Satires (A. Pommier)

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Satires (A. Pommier)
Revue des Deux Mondes, période initialetome 8 (p. 893-905).

SATIRES.




I.
LES TRAFIQUANS LITTERAIRES.[1]




Soldats (c’est à mes vers que je parle en ces termes),
Soyez plus que jamais et résolus et fermes :
La circonstance exige un vigoureux effort.
Nous rentrons en campagne, et nous allons d’abord

Faire une charge à fond sur les auteurs sans style,
Sur la littérature infime et mercantile.
Chauds encore du courroux dont vous avez frémi,
Attaquez bravement ce nouvel ennemi.
Au roman-feuilleton quand vous livrez bataille,
Ne jugez pas sa force en raison de sa taille,
Et que de l’art français ce fils adultérin,
Par vos coups abattu, reste sur le terrain.
La justice est pour vous, le bon goût vous seconde.
David était petit, petite aussi la fronde,
D’où partit le caillou qui finit le destin
Du massif Goliath, le géant philistin.

Oh ! lorsqu’à dix-huit ans, ame honnête et candide,
Ignorant tout calcul, tout sentiment sordide,
Écolier plein d’ardeur et désintéressé,
Au seul aspect du beau palpitant, oppressé,
Cherchant avec amour les traces des vieux maîtres,
Je me vouais de cœur au saint culte des lettres,
Qui m’eût dit que j’aurais un jour pour compagnons
Tant de spéculateurs, et tant de maquignons ?
Certes, si j’avais su la boutique aussi sale,
Quel commerce on y fait, quelle odeur s’en exhale,
J’eusse bien rabattu de mon naïf orgueil,
Et peut-être, d’effroi, reculé dès le seuil.
Au lieu du vrai poète, industrieuse abeille,
De Flore dans son vol butinant la corbeille,
Qu’ai-je trouvé, bon Dieu ! des frelons affamés,
Un tas d’êtres perdus et de gens diffamés,
Courtiers, agioteurs, marchands, hommes d’affaires,
Exploitant avant tout les veines aurifères,
Toujours prêts à lancer dans le premier journal
Les vils produits d’un art mercenaire et vénal,
Écrivains-usuriers déshonorant la plume,
Alchimistes cherchant de volume en volume
Ce merveilleux secret qui les séduit d’abord,
La transmutation de la pensée en or.

Si du moins je pouvais de leur négoce immonde
Par mon rude parler désabuser le monde !

 
L’artiste est toujours noble, et ce n’est pas en vain
Que Despréaux condamne un auteur âpre au gain.
Il est temps de livrer aux publiques risées
Ces idoles du jour, d’un coup de poing brisées ;
Il est temps de saisir la férule ; il est temps
De clore un peu le bec à tant de charlatans,
De crier plus haut qu’eux, de montrer que la vogue
N’a pas le sens commun en adoptant leur drogue,
De décrocher enfin leurs menteurs écriteaux,
Et de jeter à bas leurs impudens tréteaux.
Je ne m’en cache pas, leur succès me contriste,
Moi, loyal ouvrier, obscur et pauvre artiste.
N’est-ce pas une honte, en effet, de les voir
Au probe travailleur enlever tout espoir,
Avec leur lourd fatras, leur style d’antichambre,
Occuper le lecteur de janvier à décembre,
Et troubler, à l’égard des grands évènemens,
Le public de Paris et des départemens ?
Le roman n’est pas né, que déjà l’on fait rage,
Et pour lui s’organise un vaste compérage.
On le prône à l’état de germe, de foetus ;
On chauffe les esprits ; les moyens rebattus
Ne sont pas négligés ; si l’acquéreur est riche,
Il sème la réclame, il prodigue l’affiche.
C’est ainsi que l’on fait, par des tours frauduleux,
A de vrais avortons des succès scandaleux,
Et quand le livre naît salué de fanfares,
Vanté comme le fils d’un esprit des plus races,
Comme une œuvre sublime, un prodige immortel,
Plus d’un niais y mord et l’accepte pour tel.

Jaloux ! dira quelqu’un. Moi ? Permettez, mon maître :
Je m’adresserais mieux, si j’étais homme à l’être.
Jaloux ! Et de quoi donc ? De ce style ampoulé,
Dans un moule banal grossièrement coulé,
De ces tableaux communs, de ces pauvres idées,
S’entassant pêle-mêle, ou gauchement soudées ;
De cet échafaudage à grands frais s’élevant,
Pour faire une baraque à choir au premier vent ?
Sans doute on est froissé de voir des rhapsodies

 
À titre de chefs-d’œuvre en tous lieux applaudies,
De voir tel barbouilleur vendu cher, illustré,
Quand plus d’un vrai talent de sa gloire est frustré.
Le roman-feuilleton nous traque nous opprime ;
Son bruit ne permet pas qu’on entende la rime :
Mais ses auteurs, vers qui, béans, nous nous tournons,
Ont beau voir sans repos carillonner leurs noms ;
Ils ont beau, du public amour et coqueluche,
Se pavaner au comble où l’engouent les juche,
Sachant comment leur vient ce triomphe éclatant,
Je n’achèterais pas leur gloire au prix coûtant.

