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Satire première

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Satire première
Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierVI (p. 303-316).
SATIRE I


SUR


LES CARACTÈRES ET LES MOTS DE CARACTÈRE
DE PROFESSION, ETC.


Quot capitum vivunt, totidem studiorum
Millia.

Horat. Serm. lib. II, sat. i.




À MON AMI M. NAIGEON


SUR UN PASSAGE
DE LA PREMIÈRE SATIRE DU SECOND LIVRE D’HORACE


Sunt quibus in satira videar nimis acer, et ultra
Legem tendere opus.

Horat. Serm. lib. II, sat. i, v. 1-2.

N’avez-vous pas remarqué, mon ami, que telle est la variété de cette prérogative qui nous est propre, et qu’on appelle raison, qu’elle correspond seule à toute la diversité de l’instinct des animaux ? De là vient que sous la forme bipède de l’homme il n’y a aucune bête innocente ou malfaisante dans l’air, au fond des forêts, dans les eaux, que vous ne puissiez reconnaître : il y a l’homme loup, l’homme tigre, l’homme renard, l’homme taupe, l’homme pourceau, l’homme mouton ; et celui-ci est le plus commun. Il y a l’homme anguille ; serrez-le tant qu’il vous plaira, il vous échappera. L’homme brochet, qui dévore tout ; l’homme serpent, qui se replie en cent façons diverses ; l’homme ours, qui ne me déplaît pas ; l’homme aigle, qui plane au haut des cieux ; l’homme corbeau, l’homme épervier, l’homme et l’oiseau de proie. Rien de plus rare qu’un homme qui soit homme de toute pièce ; aucun de nous qui ne tienne un peu de son analogue animal.

Aussi, autant d’hommes, autant de cris divers.

Il y a le cri de la nature ; et je l’entends lorsque Sara dit du sacrifice de son fils : Dieu ne l’eût jamais demandé à sa mère. Lorsque Fontenelle, témoin des progrès de l’incrédulité, dit : Je voudrais bien y être dans soixante ans, pour voir ce que cela deviendra ; il ne voulait qu’y être. On ne veut pas mourir ; et l’on finit toujours un jour trop tôt. Un jour de plus, et l’on eût découvert la quadrature du cercle.

Comment se fait-il que, dans les arts d’imitation, ce cri de nature qui nous est propre soit si difficile à trouver ? Comment se fait-il que le poëte qui l’a saisi, nous étonne et nous transporte ? Serait-ce qu’alors il nous révèle le secret de notre cœur ?

Il y a le cri de la passion ; et je l’entends encore dans le poëte, lorsque Hermione dit à Oreste :

Qui te l’a dit ?
lorsqu’à

Ils ne se verront plus,

Phèdre répond :

Ils ne se verront plus,Ils s’aimeront toujours !


à côté de moi, lorsqu’au sortir d’un sermon éloquent sur l’aumône, l’avare dit : Cela donnerait envie de demander ; lorsqu’une maîtresse surprise en flagrant délit dit à son amant : Ah ! vous ne m’aimez plus, puisque vous en croyez plutôt ce que vous avez vu que ce que je vous dis ; lorsque l’usurier agonisant dit au prêtre qui l’exhorte : Ce crucifix, en conscience, je ne saurais prêter là-dessus plus de cent écus ; encore faut-il m’en passer un billet de vente.

Il y eut un temps où j’aimais le spectacle, et surtout l’opéra. J’étais un jour à l’Opéra entre l’abbé de Canaye[1] que vous connaissez, et un certain Montbron[2], auteur de quelques brochures où l’on trouve beaucoup de fiel et peu, très-peu de talent. Je venais d’entendre un morceau pathétique, dont les paroles et la musique m’avaient transporté. Alors nous ne connaissions pas Pergolèse ; et Lulli était un homme sublime pour nous. Dans le transport de mon ivresse je saisis mon voisin Montbron par le bras, et lui dis : « Convenez, monsieur, que cela est beau. » L’homme au teint jaune, aux sourcils noirs et touffus, à l’œil féroce et couvert, me répond : « Je ne sens pas cela.

— Vous ne sentez pas cela ?

