Sanfrein, ou mon dernier séjour à la campagne

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SANFREIN, OU MON DERNIER SÉJOUR À LA CAMPAGNE.

À Amsterdam, M.DCC. LXV (1765)

PRÉFACE[modifier]

Je viens de passer cinq à six mois à la campagne où je comptais m’ennuyer, et où j’ai trouvé de quoi me distraire et m’occuper agréablement. J’ai employé quelques moments à jeter sur le papier, ce qui se passait autour de moi ; c’est cette espèce de Journal que je publie aujourd’hui. J’eus quelques entretiens qui peuvent passer pour économiques, moraux, physiques ; je rendrai compte de tout cela. Si ce petit Ouvrage peut plaire au Public, je rends un grand service, en ce moment où l’on a tant de peine à s’amuser: s’il ne lui plaît pas, il n’y aura rien d’extraordinaire, et autant vaut que ce soit moi qui l’ennuie qu’un autre.

SANFREIN, OU MON DERNIER SÉJOUR À LA CAMPAGNE[modifier]

CHAPITRE PREMIER. Éducation de SANFREIN[modifier]

Des affaires que je tais, parce qu’elles n’intéressaient personne, m’obligèrent de résider quelque temps à la campagne, chez un oncle appelé la Prime-heure. En arrivant, je trouvai Monsieur mon oncle, homme débonnaire, mais singulièrement vif et précipité dans tout ce qu’il faisait; Madame son épouse, qui avait justement ce qu’il faut de mérite pour s’en croire infiniment; leur fille, Mademoiselle Cécile, sans contredit la meilleure pièce du ménage; et Monsieur Sanfrein, qui toujours fut le plus bizarre des hommes, et qui, dans ce moment, était amoureux de Cécile, pour le malheur de l’un et de l’autre. Ce Sanfrein fait un rôle trop considérable dans ce que j’ai à vous raconter; je ne puis me dispenser de vous faire le récit de sa vie mémorable.

Les hommes, je ne sais par quel vice attaché à leur constitution, inclinent toujours à ce qui leur est défendu, et s’éloignent naturellement de ce qui leur est prescrit: Sanfrein avait ce défaut supérieurement. Il fut confié dès ses plus tendres années à un homme intelligent qui avait élevé beaucoup de jeunes gens, et qui sembla pour celui-ci, dès qu’il en connut le naturel. Jamais cet homme sage n’avait usé de la tyrannie préceptorale, il n’en usa pas même avec Sanfrein. Il prit le parti de se plier à ce caractère décidé, et de lui faire faire par inclinaison ce qu’il n’eût jamais fait par devoir. Sans cesse il lui donnait des conseils, jamais il ne lui prescrivit rien, et quelquefois il lui défendait ce qu’il voulait en obtenir. Au surplus, Sanfrein avait de l’esprit et de la pénétration; il fit dans ses études des progrès considérables et les fit avec aisance; car pour se gêner en rien, cela était au dessus de ses forces. Avec les connaissances et l’usage d’un écolier, Sanfrein entra dans le monde à l’âge de seize à dixhuit ans. Son maître en le congédiant, voulut encore le haranguer. « Je crois, lui dit-il, vous avoir inspiré trop d’attachement à l’honneur et à la probité, pour que vous puissiez jamais descendre à aucune bassesse. Mais cela ne suffit pas à la société; elle exige encore qu’on se soumette à des règles de décence, de modération et de sagesse, qui, pour être moins essentielles que ce qu’on appelle devoirs, n’en ont guerre moins d’influence. Ce joug paraîtra dur à votre esprit d’indépendance, mais il s’adoucira insensiblement et pèsera plus, si, pendant quelque temps, vous vous y soumettez avec courage. Songez que vous allez vivre avec des hommes qui ont les mêmes passions que vous, et le même droit à les satisfaire. Songez qu’ils y ont mis des bornes, pour votre bien et celui des autres. Songez que sortir de ces bornes, c’est manquer à la société, c’est se rendre indigne de l’estime et de la considération de ses concitoyens; c’est s’exposer à jeter de l’amertume sur tout le cours de sa vie ». Sanfrein, avec un caractère indomptable, avait un esprit droit, il sentit toute l’importance d’une telle leçon, entra parfaitement dans les vues de son maître, prit une ferme résolution de suivre en tout des avis si sages, et médita longtemps sur le genre de vie qu’il devait embrasser. Il avait un frère qui, en vertu de la sublime qualité d’aîné, s’était emparé de tout le bien qu’il aurait dû partager, et laissait à Sanfrein une pension très modique. Celui-ci crut que l’Église pourrait réparer l’injustice de la loi. Il se mit sur la voie des bénéfices, en petit rabat et avec de la vocation comme bien d’autres. Ce n’est pas à moi d’examiner si la politique se comporte sagement, je dois seulement observer que son usage est assez souvent de faire payer à l’Église, des services rendus au monde profane: Sanfrein eut un Abbaye, parce que son frère avait un Régiment et servait utilement sa patrie.

CAHPITRE II. SANFREIN, Libertin[modifier]

L’Abbé Sanfrein méditait sans cesse sur la dernière leçon de son maître et de jour en jour s’affermissait dans la sage résolution de ne jamais sortir des bornes que son état lui prescrivait. Dès qu’il fut pourvu de son bénéfice, il fit une réflexion très-sensée, c’est qu’il fallait prendre des plaisirs, pour pouvoir y mettre cette modération et cette décence qu’il se proposait de garder en toute rigueur. « Je me suis assez nourri de réflexions, dit-il; ma tête regorge de sages maximes. Et je ne crois pas qu’on puisse être plus affermi que moi dans les principes de la saine Morale. Entrons enfin dans le monde, voyons ce que j’ai à combattre, et essayons nos forces ». Sanfrein commença par fréquenter les Spectacles, et, comme il avait de l’esprit, il prit un goût singulier pour la Comédie. Il ne pouvait se lasser d’admirer, et le génie des Auteurs, et le talent des Acteurs. Certaine Actrice, surtout l’enchantait. Il fit connaissance avec elle, seulement pour lui dire de temps à autre, qu’il était un de ses plus zélés admirateurs*[1]. Cette discrète Demoiselle s’attira bientôt toute l’estime de Sanfrein, et finit par se charger de l’administration des deux tiers du revenu de son Abbaye. Sans aimer le jeu, Sanfrein joua; comment s’en dispenser dans le monde ? Mais il jouait de petits jeux, et cela pour remplir les vides qui peuvent se rencontrer dans la journée. S’il jouait quelquefois gros jeu, ce n’était que par condescendance, quand il rencontrait de ces gens qui ne peuvent s’amuser des petits intérêts. Je ne sais par quel malheur, quand on se prête de temps en temps à de gros jeux, on prend bientôt du dégoût pour les petits. C’est ce qui arriva à l’Abbé Sanfrein ; par degrés il tomba dans la fureur du jeu. Il aimait la bonne compagnie, quoiqu’il ne le choisit pas toujours parfaitement. Sa table était bien servie, mais sans superfluité. Il avait des Vins du meilleur cru et de la meilleure année. Sans haïr la table, sans en faire sa passion, qu’il y tenait plus ou moins, selon qu’il tenait plus ou moins, selon qu’il voyait que ses conviés s’y amusaient. Peu à peu il prit du goût pour les longues séances, devint un des grands connaisseurs en Vin, et l’un de ceux qui en usaient le plus. Ainsi, le modéré et le presque Philosophe Sanfrein, ne donna d’abord que dans trois excès, le jeu, le vin, et les femmes. Il s’était abandonné tout naturellement aux circonstances, il n’y pensait pas ; et quand il vint à faire réflexion, il fut tout étonné du genre de vie qu’il menait. Engagé dans les plaisirs beaucoup plus qu’il n’eût pu prévoir, il sentit bien qu’il n’aurait jamais assez de forces pour s’en débarrasser, et ne perdit point son temps à faire d’inutiles efforts. Mais toujours occupé de ce que son état exigeait, il s’appliqua sérieusement à sauver les apparences, et à mettre le plus de décence qu’il lui serait possible, dans l’extérieur de sa conduite. Il se fit donc un devoir de jeter le voile sur toutes les libertés qu’il prenait. Quand il se livrait à ses goûts, il était sûr du secret. On ne peut pas concevoir comment, dès le lendemain, toutes les actions étaient connues et publiées, et (comme on peut croire) avec des notes et des additions autant qu’il en fallait. Cependant Sanfrein qui croyait jouir du mystère, se comportait en public avec une discrétion qui étonnait ceux qui le connaissaient, et à laquelle on se prêtait avec des égards dont il était enchanté. Il avait raison de vouloir en imposer; il ne voulait pas scandaliser : on avait raison de le laisser croire qu’il réussissait; on ne voulait pas le chagriner.

CHAPITRE III. SANFREIN, Dévot[modifier]

L’ABBÉ Sanfrein en était là de sa conduite assez peu raisonnable et de ses sages réflexions, lorsque le Colonel, son frère, vint à mourir. Sanfrein avait le cœur sensible, et fut frappé de cet événement au point qu’il faillit de perdre la tête, tant et si peu qu’il en eût. Il s’enferma et ne voulut plus voir personne. Ce ne fut qu’au bout de trois mois, que quelques uns de ses plus intimes amis trouvèrent le moyen de pénétrer jusqu’à lui. en peu de jours, ils achevèrent d’adoucir une douleur que le temps avait déjà calmée. Ils lui firent entendre que c’était donner trop de temps à des regrets superflus; qu’il fallait enfin reparaître parmi les hommes qui s’étonnaient d’un chagrin si opiniâtre et si inutile, et revoir ses amis dont les amusements languissaient depuis qu’il ne les partageait plus. Sanfrein ne put se refuser au monde qui le redemandait, à ses amis qui soupiraient. « On veut que je reparaisse dans la société, je le veux bien, dit-il, mais j’entends n’avoir plus aucune sorte de contrainte, donner un livre cours à mes fantaisies, et ne plus avoir à mes oreilles cette décence si gênante, et ces reproches éternels. Peu de jours après il remit son bénéfice, quitta ce qu’il avait gradé de l’accomplissement ecclésiastique, se logea et se meubla convenablement à ses desseins, et de là jeta un coup d’œil sur tous les plaisirs qu’il se promettait, pour juger par lequel il devait commencer. Qui l’eût cru ? le point de vue n’était point favorable. Les plaisirs avaient perdu pour Sanfrein, tout leur attrait. Il les vit, ou tels qu’ils sont, ou tels qu’il faut se les figurer pour n’en être plus touché. L’extrême liberté avec laquelle il allait en jouir, en avait émoussé tout le piquant. Il en fut rassasié, dès qu’il les put goûter sans gêne. Il crut d’abord que c’était un dégoût momentané, et que cela passerait; erreur, cela ne passa point, et son dégoût persista. Voilà donc Sanfrein sans plaisirs, sans habitudes et qui ne tient à rien. Jamais il ne fut si fou, que quand il se proposa fermement d’être sage ; et jamais il ne fut si sage que quand il se proposa d’être fou. Il était ainsi fait, et bien des gens lui ressemblent : Dieu prenne en bonne part leur amendement. Autrefois Abbé libertin qui s’amusait de tout; aujourd’hui Laïque sensé qui s’ennuie. Sanfrein, qui plus que jamais a le temps de faire des réflexions, en fait de très profondes sur la nature, et le peu de solidité des plaisirs des sens, et conçoit qu’il n’est d’autres ressources pour lui que n’est d’autres que les plaisirs de l’esprit, les Sciences et les Beaux-Arts. Il se prit donc d’une belle passion pour les Peintres, les Musiciens, et tous les Artistes célèbres, pour les Poètes, les Philosophes, et tous les Gens de Lettres quelconques. Sa réputation fut bientôt faite, c’était un amateur, un connaisseur du premier ordre. Il voulut aussi être Protecteur, et le fut, comme on voit assez. Il était sans cette environné de plans, de desseins, d’esquisses de tableaux. Celui-ci lui lisait une historiette indécente, et cet autre un traité de Morale. Ce dernier le servait suivant son goût, car Sanfrein amait la Morale à la folie. Il fit lui-même un petit Ouvrage que toute la société trouva charmant ; mais dont le Public jugea autrement. Je ne sais pourquoi les agréments dont on ne doit jamais manquer dans la société des grands hommes, ne répondent pas toujours à l’idée qu’on s’en était faite. Sanfrein, ennuyé de tout ce monde d’Artistes et de Savants, retomba dans le vide, et fut à son ordinaire des réflexions à perte de vue. «  Où en suis-je, disait-il, et que vais-je devenir ? Les plaisirs des sens ont passé pour moi comme une ombre. Les plaisirs de l’esprit n’ont pu les remplacer. Je me sens dans l’âme un vide qui me tue. On me l’avait toujours bien dit, le cœur humain est au-dessus de tous ces objets. Ils peuvent l’occuper pour quelque temps, mais ils ne le remplissent jamais. Il est fait pour des désirs plus sublimes et des plaisirs plus purs. La Religion seule peut le combler d’un bonheur, qu’il cherche en vain partout ailleurs. Ouvre les yeux Sanfrein, reconnais tes erreurs, et mets-toi sur la bonne voie ». Si Sanfrein était prompt dans ses résolutions, il ne l’était pas moins dans l’exécution. Le voilà aussi dévot qu’il avait été libertin, et il était autant propre à l’un qu’à l’autre. Sa conversation fit du bruit; certains honnêtes gens en étaient touchés, et lui applaudissaient sincèrement; certains autres honnêtes gens en riaient; il eut à essuyer les bons mots de ses anciens amis, et les épigrammes des Poètes de sa connaissance : quelques personnes sensées qui le connaissaient, n’en étaient point surprises, ne disaient rien et attendaient la fin de tout cela.

CHAPITRE IV. Faute de SANFREIN[modifier]

Six mois se passèrent dans de pieux exercices et de contemplations qui ne finissaient point. Sanfrein n’était plus reconnaissable: un jour qu’il revenait d’un perlerinage où il avait édifié tous ceux qui avaient eu le bonheur de le voir et d’admirer sa ferveur, il passa tout près de la maison d’un certain Senior Libertini, avec leuel il avait été autrefois en liaison. C’était un vieux libertin qui suivait alors par habitude, un genre de vie qu’il avait jadis embrassé par goût. Il faisait encore de ses anciens plaisirs; à chaque instant il se disait à lui-même, cela est charmant, cela est délicieux, mais il ne pouvait se le persuader. Son corps amaigri et fluet, semblait se perdre en longueur, et ne conservait de substance que celle que l’abus des plaisirs n’avait pu lui enlever. C’était comme la carcasse d’un feu d’artifice tiré du jour précédent. Il était une heure après-midi; Sanfrein avait jeûné; la faim le pressait: il entra, fut accueilli et caressé. On le mit à table, c’était un vendredi, on servit en gras et en maigre. On peut bien penser que Sanfrein ne balança pas à prendre son parti; il n’avait encore touché à rien qui pût rompre l’abstinence, il n’avait pas même été tenté, et il n’était fâché de n’avoir pas eu ce mérite-là, lorsqu’on servit le rôt, et, entre autres pièces, deux perdreaux des plus appétissants. C’était dans la nouveauté; Sanfrein n’en avait point encore vu de l’année; il les aimait singulièrement, et ce jour même il lui était défendu d’en manger, nouveau motif, et plus capable qu’un autre de lui en faire naître la plus forte envie. Au premier coup d’œil il tressaillit: était-ce de joie ? Était-ce du danger ? C’est ce que j’ignore. Les yeux fixés sur les perdreaux, la bouche béante, la main levée vers le plat fatal, Sanfrein resta comme en équilibre entre les devoirs de l’abstinence, et les saillies de son appétit. Senior, qui lisait dans l’âme de Sanfrein, prend un perdreau, le coupe précipitamment, en goûte et se récite sur la saveur. Sanfrein, toujours dans la même attitude, n’y put tenir. « J’en essaierai la grosseur d’une lièvre, dit-il, je goûterai sans avaler, et il n’y aura point de mal ». Il prend une aile, en détache un morceau et le savoure, savoure. Malheureusement, en roulant dans sa bouche, l’essai fut intercepté au passage et tomba dans l’estomac, qui le reçut aussi avidement que l’eau reçoit une pierre qui tombe de cinquante pieds de hauts. « Le mal est fait (lui dit Senior, avec autant de gravité que d’envie de rire) continuez ou restez-en là, cela est égal. Puisque l’abstience est rompue, et qu’il n’y a plus à la ménager, si vous m’en croyez, vous mangerez votre perdreau. Il y aurait de la gourmandise, répondit Sanfrein, mais puisque j’en suis là, j’achèverai l’aile que j’ai entamée, et Dieu prenne pitié de nos faiblesses ».