Non, certes, car leur gloire est bien de contrebande,
Toute faite de puffs et d’œuvres de commande.
Pour plaire à notre siècle et marcher à son gré,
Ils ont su découvrir le genre accéléré.
Scudéry n’est plus rien, dont la fertile plume
Tous les mois, nous dit-on, accouchait d’un volume.
Nos faiseurs riraient bien de son maigre labeur.
Ils ont à l’art d’écrire appliqué la vapeur.
Leur plume est la machine ou la locomotive
Que précipite au but le chauffeur qui l’active ;
Ils font un livre à l’heure ; ils vous ont des cerveaux
De la force de cent ou cent vingt chevaux.
Le puits artésien, c’est leur verve ; elle abonde
Comme l’eau d’un étang dont on ôte la bonde ; .
On ne peut échapper à ce flot redouté.
Mais on sait le secret de leur fécondité :
Ils sont entrepreneurs ; ils ont des filatures,
Des ateliers d’esprit et des manufactures.
Là, se confectionne, et toujours sans lenteur,
Le produit attendu par le consommateur ;
Là, grace aux ouvriers, maîtres et contre-maîtres,
On peut, à jour fixé, vous livrer tant de mètres
De style, si pourtant l’on peut nommer ainsi
Je ne sais quoi de mou, de fade et de ranci,
Sortant à point nommé de ces pauvres cervelles
Qui vont fonctionnant comme des manivelles.
Quel métier, juste ciel ! N’est-il pas affligeant
De voir ce que l’on fait de l’être intelligent,

De voir ces journaliers du roman et du drame
Dilapider ainsi leur talent et leur ame ?
Mais il faut aller vite, il faut improviser ;
Le mode expéditif, c’est où l’on doit viser
Or, seul, on est trop faible, et de nos jours en France,
Afin de soutenir la grande concurrence,
On a vu s’élever ce fléau corrupteur,
Cet opprobre de l’art : le collaborateur.

Autrefois, on faisait ses ouvrages soi-même ;
On portait sur ce point le scrupule à l’extrême.
Maintenant, on s’y prend de tout autre façon :
Chacun a son manœuvre et son aide-maçon ;
L’un fait le sérieux et l’autre le folâtre ;
L’un fournit le moellon, l’autre gâche le plâtre ;
L’un couve l’œuf après que l’autre l’a pondu.
On n’y connaît plus rien, et tout est confondu,
Car les livres nouveaux que Paul met en lumière
Sont combinés par Jean et sont écrits par Pierre.
Pêle-mêle sans nom ! tripotage hideux !
Conçoit-on ces produits manipulés à deux,
A trois, à quatre, à cinq, ces plats faits à la hâte,
Ces gâteaux dont chacun a repétri la pâte ?

J’estime un pauvre diable, honnête charpentier,
Agençant à lui seul un mélodrame entier.
Son style n’est pas fort, mais du moins c’est son style.
Ce qui me trouvera toujours d’humeur hostile,
Ce sont ces commerçans, faisant ensemble un bail,
Et mettant en commun leur fétide travail ;
Ce sont ces arrangeurs de quelque œuvre cynique,
Ces cotisations, sorte de pique-nique,
Où plusieurs beaux-esprits s’en viennent boursiller,
Dans de honteux détails trempant sans sourciller.
Et que de plagiats pour suffire à la vente !
On va trop lentement, quand toujours on invente.
Quelques-uns, repêchant un livre enseveli,
Pour se l’approprier le tirent de l’oubli ;
D’autres, dont le nom seul vaut un achalandage,
Exploitent le talent moindre de rang et d’age

 
Qui travaille sous eux. Que d’hommes, aujourd’hui,
Paraissent grands, perchés sur l’épaule d’autrui !
On dit : Ces esprits-là sont sans cesse en gésine.
C’est qu’on ne connaît pas toute cette cuisine.
Le parrain, d’un ouvrage et l’auteur putatif
N’en est jamais le père et l’auteur effectif.
Ce ne sont que trafics, que fausses signatures,
Que déprédations, mensonges, impostures.
Les fameux aux petits servent de prête-nom.
Un ouvrage à présent, c’est l’enfant de Ninon,
Équivoque produit que chacun a pu faire,
Dont, à la courte-paille, il faut tirer le père.