— Non ; j’ai le cœur velu… »

Je frissonne ; je m’éloigne du tigre à deux pieds ; je m’approche de l’abbé de Canaye, et lui adressant la parole : « Monsieur l’abbé, ce morceau qu’on vient de chanter, comment vous a-t-il paru ? » L’abbé me répond froidement et avec dédain : « Mais assez bien, pas mal.

— Et vous connaissez quelque chose de mieux ?

— D’infiniment mieux.

— Qu’est-ce donc ?

— Certains vers qu’on a faits sur ce pauvre abbé Pellegrin :

Sa culotte attachée avec une ficelle
Laisse voir par cent trous un cul plus noir qu’icelle.


C’est là ce qui est beau ! »

Combien de ramages divers, combien de cris discordants dans la seule forêt qu’on appelle société ! « Allons ! prenez cette eau de riz. — Combien a-t-elle coûté ? — Peu de chose. — Mais encore combien ? — Cinq ou six sous peut-être. — Et qu’importe que je périsse de mon mal, ou par le vol et les rapines ? » … « Vous, qui aimez tant à parler, comment écoutez-vous cet homme si longtemps ? — J’attends ; s’il tousse ou s’il crache, il est perdu. » … « Quel est cet homme assis à votre droite ? — C’est un homme d’un grand mérite, et qui écoute comme personne. » … Celui-ci dit au prêtre qui lui annonçait la visite de son Dieu : Je le reconnais à sa monture : c’est ainsi qu’il entra dans Jérusalem… Celui-là, moins caustique, s’épargne dans ses derniers moments l’ennui de l’exhortation du vicaire qui l’avait administré, en lui disant : Monsieur, ne vous serais-je plus bon à rien ?… Et voilà le cri de caractère.

Méfiez-vous de l’homme singe. Il est sans caractère ; il a toutes sortes de cris.

« Cette démarche ne vous perdra pas, vous ; mais elle perdra votre ami ? — Eh ! que m’importe, pourvu qu’elle me sauve ? — Mais votre ami ? — Mon ami, tant qu’il vous plaira, moi d’abord. » … « Croyez-vous, monsieur l’abbé, que Mme Geoffrin vous reçoive chez elle avec grand plaisir ? — Qu’est-ce que cela me fait, pourvu que je m’y trouve bien ? » … Regardez cet homme-ci, lorsqu’il entre quelque part ; il a la tête penchée sur sa poitrine, il s’embrasse, il se serre étroitement pour être plus près de lui-même. Vous avez vu le maintien et vous avez entendu le cri de l’homme personnel, cri qui retentit de tout côté. C’est un des cris de la nature.

« J’ai contracté ce pacte avec vous, il est vrai, mais je vous annonce que je ne le tiendrai pas. — Monsieur le comte, vous ne le tiendrez pas ! et pourquoi cela, s’il vous plaît ? — Parce que je suis le plus fort… » Le cri de la force est encore un des cris de la nature… « Vous penserez que je suis un infâme, je m’en moque… » Voilà le cri de l’impudence.

« Mais ce sont, je crois, des foies d’oie de Toulouse ? — Excellents ! délicieux ! — Eh ! que n’ai-je la maladie dont ce serait là le remède !… » Et c’est l’exclamation d’un gourmand qui souffrait de l’estomac.


— Vous leur fîtes, seigneur,
En les croquant, beaucoup d’honneur…


Et voilà le cri de la flatterie, de la bassesse et des cours. Mais ce n’est pas tout.

Le cri de l’homme prend encore une infinité de formes diverses de la profession qu’il exerce. Souvent elles déguisent l’accent du caractère.

Lorsque Ferrein dit : « Mon ami tomba malade, je le traitai ; il mourut, je le disséquai ; » Ferrein fut-il un homme dur ? Je l’ignore.

« Docteur, vous arrivez bien tard.

— Il est vrai.

— Cette pauvre mademoiselle du Thé[3] n’est plus.

— Elle est morte !