CHAPITRE V. Repentir de SANFREIN[modifier]

À peine Sanfrein eut pris congé qu’il sentit toute l’imprudence de sa conduite, et l’énormité de sa faute. Dès le lendemain, la douleur dans l’âme, et détestant de bon cœur Senior Libertini, et tous les perdreaux de la terre; il alla trouver son Directeur: je suis le plus criminel des hommes, il lui dit-il. Et sur cela il lui raconta, comme malheureusement il s’était trouvé que le jour précédent était un vendredi; comme plus malheureusement encore, au retour d’un pèlerinage, ayant faim, il était entré et avait dîné chez Libertini; comme très malheureusement enfin, avec la plus forte résolution de garder l’abstinence, il était arrivé qu’il avait mangé une aile de perdreau. « Que me dites-vous là, Monsieur Sanfrein, reprit le Directeur tout effrayé. Quoi ! Vous connaissez si peu la portée de ce que vous faites ? Si vous n’aviez que trahi le meilleur de vos amis, ou calomnié horriblement le plus honnête homme de la terre, vous ne sortiriez point de mes mains, que vous ne fussiez net comme la prunelle de l’œil. Mais vous avez mangé une aile de perdreau, il n’est pas en mon pouvoir de vous absoudre, et vous avez rendu mes mains paralytiques. Le Grand-Pénitencier peut seul vous relever de l’horrible chute que vous venez de faire; vous êtes dans un cas réservé ». Sanfrein, plus contrit que jamais, et se frappant impitoyablement la poitrine, alla trouver le Pénitencier qui le traita avec toute la sévérité qu’exigeait une faute si grève, et lui enjoint, pour réparation, de faire beaucoup d’aumônes. Sanfrein était naturellement compatissant, il n’avait pas attendu cet ordre pour s’attendrir sur le sort des malheureux; c’était un des plus grands aumôniers qu’il y eût. Dès qu’il fit l’aumône par devoir, il ne la fit plus par goût. Le voilà qui commence à calculer ce qu’il donne; car il voulait être libéral, et non pas prodigue. Il regardait à qui il donnait, il voulait bien placer ses largesses. Des pauvres qui se présentaient, l’un était encore jeune et pouvait travailler ; lui donner, c’est eût été favoriser la fainéantise; l’autre avait un air décidé ; ceux-là n’ont jamais de besoins pressants; c’était aux pauvres honteux qu’il voulait surtout distribuer ses largesses. Enfin, à force de prendre des cautions, il ne fit presque plus d’aumônes. Sanfrein craignit que son cœur ne s’endurcit tout à fait, si l’on continuait de lui faire un devoir de s’attendrir. Il retourna au Pénitencier et lui conta comment, au lieu de multiplier ses aumônes, ainsi qu’il se l’était très sincèrement proposé, il se trouvait qu’il les diminuait tous les jours, à son grand étonnement. « Monsieur Sanfrein, lui dit le Pénitencier, pour vous toucher sur le sort des malheureux, et vous instruire sur les devoirs de l’humanité, je vous enjoins d’aller régulièrement à tous les sermons qui se feront dans votre Paroisse… Ce n’était pas une grande affaire pour Sanfrein, il aimait les sermons, et n’en manquait pas un. S’il a cru me donner une pénitence bien rigide, disait-il, il s’est assurément trompé. Mais quelle qu’elle soit, songerons à nous y soumettre avec la plus grande exactitude ». Le lendemain, il se sentit un mal de tête, léger à la vérité, mais s’il eût été libre, il ne serait point allé au sermon, au moins se l’imaginait-il ainsi : il y alla parce qu’il le fallait, et n’y fit pas grand profit. Le jour suivant il se trouva dans une presse [paresse?] horrible, il n’était point à portée de bien entendre ; le sermon lui pesa ; il sentit combien il était gênant d’être lié. Un autre jour un Orateur qui ne disait rien, et ne finissait point de discourir, l’ennuya si profondément, qu’il prit en aversion tous Prédicateurs quelconques. À compter de ce jour-là, il ne trouva pas un sermon supportable. Le style était trop enflé, trop rampant, trop recherché, trop populaire, trop précis, trop diffus, trop méthodique, trop embrouillé; la voix de l’Orateur trop sourde, trop perçante, trop lente, trop précipitée ; le geste trop varié, trop uniforme, trop affecté, trop négligé: c’était autant de supplices pour lui. Enfin, dégoûté des sermons, comme on ne l’est point, il fut plus d’un mois sans en entendre aucun. Il ne pouvait même souffrir le son de la cloche qui les annonçait. Il fallut revoir Monsieur le Pénitencier, qui, l’ayant écouté et considéré de la tête aux pieds, lui dit: « Savez-vous, Monsieur Sanfrein, que vous êtes un homme à [p] eu près insupportable. Quoi, vous ne pouvez pas gagner la moindre chose sur vous ! Il est assez inutile de rien vous vous prescrire, si vous ne voulez vous soumettre à rien. Mais à tout péché miséricorde : faisons un arrangement pour l’avenir, et ne parlons plus du passé. Écoutez : si vous connaissez quelque chose pour laquelle vous ayez une répugnance décidée, dites-le-moi, je vais vous l’interdire, peut-être pour cette fois vous soumettez-vous ». Sanfrein lui répondit qu’il en connaissait une; que depuis ce fâcheux vendredi et l’essai de ce perdreau, qui était si difficile à digérer, il avait pris une telle aversion pour la maison de Senior Libertini, pour qu’il ne pouvait la voir sans une force de convulsion ; que s’il trouvait bon de lui prescrire de ne jamais y remettre le pied, il obéirait sûrement avec la plus grande ponctualité.

« Je le veux bien, reprit le Pénitencier: je vous enjoins donc de ne plus retourner chez Senior. Adieu: Souvenez-vous de votre promesse, et gardez-vous de revoir jamais l’étang aux carpes ».

CHAPITRE VI. Nouveaux embarras de SANFREIN[modifier]

Bien sûr pour le coup de tenir parole, Sanfrein s’en allait réfélchissant sur les propos du Pénitencier, et entre autres sur ces derniers mots ; gardez-vous de jamais revoir l’étang aux carpes. « Je lui promets, disait-il, de ne retourner de la vie au logis de Libertini, et il vient me parler d’un étang de quatre lieues. Quel rapport de l’un à l’autre ? Ou Monsieur le Grand-Pénitencier ne fait pas sa carte sur le bout du doigt, ou c’est une distraction du promier ordre. Mais qu’importe ? il s’agit de ne plus revoir Senior, et cela n’est pas bien difficile. N’y pensons plus ». Le chemin de Sanfrein terminait le pied d’un coteau, sur le penchant duquel était la maison de Senior. Parvenu à cette colline, il en admira la situation, et se rappela les points de vue admirables qu’elle offrait à chaque pas. Une plate campagne, couverte de hameaux, de plantations, de maisons, de pâturages, de troupeaux de toute espèce, allait se terminer au pied du coteau. Dans la plaine, la vue bornée par les objets voisins, ne pouvait prendre d’étendue ; mais à peine avait-on fait quelques pas sur le coteau, que cette riche et magnifique campagne se déployait à vos yeux. Sanfrein voulut jouir encore une fois du coup d’œil pour n’a y plus penser de la vie. Mais en montant le coteau, il avait la prudence de tenir les yeux baissés, pour ne pas même voir la maison de Senior ; et quand il était parvenu à certaine hauteur, il se jouissait de l’agréable spectacle qu’elle lui offrit. Il monta donc quelques pas ; jamais cette belle vue ne lui avait tant plu. Il avança encore un peu pour découvrire de plus haut et plus à son aise : nouvelle admiration. Bref, tant il monta, qu’à la fin il découvrit l’étang fatal, l’étang aux carpes. A l’instant il tourna la tête en arrière, et vit qu’il n’était qu’à deux pas de la maison de Libertini. Sa rappelant alors le sage propos du Pénitencier, il sentit combien sa curiosité était imprudence, et, frémissant du danger auquel il s’exposait, le pied déjà en l’air, et les bras étendus en avant, il allait descendre en courant ou pluôt en se précipitant, et fuir loin de cette périlleuse colline, lorsque Senior qui se promenait avec deux Demoiselles et deux de ses amis, l’aperçut, court à lui, l’arrête, se plaint de ce qu’il ne l’a vu depuis longtemps, et le félicite de se rencontrer dans un moment si favorable. « Voyez ces deux Nymphes et mes deux amis, qui sont aussi les vôtres, lui dit-il, en n’aurez pas à vous ennuyer ». Sanfrein se défend ; on insiste, on le contraint en quelque sorte. « Voilà, disait-il, une bien malheureuse rencontre. Que faire ? Je ne suis pas le maître, je ne suis pas, on m’entraîne ». Il faisait encore intérieurement ces complaintes, et était sur le point de tenter un dernier effort pour s’échapper et fuir, lorsqu’il entra dans les Jardins de Senior. Jamais il ne les avait vus si beaux. Il les parcourt rapidement, toujours admirant, toujours s’extasiant. Ils n’avoient pourtant rien de plus rare qu’à l’ordinaire, mais la vue lui en était interdite, c’en était assez pour les rendre enchanteurs à ses yeux. Sanfrein fit encore un retour sur lui-même, au moment où l’on vint avertit qu’on allait servir, « J suis né sous une bien fatale étoile, disait-il ; jamais je n’exécute ce que j’ai projeté, jamais je ne fais ce que la fortune ne s’occupe qu’à former des obstacles à tous mes desseins. Qui m’eût dit ce matin que je dînais chez Senior, je l’eusse pris pour un fou : et c’est moi qui le suis. Enfin, me voilà dans la nasse, il faut prendre son parti. Ce serait profaner la sagesse, que la produire ici : soyons extravagant avec ceux qui le sont ; mais soyons-le le moins qu’il sera possible ». C’était un vendredi, jour de mauvais augure pour Sanfrein. On servit, et sans doute, par une attention toute particulière de Senior, il ne parut pas un seul morceau en maigre ; il fallait bien prendre quelque aliment. « Je ne toucherai qu’à un seul mets, dit Sanfrein ». Il avait fait son choix, et mangeait, lorsqu’on servit un morceau qui tenta son appétit indiscret, et le tenta violemment. « Quel mal à quitter un plat pour un autre, dit-il, je goûterai encore de celui-ci ». Quand il eut mangé des deux, Senior lui adressa la parole et lui fit entendre qu’après usé de deux mets, autant valait user de quatre, de six, de tous les autres ; ce qui fut fait. Cependant la conversation s’animait par degrés. Le vin pétillait dans le verre, et achevait son opération dans le cerveau. Déjà les esprits échauffés en bons mots, en rires éclatants, en joie bruyante, lorsque l’on servit le dessert. Là, les chansons libertines, les agaceries assez peu ménagées, et les entreprises préliminaires. On tint table jusqu’au soir, et je ne sais ce qui se passa dans la nuit, peut-être Sanfrein ne s’en souvient-il pas lui-même.

CHAPITRE VII. SANFREIN, Amoureux[modifier]

Le lendemain matin, Sanfrein, après quelques heures d’un sommeil agité, encore tout étourdi des plaisirs de la veille, descendit dans un parterre pour respirer un peu à l’aise. À peine eut-il fait quelques pas qu’il entendit ces terribles paroles: quoi ! sitôt avoir revu l’étang aux carpes. Un coup de fondre et cette voix, fut la même chose pour lui. il demeura quelques temps immobile, puis, rappelant peu à peu ses sens, le os courbé et la tête baissée, il se tourna lentement, et comme en tremblant du côté qu’était venu la voix ; il regarde, c’était le Pénitencier qui, dans un coin du parterre, debout, les bras entrelacés sur la poitrine, considérait piteusement Sanfrein. Quelques affaires l’avaient amené chez Senior ; il était venu trop matin, quoique tard, et attendait qu’il fût jour chez Monsieur. Sanfrein ne put tenir à cet aspect : comme emporté par un tourbillon, et toujours courant de toutes ses forces, il sort du parterre, de la maison, des cours, des jardins, des enclos, et enfin du coteau. Il eût fui, je crois, au bout de la terre ; mais ses jambes fatiguées se refusaient à son empressement, et sa respiration précipitée était sur le point de s’éteindre tout à fait ; il se jeta sur le premier gazon qu’il trouva à sa portée. « Malheureux étang aux carpes (s’écria-t-il en s’interrompant à chaque syllabe, pour reprendre haleine) ! Imprudent Sanfrein ! Dangereux Senior ! monde séducteur et perfide ! Je le vois bien, les hommes sont pour moi autant de pierres d’achoppement; je ne puis faire un pas dans la société, que je ne tombe, Je fuirai tout le genre humain, je me cacherai dans une de mes terres ; et si cette solitude n’est pas encore assez profonde, je m’ensevelirai dans quelque désert ». Sanfrein persista dans cette résolution, et se retira dans une de ses terres, voisine de celle de Monsieur de la Prime-heure. Il fut plus de trois moins sans en sortir ni voir personne. Ce temps expiré, il fit quelques visites dans les environs, entre autres, chez Monsieur de la Prime-heure. Il vit Cécile, fut frappé de sa physionomie, et, dès qu’il la connut, il en devint éperdument amoureux. Sanfrein, ému, s’étonne, se cherche, s’examine intimement, se trouve amoureux, et, tout bien considéré, s’applaudit d’une passion si sage et si bien placée. N’eût-on pas une once d’imagination, l’amour en donne un quintal. Voilà Sanfrein qui fait des projets de toute espèce, et se forme des tableaux, comme il l’entend. Tantôt il veut reparaître dans le monde avec Cécile, et se fait une fête de lui faire goûter à la Ville, tous ces plaisirs multipliés et variés dont elle n’avait pu même prendre d’idée à la campagne. Tantôt il aime mieux rester dans sa terre, et content de sa société d’une épouse d’un tel mérite, vivre saintement, loin des traces et du désordre des gens du monde. Quelquefois il craignait de ne point trouver de retour du côté de Cécile, mais c’était sur cette réflexion sensée qu’il insistait le moins. Cependant il soupire à chaque moment, fixe de temps en temps des regards passionnés sur Cécile, et hasarde de temps en temps quelques mots attendrissants, qui manquent leur effet.

CHAPITRE VIII. Portrait de ma Cousine[modifier]

Cécile, l’objet des tendres empressements de Sanfrein, n’avait ni dans les manières, ni dans le propos, cette vivacité, ce feu qui plaît, mais cette douceur insinuante qui attache. Un vieux Ecclésiastique, parent de Madame de la Prime-heure, s’était chargé de son éducation. Il lui avait appris à fond les quatre premières règles de l’Arithmétique ; et Mademoiselle Cécile saurait aujourd’hui sur le bout du doigt la règle de trois, si malheureusement son maître n’était mort subitement. Tous les jours il lui faisait lire une Vie des Saints de Riba-de-Neïra; et sans cesse il lui proposait pour modèle l’admirable Marie Alacocoque. Indépendamment d’une éducation si bien dirigée, Cécile, avec une des plus belles âmes qui jamais existèrent, et l’entretien de quelques gens sensés, avait discerné le vrai mérite et s’y était attachée, comme on va voir. Monsieur de la Prime-heure avait partagé avec elle les soins économiques de sa Maison. Il veillait à l’extérieur et avait l’œil sur ses vignobles, ses pâturages, ses terres labourées. L’intérieur était réservé à Cécile : du grenier à la cave, elle tenait tout en état. Madame avait la révision sur tout, et querellait l’un et l’autre quand le croyait nécessaire ; ce qu’elle croyait souvent. De plus, Cécile avait la direction des bienfaits de Monsieur de la Prime-heure, et s’en acquittait excellemment. Du point de vue où elle se trouvait, ayant examiné mûrement les différences circonstances où elle pouvait être utile, elle commença et ne cessa plus de faire tout le bien qui était à sa portée. Elle avait un état de tous ceux dont la petite fortune pouvait quelquefois languir, et les mettre à l’étroit. Leurs champs étaient-ils mal cultivés ? Elle avait soin d’y pourvoir. « La saison se passe, disait-elle à l’un : pourquoi votre champ n’est-il pas labouré ? Je le vois bien, le procès que vous venez d’essuyer, a épuisé vos ressources. Demain je vous envoie une charrue et du grain ». Elle disait à un autre. « votre petite terre se dépouille de jour en joue ; le bois va vous marquer, et vous vous exposez à passer de tristes hivers. Dès demain ouvrez des fosses et allez dans les pépinières de mon père. prendre les jeune arbres dont vous aurez besoin ». Elle engageait Monsieur de la Prime-heure à céder quelques portions de terres à ceux qui n’en avaient pas assez, proportionnellement à leur famille. « Ils vivront du fruit de leur travail, lui disait-elle, et vous remettront le surplus ». Son père suivait son avis, et ces terres étaient toujours celles qui lui rapportaient le plus. Dans ses promenades, sous prétexte de se reposer, elle entrait dans les cabanes, entretenait ceux qui les habitaient, voyait ce qui leur manquait, et, dès le lendemain, ils se trouvaient pourvus. Surtout elle allait voir ceux qu’elle soupçonnait cacher leurs besoins, et de la manière dont elle les obligeait, que des secours essentiels qu’elle leur donnait. Cependant les familles deviennent plus nombreuses et les terres mieux cultivées. Tout le canton prenait une face riante, et Monsieur le Curé était tout étonné de n’être plus importuné par les pauvres de sa Paroisse. L’Hiver, renfermées dans leurs cabanes et rangées autours de leurs foyers, les familles subsistaient des provisions de l’Été ; et le Printemps les dispersait dans les champs comme autant d’abeilles. Aux jours de fête elles se réunissaient, et la joie la plus pure animait ces assemblées. Les vieillards s’amusaient avec les enfants, car en tout les extrémités se touchent. Les jeunes s’exerçaient à je ne sais combien de jeux champêtres, que la misère et les soucis avaient interrompus, et que l’aisance faisait renaître. Cécile, avec un plaisir que les belles âmes sont seules en état de de concevoir, jouissait de ce spectacle touchant, et s’applaudissait de ses soins. Ceux même que leur petite fortune soutenait sans le secours des bienfaits de Cécile, n’en avaient pas moins de considération pour elle. Il ne se donnait aucun repas où sa santé ne fût bue à la ronde. À chaque instant on s’entretenait d’elle. Les uns la comparaient à une rosée abondante qui rafraîchissait et désaltérait les plantes. Les autres la comparaient à un ruisseau qui porte la vie dans les prairies qu’il arrose. Tous l’appelaient l’Ange tutélaire; et il est sûre qu’elle en avait les grâces et la bienfaisance. Sa physionomie annonçait son caractère, et je laisse à penser combien elle prévenait en sa faveur. Une taille bien proportionnée au dessus de la médiocre ; une chevelure presque blonde; des traits réguliers; un teint délicat, mais non pas au point d’annoncer une faible constitution ; des yeux bleus avec de la vivacité, ce qu’il en fallait pour animer leur douceur; assez d’embonpoint pour soutenir les traits, non pour les absorber; le son de la voix harmonieux et touchant; un air de candeur dans ses manières, et je ne sis quoi d’attrayant répandu dans son discours: voilà Cécile.

