Saisie-Brandon

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Librairie A. Lemerre (p. 84-90).


Saisie-Brandon


 
Le soleil de juillet à la flamme aveuglante
Enveloppe les blés dorés pleins de frissons,
La prairie aux flots bleus, la forêt somnolente
Et la bruyère où les criquets font leurs chansons.

On entend le bruit clair des faux que l’on aiguise,
Là-bas, près des ruisseaux, au pied des trembles blancs ;
Mais dans la chambre nue où le jour agonise
Le fermier sent la mort qui s’approche à pas lents.


Nul ne connaît le mal sous lequel il succombe,
Et l’art des médecins ne l’en saurait guérir ;
Muet, sans un soupir il descend vers la tombe,
Et l’on dirait qu’il est bien aise de mourir.

C’est que sa bonne ferme aujourd’hui périclite ;
C’est que sa vigne est morte et que, de temps en temps,
Un de ses fils pâlit, et se voûte et s’alite,
Puis meurt de la phtisie a l’âge de vingt ans ;

C’est que les revenus tous les ans s’amoindrissent,
Que le papier timbré grêle sur la maison ;
Et que c’est maintenant pour d’autres que mûrissent
Les blés qu’il volt trembler d’ici sur l’horizon.

Oui, les huissiers hier sont revenus encore :
Ils ont saisi les foins, les seigles d’or mouvant ;
Ils les feront faucher dès demain, à l’aurore,
Et le fermier verra cela — s’il est vivant !


Eh quoi ! Ses blés chéris aux étrangers en proie !
Ses sueurs de l’automne et ses peurs de l’hiver,
Et, depuis les beaux jours, son orgueil et sa joie,
Ces blés roux comme l’or et lourds comme le fer ;

Ces blés que, jour à jour et comme par prodige,
Il a vus naître, croître, et fleurir et jaunir,
S’étoiler de bleuets, puis pencher sur leur tige
L’épi mûr qu’à genoux l’homme devrait bénir ;

Ces blés faits de son sang et du sang de sa race,
Et du sang de la terre où dorment les aïeux,
Porteraient au grenier d’un créancier vorace
Ce qu’ils tiennent de l’homme et du sol et des cieux !

À cette horrible idée, il s’agite dans l’ombre
De la profonde alcôve où ses pères sont morts,
Et qui tremble sous lui comme un vaisseau qui sombre,
Prêt à jeter sa charge humaine à d’autres bords.


Puis la nuit vient avec ses terreurs et ses fièvres,
Avec son grand silence irritant la douleur,
Et les mots insensés qui se pressent aux lèvres,
— Abeilles de la mort dont la bouche est la fleur.

Et dans sa gaine en bois pendue à la muraille
Le balancier va, vient, mesurant et comptant
Les heures, que parfois dans un bruit de ferraille
Le vieux timbre fêlé proclame en chevrotant…





Brusquement le coq chante et le fermier se dresse,
Hagard, comme écoutant des bruits par les chemins,
Sans voir sa femme en pleurs qui dans ses bras le presse,
Ni ses plus jeunes fils qui lui baisent les mains.

 
« Çà ! dit-il tout à coup, qu’on ouvre la fenêtre !
Nos seigles et nos prés sont mûrs assurément ;
Enfants, le ciel blanchit, le jour va bientôt naître,
Et les faucheurs seront ici dans un moment… »

Et de ses yeux qu’emplit déjà l’aube éternelle,
Sur les sommets encor dans la brume assoupis
Où l’alouette va bientôt ouvrir son aile,
Il regarde ses prés et ses champs blonds d’épis.

Un instant lui suffit pour revivre sa vie :
Il se revoit berger debout sur le coteau,
La joue en fleur, les yeux brillants, l’âme ravie,
Malgré l’hiver qui souffle aux trous de son manteau ;

Puis laboureur tenant à deux poings la charrue
Et pétrissant le sol de ses sabots trop lourds,
Se piquant aux ajoncs de la lande bourrue,
Brûlé, transi, trempé, — pourtant chantant toujours ;


Puis nouveau marié revenant de l’église
Par les blés déjà hauts qu’il frôle de la main,
Avec son épousée au bras, la fière Lise,
Que les fleurs des pommiers jalousent en chemin ;

Puis père malheureux menant au cimetière,
Par un pâle soleil d’automne, un fils chéri,
Et refoulant avec effort sous sa paupière
Les premiers pleurs filtrant de son grand cœur meurtri ;

Puis enfin descendant un soir de la colline
En froissant dans ses doigts un lourd papier timbré
Qu’on vient de lui porter de la ville voisine,
Et qu’avec peine son cadet a déchiffré…

Mais soudain le soleil surgit au front des hêtres,
Emplissant le vallon de chants et de rumeurs.
« Les faucheurs ! les huissiers ! fermez porte et fenêtres !
Ah ! bourreaux ! attendez demain… puisque je meurs ! »
 


Les faucheurs, en effet, dressent leurs silhouettes
Sur le ciel rose et pur, et l’on entend dans l’air
Les perdrix rappeler, triller les alouettes,
Et tinter le marteau sur l’acier au son clair.

Mais avant qu’une fleur tombe sur la prairie,
Avant qu’un épi tremble au choc du fer luisant,
Dans la ferme, la-bas, l’on sanglote et l’on prie,
— Car la mort a fauché le pauvre paysan.