— Oui. Il a fallu assister à l’ouverture de son corps ; je n’ai jamais eu un plus grand plaisir de ma vie… »

Lorsque le docteur parlait ainsi, était-il un homme dur ? Je l’ignore. L’enthousiasme de métier, vous savez ce que c’est, mon ami. La satisfaction d’avoir deviné la cause secrète de la mort de Mlle du Thé fit oublier au docteur qu’il parlait de son amie. Le moment de l’enthousiasme passé, le docteur pleura-t-il son amie ? Si vous me le demandez, je vous avouerai que je n’en crois rien.

« Tirez, tirez, il n’est pas ensemble. » Celui qui tient ce propos d’un mauvais Christ qu’on approche de sa bouche n’est point un impie. Son mot est de son métier ; c’est celui d’un sculpteur agonisant.

Ce plaisant abbé de Canaye, dont je vous ai parlé, fit une petite satire bien amère et bien gaie des petits dialogues de son ami Rémond de Saint-Mard[4]. Celui-ci, qui ignorait que l’abbé fût l’auteur de la satire, se plaignait un jour de cette malice à une de leurs communes amies[5]. Tandis que Saint-Mard, qui avait la peau tendre, se lamentait outre mesure d’une piqûre d’épingle, l’abbé placé derrière lui et en face de la dame, s’avouait auteur de la satire, et se moquait de son ami en tirant la langue. Les uns disaient que le procédé de l’abbé était malhonnête ; d’autres n’y voyaient qu’une espièglerie. Cette question de morale fut portée au tribunal de l’érudit abbé Fénel[6], dont on ne put jamais obtenir d’autre décision, sinon, que c’était un usage chez les anciens Gaulois de tirer la langue… Que conclurez-vous de là ? Que l’abbé de Canaye était un méchant ? Je le crois. Que l’autre abbé était un sot ? Je le nie. C’était un homme qui avait consumé ses yeux et sa vie à des recherches d’érudition, et qui ne voyait rien dans ce monde de quelque importance en comparaison de la restitution d’un passage ou de la découverte d’un ancien usage. C’est le pendant du géomètre, qui, fatigué des éloges dont la capitale retentissait lorsque Racine donna son Iphigénie, voulut lire cette Iphigénie si vantée. Il prend la pièce ; il se retire dans un coin ; il lit une scène, deux scènes ; à la troisième, il jette le livre en disant : « Qu’est-ce que cela prouve ?… » C’est le jugement et le mot d’un homme accoutumé dès ses jeunes ans à écrire à chaque bout de page : « Ce qu’il fallait démontrer. »

On se rend ridicule ; mais on n’est ni ignorant, ni sot, moins encore méchant, pour ne voir jamais que la pointe de son clocher.

Me voilà tourmenté d’un vomissement périodique ; je verse des flots d’une eau caustique et limpide. Je m’effraye ; j’appelle Thierry. Le docteur regarde, en souriant, le fluide que j’avais rendu par la bouche, et qui remplissait toute une cuvette. « Eh bien ! docteur, qu’est-ce qu’il y a ?

— Vous êtes trop heureux ; vous nous avez restitué la pituite vitrée des Anciens que nous avions perdue… »

Je souris à mon tour, et n’en estimai ni plus ni moins le docteur Thierry.

Il y a tant et tant de mots de métier, que je fatiguerais à périr un homme plus patient que vous, si je voulais vous raconter ceux qui se présentent à ma mémoire en vous écrivant. Lorsqu’un monarque, qui commande lui-même ses armées, dit à des officiers qui avaient abandonné une attaque où ils auraient tous perdu la vie sans aucun avantage : « Est-ce que vous êtes faits pour autre chose que pour mourir ?… » il dit un mot de métier.

Lorsque des grenadiers sollicitent auprès de leur général la grâce d’un de leurs braves camarades surpris en maraude, et lui disent : « Notre général, remettez-le entre nos mains. Vous le voulez faire mourir, nous savons punir plus sévèrement un grenadier : il n’assistera point à la première bataille que vous gagnerez…, » ils ont l’éloquence de leur métier. Éloquence sublime ! Malheur à l’homme de bronze qu’elle ne fléchit pas ! Dites-moi, mon ami, eussiez-vous fait pendre ce soldat si bien défendu par ses camarades ? Non. Ni moi non plus.