CHAPITRE IX. Idées de Soulange, sur la vie champêtre[modifier]

Si le Lecteur le trouve bon, je laisserai pour quelque temps Sanfrein et ses amours, et je lui parlerai d’un homme un peu différent, qui ne l’amusera pas tant, mais qui lui plaira davantage. Peu de jours après mon arrivée, chez Monsieur de la Prime-heure, nous reçûmes une visite de l’un de ses voisins nommé Soulange. C’était un sage qui ne jouissait point de cette considération calculée, que le luxe attaché aux richesse, et la politique au rang, mais cette estime flatteuse que le cœur donne au mérite. Obligé de quitter son paisible séjour, il avait demeuré plusieurs années à la Ville, et n’avait point réussi à la Ville, et n’avait point réussi à faire adopter les vues utiles qu’il proposait. Sans en être chagrin ni même surpris, il était de retour à son habilitation champêtre depuis quelques mois. Là, revenu pour jamais des fantômes trompeurs qui environnent les gens en place, content de les connaître pour n’y plus penser, il s’occupait agréablement avec la nature qu’il ne cessait d’interroger. Sa visite fut courte, parce que le soir approchait et qu’il voulait retourner chez lui. Je le conduisis et l’accompagnai quelque temps. Il faisait beau. L’air pur et serein ne mettait aucun obstacle à la vue : nous passions sur une petite hauteur, d’où l’œil découvre plusieurs lieues à la ronde. Le pays était fécond et par conséquent fort peuplé. J’apercevais d’un coup d’œil différents hameaux, les uns situés dans des profondeurs sur les bords de quelque ruisseau, les autres répandus dans des plaisirs, d’autres sur le penchant ou sur le sommet de quelque monticule. Ce que je voyais me rappela ce que j’avais vu ou entendu dire: mon imagination et mémoire me peignirent à l’instant des villes, bourgades, des villages, des forêts, des montagnes, des rochers, et partout des hommes. « Chaque famille des animaux, dis-je à Soulange, se choisit une habitation conforme à son naturel. Les homes seuls n’ont rien de fixe à cet égard. Depuis la solitude la lus profonde jusqu’au tumulte le plus bruyant, il s’en trouve partout. Peignons-nous les déserts les moins faits pour être habités ; figurons-nous les montagnes les plus arides, les rochers les plus escarpés, les autres les plus ténébreux. L’Histoire et la Géographie nous montreront des gens qui, ayant rompu avec la société ; passent leur vie à gravir sur ces montagnes stériles, à se cacher les autres, comme si l’objet le plus malencontreux pour l’homme, était l’homme. Voilà ce qu’on oit appeler l’extrême solitude. Cette extrême solitude s’adoucit, lorsque la terre, moins ingrate, nourrit des plantes salutaires. Fait jour à quelque ruisseau ; et lorsque les solitaires qui l’habitent, se réunissent, vivent en commun, et tiennent entre eux sans tenir à la société, vous savez que les différentes Religions se sont ménagés un grand nombre de semblables retraites. La vie s’appeler Solitaire, lorsqu’on tient à la société, non par ce qu’elle a de tumultueux, mais parce qu’elle a de plus paisible. Je veux dire lorsqu’on occupe ces habitations tranquilles dont nos campagnes sont couvertes; enfin lorsqu’on embrasse la vie champêtre. Là, point de grandes des fortunes renversées, point de grandes fortunes renversées, point de bouleversement ni de malheurs d’éclat. L’ordre des choses y suit un cours paisible ; et toujours le même. Au sortir du repos de l’Hiver, la nature, par les délices du Printemps, prépare les richesses de l’Été et de l’Automne. Le Laboureur vigilant observe ses efforts et les aide. Il sème et moissonne ; il plante et cueille des fruits : ses soins ne sont point frustrés, parce qu’il ne les emploie point auprès des hommes. Que j’aime à voir ces gens laquelle la terre répond à leurs travaux, la paix qui règne dans leurs familles ! Que cet aspect tranquillise mes sens ! Que de bon cœur j’oublie et les petitesses de nos grands, et les folies de nos sages ! Il est d’autres habitations moitié villes, moitié campagnes ; moins tumultueuses que la ville, moins tranquilles que la campagne. On y retrouve encore quelques traces de la vie champêtre, qui commence à dégénérer et à devenir trop active. Cette activité qui, dans les lieux mitoyens dont je viens de parler, commence à corrompre la douceur de la vie champêtre, monte à son suprême solitude, tendent à s’éloigner les uns des autres le plus qu’il leur est possible : dans les grandes Villes, ils tendent à se rapprocher et à se concentrer autant qu’il est en eux. Leurs maisons se pressent et s’accumulent: les étages se multiplient les uns sur les autres : plusieurs Villes s’entassent pour n’en former qu’une: et au milieu de tant de gens réunis en un si petit espace, naissent la fougue des passions, le tumulte et la confusion. D’où viennent des goûts si opposés dans des hommes nés avec le même fonds d’intelligence, avec le même empressement pour les plaisirs, la même aversion pour la peine ? d’où vient l’un trouve-t-il son bien être, dans des lieux où l’autre ne trouverait que les langueurs de l’ennui » ? Si vous avez lieu d’être étonné des différents goûts lieu d’être étonné des différents goûts des hommes, sur le choix de leurs habitations, répondit Soulange, vous ne devez pas moins vous étonner des variétés sans nombre qui se trouvent dans leur esprit et leur naturel. Il est, entre autres, une certaine tournure d’esprit, que j’appellerai impétuosité. Un homme impétueux est, à tous égards, dans une perpétuelle agitation : ses yeux ne se reposent nulle part ; son esprit ne se fixe sur aucun objet; son âme est ouverte à toutes les sensations, et n’en garde aucune. En quelque lieu qu’il aille, en un instant il a tout vu, et tout ailleurs : quelque question qui se présente à son esprit, en un moment il en a parcouru toutes les branches et passe à un autre. Il est une autres tournure d’esprit à laquelle je donnerai le nom de lenteur. Un homme lent s’occupera sans fin d’un seul objet, comme s’il pensait qu’il n’en existât point d’autre. Où son attention se fixe il embrasse, pénètre, et ne se lasse point. Peu de passions ont prise sur lui; mais quand il est affecté c’est pour longtemps; souvent pour la vie. quand il a de la force dans le génie, l’homme impétueux en parcourant tout, jette à chaque instant des éclairs, qui ne servent quelquefois qu’à éblouir. Avec la même force dans le génie, l’homme lent s’arrête où il se trouve, et jette une lumière plus sûre. La marche du premier est ardente et fougueuse ; c’est un torrent qui se précipite avec fracas: la marche du second a moins d’ostentation ; c’est un fleuve qui coule avec un silence majestueux. L’un nous frappe par ses saillies, et à cet égard ressemble assez à ces vins mousseux dont on boit quelques verres avec plaisir; l’autre nous attache par sa solidité, et ressemble à ces vins moins pétillants dont on ne se lasse point. La nature tend toujours à s’éloigner des excès; il est peu de gens au dernier degré d’impétuosité; il en est peu au dernier degré de lenteur; il en est beaucoup qui tiennent le milieu, et ne sont ni excessivement lents, ni excessivement impétueux. Vous jugez que de ce milieu à chaque extrémité, il se trouve bien des nuances. C’est à ces nuances que doivent se rapporter les variétés sans nombre, qui se remarquent dans la marche de l’esprit humain. « Je crois voir où vous en vo [u] lez venir, dis-je à Soulange. Après ce que j’ai dit, et ce que vous venez d’ajouter, les rapports d’ajouter, les rapports des différences habitations des hommes, aux différentes tournures de leur esprit, se présentent d’eux-mêmes ». Vous avez raison, répliqua-t-il. Dans la marche de l’esprit humain, je vous ai montré une progression, depuis l’extrême l’enteur [lenteur], jusqu’à l’extrême impétuosité. Dans les habitations des hommes, vous avez depuis l’extrême solitude, jusqu’à l’extrême tumulte. Dans la solitude, peu ou point de société, les mêmes objets se représentent sans cesse, les passions sommeillent, tout se tait. Dans le tumulte, le bruyant du monde approche du chaos, les objets changent incessamment, les passions se choquent, tout est en ag [ita] tion. Le premier genre de vie convient, comme vous voyez, aux gens d’une extrême lenteur; le second, à ceux d’une extrême impétuosité. Mettez un homme lent dans le tumulte, il sera [je penche plutôt pour sera et non fera] comme quelqu’un qui ne mange jamais que d’un seul mets, et auquel on en sert trente, sans lui laisser le temps de se rassasier d’aucun. Mettez un homme impétueux dans la solitude, il sera comme quelqu’un dont l’appétit demande à être excité par la variété, et auquel on ne présente qu’un seul mets. La vie champêtre, qui tient le milieu entre l’extrême tumulte et l’extrême solitude, convient aux personnes dont le naturel tempéré, et qui ne sont excessivement lentes, ni excessivement impétueuses. Enfin les gradations que vous avez observées dans les habitations des hommes, celles que j’ai observées dans la marche de leur esprit, toutes se correspondent, et chacun des hommes peut se choisir une demeure et un genre de vie qui soit conforme à son naturel. Ce choix est de la plus grande importance pour le bien être ; et malheureusement on s’y trompe tous les jours. Cependant, pour y réussir, il ne s’agirait que d’écouter ce penchant secret et inné, que nous inspire, à cet égard, notre naturel. Mais ce cri de la nature ne se fait pas toujours entendre, il faudrait y être attentif, et mille choses nous distraient. La naissance, l’habitude, les liaisons particulières, l’enchaînement des affaires ; que fais-je, mille autres circonstances, nous retiennent presque tous dans tout autre genre de vie que celui qui nous est propre. De là le bonheur si rare ; les plaintes si communes. Les passions qui nous masquent à nos propres yeux, nous trompent encore sur ce choix. Une ferveur de dévotion ensevelit dans une solitude la plus profonde; une faillie d’ambition jette dans le torrent des affaires ; un amour empressement, le genre de vie de l’objet qu’on aime. Tant que durent ces passions, l’état qu’elles nous ont fait adopter nous paraît parfait ; dès qu’elles tombent, il commence à peser, et souvent devient intolérable. Avant que de contracter de tels engagements, on devait être bien sûr que le genre de vie auquel on se destine, n’est point opposé à notre caractère, ou que la passion qui nous le fait embrasser durera toujours.

CHAPITRE X. Harangue de M. de la Prime-heure; en faveur de SANFREIN[modifier]

Je reviens aux amours de Sanfrein. Après une mûre délibération, dans laquelle il ne s’avisa point d’examiner s’il convenait à Cécile, il trouva que Cécile lui convenait fort. Il parla de ses vues à Monsieur de la Prime-heure qui, sans balancer, y donna les mains, et même avec une sorte d’empressement, car je crois qu’il est inouï que, dans le premier abord, rien ait jamais déplu à mon Oncle ; cela entrait dans son caractère. Il avait été successivement Ecclésiastique, Magistrat, Militaire, toujours disant, dans les commencements : c’est précisément l’éclat qu’il me fallait, et toujours s’en ennuyant dans la suite. À la fin il avait pris le parti de n’être rien, et s’en tient à celui-là : je crois qu’il avait eu raison. Quand il fut question de se marier, toutes les filles lui paraissaient charmantes ; et de semaine et en semaine il faisait un choix dans lequel il persistait huit jours. Madame de la Prime-heure tint plus long-temps ; elle plut trois semaines complètes, et eut l’honneur de devenir son épouse. Il avait demeuré à la Ville, et dans ce temps-là il ne concevait pas comment on pouvait vivre ailleurs ; il s’en dégoûta, et depuis quinze ans il demeurait à la campagne, où il ne se plaisait pas infiniment. Sa fortune, au-delà de ce qu’il exigeait l’état qu’il tenait, lui laissait une aisance, dont quelquefois il était embarrassé. Il fallait valoir une de ses terres pour s’occuper, et parce qu’il se donnait mille mouvements, avait mille petites attentions, entrait dans mille détails, il se croyait un homme fort entendu, quoiqu’il n’en fût rien. Le temps que lui laissaient ses occupations champêtres, il le donnait à la lecture des gazettes, sur lesquelles il méditait avec autant d’utilité que de profondeur. Il s’affectionnait singulièrement pour les Héros du temps, François ou Étrangers. Je me souviens de lui avoir vu donner un grand repas à l’occasion d’une victoire remportée par Héraclius. S’il faut que ce Prince monte sur le Trône de Perse, il en coûtera un feu d’artifice à mon oncle, et nous aurons bal. Un jour que tout le monde dormait encore, il se leva et fit quelques tours dans ses jardins. L’air, rafraîchi par la moiteur de la nuit, purifié par la chute d’une abondante rosée, parfumé des odeurs que des fleurs de toute espèce lui communiquaient, aurait porté un calme délicieux dans tout autre esprit que celui de Monsieur de la Prime-heure ; mais, profondément occupé du mariage de Sanfrein, il n’apercevait rien. Après quelques heures de réflexion, et son parti pris, il revint au logis, demanda sa fille, la conduisit dans une salle écartée. « Vous savez, lui dit-il, avec quelle tendresse je vous ai toujours aimée ; je n’ai cessé de vous en donner des preuves, je vais encore vous en donner une nouvelle : je pense à vous établir ». À ces mots, Cécile, qui était sortie de son lit avec la même fraîcheur et le même éclat qu’une rose qui sort de sa calice, pâlit et recula quelques pas. Son père n’y fit point attention. « Vous conaissez Sanfrein, poursuivit-il, c’est l’époux que je vous destine. Il est riche, et fort au-delà de ce que nous avions lieu d’espérer. Quoiqu’il soit d’un certain âge, il n’est point encore sur le retour. Sans être bel homme, il n’a rien de désagréable ; vous n’en pouvez disconvenir. Il est un peu singulier et peut-être capricieux, mais cela se passera dans le ménage. Vous avez de l’esprit et de la douceur, vous en ferez ce que vous vous voudrez. Au fond, c’est de quoi faire le meilleur des maris. Ne pensez-vous pas comme moi, ma fille ? Oui sans doute. Je serais fâché de gêner en rien votre inclination : je suis un trop bon père ; mais vous êtes , ma fille, bien née, vous savez ce que vous dicte le devoir. Quand vous n’auriez aucun penchant pour Sanfrein, quand même vous vous sentiriez pour lui quelque éloignement, dès que ce vous le présente, vous le recevez de mes mains sûrement vous ne ferez pas la moindre résistance. Vous allez donc le regarder comme votre époux futur ; vous ne rejetterez point les vœux qu’il va vous offrir, et vous vous comporterez comme une fille dont le cœur est entre les mains de son père : oui, et très exactement. Allez, ma fille, je n’en attendais pas moins, ou de votre soumission ». Cécile, toute interdite, fit une profonde révérence, et sortit sans répliquer un seul mot. Hé ! Bonjour Monsieur Sanfrein, s’écrira Monsieur de la Prime-heure. Hé bien, vos affaires vont le mieux du monde. Je viens de parler à ma fille, et j’ai tout lieu d’espérer d’en être content; elle ne m’a pas répliqué un seul mot.

SANFREIN.

Tant-pis, Monsieur de la Prime-heure.

M. DE LA PRIME-HEURE.

Tant-mieux, Monsieur Sanfrein.

SANFREIN

Quoi ! Faire une proposition de mariage, et ne pas recevoir un mot de réponse, vous prenez cela pour un signe de consentement ?

M. DE LA PRIME-HEURE. Mais ? d’un consentement très complet. Je connais ma fille, et je sais comment je l’ai élevée : Voyez-vous, Monsieur Sanfrein, elle vous détesterait, qu’elle vous épouserait encore.

SANFREIN

Ce que vous me dites-là est assurément bien obligeant. M. DE LA PRIME6HEURE Cela est comme j’ai l’honneur de vous le dire ; mais, entre nous, je crois que vous avez un peu touché le cœur de la belle. Je me ressouviens de mon ancien temps, et je m’y connais. Elle m’a paru sortir toute mélancolique, et vous savez que la mélancolie est un synonyme d’amour.

SANFREIN

Mais, Monsieur, vous ne voyez pas…..

M. DE A PRIME-HEURE Je vois que de votre personne, vous n’êtes pas si bien ; mais vous n’êtes pas non plus si mal. J’ai vu faire des conquêtes avec pis que votre physionomie. D’ailleurs, ces filles sont si capricieuses !

SANFREIN

À la bonne heure: mais, dites-moi: avez-vous aussi bien réussi auprès de Madame de la Prime-heure, qu’auprès de Mademoiselle Cécile ? Avez-vous d’aussi fortes preuves de son consentement ?

M. DE LA PRIME-HEURE

Auriez-vous cru que j’eusse pu en essuyer la moindre contradiction ?

SANFREIN

Je ne dis pas cela ; mais je serais bien aise de le savoir.

