernière réponse à un dernier mot.

Les chefs s’assemblèrent et tinrent conseil à quelques pas du gros de la troupe. Un quart d’heure après, celui qui avait pris la parole s’avança vers St-Denis et lui dit :

— Tes paroles ont jeté la foi dans notre esprit et l’espoir dans nos cœurs. Toute la tribu va te suivre pour retourner à ses anciennes demeures. Si nous sommes protégés, ton nom sera pour nous comme le calumet de paix ; si nous sommes trompés, le Grand Esprit versera sur toi seul les malheurs que tu auras attirés sur nous tous !

Pendant que la tribu se remet en marche pour rentrer dans ses foyers sur la promesse du Chevalier, que se passe-t-il là-bas, au kiosque vert que nous connaissons ? Le vieux commandant n’espère rien de la démarche de St-Denis, mais Angéla pense tout différemment. Elle ne peut pas croire, la belle amoureuse, qu’une bouche aussi éloquente que celle qui lui a si bien fait comprendre le doux mal d’aimer, puisse échouer devant les Indiens fugitifs. Du kiosque au jardin, du jardin à la maison, elle va comme une âme en peine, ne pouvant supporter paisible les heures de l’incertitude et de l’attente…. Et puis, le succès de cette ambassade peut précipiter bien des choses…quelque délicat qu’on puisse être, un service important enhardit toujours, et, pour arriver au bonheur, tous les moyens sont bons quand ils abrègent le chemin…

Mais, au loin, à travers les grands arbres agités par le vent, s’élève une poussière épaisse. Don Pedro armé de la longue-vue, est immobile d’espoir…rien encore ne paraît ; mais cette poussière épaisse ne s’élève que d’un point del’horizon.

Une nuit s’est passée depuis le départ du Chevalier ambassadeur. Le jour est venu : les premiers rayons du soleil l’ont inondé des clartés. Derrière don Pedro se tient, confiante et heureuse, la perle du Presidio. Penchée sur l’épaule de son père, la tête légèrement inclinée et la bouche souriante, la belle Espagnole semble jouir de la satisfaction qui se peint sur le visage du commandant, à mesure que le nuage de poussière s’avance, augmentant, à chaque minute, les chances du succès.

— Eh bien ! dit-elle d’une voix mélodieuse et faible, ne voyez-vous rien venir, mon bon père ?

— Encore un peu d’attente, Angéla : la déception serait trop cruelle.

— Il y a longtems que je vois le chevalier, moi !

— Comment, tu vois le chevalier…quand avec ma longue-vue j’aperçois à peine un gros nuage de poussière…

— Oh ! oui, je le vois bien ; mais autrement que vous, cher père…vous savez que je l’aime !

— Et cela te fait voir à des distances impossibles ?

— Cela donne à mon cœur un regard qui porte plus loin que le regard des yeux…et que les longues-vues !

— Nous allons voir cela, belle amoureuse…. Tenez, je commence maintenant à distinguer…vous allez me dire, toutes les cinq minutes, ce qui se passe là-bas et je vérifierai avec l’instrument. Commencez donc avec les yeux de votre cœur, puisqu’ils portent si loin…

— D’abord, il marche en tête…

— Diable je n’en suis pas encore là…attendons un peu…maintenant je vois : c’est vrai, il marche en tête ; mais, marche-t-il seul et comment s’avance-t-il ?

— Laissez-moi voir, dit la jeune fille ; et elle voila ses yeux avec ses blanches mains, en penchant la tête sur sa poitrine.

— C’est comme cela que tu regardes, en fermant les yeux ?

— Certainement ! les yeux du cœur ne voient que quand ceux de la tête sont fermés…

— Est-ce que mon Angéla est devenue folle ?

— Mais oui : folle d’amour !

— Voyons…réponds à ma question : marche-t-il seul ?

— Non ! il marche avec un vieillard de la tribu…

— C’est vrai ! mais encore…

— Il est à pied…la bride de son cheval est passée dans son bras droit…la colonne avance lentement…

— Bravo ! c’est cela à la lettre, dit le vieil hidalgo, plus joyeux peut-être de ne plus douter, que la pénétration de sa fille.






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