« Sire, et la bombe !

— Qu’a de commun la bombe avec ce que je vous dicte ?… »

« Le boulet a emporté la timbale ; mais le riz n’y était pas… » C’est un roi[7] qui a dit le premier de ces mots ; c’est un soldat qui a dit le second ; mais ils sont l’un et l’autre d’une âme ferme ; ils n’appartiennent point à l’état.

Y étiez-vous lorsque le castrat Caffarelli[8] nous jetait dans un ravissement que ni ta véhémence, Démosthène ! ni ton harmonie, Cicéron ! ni l’élévation de ton génie, ô Corneille ! ni ta douceur, Racine ! ne nous firent jamais éprouver ? Non, mon ami, vous n’y étiez pas. Combien de temps et de plaisirs nous avons perdu sans nous connaître !… Caffarelli a chanté ; nous restons stupéfaits d’admiration. Je m’adresse au célèbre naturaliste Daubenton, avec lequel je partageais un sofa. « Eh bien ! docteur, qu’en dites-vous ?

— Il a les jambes grêles, les genoux ronds, les cuisses grosses, les hanches larges ; c’est qu’un être privé des organes qui caractérisent son sexe, affecte la conformation du sexe opposé…

— Mais cette musique angélique !…

— Pas un poil de barbe au menton…

— Ce goût exquis, ce sublime pathétique, cette voix !

— C’est une voix de femme.

— C’est la voix la plus belle, la plus égale, la plus flexible, la plus juste, la plus touchante !… » Tandis que le virtuose nous faisait fondre en larmes, Daubenton l’examinait en naturaliste.

L’homme qui est tout entier à son métier, s’il a du génie, devient un prodige ; s’il n’en a point, une application opiniâtre l’élève au-dessus de la médiocrité. Heureuse la société où chacun serait à sa chose, et ne serait qu’à sa chose ! Celui qui disperse ses regards sur tout, ne voit rien ou voit mal : il interrompt souvent, et contredit celui qui parle et qui a bien vu.

Je vous entends d’ici, et vous vous dites : Dieu soit loué ! J’en avais assez de ces cris de nature, de passion, de caractère, de profession ; et m’en voilà quitte… Vous vous trompez, mon ami. Après tant de mots malhonnêtes ou ridicules, je vous demanderai grâce pour un ou deux qui ne le soient pas.

« Chevalier, quel âge avez-vous ?

— Trente ans.

— Moi j’en ai vingt-cinq ; eh bien ! vous m’aimeriez une soixantaine d’années, ce n’est pas la peine de commencer pour si peu… » — C’est le mot d’une bégueule. — Le vôtre est d’un homme sans mœurs. C’est le mot de la gaieté, de l’esprit et de la vertu. Chaque sexe a son ramage ; celui de l’homme n’a ni la légèreté, ni la délicatesse, ni la sensibilité de celui de la femme. L’un semble toujours commander et brusquer ; l’autre se plaindre et supplier… Et puis celui du célèbre Muret, et je passe à d’autres choses.

Muret tombe malade en voyage ; il se fait porter à l’hôpital. On le place dans un lit voisin du grabat d’un malheureux attaqué d’une de ces infirmités qui rendent l’art perplexe. Les médecins et les chirurgiens délibèrent sur son état. Un des consultants propose une opération qui pouvait également être salutaire ou fatale. Les avis se partagent. On inclinait à livrer le malade à la décision de la nature, lorsqu’un plus intrépide dit : Faciamus experimentum in anima vili. Voilà le cri de la bête féroce. Mais d’entre les rideaux qui entouraient Muret s’élève le cri de l’homme, du philosophe, du chrétien : Tanquam foret anima vilis, illa pro qua Christus non dedignatus est mori ! Ce mot empêcha l’opération ; et le malade guérit[9].

À cette variété du cri de la nature, de la passion, du caractère, de la profession, joignez le diapason des mœurs nationales, et vous entendrez le vieil Horace dire de son fils : Qu’il mourût ; et les Spartiates dire d’Alexandre : Puisque Alexandre veut être Dieu, qu’il soit Dieu. Ces mots ne désignent pas le caractère d’un homme ; ils marquent l’esprit général d’un peuple.