M. DE LA PRIME-HEURE

Une fille; passe encore; elle peut faire ses remontrances, car quand il s’agit de mariage, cela la regarde d’assez près. Mais une femme; c’est à elle à se soumettre entièrement aux vues de son mari.

SANFREIN

Je suis fort de votre avis; en est-elle aussi ?

M. DE LA PRIME-HEURE

Et quand elle n’en serait pas ; qui est le maître, je vous prie : qui doit être obéi ?

SANFREIN vous, sans doute. Mais enfin, que vous a-t-elle dit ?

M. DE LA PRIME-HEURE

Je ne lui ais encore parlé de rien: mais comparez que ma volonté sera la sienne.

SANFREIN

Fort bien : l’on n’a pas encore parlé à la mère ; et quand on s’est expliqué à la fille, elle s’est retirée triste et sans rien dire. Savez-vous, Monsieur de la Prime-heure, que cela ressemble à une affaire qui va mal.

M. DE LA PRIME-HEURE

Elle va très bien, vous dis-je, car elle est entre mes mains, et c’est à moi à la mener comme j’entendrai.

CHAPITRE XI. Chagrins de Cécile[modifier]

Cécile, après la belle harangue de Monsieur son père, s’était retirée avec précipitation dans son appartement. Là, négligemment assise sur un fauteuil, le visage abattu, la tête penchée, les bras étendus et abandonnés à leur propre poids, elle semblait une fleur qui vient d’essuyer un orage. Elle resta quelque temps dans cette situation. C’était comme le frisson, qui précède l’ardeur de la fièvre. Bientôt à la pâleur répandue sur son visage, succédèrent des couleurs un plus animées ; sa bouche essayait de prononcer quelques mots que ses soupirs entrecoupaient sans cesse. Elle s’écriait souvent, Dinville, mon cher Dinville ; et, quand elle prononçait ce nom, la voix était plus touchante ; ses yeux devenaient plus languissants ; et ses larmes coulaient plus abondamment. Notre tendresse est toujours mêlée de je ne sais quelle dureté ; je gage qu’il n’est point de lecteur, qui ne fût charmé d’occasionner de semblables troubles, et de faire couler de telles pleurs. Mais quel était ce Dinville ? À deux lieux du logis de Monsieur de la Prime-heure, reclus dans une assez belle terre et ignoré de tout le genre humain, vivait un vieux Gentilhomme appelé Durieul. Il avait un fils qu’il aimait comme soi-même, et beaucoup d’argent qu’il aimait par dessus toutes choses. Nous voyons quelquefois de grands hommes soumis à l’avarice, le plus rampant de tous les vices. Je ne dis pas cela pour moraliser, mais pour qu’on soit moins surpris, qu’avec un tel défaut, Monsieur Durieul eût de l’esprit, et qui plus est du bon sens. le temps qu’il n’employait à compter son or, il l’employait à lire, et il lisait avec fruit. Surtout il avait le talent de jeter sur sa conduite, je ne sais quel vernis, qui semblait la justifier. « Qui aime la paix doit fuir le tumulte et vivre dans la solitude, disait-il quelquefois. Voyez les Habitants des Villes se répandre dans les campagnes, dès que des jours consacrés au repos les obligent de fermer leurs laboratoires, leurs bureaux et leurs études. Ils fuient, ils vont oublier dans la solitude, leurs affaires, leurs correspondances, leurs familles, leurs amis et eux-mêmes. ils ne se livrent pourtant à leurs occupations, ils ne se répandent dans le monde, ils ne multiplient leurs connaissances et leurs liaisons que pour parvenir au bonheur ; et ce bonheur, ils se cachent dans les champs, et qu’ils perdent toutes ces choses de vue. Heureux qui raisonne mieux sa conduite, et qui, ne pouvant être utile aux hommes, s’en sépare. Il n’est point obligé de partager son temps entre eux et la et la solitude, entre le trouble et le repos. Pour moi, je m’éloigne, autant qu’il est en mon pouvoir, de ce qu’on appelle le monde. Malheureusement [,] je n’ai pu en détacher mon fils. Ce qu’il en connaît, loin de le rebuter, lui donne de nouveaux empressements. C’est un jeune étourdi qui s’engage, sans aucune raison, dans un long et périlleux voyage. Mais je l’aime toujours et ne le puis perdre de vue ; je fais ce que je puis pour tenir prêtes, toutes les sources dont il aura besoin. Ces ressources ne sont pas en grand nombre, elles se réduisent à l’argent, vil par lui-même, méprisable à mes yeux, mais précieux pour lui. c’est l’idole de tous les hommes, et ils ont raison, quoi qu’en disent les Sages. Si l’on fait tout pour le posséder, il fait tout pour son possesseur, j’épargne à mon fils les fatigues qu’il coûte, j’amasse pour lui ; et c’est, je pense, la plus grande preuve de tendresse que je puisse lui donner ». Voilà comme Monsieur Durieul s’annonçait. Quelques-uns le prenaient pour une espèce de Philosophe, quelques autres pour un homme trop attaché à son fils ; mais les connaisseurs savaient à quoi s’en tenir. Son fils se nommait Dinville. Il l’avait éduqué lui-même, ou par tendresse, ou par économie, ou par l’un et l’autre motif. Heureusement Dinville était né avec les plus grandes qualités : l’exemple de son père ne fit point d’impression sur lui. ses sentiments, naturellement élevés, étaient hors la portée de la contagion. Quant à l’esprit il était en bonne main ; et sous la direction de son père, il fit rapidement les progrès qu’on fait si lentement dans les Collèges. Les belles âmes ont je ne sais quel attait qui les incline mutuellement. Monsieur de la Prime-heure recevait fréquemment des visites de Monsieur Durieul, et lui en rendait quelquefois. Cécile et Dinville se connurent dès la plus tendre jeunesses, et dès la plus tendre jeunesse ils s’aimèrent. Les deux maisons avaient à peu près une fortune égale ; on ne désapprouva point cette inclination naissante, on lui laissa un libre cours, dans la suite même, on semblait la favoriser et s’en applaudir.

Dinville sortit de la maison paternelle, pour aller étudier en Droit, et dès lors il donna des marques d’une sagesse solide et d’un caractère formé. Il ne se refusa point aux plaisirs, mais jamais il ne se laissa entraîner au libertinage. Il tira parti de trois ans d’études si infructueuses pour tant d’autres. Les grâces étudiées et souvent si attrayantes des femmes qui l’environnaient, ne lui firent point oublier les grâces naturelles et naïves de Cécile absente ; il retourna au village aussi passionné qu’il en était sorti. Depuis ayant continué ses travaux avec succès, il était

Cécile, et l’amour persécuté devint plus actif et plus violent. La même chose se passa du côté de la conduite de Monsieur Durieul, lui eut interdit la vue de Dinville. Tandis que Monsieur de la Prime-heure et Monsieur Durieul se brouillaient, et prenaient des arrangement en conséquence ; Cécile et Dinville continuaient de s’aimer de plus en plus, et prenaient aussi leurs mesures. On trouva le moyen de se voir, et c’était déjà quelque chose ; de s’écrire, et c’était beaucoup ; de se parler ; et c’était tout ce qu’ils désiraient, mais ces entretiens étaient rares. Dans le dernier, Dinville avait dit positivement à Cécile que Monsieur Durieul, qui n’ignorait pas sa persévérance, semblait en prendre moins d’humeur. Il n’en était peut être rien, mais on croit aisément ce qu’on désire, et il n’en fallait pas davantage pour consoler ces Amants persécutés. Ce fut dans ces circonstances que Sanfrein vint se passionner pour Cécile, et qu’à cette occasion Monsieur de la Prime-heure harangua sa fille, qui, sans lui faire aucune réponse, s’en était allée pleurer à son aise dans son appartement. Des Amants s’écrivent pour un moindre sujet : Cécile, désolée, prit la plume et écrivit ces lignes. L’auriez vous cru, Dinville ; j’ai eu le malheur de plaire à Sanfrein. Il s’est expliqué à mon père, qui lui a donné sa parole ; et peut-être ma mère ne tardera pas à lui donner la sienne. Ce qui vous est acquis par votre amour et le mien, est sur le point de passer à u autre. Ainsi tandis que nous nous flattions du vain espoir de réunir nos parents, nous ne nous apercevions pas que nous étions sur le bord du précipice, et voilà que j’y tombe. Tous ceux que je vois venir à moi me font tressaillir ; je crois toujours qu’ils viennent m’annoncer le consentement de ma mère, et la consommation de notre malheur. Donnez quelques soupirs à notre tâcher de détourner l’orage qui nous menace. considérez tout ce qui vous environne, et mettez tout en mouvement. Voyez mon père, voyez le vôtre, avant tous [plutôt:tout] voyez le Sage Soulange; voyez tout le monde, et me délivrez de Sanfrein. J’ai peine à finir cette Lettre ; je la baigne de mes pleurs ; vous la baignerez des vôtres en la lisant ; nos larmes se mêleront, et quoique loin de vous, mon cœur en fera averti ces coups de sympathie, dont j’ai si souvent ressenti les effets. Je voudrais vous voir ; je voudrais mêler mes soupirs aux vôtres : triste plaisir ; mais que je préférerais à la joie la plus vive dont vous ne seriez pas l’objet !

CHAPITRE XII. Tentatives physiques de Soulange[modifier]

J’avais promis à Soulange de l’aller voir [d’aller le voir], je lui tins parole. Je ne trouvai sa maison ni belle, ni meublée curieusement; et ses jardins ne sont ni spacieux ni fort ornés. Vous trouvez pourtant dans le tout, je ne sais quoi qui plaît et même qui touche : c’est l’effet d’une agréable simplicité que décore un goût sage et philosophique. Mais ce qui fixe bientôt les regards et attire toute l’attention, c’est le spectacle de ses tentatives physiques sur les végétaux. Vous ne pouvez faire un pas sans rencontrer quelque appareil extraordinaire. Depuis la germination jusqu’à la fructification, Soulange suit toutes les opérations des plantes: il connaît la quantité de nourriture qu’elles prennent ; combien il en passe en leur substance; combien il s’en évapore et s’en dissipe. Il les examine dans leur enfance, leur adolescence, leur âge consistant, leur décadence et leur décrépitude. Il observe leur force, leur faiblesse, leurs divers tempéraments, leur santé, leurs langueurs, leurs maladies. La terre même renferme cent sortes de pièges tendus aux efforts de la végétation. Ici une plante ne peut pomper les sucs de la terre que par des pores qui ne semblaient pas destinés à cette fonction. Là, telle autre ne peut s’élever que par des voies particulières que Soulange lui a tracées. Enfin, la nature, contrainte en mille manières, se plie et se replie de toutes façons, et souvent se trouve forcée de dévoiler ce qu’elle cachait dans son cours ordinaire. Je vis, entre autres, des tulipes et des lys rapprochés et abouchés les uns aux autres, chaque tulipe a une fleur de lys : cet arrangement excita ma curiosité plus qu’aucun autre, et je ne pus m’empêcher de demander à Soulange quel était le but de cet appareil singulier. « Cette question, me répondit-il vous engage plus loin que vous ne pensez. Vous sentez-vous assez de courage pour essuyer une dissertation ? » Je doute fort, repris-je, si vous auriez autant de patience à m’éclairer que j’aurais d’envie de m’instruire. Je m’estimerais trop heureux si je pouvais être initié aux mystères dont vous vous occupez si agréablement. « Quant aux mystères, poursuivit-il, je vous en ferai voir tant que vous voudrez, même où vous en soupçonnez le moins du monde ; mais quant à les dévoiler, c’est une autre affaire ; la Physique y va si lentement que c’est pitié. Tous les hommes sont ignorants ; les Philosophes savent seulement par où ils le sont : mais je viens à l’éclaircissement que vous m’avez demandé. J’ai ici quelque part une plat-bande occupée par le grand fraisier des jardins ; et à quelques pas de là une autre pour le petit fraisier des bois. Ce premier donne de gros fruits, mais en très petit nombre ; l’autre en donne de fort petits, mais en très grande quantité. Il y a quelque temps que, vers les beaux jours, ayant quelques mois en ma disposition, j’accourus à ma chère solitude. Tout le temps que j’y séjournai, je m’amusai à la culture de mon jardin. Tout prospérait et répondait à mes soins. Les arbres déployaient ce vert tendre, qui fait les délices des yeux. Leurs fleurs étalaient qu’en laissant apercevoir les premiers rudiments des fruits naissants. Mes grands fraisiers seuls ne réussissaient point. Leurs larges fleurs s’épanouissaient en pure perte, et les germes stériles se desséchaient sans prendre vie. un jour, comme je considérais cette plate-bande [plante??] infructueuse, j’observais que les fleurs de cette espèce de fraisier sont presque toutes dépour [vu] es d’étamines. Vous savez que les étamines sont les parties mâles des fleurs: où il ne s’en trouve point, il n’y a point de fécondation à attendre. Le petit fraisier des bois, au contraire, a une quantité prodigieuse de ces étamines. Il me prit fantaisie de suppléer à l’un par l’autre. Je coupai des fleurs de petit fraisier; je les dispersai sur le grand. Le principe de fécondation fit son effet, et toutes les fleurs du grand fraisiers, qui étaient alors épanouies, furent fécondées. Les fruits qui naquirent de ce mélange extraordinaire, n’étaient ni gros que ceux du grand fraisier, ni si petits que ceux que donne celui des bois. J’allai plus loin je semai de la graine provenue de ces fraises métis; j’eus des fraisiers qui tenaient et de celui des et du grand des jardins, dont la coopération leur avait donné l’origine. Cette expérience m’ouvrit une foule d’idées. Voilà, disais-je, une variété mixte, qui provient de deux autres. L’opération que j’ai conduite, la nature doit l’avoir faite des millions de fois, à l’égard des différentes plantes. Sans doute qu’un nombre infini de variétés et même d’espèces doivent leur origine à de semblables mélanges. Que l’on considère, par exemple, le brugnonier, son fruit ne tient-il pas et de la pêche dont il a la forme et les couleurs, et de la prune dont il a le lisse et à un peu près la consistance. Une fleur de prunier n’aurait-elle pas fécondé une fleur de pêcher ? Et cette fleur n’aurait-elle pas donné un fruit, dont le noyau aurait produit tous les brugnoniers de nos vergers ? Pour m’assurer si ces mélanges réussiraient dans des espèces un peu éloignées, je me suis avisé d’exposer des tulipes tardives à l’influence fécondante des lys. J’ai ôté aux tulipes leurs étamines, leurs parties mâles, et je ne leur ai laissé que la partie femelle, le pistil. Si les germes qu’il renferme se vivifient, ce ne pourra être que des faits du lys. Je les sèmerai; que sait-on si dans le temps je n’aurai pas quelque plante qui tienne et de la tulipe et du lys; que sait-on si je ne verrai pas naître, par exemple, une impériale. Ces idées et bien d’autres semblables peuvent ne pas réussir. Sauf cent expériences de cette nature, à peine une ou deux vont à leur but: mais vous convenez que c’est beaucoup, et que, par ces sortes de voies, on peut parvenir aux découvertes les plus utiles. Lors même qu’on ne réussit pas, on apprend au moins que la nature se comporte autrement, et c’est quelque chose. Enfin on s’amuse agréablement et philosophiquement, et c’est je crois ce qu’on peut désirer de mieux ».

CHAPITRE XIII. Frayeurs de Dinville[modifier]

À peine Soulange avait achevé d’expliquer ses vues sur les avantages qu’on pourrait retirer dans la végétation du rapprochement de différentes espèces de plantes, lorsque nous aperçûmes Dinville qui venait à nous. Sa démarche était précipitée, et son visage abattu. Avec un air d’empressement et de consternation, vivacité et de langueur; il semblait u homme qui lutte depuis longtemps contre un péril, dont il désespère d’échapper. Il fit à Soulange, avec beaucoup de feu, et assez peu d’ordre, l’Histoire des Amours de Sanfrein, des intentions de Monsieur de la Prime-heure, des chagrins de Cécile, et des frayeurs mortelles où il était. Il lui représenta l’influence qu’il pouvait avoir dans cette affaire, et le pria, comme un Amant prie, de vouloir bien s’intéresser pour eux. Je suis plus sensible que je ne puis dire aux inquiétudes qui vous agitent, lui dit Soulange. Je ne négligerai rien de tout ce qui pourra vous être utile et vous tirer d’embarras. Comptez sur tout ce qui dépendra de moi.

DINVILLE

Je n’attendais pas moins de votre humanité et de votre bienfaisance. Puisque vous vous intéressez pour nous, je commence à espérer; je me promets tout de votre sagesse. Parlez, de grâce; que croyez-vous qu’il sait à propos de faire dans des circonstances si présentes ?

SOULANGE

Rien du tout.

DINVILLE

Comment, rien ! Vous ne m’avez donc pas bien entendu.

SOULANGE

C’est parce que je vous ai bien entendu, que je pense qu’il n’y a rien à faire.

DINVILLE

Quoi ! Mes malheurs sont sans ressources ? Je perds Cécile pour jamais ? Cécile sans laquelle je ne puis vivre, Cécile…..

SOULANGE

Mais qui vous dit que vous perdiez Cécile ? Écoutez : Monsieur de la Prime-heure s’est pris d’une belle passion pour Sanfrein; il serait inutile d’entreprendre de l’en faire revenir; c’est l’affaire du temps. Il n’en est pas ainsi de Madame, je connais sa manière d’aller: je suis sûr qu’actuellement elle ne peut souffrir Sanfrein. Quand Monsieur viendra à s’expliquer, il trouvera un obstacle auquel il ne s’attend pas; et comme, malgré toute sa pétulance, il est incapable d’aucun mauvais, procédé, il ne voudra sûrement pas marier la fille, sans le consentement de la mère. Ainsi vous voyez que voilà un mariage qui ne peut avo [ir] lieu.