Mais quel fâcheux éclat, quand les associés
D’après leur lot d’esprit veulent être payés,
Quand le maître, le chef, romancier, dramaturge,
Voit le menu fretin qui contre lui s’insurge,
Quand le commanditaire et le copartageant,
Ayant dans le travail fourni leur contingent,
Font valoir, à grands cris, suivant la loi marchande,
Le droit que leur assure aux parts du dividende
La copaternité de ce livre, leur fils,
Propriété qui reste à tous par indivis !
Toujours, l’instant venu de liquider les comptes,
De la littérature on voit à nu les hontes.
Ces contestations, ces ignobles débats,
Montrent que l’art d’écrire est descendu bien bas.
La justice est saisi : alors les procédures
Dévoilent au public des montagnes d’ordures ;
Le fond du sac se vide, et les colitigans
Se traitent sans façon de fripons, de brigands ;
On entend, à travers l’étrange dialogue,
Voler les démentis ; lancés d’une voix rogue :
C’est moi qui suis l’auteur ! — Ce n’est pas vrai ; c’est moi !
— Où donc est la droiture ? où donc la bonne foi ? .
Comme ça fait honneur aux choses littéraires !
Comme il est régalant d’avoir de tels confrères !
La Cour, presque toujours trouvant un écolier,
Qu’une illustration a voulu spolier,
Réduit cette dernière à sa portioncule,

 
Plus une large part en fait de ridicule,
Ordonnant le transfert des drames, des romans,
La restitution des applaudissemens.

O Molière ! ô Corneille ! admirables génies !
Connûtes-vous jamais de telles vilenies ?
Ce n’était pas le lucre et la cupidité
Qui vous firent si grands, si pleins de majesté !
Nous, nous sommes petits, et nos ames abjectes
Ont fait, des temples saints, des gargotes infectes,
Des taudis repoussans, où, tristes brocanteurs,
Nous trompons à l’envi les pauvres acheteurs.
L’art, le soin, le travail, tombe en désuétude ;
Des calculs d’usuriers ont remplace l’étude.
Comme un riche filon, un précieux lingot,
Où découvre un beau jour les graces de l’argot.
Voici le genre escarpe, et tout un peuple y gagne
De se former l’oreille aux mots coquets du bagne.
On avait épuisé les boudoirs, les dandys :
Place aux coupeurs de bourse et de gorge, aux bandits !
On vous en donnera, dans ces œuvres hybrides,
Des cauchemars d’enfer et des scènes, putrides,
De révoltans détails, d’atroces passions,
Des attaques de nerfs et des crispations.
Personnages hideux, nez coupés, jambes torses,
Présentés au public, lui serviront d’amorces.
Ce n’est pas qu’en blâmant ce genre crapuleux
Je prétende passer pour un grand scrupuleux :
Moi-même j’ai commis des débauches de plume ;
J’ai de tableaux bien crus semé plus d’un volume,
Et plusieurs m’ont repris, comme étant coutumier
De remuer par goût la fange et le fumier.
Je ne suis, on le sait, prude ni rigoriste ;
J’admets tout, mais partout je veux trouver l’artiste,
Non un calculateur sans verve et sans esprit
Qui fait du vice à froid en songeant au profit.

Mais, parbleu ! je me trompe, et ce n’est plus le vice
Dont on semble à présent espérer bénéfice.
Depuis peu, le vent tourne à la moralité :

 
Nos gens, pour raviver la curiosité,
Facétie ordinaire aux faiseurs de grimaces,
Prennent en main la cause et l’intérêt des masses,
Et vont passer aux yeux des bons provinciaux
Pour les réformateurs des abus sociaux.
Du petit manteau bleu devenus les émules,
Étalant gravement leurs projets, leurs formules,
Ils couronnent de fleurs la, vertu, se chargeant
D’être utiles, moraux, toujours pour de l’argent.
Oh ! par ma foi, ce puff, cette tartuferie,
Ce rôle vertueux mérite qu’on en rie.
Il est plaisant de voir tel écrivain gagé,
Dans ses livres long-temps pessimiste enragé,
Qui, virant tout à coup, nous prêche, nous sermonne,
Exalte le devoir, recommande l’aumône.
Vous prenez trop de soin, messieurs, en vérité :
Nous avions l’Evangile avec la charité.
Berner ces histrions de la philanthropie,
Je le demande un peu, n’est-ce pas œuvre pie ?