Je ne vous dirai rien de l’esprit et du ton des corps. Le clergé, la noblesse, la magistrature, ont chacun leur manière de commander, de supplier et de se plaindre. Cette manière est traditionnelle. Les membres deviennent vils et rampants ; le corps garde sa dignité. Les remontrances de nos parlements n’ont pas toujours été des chefs-d’œuvre ; cependant Thomas, l’homme de lettres le plus éloquent, l’âme la plus fière et la plus digne, ne les aurait pas faites ; il ne serait pas demeuré en deçà ; mais il serait allé au delà de la mesure.

Et voilà pourquoi, mon ami, je ne me presserai jamais de demander quel est l’homme qui entre dans un cercle. Souvent cette question est impolie, presque toujours elle est inutile. Avec un peu de patience et d’attention, on n’importune ni le maître ni la maîtresse de la maison, et l’on se ménage le plaisir de deviner.

Ces préceptes ne sont pas de moi ; ils m’ont été dictés par un homme très-fin, et il en fit en ma présence l’application chez Mlle Dornais, la veille de mon départ pour le grand voyage[10] que j’ai entrepris en dépit de vous. Il survint sur le soir un personnage qu’il ne connaissait pas ; mais ce personnage ne parlait pas haut : il avait de l’aisance dans le maintien, de la pureté dans l’expression, et une politesse froide dans les manières. « C’est, me dit-il à l’oreille, un homme qui tient à la cour. » Ensuite il remarqua qu’il avait presque toujours la main droite sur sa poitrine, les doigts fermés et les ongles en dehors. « Ah ! ah ! ajouta-t-il, c’est un exempt des gardes du corps ; et il ne lui manque que sa baguette. » Peu de temps après, cet homme conte une petite histoire. « Nous étions quatre, dit-il, Mme et M. tels, Mme de *** et moi… » Sur cela, mon instituteur continua : « Me voilà entièrement au fait. Mon homme est marié ; la femme qu’il a placée la troisième est sûrement la sienne ; et il m’a appris son nom en la nommant. »

Nous sortîmes ensemble de chez Mlle Dornais. L’heure de la promenade n’était pas encore passée ; il me propose un tour aux Tuileries ; j’accepte. Chemin faisant, il me dit beaucoup de choses déliées et conçues dans des termes fort déliés ; mais comme je suis un bon homme, bien uni, bien rond, et que la subtilité de ses observations m’en dérobait la vérité, je le priai de les éclaircir par quelques exemples. Les esprits bornés ont besoin d’exemples. Il eut cette complaisance, et me dit :

« Je dînais un jour chez l’archevêque de Paris. Je ne connais guère le monde qui va là ; je m’embarrasse même peu de le connaître ; mais son voisin, celui à côté duquel on est assis, c’est autre chose. Il faut savoir avec qui l’on cause ; et, pour y réussir, il n’y a qu’à laisser parler et réunir les circonstances. J’en avais un à déchiffrer à ma droite. D’abord l’archevêque lui parlant peu et assez sèchement, ou il n’est pas dévot, me dis-je, ou il est janséniste. Un petit mot sur les jésuites m’apprend que c’est le dernier. On faisait un emprunt pour le clergé ; j’en prends occasion d’interroger mon homme sur les ressources de ce corps. Il me les développe très-bien, se plaint de ce qu’ils sont surchargés, fait une sortie contre le ministre de la finance, ajoute qu’il s’en est expliqué nettement en 1750 avec le contrôleur général. Je vois donc qu’il a été agent du clergé. Dans le courant de la conversation, il me fait entendre qu’il n’a tenu qu’à lui d’être évêque. Je le crois homme de qualité ; mais comme il se vante plusieurs fois d’un vieil oncle lieutenant général, et qu’il ne dit pas un mot de son père, je suis sûr que c’est un homme de fortune qui a dit une sottise. Comme il me conte les anecdotes scandaleuses de huit ou dix évêques, je ne doute pas qu’il ne soit méchant. Enfin, il a obtenu, malgré bien des concurrents, l’intendance de *** pour son frère. Vous conviendrez que si l’on m’eût dit, en me mettant à table : c’est un janséniste, sans naissance, insolent, intrigant, qui déteste ses confrères, qui en est détesté, enfin, c’est l’abbé de *** ; on ne m’aurait rien appris de plus que j’en ai su, et qu’on m’aurait privé du plaisir de la découverte. »

La foule commençait à s’éclaircir dans la grande allée. Mon homme tire sa montre, et me dit : « Il est tard, il faut que je vous quitte, à moins que vous ne veniez souper avec moi.