DINVILLE

Mais si Madame de la Prime-heure, contre votre avis, avait aussi de l’estime pour Sanfrein.

SOULANGE

Cela ne se peut. Elle est bien plus plus tardive que cela, à donner son estime.

DINVILLE

Mais si Monsieur de la Prime-heure venait à s’entêter, et voulait absolument….

SOULANGE

Cela ne peut être encore. Ce n’est point un homme à prendre un parti violent.

DINVILLE

Mais si…..

SOULANGE

Mais non, vous dis-je. Je ne condamne point vos frayeurs, mais vous vous y abandonniez trop. Je connais mon monde, et si vous m’en croyez, vous ne parlerez de rien, ni à Monsieur de la Prime-heure, qui sûrement ne passera point outre ; ni à Madame, qui sûrement ne se soucie pas de Sanfrein; ni à Monsieur votre père, qui sûrement ne serait guère touché de tout cela. Vous resterez tranquille, si vous pouvez; et pour vous désennuyer, vous penserez en soupirant à Cécile dont vous êtes tout propre à faire le bonheur, et qui est toute propre à faire le vôtre.

CHAPITRE XIV. Brouillerie entre Monsieur et Madame de la Prime-heure[modifier]

Dinville se retira, dans le dessein de suivre les conseils de Soulange, mais très peu rassuré sur ses frayeurs. Pour moi, je passai le reste de la journée chez le philosophe, et ne le quittai que le plus tard que je pus. Quelques jours après, la scène se passa entre Monsieur et Madame de la Prime-heur, précisément de la manière que Soulange l’avait prévu. Monsieur se rendit à l’appartement de Madame pour s’expliquer avec elle, bien persuadé que la chose ne souffrirait pas la moindre difficulté. Madame, lui dit-il, un homme que je connais à fond, que j’estime et que j’aime, a pris du goût pour Cécile: c’est Sanfrein. Je n’ai pas cru devoir balancer un instant, j’ai arrêté ce mariage ; et je viens prendre votre avis sur cela.

M. DE LA PRIME-HEURE

Des observations ? Tant qu’il vous plaira, j’aime les observations; moi: mais les contradictions, vous savez qu’elles ne furent jamais de on goût.

MADAME

Le mariage est une étrange affaire, Monsieur…

M. DE LA PRIME-HEURE

Vraiment je le sais bien, Madame.

MADAME

Bien des circonstances doivent concourir pour le rendre heureux. Premièrement, du côté de la famille, on doit….

M. DE LA PRIME-HEURE

Madame, les Sanfrein valent les Prime-heure.

MADAME

Secondement, du côté de la fortune, on doit encore….

M. DE LA PRIME-HEURE

Sanfrein a du bien, et plus que ma fille ne pouvait espérer.


MADAME

Troisièmement, du côté du caractère, vous savez….

M. DE LA PRIME-HEURE

Ce fut toujours le meilleur, et aujourd’hui c’est le plus posé de tous les hommes. MADAME

Quatrièmement, du côté du l’âge….

M. DE LA PRIME-HEURE

Sanfrein tient encore à la fleur de ses ans, il est dans toute sa fraîcheur.

MADAME

Cinquièmement, du côté de…

M. DE LA PRIME-HEURE

Mais, Madame ne vous ai-je pas dit que je connais Sanfrein. C’est, à tous égards, l’homme qui nous convient le mieux.

MADAME

À ce que je vois, Monsieur qui aime tant les observations, ne les

Aime pas longues. Eh bien, j’abrégerai. Un jeune homme, âgé de plus de cinquante ans ; riche, avec une fortune délabrée ; sage, avec la tête à la plus folle qui existe, demande Cécile en mariage ; Monsieur, comme maître de céans, la lui accorde sans balancer ; mais la femme de Monsieur, pourvue d’un peu plus de raison que lui s’oppose à ce mariage, et dit que Sanfrein ne fera jamais son gendre.

M. DE LA PRIME-HEURE

Il y a du vrai et du faux dans ce que vous venez de dire, Madame. Je suis le maître, cela est vrai ; vous êtes une femme raisonnable, cela est faux. Quant à Sanfrein, votre gendre, je soutiens le contraire; c’est à l’événement à prouver qui de nous deux prophétise le plus juste.


CHAPITRE XV. Autres idées de Soulange sur la vie champêtre[modifier]

On conçoit qu’une pareille scène entre Monsieur et Madame de la Prime-heure, laissa de part et d’autre un levain d’aigreur, qui se développa de jour en jour, et qui, gagnant de proche en proche, répondit sur tous ceux de la maison une teinte de mauvaise humeur, dont, ni moi, ni aucun étranger ne devait guère s’accommoder. Tout était d’un sombre à faire périr d’ennui. Un jour, entre autres, ennuyé et décontenancé plus qu’à l’ordinaire, je pris un fusil et un chien, et j’allai faire un tour dans la plaine. Ma chasse ne fut point heureuse ; mais vers le soir je fus dédommagé par la rencontre de Soulange, qui s’était donnée le même divertissement, et n’avait pas plus fait fortune que moi. Nous nous assîmes sur le bord d’une fontaine ; et, bientôt lui rappelant la conversation que nous avions eue sur la vie champêtre ; on prétend, lui dis-je, que la vertu est plus commune aux champs qu’à la ville. Astrée, dit-on, en quittant les profanes mortels, a laissé les dernières traces de ses pas dans les campagnes. Cette idée est-elle fondée ? est-on plus vertueux quelque part qu’ailleurs ? les hommes ne se valent-ils pas par tout ? « J’ai plusieurs fois réfléchi sur cet objet, répondit Soulange ; je vous dirai ce que j’en pense; mais auparavant, il faut que nous jetions un coup d’œil sur les passions. Sans les passions, continua-t-il, les hommes toucheraient dans l’inaction et l’engourdissement: avec les passions, ils tombent dans le désordre. Il en faut pour ne pas demeurer stupides ; mais il n’en faut pas au point de donner dans aucun excès. La difficulté n’est point d’en prendre, la nature point, d’en prendre, la nature y pourvoit ; mais n’en prendre point trop, c’est le comble de la sagesse. J’observe que toute la philosophie des anciens, tous les préceptes des Religions, tous les dogmes de la saine morale, tendent à amortir les passions, c’est qu’il y a toujours plus à craindre de leur excès que de leur silence. Chaque particulier y trouve aussi son avantage, car las base de toute félicité est le repos du cœur. À la Ville les objets réveillent les passions, la politique les nourrit, l’exemple les excite. De quelque côté que vous jetiez les yeux, vous y trouvez des semences de cupidité et de feu. Tout ce que les hommes ont pu imaginer de plus propre à remuer le cœur et à troubler l’âme, s’y trouve réuni. Les passions même, qui n’étaient point dans la nature, une industrie funeste leur a donné le jour ; telle est la fureur du jeu. À celles qui naissent de la réunion des hommes dans les Villes, se joignent celles que les divers gouvernements font éclore et forment avec tant de soin. Au fond de ces Palais où les Rois commander, et ne font qu’obéir à la politique, s’élèvent et se forment les fantômes des richesses, des dignités, des distinctions, des rangs, de la renommé ; fantômes décriés de tout temps, et dont on n’a jamais cessé d’être dupe. À leur aspect, les hommes s’échauffent, leur esprit s’exalte, leur jugement se déprave; les soins, les villes, les fatigues, la mort même, rien n’est capable de les arrêter; ils sacrifient tout à ces chimères accréditées. Il n’en est pas ainsi à la campagne, tout ce qui frappe les sens, les repose. L’air n’y est jamais troublé par les fracs des Villes, ce bruit confus formé de tant d’autres. Des gens simples, courbés vers la terre qu’ils cultivent, y concentrent tous leurs désirs. Dans le silence croît abondamment autour de vous, tout ce qui est utile à la vie, nulle part ne se déploient les inventions du luxe. Et, afin qu’aucun changement trop subit ne fît sur les sens des impressions trop [vi-] ves, les fleurs qui égayent votre vue, ne prennent et ne perdent leur éclat, que par des nuances imperceptibles ; les arbres ne se revêtent et ne se dépouillent de leur verdure qu’insensiblement, et l’onde du ruisseau qui suit sous vos yeux, semble toujours la même. Mais quoi ! Repris-je, la vie retirée et qui nous éloigne des passions, n’est-elle pas de tous les lieux [d] u monde. Partout, ne peut-on pas se répandre plus ou moins ? n’est-il pas des solitaires dans les lus grandes Villes ? Parmi ces solitaires qui habitent le tumulte, répliqua Soulange, j’en distingue deux sortes. Les uns se livrent de temps en temps au courant du monde ; les autres ne sortent jamais de leur solitude. Les premiers sont comme d [e]s malades, que la fièvre attaque périodiquement. Quand leur accès les prend, il leur faut plus de dissipation qu’à personne. Jamais on n’a saisi les plaisirs bruyants, avec plus d’emportement. Ils sont plus attachés qu’on ne peut dire, aux passions, et aux Villes, qui en sont le berceau. Je plains les autres, ils ont perpétuellement à résister au torrent; et, au milieu du tumulte qu’ils haïssent, leur cœur soupire incessamment pour les douceurs de la campagne, dont ils sont éloignés. Je viens maintenant, poursuivit Soulange, à la question que vous m’avez faite sur la vertu. J’appelle vertueux celui que rien n’est capable de faire sortir de l’ordre. Dès que les premiers rayons de la raison luisent aux yeux de l’homme, il aperçoit l’ordre; il s’y attache; il l’aime ; et s’il en sort, ce n’est que la force des passions sont moins fréquentes et moins vives, la vertu est donc plus sûre: elle réside donc plus dans les campagnes, que dans les Villes. Je parle ici des séjours véritablement champêtres ; car à proportion qu’ils tiennent aux passions, et aux désordres qui en naissent. La corruption du cœur humain est telle que le commerce des bons avec les méchants, au-lieu de corriger ceu-ci, déprave pour l’ordinaire ceux-là. Les uns sont encore plus attachés au vice, que les autres ne le sont à la vertu ; de manière que l’effet des liaisons étant de rendre semblables ceux qu’elles unissent, le vertueux deviendra plutôt vicieux, que le vicieux ne deviendra vertueux ». La société corrompt les hommes, interrompis-je: les hommes sont pourtant nés pour la société. Comment justifier, à cet égard, la conduite de la nature ? « Nous avons vu, reprit Soulange, qu’il y a des nuances entre, la solitude des déserts, où la société manque, et le séjour des grandes Villes, où la société devient tumultueuse. Je crois qu’en général, la nature n’a point fait l’homme, pour aucun de ces extrêmes [.] La solitude des déserts rouille les ressorts de l’âme, et donne de la rudesse ; le tumulte des grandes Villes dissipe les esprits. La vie champêtre, plus agissante que l’une, plus recueillie que l’autre, tient le milieu, et semble être celle qui convient le plus à l’homme. Et si l’on doit sortir de ce milieu, il fera toujours mieux que ce soit en s’approchant de [s] a solitude des déserts, qu’en s’approchant du tumulte des Villes ; parce qu’il vaut mieux contracter de la rudesse, que de la corruption ». vous dites que les passions s’amortissent à la campagne, objectai-je à Soulange; cependant j’en connais une qui semble s’y nourrir plus qu’à la Ville; c’est l’amour. « Quand je me suis ainsi expliqué sur les passions, répondit [-] il, j’ai dû en excepter l’amour, qui sans doute gagne aux champs, autant que les autres passions y perdent. Le même, dans le fond, l’amour varie à l’infini dans la forme. Je ne crois pas qu’il existe deux hommes qui aiment de la même manière. Semblable à l’eau qui prend le goût des terroirs où elle passe, et des matériaux qu’on y dépose, l’amour prend une forte teinte de tous les caractères qu’il rencontre; il en est de doux, de languissants, de vifs, d’emportés, d’impétueux, que vous dirai-je, je ne sais s’il en est d’aigres et d’amers. Tout ceci a lieu, aussi bien aux Champs, qu’à la Ville: mais en général, l’amour champêtre, l’emporte, en ce que ses impressions sont plus tendres, plus fortes, et plus durables ; chose si rare et si recherchée dans cette passion. Je ne parle point ici de ces accès de tendresse, arrachée quelquefois aux cœurs les plus agités par les autres passions et les moins faits pour aimer: ce sont des coups de soleil qui, quelquefois, percent dans les temps les plus nébuleux. Je parle de cette tendresse constante et permanente, que les autres passions ne peuvent altérer, et qui tempère les autres passions. Celle-ci est amie du calme et du repos, à tel point, qu’elle s’accommodera mieux des langueurs de la tristesse, que des faillies de la joie. Jugez combien elle doit s’épanouir à la campagne, où tout ne respire que la tranquillité, et combien elle doit se flétrir à la Ville, où tout ne respire que le trouble. On dit, et l’on a raison de dire qu’on ne peut aimer fortement deux personnes à la fois; qu’une inclination s’affaiblit par l’autre, et qu’aucune des deux ne peut aller à certain degré. J’ajoute à ce principe; je pense qu’on ne peut avoir à la fois deux sortes [de] passions, de quelque nature qu’elles soient. Le cœur humain n’est susceptible que d’une certaine mesure de désir; à proportion qu’elle se partage, le désir s’amoindrit, et chaque passion devient moins forte. Je comparerais volontiers cette mesure de désir, à une multitude de filets, qui tous partiraient du cœur: si de ces filets, les uns vont s’attacher à la gloire, d’autres aux richesses, d’autres à l’amour; il est clair que le cœur tiendra à chacun de ces objets moins fortement, qu’il ne tiendrait à un seul, si tous ces filets s’y réunissaient. Jugez maintenant combien l’amour doit se fortifier aux champs, où toutes les autres passions s’affaiblissent. Enfin, il est certain que les sens, à force d’être affectés, deviennent moins sensibles, et que les traces qu’ils laissent dans l’âme se détruisent réciproquement et ne sont d’aucune durée. C’est ce qui arrive dans les grandes Villes, surtout à l’égard de l’amour: tant d’objets vous affectent, qu’aucun d’eux ne peut faire une impression forte et durable. On n’a point d’amour; c’est le goût du plaisir qui forme ces liaisons, ces habitudes, ces intrigues ; c’est lui qui imagine et conduit ces fêtes si bien entendues; c’est lui qui inspire ces vers, plus jolis que tendres; c’est lui prescrit ces soins assidus, ces airs empressés, et qui est le père de la galanterie. Il imite, il copie, il se donne, autant qu’il peut, pour l’amour, mais il n’en a que le masque ».


CHAPITRE XVI. Succès et Soucis de SANFREIN[modifier]

La nuit me sépara de Soulange ; je retournai chez Monsieur de la Prime-heure, où, peu de jours après il se passa une nouvelle scène, dont je vais vous faire part. Sanfrein n’ignora pas longtemps que Madame de la Prime-heure était le plus grand obstacle qui s’opposât à ses désirs; et ne négligea rien pour se la rendre favorable. Ses soins n’étaient point infructueux ; Madame, qui, dans l’origine ne le pouvait regarder de sang froid, et n’en parlait jamais qu’avec aigreur, s’adoucit peu à peu. Elle l’écoutait quelquefois de cet air qui annonce un applaudissement tacite, et dans la suite elle eut pour lui ces petites attentions, qui ne marquent pas une bienveillance décidée, mais quelque chose qui en approche. Sanfrein était tout étonné des progrès qu’il faisait, et s’en applaudissait d’autant plus, qu’il croyait que c’était son Ouvrage. Il n’eût jamais cru être si persuasif et si insinuant : c’était un talent qui ne se connaissait pas. Le fait est, qu’il n’avait aucune part à ce changement, qui n’était qu’un effet tout simple du caractère de Madame de la Prime-heure [.] autant que la nouveauté et tout commencement, plaisaient à Monsieur, autant ils déplaisaient à Madame. Elle avait une sagacité singulière pour saisir, au premier coup d’œil, toutes les imperfections de qui que ce fût ; elle ne voyait que cela, et commençait toujours par ne pouvoir souffrir personne. Dans la suite, venant à discerner peu à peu les bonnes qualités que chacun pouvait avoir, elle perdait aussi peu à peu le souvenir de ses défauts, et finissait par l’estimer, autant qu’elle l’avait déprisé d’abord. C’est ce qui lui arriva à l’égard de Sanfrein ; jamais elle ne més [e] stima tant quelqu’un ; [e] t, dans la suite, jamais elle n’eut pour personne tant de considération. Sanfrein s’apercevait bien qu’il gagnait de jour en jour dans l’esprit de Madame de la Prime-heure ; mais cela ne le tranquillisait point ; il voulut enfin éclaircir son sort, et finir cette affaire, de manière ou d’autre. Un jour, ne pouvant plus résister à son impatience, il alla trouver Madame, et lui fit discours très long et assez pathétique, dont il n’était aucunement besoin. « Monsieur Sanfrein, lui répondit-elle, il faut connaître les gens avant que de les aimer. Il y a tant de mauvaises langues par le monde, qu’il est bien difficile de rendre justice à personne sur le rapport qu’on en fait. On m’avait prévenue contre vous, et si fort, qu’il ne fallait pas moins que tout votre mérite, pour me faire revenir. Enfin, j’ai [m] aintenant pour vous d’autant plus de considération, que vous avez eu de peine à la faire naître. Autant [,] je vous fus contraire, au tant je me propose de vous être favorable. Ma fille est trop heureuse de trouver un époux dans un aussi galant homme que vous.