— Où ?

— Ici près, chez Arnould.

— Je ne la connais pas.

— Est-ce qu’il faut connaître une fille pour aller souper chez elle ? Du reste, c’est une créature charmante, qui a le ton de son état et celui du grand monde. Venez, vous vous amuserez.

— Non, je vous suis obligé ; mais, comme je vais de ce côté, je vous accompagnerai jusqu’au cul-de-sac Dauphin… »

Nous allons, et en allant il m’apprend quelques plaisanteries cyniques d’Arnould, et quelques-uns de ses mots ingénus et délicats[11]. Il me parle de tous ceux qui fréquentent là ; et chacun d’eux eut son mot… Appliquant à cet homme même les principes que j’en avais reçus, moi, je vois qu’il fréquente dans de la bonne et de la mauvaise compagnie… « Ne fait-il pas des vers ? me demandez-vous…

— Très-bien.

— N’a-t-il pas été lié avec le maréchal de Richelieu ?

— Intimement.

— Ne fait-il pas sa cour à la comtesse de Grammont ?

— Assidûment.

— N’y a-t-il pas sur son compte ?…

— Oui, une certaine histoire de Bordeaux ; mais je n’y crois pas. On est si méchant dans ce pays-ci ; on y fait tant de contes ; il y a tant de coquins intéressés à multiplier le nombre de leurs semblables !

— Vous a-t-il lu sa Révolution de Russie ?

— Oui.

— Qu’en pensez-vous ?

— Que c’est un roman historique assez bien écrit et très-intéressant, un tissu de mensonges et de vérités que nos neveux compareront à un chapitre de Tacite[12]. »

Et voilà, me dites-vous, qu’au lieu de vous avoir éclairci un passage d’Horace, je vous ai presque fait une satire à la manière de Perse. — Il est vrai. — Et que vous croyez que je vous en tiens quitte ? — Non.

Vous connaissez Burigny ?

— Qui ne connaît pas l’ancien, l’honnête, le savant et fidèle serviteur de Mme Geoffrin ?

— C’est un très-bon et très-savant homme[13].

— Un peu curieux.

— D’accord.

— Fort gauche.

— Il en est d’autant meilleur. Il faut toujours avoir un petit ridicule qui amuse nos amis.

— Eh bien ! Burigny ?

— Je causais avec lui, je ne sais plus de quoi. Le hasard voulut qu’en causant je touchai sa corde favorite, l’érudition ; et voilà mon érudit qui m’interrompt, et se jette dans une digression qui ne finissait pas.

— Cela lui arrive tous les jours, et jamais sans qu’on en soit plus instruit.

— Et qu’un endroit d’Horace, qui m’avait paru maussade, devient pour moi d’un naturel charmant, et d’une finesse exquise.

— Et cet endroit ?

— C’est celui où le poëte prétend qu’on ne lui refusera pas une indulgence qu’on a bien accordée à Lucilius, son compatriote. Soit que Lucilius fût Appulien ou Lucanien, dit Horace, je marcherai sur ses traces.

— Je vous entends, et c’est dans la bouche de Trébatius, dont Horace a touché le texte favori, que vous mettez cette longue discussion sur l’histoire ancienne des deux contrées. Cela est bien et finement vu.

— Quelle vraisemblance, à votre avis, que le poëte sût ces choses ! Et, quand il les aurait sues, qu’il eût assez peu de goût pour quitter son sujet, et se jeter dans un fastidieux détail d’antiquités !

— Je pense comme vous.

— Horace dit :


. . . . . Sequor hunc, Lucanus, an Appulus.