Monsieur de la Prime [-] heure a donné son consentement, il y a longtemps ; je vous donne le mien en ce moment : rien ne doit plus nous arrêter ; dans huit jours, je veux que Cécile soit à vous ».

À ces mots, Sanfrein faillit de tomber tomber en syncope. Ses forces suffisaient à peine à son émotion. Il remercia Madame de la Prime-heure en balbutiant, et se retira sans savoir où il allait. Madame étai enchantée. « Je ne l’aurais jamais cru si amoureux, disait-elle. Quel désordre dans le remerciement qu’il m’a fait ? quel changement subit dans sa physionomie ; et quel trouble dans ses manières ? Que ma fille doit être heureuse, avec un mari qui l’aime à ce point ? » Laissons Madame de la Prime-heure s’applaudir et suivons d’autres réflexions agitent. Au sortir de l’appartement de Madame, il entra dans le Jardin, courut à un cabinet de verdure, se jeta sur un siège, et à, le corps courbé, ses coudes sur ses genoux, son front et ses yeux vo [i] lés par ses mains ; « tu as donc réussi, et dans huit jours, tu te maries, dit-il en soupirant : impatient Sanfrein quand es-tu si ami de la contrainte et des biens ? Les moindres engagements t’avaient toujours effrayé, et tu cours aujourd’hui après un esclavage, qui e doit finir qu’avec la vie ! Que dis-je, n’est-tu pas déjà esclave ? N’as-tu pas demandé, sollicité, pressé le consentement, qui met le sceau à sa servitude ? Un homme d’honneur recule-t-il, après une telle démarche ? C’est fait de toi, tu n’es plus libre. Ô Cécile, ô liberté ! » Il se lève en prononçant ces paroles, marche à grands pas, s’arrête, porte ses regards au Ciel, les baisse vers la terre ; il parcourt les jardins de M. de la Prime-heure ; il sort, se promène dans la campagne et ne voit rien ; il ne fait c [e] qu’il fait, ce qu’il pense, ce qu’il veut [;] il perd la tête, et peut-être a-t-il raison de la perdre.

CHAPITRE XVII. Réconciliation de Monsieur et Madame de la Prime-heure[modifier]

Cette première chaleur qui nous intéresse si fortement ne se soutient pas longtemps; et plus elle est vive, plutôt elle s’éteint. Cela était vrai, surtout à l’égard de Monsieur de la Prime-heure. Son zèle pour Sanfrein se refroidit en assez peu de temps, et, dès qu’il vint à le considérer avec quelque attention, son estime commença de baisser considérablement. Il n’eut plus le même empressement pour en faire son gendre ; au contraire, il ne concevait pas comment il avait pu penser à cette alliance. Il eût bien désiré prendre des mesures pour retirer sa parole : mais qu’aurait-on pensé de lui dans le voisinage, car la chose était connue ? Qu’en eût dit [-] elle-même, Madame ? avec quelle joie maligne, aurait-elle vu son mari réduit à penser comme elle ? Encore, si par cette conduite il eût eu l’air de quelqu’un qui, par réflexion, change d’idée ; mais non, le monde est enclin à mal penser; on n’aurait pas manqué de le regarder comme un homme sans consistance, qui se laisse mener par les caprices d’une femme(a) [2]. À la longue cette perplexité l’ennuya, et ne fit que l’indisposer de plus en plus contre Sanfrein(b) [3]. Il n’est guère de choses, il n’est peut-être rien sans mélange. Chaque objet est un composé bizarre de bien et de mal. Nous appelons bon, ce qui est le moins mauvais, et le mauvais, ce qui est le moins bon. Pour juger sainement, il faut non — seulement apercevoir en même temps l’un et l’autre ; il faut encore apercevoir la nuance et le degré. Que dis-je, il faut apercevoir, il faut plutôt deviner, qui des hommes n’a pas son masque ? Monsieur de la Prime-heure, avec un caractère de bonhomie, était d’abord frappé du bien, et ne voyait point le mal. Au contraire, Madame, naturellement défiante, était d’abord frappé du mauvais, et ne voyait point le bon ; et quand Monsieur venait à découvrir le mal, Madame venait à découvrir le bien. Ainsi au moment que celui-là se dégoûtait pour lui. cependant l’un et l’autre ayant changé d’avis, tous deux se croyaient d’accord, et cherchaient mutuellement à s’expliquer. « Je rentre dans les sentiments de Monsieur, disait Madame, il verra avec plaisir que je ne résiste plus à ses vues. Je pense maintenant, comme Madame, disait Monsieur, nous allons enfin avoir la paix, et vivre en bonne intelligence ». On commença à s’accueillir avec moins de froideur, on eut plus d’attention l’un pour l’autre ; les prévenances réciproques reparurent, les physionomies se déridèrent, et toute la maison, toujours composée sur le sur le visage des Maîtres, reprit l’air de gaieté qu’elle avait perdu. Cécile, inquiète, ne savait quel indice tirer du calme renaissant. Sanfrein, dans la mélancolie la plus profonde, qu’il tâchait en vin de vaincre ou de cacher, crut son mariage décidé sans retour. Monsieur de la Prime-heur était enchanté de sa femme. « Au fond, c’est un excellent cœur, disait-il à peine ai-je recommencé à lui montrer bon visage, que toute sa tendresse s’est renouvelée. C’est pourtant moi qui avais tort ; et je ne sais pas où j’avais été me coëffer [?] de cette mauvaise tête de Sanfrein. Madame n’était pas moins contente de Monsieur. J’aurais dû me prêter plutôt à ses arrangements, disait-elle ; il avait toute la raison du monde, et Sanfrein est un homme véritablement estimable ».


CHAPITRE XVIII. Avis économiques de Soulange[modifier]

Les choses en étaient là lorsque Soulange, inquiet sur la tournure que prenaient les affaires de Dinville, vint lui-même s’en éclaircir. Il vit en particulier Monsieur et Madame de la Prime-heure, fut bientôt à quoi s’en tenir, resta tranquille à cet égard, et recommanda à Cécile de n’avoir aucune inquiétude. L’après-midi, Monsieur de la Prime-heure voulut lui faire voir ses arrangements champêtres et économiques, et le conduisit d’abord dans son jardin fruitier, qui, en même temps, était son potager. À peine eut-on fait quelques pas, que Monsieur de la Prime-heure s’arrêta ; et, comme s’expliquant d’après de profondes réflexions : « croiriez-vous, dit-il à Soulange, je rêve quelquefois très profondément, répondit celui-ci, pourquoi ne rêveriez-vous pas comme un autre ? » Qu’appelez-vous, comme un autre, reprit vivement Monsieur de la Prime-heure ? C’est que je rêve d’une force à vous étonner. Savez-vous que j’ai fait dans la nature une découverte de la dernière importance ? J’ai trouvé que de jour en jour, hommes, femmes, grands, petits, maîtres, sujets, mœurs, esprits, tout dégénère et tombe en décadence. « Hé ! Monsieur, s’écria Soulange, sur quoi fondez-vous cette terrible idée, et qui a pu vous conduire à cette triste découverte » ? Ce quarré de chou [x] que nous avons sous les yeux, répondit Monsieur de la Prime-heure. « Quoi ! Reprit Soulange, ces avortons de choux… » ? C’est précisément leur dégénération, interrompit Monsieur de la Prime-heure, qui m’a fait ouvrir les yeux sur le dépérissement de toutes les autres productions de la nature. Il n’y a pas dix ans, que le moindre de mes choux avait une tête quatre fois grosse comme la mienne. Voyez maintenant, le plus beau n’est pas de la grosseur du poing. Il en est de même de tous mes légumes ; d’année en année, ils diminuent en volumes ; si cela continue, ils disparaîtront tout à fait. Ces jeunes pêches, qui occupent ce vaste espalier, que vous voyez dans une si belle exposition, ne font que languir et ne donnent point de fruit. Ces poiriers portent une forêt de bois, et point de poires. Ils ont de la vigueur, mais une vigueur froide et inféconde. Il en est des champs comme des jardins. Avez-vous jeté un coup ‘œil sur mes pâturages ? Ils sont déserts. L’herbe tardive et rare, ne suffit pas à la moitié des troupeaux que je nourrissais autrefois. Mes terres en labour, ne produisent non plus presque rien, et mes greniers sont vides depuis plusieurs années. J’entends faire les mêmes plaintes dans le voisinage, chacun se plaint de la stérilité. J’eus occasion, l’an passé, de traverser la plus grande partie du Royaume, c’est presque partout la même chose ; ou les terres rapportent peu, où si elles rapportent beaucoup, ce sont des productions d’une petite qualité. C’est donc un mal général. C’est une dégénération universelle : la source de ce mal, est sans doute dans la terre qui s’épuise, les eaux et l’air qui commencent à manquer de cet esprit nourricier par qu tout se reproduit. La nature vieillit visiblement, et perd sa fécondité à proportion. Vous devez bien penser que les animaux, se nourrissant de ces productions manquées, buvant de ces eaux dégénérées, respirant cet air épuisé, doivent perdre, par degrés, leur ancienne constitution. Les hommes, par les mêmes raisons, doivent dégénérer eux-mêmes. Et, comme la dégénération du physique, entraîne la dégénération du moral, faut-il s’étonner si la probité devient si rare, si l’honneur n’est plus qu’un vain dehors, si le patriotisme n’est plus qu’un mot, si les mœurs se pervertissent de jour en jour. Vous voyez donc bien pourquoi mes choux sont si chétifs, et les hommes si méchants. J’aurais bien des choses à dire sur tout cela, et j’en pourrais faire un fort gros Live : mais outre que ce n’est pas mon métier, je ne vois pas non plus pourquoi j’irais annoncer une si mauvaise nouvelle au genre humain. Puisqu’il doit dépérir, il vaut mieux le laisser décliner tout doucement, et sans qu’il y pense, que de lui faire faire réflexion sur son pitoyable état, sans pouvoir en indiquer le remède. « Voilà ce qui s’appelle de grandes idées, reprit Soulange ; tandis que vos choux et le genre humain perdent, je crois que vous gagnez, vous ». Que fait-on, répliqua Monsieur de la Prime-heure ; si j’étais né il y a deux siècles, j’aurais peut-être été un petit Platon ; mais je suis né en quatre-vingt-dix-neuf, et voilà pourquoi je ne suis que la Prime-heure. « Ce qu’il y a de certain, ajouta Soulange, c’est que je suis très convaincu que vous avez bien observé, et que les choses sont telles que vous les avez vues ». Quant aux causes, c’est une autre affaire ; les hommes sont bien à plaindre, si vous avez vu les vraies. Et J’en conviens, dit Monsieur de la Prime-heure, et je souhaite m’être trompé ; mais je n’ai vu que celles-là. J’en soupçonne d’autres, poursuivit Soulange ; vous y ferez telle attention que vous voudrez, les voici. Les plantes aiment à changer de terroir. On dirait que chaque espèce exige une nourriture particulière, et qu’à la longue la terre s’épuise, quand les végétaux du même genre se succèdent trop longtemps sur le même lieu. Vous me paraissez pas faire assez d’attention à cette maxime. J’ai toujours vu votre potager distribué comme il est, et dans les mêmes cases, les mêmes légumes, naître, croître, et donner leurs graines. De l’autre côté du mur sur lequel s’étendent vos pêchers : vous avez planté des tilleuls, qui maintenant surpassent de plusieurs pieds, et les pêchers, et le mur Taillés avec soin et de niveau avec votre espalier, ils ne dérobent point aux fruits les rayons du soleil. Mais ces tilleuls transpirent beaucoup ; il se répand autour d’eux une atmosphère humide, qui énerve les pêchers qu’elle environne et pénètre. Vos poiriers ne vous donnent point de fruit ; comment voulez vous qu’ils vous en donnent ? toute leur sève se perd, dans ces jets vigoureux et ce bois gourmand. Des racines nombreuses et profondes, absorbent une trop grande quantité de suc, et entretiennent l’arbre dans une forte de jeunesse perpétuelle ; et vous savez que la jeunesse exclut la fructification et la fertilité. Les branches qui doivent donner du fruit, petites, ridées et racornies, semblent avoir manqué de nourriture, et devoir bientôt périr d’inanition. Il faudrait réprimer cette vigueur infructueuse. Il est peu de terre qui, à la longue, ne s’ennuie, comme dit le Laboureur, quand on lui demande toujours la même chose. Ce que je vois ici en pâturage, je ne l’ai jamais vu autrement. Il en est de même des campagnes labourées. C’est à l’égard du grain, et de l’herbe, comme votre jardin à l’égard des légumes. Ainsi, avant que de juger que c’est la nature qui vous manque, voyez si ce n’est pas vous qui manquez à la nature. Tentez l’expérience ; faites provision de graines provenues d’un terroir différent du vôtre, et changer les espèces de place ; coupez ces tilleuls qui font languir vos pêchers ; retranchez ces grosses racines qui donnent trop de vigueur à vos poiriers ; faites passer la charrue sur vos herbages, et laissez en prairies vos terres labourées. Peut-être verrez vous la nature se ranimer : peut-être aurez-vous abondamment de l’herbe, des bleds, des fruits et des légumes. Que je vous embrasse, mon cher Soulange, s’écria Monsieur de la Prime-heure. Vous êtes un homme admirable ; et je ne manquerai pas de tirer parti des observations que vous me faites faire. « Il en est, je pense, du moral comme du physique, continua Soulange. Les hommes demandent à être cultivés avec autant d’attention, que les plantes. Lorsqu’ils semblent dégénérer, ce n’est pas que la nature s’affaiblissent, c’est qu’on les néglige. La politique donne des préceptes pour les multiplier, les former, les rendre tels qu’on le désire. Ils sont entre les mains de ceux qui les gouvernent, comme les troupeaux, les plantes et les arbres, sont entre les mains du cultivateur. Vous aurez de la probité, de la vertu, de patriotisme, ou vous n’aurez que de mauvais citoyens, selon les soins que vous y apporterez. Mais laissons les hommes, et ceux qui les gouvernent, pour ce qu’ils font, et ne nous occupons dans les champs, que de nos légumes, de nos fruits et de nos moissons ».


CHAPITRE XIX. Nouvelle brouillerie entre Monsieur et Madame de la Prime-heure[modifier]

Quelques jours après la visite de Soulange, Monsieur et Madame de la Prime-heure vinrent enfin à s’expliquer ; c’était un après-dîné. Monsieur, plus joyeux qu’à l’ordinaire, avait tenu table plus longtemps, et avait nourri sa gaieté de quelques verres de table, il trouva Madame qui se promenait seule dans un bosquet. Il l’aborda, et remit en question l’affaire de Sanfrein. « J’avoue que je me hâte un peu trop dans mes décisions, lui dit-il, c’est un défaut que je tiens de la nature, j’ai beau me réprimer, j’y reviens toujours. Je suis heureux de trouver chez vous une résistance prudente, qui m’arrête et m’épargne bien des fautes ». Madame, dans l’idée que son mari s’apercevait depuis longtemps qu’elle avait changé d’avis et pris le sien, s’imagina qu’il voulait se donner le plaisir de la railler ; le début ne lui plut point. « De grâce, dit-elle, trêve de plaisanterie. Votre femme est enfin de votre avis, vous devez vous vous en applaudir, et non pas en railler ».

M. DE LA PRIME-HEURE

Je ne plaisante point, je connais mes défauts, mais enfin nous voilà d’accord, et j’en ai beaucoup de joie. Ce qui m’inquiète maintenant, c’est la manière dont nous devons conduire cette affaire. Je crois pourtant, sauf meilleur avis, que vous ferez bien de persifler dans l’opposition que vous avez apportée au mariage de Sanfrein ; tandis que…

MADAME

Encore une fois, Monsieur, je trouve la plaisanterie, on ne peut plus déplacée, dans les circonstances où nous sommes.

M. DE LA PRIME-HEURE
Je crois que vous me ferez tourner la tête. Qui plaisante, je vous prie ? N’est-il pas clair, que si vous persistez dans vos refus, quoique je paraisse toujours dans vos refus, quoique je paraisse toujours dans les mêmes dispositions, Sanfrein rebuté, à la longue, se retirera, et nous nous déferons de lui, sans me compromettre, ni paraître lui manquer de parole. MADAME
Je commence à ne plus rien comprendre à tout ceci. Auriez-vous donc changé d’avis ? Serait-ce bien sérieusement que vous chercheriez à vous débarrasser de Sanfrein ?

M. DE LA PRIME-HEURE
Que me dites-vous là ? Quoi ! Vous estimez à ce point un homme dont vous ne pouviez soutenir la vue, il y a six semaines.
MADAME
Quoi ! Vous êtes dégoûté, à ce point, d’un homme, qui vous plaisait tant, il n’y a pas un mois. M. DE LA PRIME-HEURE
Avez-vous pu, en si peu de temps, perdre de vue les mauvaises qua

Lités qui vous le faisaient mésestimer plus que personne au monde ?
MADAME
Et vous, avez-vous pu, en si peu de temps, perdre de vue, ces rares qualités qui avaient d’abord mérité toute votre bienveillance ? MADAME
Je n’espérais pas moins que nous allions vivre en bonne intelligence, je m’en applaudissais ; mais tout est changé chez Monsieur, et me voilà bien loin de mon compte. M. DE LA PRIME-HEURE Quand je crois sortir d’un embarras, je tombe dans un plus grand. Que dire ? Que faire ?

MADAME
Cela me paraît simple. Vous avez donné votre parole, j’ai donné la mienne ; il faut la tenir. Il faut que Sanfrein soit votre gendre et le mien. M. DE LA PRIME-HEURE
C’est ce que je ne souffrirai jamais.
MADAME
C’est à quoi vous résoudrez, quand il vous plaira. Pour moi, mon parti est pris, et jamais je ne donnerai mon consentement, pour le mariage de Cécile, qu’en pour le mariage de Cécile, qu’en faveur de Sanfrein. Adieu, Monsieur de la Prime-heure, souvenez-vous qu’il faut avoir des procédés, et qu’il n’est pas honnête de ballotter ainsi un honnête homme.


CHAPITRE XX. Suite des idées de Soulange sur la vie champêtre[modifier]

Voilà donc, Monsieur et Madame de le Prime-heur brouillés plus que jamais. Toutes la maison retombe dans la taciturnité. L’inquiétude de Cécile dévorait ses chagrins, sans s’expliquer à personne. Sanfrein, plus embarrassé jusqu’aucun autre, s’était retiré chez lui, sous un assez mauvais prétexte. Je pris aussi mon parti, et j’allai passer quelques jours chez mon Philosophe. Je revis avec le plus grand plaisir son habitation tranquille, le progrès de ses expériences, et le succès de quelques-unes, je lui laisse à publier lui-même ses idées singulières sur la végétation, et je rendra compte de quelques entretiens qui sont comme la suite de ceux que nous avions eux sur la vie champêtre. Je ne sais pourquoi, lui disais-je un jour, mais l’amour des champs est plus universel qu’on ne pense. De ceux qui habitent les Villes, combien ne se plaignent pas de la nécessité qui les y attache ! Combien d’autres y demeurent, parce qu’ils ne se trouvèrent jamais à portée de bien connaître les douceurs de la vie champêtre ! De ceux même qui semblent les plus faits pour la Ville, combien ne donnent pas tous les jours des indices d’un penchant caché pour la campagne ! C’est une grande douceur, disent les gens les plus attachés au tumulte, d’avoir une retraite aux champs, où l’on puisse de temps en temps oublier les traces, se délasser l’esprit, et se rafraîchir le cœur. « Ne vous y trompez pas, reprit Soulange, la plupart de ces éloges de laa vie champêtre, que vous entendez faire à la Ville, portent à faux ; et l’empressement bourgeois pour les champs, est plutôt un goût naturel. Comme il se trouve des habitants de la campagne qui, pour se récréer, vont faire quelque séjour à la Ville ; il se trouve aussi des habitants des Villes qui, pour se délasser, vont faire quelque séjour à la campagne. Ceux-là quittent le calme et cherchent le tumulte ; ceux-ci quittent le tumulte, et cherchent le calme. Les premiers sont comme les habitants des côtes maritimes qui, par récréation, s’embarquent quelquefois et s’exposent aux caprices de la Mer ; les seconds, sont comme des Matelots qui, le plutôt qu’ils peuvent, gagnent le port, et vont se délasser des fatigues de la navigation. Mais le Matelot retourne bientôt à la Mer, dont il ne peut se passer, et le Bourgeois retourne bientôt à la Ville, comme à son élément. Il en est d’autres qui vont à la campagne chercher de nouveaux plaisirs. Ceux-ci ne se proposent que de jolies Maisons et de beaux Jardins. Ils portent à la campagne, le lux de la Ville, mais un lux moins éclatant. Les mêmes plaisirs les suivent, ils les voudraient seulement plus simplifiés, ils ne les ont que plus recherchés. Disions mieux, usés sur tous les genres de volupté, ils se lassent de s’ennuyer à la Ville, ils vont s’ennuyer aux champs : ne dites donc pas qu’on est heureux quand on possède ces maisons si délicieuses, ces parterres si riants, ces couverts entretenus avec tant de curiosité, ces jardins si vastes, ces allées à perte de vue. Le maître de ces belles choses n’en sent le prix que bien peu de jours ; ses yeux s’y accoutument bientôt, il n’y pensent plus, il a besoin que ceux qui le viennent voir, en admirant tant de rareté, lui en rappellent le souvenir. La nature seule peut offrire dans la campagne, un spectacle toujours admirable, toujours frappant, toujours varié. Si une telle sublimité n’intéresse pas, c’est en vain qu’on appelle l’art, et que d’un enclos étroit on essaie de tirer plus de plaisir, que de la nature contemplée, ou dans sa pleine majesté. De pareils efforts, se réduiront toujours à flatter les yeux pour quelques jours ». Quoi qu’il en soit, répliquai-je, vous ne pouvez nier qu’il y ait dans presque tous les habitants des Villes, un germe inné d’attachement pour les champs. Voyez leurs appartements tapissés de Paysages ; leur poésie emprunter ses grâces les plus touchantes, de la simplicité d’applaudissements, quand on met sur la scène quelque Pastorale ingénieuse. On dirait des gens expatriés, qui entendent toujours parler, avec plaisir, de leur pays natal. Un de leurs plus grands plaisirs, est la peinture de ceux qu’ils ne peuvent goûter. « Si vous vouliez approfondir la nature de ces amusements, dit Soulange, peut-être vous en formeriez-vous une autre idée. Les plaisirs les plus simples et les plus naturels, sont toujours les plus touchants. Les objets qui les fournissent, sont tellement distribués, que si nous en usons avec économie, nous n’en manquerons jamais, dût la vie se prolonger fort au-delà des bornes, nous cesserons bientôt d’en être agréablement affectés ; il faudra avoir recours à l’art et au raffinement, et quelle ressource ! qu’il s’en faut qu’elle soit capable de nous dédommager ! On abuse des plaisirs simples, ou en voulant les goûter tous les fois, ce qui use bientôt notre sensibilité, ou en insistant trop longtemps sur quelqu’un d’entre eux, ce qui conduit au dégoût. Celui qui, trouvant une saveur agréable dans un aliment, y revient trop souvent, ne tarde pas à en être dégoûté. Celui qui, sur sa table, réunit avec profusion, tous les mets qui peuvent le flatter, ne tardera pas à n’être affecté d’aucun. L’art du Cuisinier est une ressource, mais insuffisante, comme le prouve l’appétit languissant de quiconque fort à ce point des bornes de la modération. Ce que nous disons des plaisirs du goût, doit s’entendre dans plaisirs qui ont leur siège dans les autres organes des sens, même dans le cœur et l’esprit. La modération est suppléer nulle part. Vous voyez que le raffinement est une suite de l’abus, et ne peut remplacer les plaisirs simples. Ainsi, bien loin que les efforts de l’art dans ce genre, soient une preuve que la Ville est le séjour de la volupté ; c’est plutôt une preuve que les plaisirs simples, c’est-à-dire, les vrais plaisirs en sont bannis. Ce raffinement qui, dans les Villes, annonce la décadence de la sensibilité, se manifeste à l’égard des plaisirs champêtres. Nous en avons déjà touché quelque chose en parlant des arrangements recherchés qui se font dans les maisons de campagne. En voici d’autres exemples. Ceux d’entre les habitants des Villes, qui se sont chargés du pénible emploi d’amuser les autres, ont toujours bien senti que l’image des plaisirs champêtres ne pouvait manquer de plaisirs à ceux même qui en jouissent le moins. Mais, comme ils avaient à intéresser des gens toujours frappés de l’éclat du lux, et toujours occupés de ces raffinements dont je viens de parler ; ils ont fait passer dans leurs tableaux champêtres, et ce luxe et ce raffinement. En voulant allier le faste à la simplicité, et la finesse à la naïveté, ils ont montré des objets qui ne se trouvent, ni aux champs, ni à la Ville, et sont hors de la nature. C’est à de semblables écarts, que nous devons, dans la littérature, ces Eglogues de Fontenelle, si pleines d’esprit et si dépourvues de sentiments ; dans la Peinture, ces Pastorales de Boucher, si élégantes et si peu touchantes ; dans nos Spectacles, ces Fêtes champêtres, si ingénieuses et si peu naïves. Qu’ils sont loin des grâces avec lesquelles se présente la simple nature ! Ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est que les habitants des Villes, l’esprit plein de ces tableaux imaginaires, quand ils viennent dans les campagnes, et considèrent les objets tels que la nature les montre, ils tombent dans l’étonnement ; et, ne voyant que de la simplicité, ils ne peuvent plus souffrir de Bergeries que dans leurs Livres, leurs Peintures et leurs Spectacles. Assez semblables à ces gens dont le palais, accoutumé depuis longtemps aux liqueurs artificielles, ne trouve plus de goût flatteur au vin, tel que le donne la nature ». À ce que je vois, dis-je à Soulange, vous n’aurez garde d’être content de la manière dont la plupart des Poètes ont vu la vie champêtre. « Un lux d’un genre particulier, c’est celui des Poètes, répondit Soulange. Non contents de peindre plus beau encore. À leurs yeux, les gouttes de rosée sont des perles, les boutons d’un arbre qui s’entre ouvrent sont des émeraudes, les moissons sont la chevelure de Cerès, un vent doux et rafraîchissant est l’haleine

du Zéphir. Ils peuplent les Fontaines de Nymphes ; les Forêts ; d’Hamadriades, de Faunes, de Sylvains ; et ils ne peuvent parler d’une belle nuit, qu’ils ne tracent le tableau de toutes ces Divinités dansantes qui, d’un pied léger, pressent le gazon fleuri. Comme si la nature, dépourvue de ces ornements, ne pouvait plus nous amuser par le spectacle enchanteur de ses productions. Tous ces tableaux ne sont propres qu’à reparaître l’âme de chimères, et émousser en elle le sentiment du beau réel et existant ».

Pan, Diane, Apollon, les Faunes ; les Sylvains, Peuplent ici vos bois, vos Forêts, vos montagnes ; La Ville est le séjour des profanes humains, Les Dieux habitent les campagnes.

« C’est ainsi que s’explique un très grand Poète, dans un moment de tendresse pour la vie champêtre. Ce très grand Poète a tort ; ce ne sont point des Dieux qui habitent des hommes, et des hommes dont l’esprit est aussi borné que le champ qu’ils cultivent, mais qui gardent encore une étincelle de l’ancienne et vertueuse simplicité. Pourquoi se faire illusion ? Ne voyons que ce qui est, mais voyons-le tel qu’il est ».

CHAPITRE XXI. Mariage de Cécile[modifier]

Je passai dix jours chez Soulange : j’y aurais passé toute ma vie. je n’y goûtais point ces plaisirs vifs et tumultueux, qui, faisant d’abord oublier le temps et soi-même, portent bientôt la satiété dans le cœur, l’engourdissement dans l’esprit, et souvent le repentir dans l’âme. J’y goûtais ces plaisirs tranquilles, qui laissent apercevoir le temps qui coule, et que l’on voudrait toujours employer de même. La Bibliothèque de Soulange, son entretien, le progrès de ses expériences, m’occupaient tour à tour. J’oubliais peu à peu mes chagrins. La pai [x] profonde qui m’environnait passait dans moi-même. Le Ciel me paraissaient plus serein qu’ailleurs, et le Soleil plus pur et plus gai. Pendant ce temps-là, nus n’en tendîmes point parler des amours de Sanfrein. Nous voulûmes savoir où elles en étaient ; nous nous rendîmes chez Monsieur de la Prime-heure. Tout avait changé de face, tout était en joie, tout était d’accord. Le mariage de Cécile avec Dinville avait été conclu, et voici par quel événement. Je vous ai dit qu’ils avaient quelquefois la consolation de se voir, quoique rarement. Monsieur de la Prime-heure avait, à une lieue de sa Maison, une Métairie assez bien tenue. Sa nourrice, appelée Madame Damase, y demeurait et vivait des libéralités de Monsieur ; louant grandement le temps passé, ne médisant qu’autant qu’il est nécessaire pour jeter un peu d’intérêt sur le propos (a) [4] ; c’était-là, et en sa présence, qu’ils s’entretenaient quelquefois. quelquefois. Après s’être fait et répété mille sortes de protestations, on se plaignait du sort, on s’attendrissait, on versait quelques larmes ; c’était-là leurs premiers plaisirs ; ensuite on se flattait : Monsieur et Madame de la Prime-heure pouvaient revenir de Sanfrein ; M. Durieul pouvait, à la longue, prendre des sentiments qui leur seraient plus favorables, et l’on n’aurait pas changé ces lueurs d’espoir contre les plus grands contentements qui n’eussent pas été du même genre. Pendant que je philosophais chez Soulange, Cécile et Dinville s’étaient donné un rendez-vous. À peine ils étaient arrivés, à peine ils s’étaient dit vingt ou trente fois qu’ils s’aimeraient toujours avec une tendresse inaltérable, lorsque tout à coup on entendit le bruit d’un cheval qui venait à bride abattue. Dinville pâlit, Cécile devint toute tremblante : Madame Damase prit son parti : restez, dit-elle, je vais trouver et renvoyer, à l’instant, l’importun qui vient nous troubler si mal à propos. Elle sort, ferme la porte du cabinet où ils étaient, ouvre celle de la rue, et voit un domestique de Dinville. Il vient chercher son Maître, il le demande avec précipitation. Perdez-vous la tête, lui dit Madame Damase, et prenez-vous cette maison pour celle de votre Maître ? Il persiste, il crie ; et Madame Damase aussi. Je suis bien informé, dit-il, mon Maître est ici, il faut que je lui parle, il faut qu’il parte à l’instant. Monsieur Durieul vient d’être attaqué d’une apoplexie et s’il faut tout vous dire, il est mort. À ces mots, Dinville, qui ne perdait pas un mot de la conversation, frappé de la douleur la plus vive, resta quelque temps immobile et comme sans sentiment. Bientôt ses yeux se tournèrent du côté de Cécile, qui n’était guère moins agitée que lui. Il se jeta à ses genoux, prit sa main en sanglotant, l’arrosa de ses larmes, la serra amoureusement, et sans dire un seul mot, il se relève, fort, monte à cheval et disparaît. Cécile reste dans le trouble qu’on peut imaginer ; et Madame Damase imaginer ; et Madame Damase s’occupa quelque temps à considérer avec un sorte d’étonnement. Enfin celle-ci s’impatienta, et lui dit, « Depuis que ce Monsieur Sanfrein, dont Dieu vous préserve, s’est avisé d’avoir de l’amour pour vous, vous avez pris une telle habitude de pleurer, que je crois que vous ne cesserez de la vie. Qu’avez vous donc tant à vous affliger en ce moment ? Est-ce un si grand malheur de perdre un homme, qui s’opposait avec tant d’obstination à vos désirs, et vous causer tant de chagrins. Pour moi, je suis fâchée, comme un autre, de la mort de Monsieur Durieul ; mais je suis plus aise que personne, de ce que son fils se trouve en état de pouvoir faire votre honneur et le sien. Dites-moi, de grâce, ce que vous y perdez, vous, afin, que je joigne mes larmes aux vôtres. « J’y perds plus que vous ne pensez, répliqua Cécile. Monsieur Durieul allait se rendre à la persévérance de son fils ; j’aurais eu le plaisir de le forcer à s’en applaudir, par mes soins, mes attentions, ma condescendance. J’aurais eu le bonheur de contribuer au bien-être d’une personne qui touchait de si près celui que j’aime plus que moi-même. C’eût été un nouveau droit que me ferais acquis sur sa reconnaissance. Il m’aime, je lui serais encore devenue plus chère ». Jamais Madame Damase ne put bien entrer dans toutes ces raisons, et enfin Cécile, la joie dans le cœur, malgré tout le chagrin dont elle était pénétrée, retourna chez elle, et fut cinq ou six jours, sans recevoir de nouvelles de Dinville. Toute autre en aurait pris de l’inquiétude, mais elle était sûre de lui, elle jugeait de son cœur par le sien. Dès que les circonstances où il se trouvait lui permirent, il écrivit une très longue Lettre à Monsieur et Madame de la Prime-heure. Il vint lui-même le lendemain et ajouta une infinité de choses. Il lui en restait encore beaucoup à dire, sur tout à Cécile, lorsque les affaires le rappelèrent chez lui. il en avait pourtant dit plus qu’il ne fallait pour Monsieur et Madame de la Prime-heure, d’un commun accord, lui accordent leur fille. Voilà ce que nous apprîmes, Soulange et moi, à notre arrivée, et nous félicitâmes de bon cœur les uns et les autres. « Vous ne sauriez croire, nous donnons les mains à un mariage qui promet tant ; mais ce plaisir est troublé par un embarras dont nous ignorons comment sortir. Madame et moi, nous avons donné notre parole à Sanfrein ; c’est une sottise, je le veux croire, mais c’est toujours une parole donnée. Notre procédé n’est pas net vis-à-vis de lui. Je ne sais pas comment me comporter. On ne peut qu’applaudir à votre délicatesse, reprit Soulange, et la peine où vous êtes, commence déjà à vous justifier, mais elle ne doit pas troubler votre joie. Il est peut-être aisé que vous ne pensez de sortir d’embarras. Que ne sais comment me comporter, et la peine où vous êtes commence déjà à vous justifier, mais elle ne doit pas troubler votre joie. Il est peut-être plus aisé que vous ne pensez de sortir d’embarras. Que diriez-vous si quelque jour je vous apprenez que Sanfrein est vis-à-vis de vous, dans la même peine, dans la même peine où vous êtes vis-à-vis de lui. Vous me combleriez de joie, répliqua Monsieur de la Prime-heure. Voudriez-vous, mon cher monsieur Soulange, vous charger d’arranger cela avec votre sagesse ordinaire. Très volontiers, dit Soulange, et je suis fort trompé, si cette affaire est aussi épineuse que vous vous le persuadez ». Dès le lendemain Soulange alla chez Sanfrein. Il le trouva dans le plus sombre de ses appartements, plongé dans un profonde mélancolie, et lisant un Traité d’Algèbre pour se distraire. Après les premiers compliments, où Sanfrein mit un froid à glacer tout autre que Soulange, qui dès lors augura bien de sa commission ; ils sortirent et firent un tour en attendant le dîner. Qu’avez-vous donc, Monsieur Sanfrein, dit Soulange ?Je vous trouve un air mélancolique qui me confond. Quoi ! Sur le point d’épouser une des plus aimables personnes qui existent, vous semblez mourir de tristesse. Cela est incompréhensible. Monsieur et Madame de la Prime-heur vous ont donné leur parole ; Cécile [sera] tout ce que ses parents voudront qu’elle soit ; que pouvez-vous désirer de plus ? SANFREIN Rien, assurément, et j’en ai beaucoup de joie. SOULANGE Montrez-en donc un peu plus. Serait-ce l’impatience où vous seriez de terminer bientôt ce mariage, qui vous donnerait de l’humeur ? SANFREIN Point du tout, je vous jure.