L’érudit Trébatius prend la parole à Anceps, et dit à Horace : « Ne brouillons rien, vous n’êtes ni de la Pouille, ni de la Lucanie ; vous êtes de Venouse, qui laboure sur l’un et l’autre finage. Vous avez pris la place des Sabelliens après leur expulsion. Vos ancêtres furent placés là comme une barrière qui arrêta les incursions des Lucaniens et des Appuliens. Ils remplirent cet espace vacant, et firent la sécurité de notre territoire contre deux violents ennemis. C’est du moins une tradition très-vieille. » L’érudit Trébatius, toujours érudit, instruit Horace sur les chroniques surannées de son pays. Et l’érudit Burigny, toujours érudit, m’explique un endroit difficile d’Horace, en m’interrompant précisément comme le poëte l’avait été par Trébatius.

— Et vous partez de là, vous, pour me faire un long narré des mots de nature et des propos de passion, de caractère et de profession ?

— Il est vrai. Le tic d’Horace est de faire des vers ; le tic de Trébatius et de Burigny, de parler antiquité ; le mien, de moraliser ; et le vôtre[14]

— Je vous dispense de me le dire : je le sais.

— Je me tais donc. Je vous salue ; je salue tous nos amis de la rue Royale et de la cour de Marsan, et me recommande à votre souvenir qui m’est cher.


P.-S. Je lirais volontiers le commentaire de l’abbé Galiani[15] sur Horace, si vous l’aviez. À quelques-unes de vos heures perdues, je voudrais que vous lussiez l’ode troisième du troisième livre,

Justum et tenacem propositi virum ;


et que vous me découvrissiez ailleurs la place de la strophe :

Aurum irrepertum, et sic melius situm,


qui ne tient à rien de ce qui précède, à rien de ce qui suit, et qui gâte tout.

Quant aux deux vers de l’épître dixième du premier livre,


Imperat aut servit collecta pecunia cuique,
Tortum digna sequi potius, quam ducere funem,


voici comme je les entends.

Les confins des villes sont fréquentés par les poëtes qui y cherchent la solitude, et par les cordiers qui y trouvent un long espace pour filer leur corde ; collecta pecunia, c’est la filasse entassée dans leur tablier. Alternativement, elle obéit au cordier, et commande au chariot. Elle obéit quand on la file ; elle commande quand on la tord. Pour la seconde manœuvre, la corde est accrochée d’un bout à l’émérillon du rouet, et de l’autre à l’émérillon du chariot, instrument assez semblable à un petit traîneau. Ce traîneau est chargé d’un gros poids qui en ralentit la marche, qui est en sens contraire de celle du cordier. Le cordier qui file s’éloigne à reculons du rouet, le chariot qui tord s’en approche. À mesure que la corde filée se tord par le mouvement du rouet, elle se raccourcit, et, en se raccourcissant, tire le chariot vers le rouet. Horace nous fait donc entendre que l’argent, ainsi que la filasse, doit faire la fonction du chariot, et non celle du cordier ; suivre la corde torse, et non la filer ; rendre notre vie plus ferme, plus vigoureuse, mais non la diriger. Le choix et l’ordre des mots employés par le poëte indiquent l’emprunt métaphorique d’une manœuvre que le poëte avait sous les yeux, et dont son goût exquis a sauvé la bassesse[16].