SOULANGE Mais, si ce n’est pas un mystère, dites-moi doncoù peut naître le sombre que vous avez dans l’âme. SANFREIN Que voulez-vous, Monsieur ; vous savez que le mariage est un marché bien périlleux ; et, dans les circonstances où je me trouve, la tête la moins sage, fait de terribles réflexions. SOULANGE J’en conviens, mais si vous considérer l’objet auquel vous devez être uni, je crois que les réflexions loin d’être, satisfaisantes. D’ailleurs, vos réflexions, toutes sages qu’elles peuvent être, sont un peu tardives. On vous a donné la vôtre, vous êtes lié, Vous n’êtes plus libre, vous n’êtes plus à vous.

SANFREIN Hé ! De grâce, épargnez-moi, Monsieur. Quel plaisir prenez-vous à m’accabler ? Je ne suis plus libre, et qu’à l’avenir je dois l’être encore moins. À mon âge, que serai-je de Cécile ? Jeune, comme elle est, que fera-t-elle de moi ? Au lieu de m’applaudir, que ne rompez-vous une alliance si peu proportionnée ? SOULANGE Vraiment, Monsieur, vous pouvez bien penser, qu’il n’est pas fort difficile de vous rendre ce mauvais office. À peine aura-t-on fait la moindre ouverture sur votre façon de prendre les choses, qu’on en pensera ce qu’on doit, et qu’on ne songera plus à vous. SANFREIN Ce n’est pas là ce que j’entends ;

vous vous connaissez en procédés, il faudrait vous comporter en cela de manière à ne point offenser ni Monsieur [,] ni Madame de la Prime-heure, ni Cécile. SOULANGE C’est-à-dire, qu’il faut leur faire entendre tout doucement, et sans les offenser, que vous vous dédites. SANFREIN Observez bien, Monsieur Soulange, que je ne me dédis point, mais que je voudrais que ce fût ceux qui prissent le parti de se dédire. SOULANGE

Mais sous quel prétexte voulez-vous qu’ils retirent leur parole, et qui pourrait les y déterminer ?

SANFREIN

Écoutez, Monsieur, puisque vous voulez que je m’explique clairement. Vous savez que chacun à ses défauts. J’ai les miens, comme un autre. Grossissez-les, s’il le faut, pour dégoûter de moi. SOULANGE

Mais encore, comment voulez-vous que je m’explique ?

SANFREIN

Vous êtes bien cruel de me contraindre à mal parler de moi-même. Hé bien, dites que je suis un inconstant, un capricieux, qui n’eus jamais un désir fixe dans l’âme. Dites, qu’ennuyé de tout ce qui m’appartient, de tout ce qui m’environne, et de moi-même, je ne fais que désirer les lieux où je ne suis pas, les sociétés qui sont éloignées de moi, les liens dont je ne puis jouir. Dites que je n’aimai jamais que ce qui m’est interdit. Dites…

SOULANGE

Mais, vous n’y pensez pas, Monsieur…
(il y a une erreur dans la numérotation de cette page qui porte le même numéro que la précédente 171)]
SANFREIN

Dites, tout cela, dites pis encore, et vous direz vrai. SOULANGE

Enfin, puisque vous l’exigez absolument, pour vous obliger, je dirai de vous le plus de mal qu’il ne sera possible. Et j’en dirai tant, que sûrement je viendrai à bout de ce que vous désirez. Au surplus [,] je suis grandement étonné de vous voir préférer une fausse liberté, à la société d’une des plus aimables personnes qui furent jamais. Car ce n’est pas sacrifiez la belle Cécile. SANFREIN

Je vous l’ai dit, chacun a ses défauts, voilà les miens. Je suis d’une délicatesse incompréhensible. Le moindre lien me blesse à mort. il est bien tard de penser à la réforme ; et quand je l’entreprendrais, je n’y réussissais sûrement pas. N’en parlons plus, et allons nous mettre à table. Depuis que vous m’avez promis de me dépêtrer des liens où je me suis jeté, je me sens l’esprit à l’aise et le cœur si dilaté, que c’est merveilles ! Votre entretien, et quelques verres de vin, achèveront de me rendre toute ma sérénité. On dîna joyeusement : on but à la santé de Cécile. Sanfrein en fit les plus grands éloges, et félicita celui qui serait assez heureux pour en faire son épouse. De retour chez Monsieur de la Prime-heure, Soulange rendit compte de sa mission, au grand contentement des Intéressés, et sans compromettre Sanfrein. On fixa le jour du mariage de Cécile, qui eu lieu au bout de trois mois. Comme, pendant ce temps-là, et après ceux dont je vous ai parlé vécurent contents, je n’ai rien à vous en raconter. La terrible chose pour un Historien qu’un état paisible, et pour un conteur qu’une famille tranquille ! C’est une morte saison pour l’un et l’autre. Il faut se taire ou ennuyer. Il me reste pourtant un mot à vous dire de l’ancien Amant de Cécile.

CHAPITRE DERNIER. La confession de Sanfrein[modifier]

Devant Dieu soit l’âme du pauvre Monsieur Sanfrein ; je viens d’apprendre qu’il est mort, comme il a vécu. Je n’ai pas su, et peut-être les Médecins n’ont pas su non plus à quelle occasion il était tombé dans un amaigrissement qui le consumait. Ce qu’il y a de sûr, c’est que dès que Mademoiselle Cécile fut Madame Dinville, jamais elle ne lui parut si belle, si estimable, si aimable, jamais il n’en fut si amoureux. Je ne dis pas que cette passion causât sa maladie, mais elle ne pouvait que précipiter la consomption dont il était attaqué. Pendant près de deux mois, il se gouverna lui-même, et l’on peut présumer avec quelle sagesse: sa maladie devint plus grave de jour en jour. Il appela un Médecin, et ce qu’un aura peine à croire, Sanfrein ne fut point saigné. On lui prescrivit des bains pour calmer, des potions pour fortifier, quelques tisanes pour adoucir le sang. En même temps on lui interdisait le vin, les liqueurs, les ragoûts, les légumes et les fruits. On connaît assez Monsieur Sanfrein pour croire qu’il ne se soumît pas très exactement. À peine le Médecin était sorti, que Sanfrein fit ces réflexions. « Quoi ! Je m’asservirais au régime sévère qu’on vient de me prescrire ? Dégoûté des hommes et de toute l [a] terre, la plus noire mélancolie me consume : est-ce en pesant ce que je dois manger, et buvant des tisanes, ou de l’eau, que je réveillerai quelque étincelle pour toujours exclue de mon cœur. Qui peut fondre les glaces dont il est environné plus efficacement que le vin dont on vient de m’interdire l’usage ? Je ne m’en suis que trop longtemps abstenu : à l’venir, j’en veux user largement et du meilleur ». Ainsi, Sanfrein malade, qui ne buvait plus de vin, et même n’y pensait pas, recommença d’en boire copieusement et du plus fameux, parce qu’on s’avisa mal adroitement de le lui interdire. Il soutint quelque temps ce régime, reprit même de la gaieté [ou gaîté], et s’applaudissait. Mais la fièvre lente dont il était attaqué, fit bientôt des progrès, et, en peu de semaines, consuma le peu de substance qui lui restait. Sanfrein, plus mal que jamais, eut, pour la seconde fois, recours à la Faculté. Il appela trois Médecins, c’en était trois ou quatre de trop. Le malade interrogé, considéré et tâté, comme il convient, le rapport fait, le traitement mis en délibération, toutes observations, citations, objections, dissertation, et autres opérations d’étiquette et de convenance, dûment faite, il fut décidé que Sanfrein serait mis au lait pour toute nourriture. « Hé ! Messieurs s’écria Sanfrein, que ne me disiez-vous cela plutôt ? Je regorgerais maintenant de santé. J’aime le lait, comme il est rare de l’aimer. J’ai été quelquefois des mois entiers sans user d’aucun autre aliment, et cela sans nécessité et seulement par goût. Tant mieux, reprit un des Médecins ; vous nous dites-là une chose très importante. Ce goût décidé que vous avez pour le lait, annonce une constitution qui s’en accommode parfaitement. Il n’y a qu’un moment que toute votre personne ; maintenant je mettrais à la Tontine sur votre tête. Sûrement vous êtes guéri. Buvez donc du lait le matin, buvez-en à midi, buvez-en le soir, buvez-en à toute heure, et quand vous en aurez bu, buvez-en encore ».

Les Médecins payés et congédiés ; « pour le coup », dit Sanfrein, il faut tenir ferme au régime, et se bien g [ar] der de se relâcher en rien; il y va de la vie. Plus ces ragoûts que tu aimes tant; plus de ce Champagne exquis, dont seul le coup d’œil t’inspirait la joie. La première soupe au lait entamée, il faut persévérer jusqu’à parfaite guérison, on jusqu’à la mort. Demain, sans faute, je veux commencer ce terrible régime. Mettons à profit le reste du jour, mangeons ce qui nous flattera le plus, et buvons du meilleur, car demain commence l’abstinence universelle ». Ce jour-là, Sanfrein se livra donc à ses goûts, et même y trouva tant de plaisir, que le jour suivant, il voulut encore en faire autant, et le terrible régime fus différé au lendemain. Enfin, une semaine entière s’écoula, et il n’avait pas encore goûté de ce lait qu’il aimait tant, et qui lui était si nécessaire. Au commencement de la semaine suivante, il se senti plus mal, et vers midi il fut attaqué d’une faiblesse qui dura deux heures. Il reprit connaissance, sans reprendre de forces. On courut au Curé du Village. Dans son origine, Monsieur le Curé, enfant du lieu, ne promettait rien plus qu’autre : mais dans la suite, avec d’assez mauvaises études et un habit long, il était devenu le premier paysan de son Village. Son Bénéfice suffisait pour décorer assez chétivement son Église, et très bien fournir sa table. La bonne chère et un saint loisir, avaient donné au Pasteur des couleurs admirables et un embonpoint beaucoup plus qu’ordinaire, qu’il entretenait avec un soin tout particulier. Du reste c’était une bonne arme, tout le Village était content de lui, et même de sa gouvernante. Dès qu’il vit Sanfrein, il n’augura rien de bon de sa maladie. « Monsieur Sanfrein, lui dit-il, vous n’êtes pas bien. Si vous ne guérissez pas, vous en mourrez; et il ne serait pas honnête de mourir sans confession. Le malin est là qui vous guette ; si vous m’en croyez, nous allons le rendre bien camus. Çà, voulez-vous que je vous entende » ?

SANFREIN

Très volontiers : je veux même me confesser à haute voix, et en présence de tous ceux qui se trouve actuellement au logis. Si je n’en ai pas plus de repentir, au moins j’en aurai plus de confusion. Je commence. L’honneur sauf, je n’ai jamais rien fait de ce qui m’a été prescrit, et j’ai toujours fait ou désiré ce qu’on m’interdisait. En deux mots, voilà l’abrégé de ma vie, dont voici quelque détails. Enfant, je ne regardais pas les fruits qu’on me donnait, et je dévorais ceux que j’avais pillés. Jeune encore, je me jetai dans le libertinage, parce que cela était directement opposé à mon état; dès que je pus être libertin, sans conséquence, je deviens dévot. Dans le plus fort de ma ferveur, dînant chez Senior, je mangeai une aile de perdreau, parce que c’était un Vendredi. Ah ! Quelle aile de perdreau, M. le Curé !

M. LE CURÉ

« Seriez-vous dans l’opinion de beaucoup de gens qui pensent que les perdreaux valent mieux le Vendredi qu’aucun autre jour de la semaine ? Je ne sais pas trop si ce n’est pas une hérésie, mais je sais bien que c’est une erreur. Moi qui vous parle, je l’ai éprouvé assez de fois ; soyez sûr qu’un bon perdreau est toujours bon, quelque jour de la semaine que ce puisse être ». SANFREIN

Je vous crois; mais celui dont je vous parle m’a causé des rapports dont je me suis senti tout le reste de ma vie. j’ai adoré Cécile…. M. LE CURÉ

« Adorer, c’est trop, mais il n’y avait point de mal à l’aimer. C’était la fille, et c’est aujourd’hui la femme la plus estimable que je connaisse ».

SANFREIN

Je l’adorai tant que je doutai de pouvoir devenir son époux. Dès que je me crus sûr d’y réussir, tout mon amour tomba.

M. LE CURÉ

« C’est n’avoir guère de tenue ; au moins on attend à être marié pour se dégoûter de ce qu’on aimait ».

SANFREIN

Maintenant qu’elle est à un autre, je l’aime plus que jamais.

M. LE CURÉ
« Fi donc ! Aimer la femme d’autrui ! Y pensez-vous ? Au moins, vous n’avez pas de mauvaises vues sur elle ? »

SANFREIN
Hé !, Monsieur ! Quelles vues peut avoir un homme qui se meurt ?

M. LE CURÉ
« Après » SANFREIN
Depuis longtemps je n’ai presque point fait d’aumône, et n’ai presque point assisté aux prédications, parce qu’en m’ordonnant l’un et l’autre, on m’en avait dégoûté.

M. LE CURÉ
« Mais enfin, il faut une satisfaction pour tant de fautes. Si vous ne faites rien de tout ce que l’on vous prescrit, que voulez-vous que je vous enseigne ».

SANFREIN
Ce qu’il vous plaira, Monsieur le Curé; vous voyez bien que, ne pouvant m’astreindre à rien, toute injonction me devient égale.

M. LE CURÉ
« Au moins, vous me promettez sincèrement, que si vous vous rétablissez… »

SANFREIN
Pour ce qui est de promettre; je vous promettrai tout ce que vous voudrez, et de bon cœur; je serai même i [n] timement persuadé que je tiendrai parole ; mais je me connais, il n’en sera rien.

M. LE CURÉ
« Jamais je ne vis un homme si difficile à confesser. » En cet endroit de sa confession, Sanfrein retomba en syncope, et M. le Curé se dépêcha de l’absousourde [?]. Revenu de sa faiblesse; mais avec moins de forces encore que la première fois, il languit trois ou quatre heures, et mourut en protestant, que, s’il eût vécu, il airait commencé son régime dès le lendemain. J’oubliais, de dire que Sanfrein avait un fond de physionomie si ordinaire, que ceux qui l’ont connu croient encore le rencontrer à chaque instant. Pour mon, je ne vois presque personne qui ne me fasse penser à lui. FIN

TABLE DES CHAPITRES[modifier]

  • CHAPITRE. I. Éducation de SANFREIN
  • CHAP. II. SANFREIN, Libertin
  • CHAP. III. SANFREIN, Dévot
  • CHAP. IV. Faute de SANFREIN
  • CHAP. V. Repentir de SANFREIN
  • CHAP. VI. Nouveaux embarras de SANFREIN
  • CHAP. VII. SANFREIN, Amoureux
  • CHAP. VIII. Portrait de ma cousine
  • CHAP. IX. Idées de Soulange, sur la vie chamêtre.
  • CHAP. X. Harangue de M.de la Prime-heure, en faveur de SANFREIN
  • CHAP.XI. Chagrins de Cécile.
  • CHAP. XII. Tentatives physiques de Soulange
  • CHAP.XIII. Frayeurs de Dinville
  • CHAP. XIV. Brouillerie entre Monsieur et Madame de la Prime-heure
  • CHAP. XV. Autres idées de Soulange sur la vie champêtre
  • CHAP. XVI. Succès et soucis de SANFREIN
  • CHAP. XVII. Réconciliation de Monsieur et Madame de la Prime-heure.
  • CHAP. XVIII.Avis économiques de Soulange.
  • CHAP. XIX. Nouvelle brouillerie entre Monsieur et Madame de la Prime-heure.
  • CHAP. XX. Suite des idées de Soulange sur la vie champêtre.
  • CHAP. XXI. Mariage de Cécile.
  • CHAP. DERNIER. La Confession de SANFREIN

FIN de la Table des Chapitres.


  1. * C’était un tribut qu’il devait à ses talents.
  2. (a) Ces raisons, et d’autres du même poids, le tintent longtemps en balance.
  3. (b) Enfin, n’y pouvant plus tenir, il s’arma de tout son courage, fit un généreux effort, et, malgré le point d’honneur martial, il résolut d’être de l’avis de sa femme, qu’il croyait toujours dans les mêm [e] s sentiments.
  4. (a) Du reste, point Dieu de bon cœur, et ayant grande pitié de toutes les traverses qu’on faisait essuyer à nos jeunes Amants.

Cf. Voir Sanfrein ou mon dernier séjour à la campagne livre scanné sur le site Gallica.