  1. Voir t. V, p. 487.
  2. Fougeret de Montbron, auteur du Canapé couleur de feu, de la Henriade travestie, du Cosmopolite, de Margot la ravaudeuse, etc.
  3. Quelle est cette demoiselle du Thé ? Ce n’est à coup sûr pas la fameuse courtisane qui ne mourut qu’en 1820.
  4. Nouveaux dialogues des Dieux ou Réflexions sur les passions. Amsterdam, 1711.
  5. Mme Geoffrin.
  6. De l’Académie des Inscriptions, autour d’un Plan systématique de la religion et des dogmes des anciens Gaulois. Mort, comme Saint-Mard, en 1753.
  7. Charles XII, roi de Suède. (Br.)
  8. Caffarelli, appelé de Naples par Louis XV pour amuser la Dauphine pendant sa grossesse, vint à Paris en 1753, et son talent comme chanteur ne contribua pas peu à l’enthousiasme que provoqua alors la musique italienne.
  9. Anecdote déjà contée, t. III, p. 362.
  10. Celui de Hollande en 1773, et de Russie. (N.)
  11. On peut s’édifier sur ce point au moyen du livre de MM. de Goncourt : Sophie Arnould. Poulet-Malassis, 1857, in-18.
  12. C’est ici qu’il fallait nommer Rulhière, pour les quelques lecteurs qui ne l’auraient pas deviné, et non en tête de cette conversation, comme l’a fait Naigeon. Les Anecdotes sur les révolutions de Russie tourmentèrent longtemps Catherine II, qui chercha par tous les moyens à les supprimer. Elles ne parurent qu’après sa mort. On verra dans la Correspondance comment Diderot évita à la princesse Daschkoff une visite de cet homme, visite compromettante pour une amie de l’impératrice.
  13. Jean Levesque de Burigny (1692-1785), historien, auteur de l’Examen critique des apologistes de la religion chrétienne (1766), attribué à Fréret.
  14. Ce passage ne peut avoir aucun sens pour le public ; mais il était très-clair pour Diderot et pour moi, et cela suffisait dans une lettre qui pouvait être interceptée et compromettre celui à qui elle était écrite. Comme il n’y a plus aujourd’hui aucun danger à donner le mot de cette énigme, qui peut d’ailleurs exciter la curiosité de quelques lecteurs, je dirai donc que Diderot, souvent témoin de la colère et de l’indignation avec lesquelles je parlais des maux sans nombre que les prêtres, les religions et les dieux de toutes les nations avaient faits à l’espèce humaine, et des crimes de toute espèce dont ils avaient été le prétexte et la cause, disait des vœux ardents que je formais pectore ab imo, pour l’entière destruction des idées religieuses, quel qu’en fût l’objet, que c’était mon tic, comme celui de Voltaire était d’écraser l’infâme. Il savait de plus que j’étais alors occupé d’un Dialogue entre un déiste, un sceptique et un athée ; et c’est à ce travail, dont mes principes philosophiques lui faisaient pressentir le résultat, qu’il fait ici allusion, mais en termes si obscurs et si généraux, qu’un autre que moi n’y pouvait rien comprendre ; et c’est précisément ce qu’il voulait. (N.)
  15. Alors manuscrit.
  16. On presserait jusqu’à la dernière goutte tous les commentaires et les commentateurs passés et présents, qu’on n’en tirerait pas de quoi composer, sur quelque passage que ce soit, une explication aussi naturelle, aussi ingénieuse, aussi vraie, et d’un goût aussi délicat, aussi exquis. Ces deux vers m’avaient toujours arrêté ; et le sens que j’y trouvais ne me satisfaisait nullement. Les interprètes et les traducteurs d’Horace n’ont pas même soupçonné la difficulté de ce passage : et leurs notes le prouvent assez. Il fallait, pour l’entendre, avoir la sagacité de Diderot ; et surtout connaître comme lui la manœuvre des différents arts mécaniques, particulièrement de celui auquel le poëte fait ici allusion : et j’avoue, à ma honte, que la plupart de ces arts, dont je sens d’ailleurs toute l’importance et toute l’utilité, n’ont jamais été l’objet de mes études. Je suis bien ignorant sur ce point ; mais il n’est plus temps aujourd’hui de réparer à cet égard le vice de mon éducation, et je crois aussi celui de beaucoup d’autres. Ces différentes connaissances, dont on a si souvent occasion de faire usage dans le cours de sa vie, ne sont pas du genre de celles qu’on peut acquérir par la méditation, par des études faites à l’ombre et dans le silence du cabinet. Ici il faut agir, se déplacer ; il faut visiter toutes les sortes d’ateliers ; faire, comme Diderot, travailler devant soi les artistes ; travailler soi-même sous leurs yeux ; les interroger ; et, ce qui est encore plus difficile, savoir entendre leurs réponses souvent obscures, parce qu’ils ne veulent pas se rendre plus clairs ; et quelquefois aussi parce qu’ils n’en ont pas le talent. (N.)