J’ai souvent regretté de n’être pas Sylla,
Ou Tibère, ou Néron, ou bien Caracalla.
Je comprends par momens cette énigme effroyable,
Le plaisir d’être maître et d’être impitoyable,
Et la haine que j’ai pour les méchans auteurs
M’explique les tyrans et les persécuteurs.
Que n’ai-je seulement trois mois de dictature !
Je mettrais ordre à tout dans la littérature,
Et, moderne Dracon, ferais de telles lois,
Que force beaux-esprits n’écriraient pas deux fois.
Il en est quinze ou vingt, et je crois beaucoup dire,
A qui je permettrais de rimer et d’écrire :
Le reste aurait défense, à peine de la hart,
De jamais approcher du seuil sacré de l’art.
Les inhabiles voix, je les rendrais muettes,
Et ferais empaler tous les mauvais poètes.
Bien leur prend, vous voyez, que je ne sois pas roi ;
Ils passeraient leur temps assez mal avec moi.

Mais, au fond, sont-ils seuls coupables de leurs livres ?

 
Ce serait au public à leur couper les vivres.
Or, le public français, que leur plume abêtit,
Dévore goulument, et de grand appétit,
De vieux mets rhabillés qu’on lui sert à la chaude,
Et ne s’aperçoit point qu’on le pipe et le fraude.
Le public se compose en grande part d’oisons
Capables de happer les plus vilains poisons,
Et d’avaler tout doux quelque horrible mixture,
Sous prétexte de prose et de littérature.
Il leur faut ce qu’on sert aux truands, aux coquins,
De ces hideux fricots, qu’on appelle arlequins,
Faits de restes mêlés. Prenez tel livre en vogue ;
Examinez-le bien, y compris le prologue ;
Qu’y trouvez-vous ? un tas de rêves déréglés,
Ne plaisant qu’aux benêts, par la mode aveuglés,
Un salmis de tableaux, d’intrigues ordurières
Faites pour les portiers et pour les chambrières,
Un indigeste amas de personnages faux,
Bons au plus à charmer l’oisiveté des sots,
Un fade enchaînement de scènes puériles,
Superfétations de cervelles stériles,
Et qui, peine infligée à leurs débordemens,
Ne procéderont plus que par avortemens.
Et le style ! à ce point je reviendrai sans cesse ;
N’est-il pas lourd, pâteux, et de la pire espèce ?
Approchez tant soit peu : c’est ébauché, c’est laid ;
On dirait un décor, et c’est peint au balai.
Parfois la phrase affecte et l’audace et l’ellipse,
Prend un ton solennel, un air d’apocalypse,
Puis ailleurs elle va d’un pas traînant et mou,
Cheval estrapassé de fiacre ou de coucou.

L’argent ! l’argent ! dit-on, c’est le nerf du génie ;
Selon qu’il est payé, l’homme vaut. Je le nie.
Des faiseurs en nos jours les salaires sont grands ;
Ce sont des monceaux d’or et des cent mille francs ;
On vante des journaux la fabuleuse enchère :
Je trouve qu’ils nous font pourtant bien maigre chère.
Combien de nos aïeux nous avons forligné !

O nos grands prosateurs, Saint-Simon, Sévigné,
Amyot Montesquieu, Bossuet, La Bruyère,
Montaigne, Fénelon, Bernardin de Saint-Pierre,
Impétueux Rousseau, net et vif Arouet,
Comment nommeriez-vous notre écœurant brouet ?
La bouteille de vin en un seau d’eau versée
N’a point une saveur plus fade et plus passée.
Que pense Villemain, et que pensait Nodier
De ce style à la fois vulgaire et minaudier,
De ce style de rue aux cyniques allures,
Tout chargé de haillons, tout plein de boursouflures,
Stylé de billonneurs, style de bas aloi,
Que chacun ferait bien d’exécrer comme moi ?
Comment ont-ils traité notre langue française ?
Ils l’ont faite grossière, emphatique et niaise.
Elle était grande dame autrefois : maintenant,
Impudique et déchue, elle est à tout venant…
On a troué ses bas, vermillonné sa joue ;
Le clinquant aux cheveux, et les pieds dans la boue,
Par la pluie et le froid et les neiges d’hiver,
Gelée au vent des nuits qui siffle sur sa chair,
Elle fait sentinelle, et, fidèle à son poste,
Attaque de propos le passant quelle accoste,
Puis, quand elle a souri d’un sourire de mort,
Elle se sent monter au cœur comme un remord,
Baisse la tête et pleure, et s’assied sur la borne,
Et, là, songe au passé, mélancolique et morne.

Eh bien, voilà pourtant ce qu’on préfère à tout,
Ce qui seul du lecteur flatte à présent le goût.
Chose qui m’ébahit, me fait peur, me consterne !
Des êtres qui n’ont lu ni Lesage ni Sterne,
A qui tout vrai chef-d’œuvre est plus qu’indifférent,
Auraient regret à perdre un mot du Juif Errant.
Je sais tel animal n’ouvrant jamais un livre,
Que le susdit roman jusqu’au transport enivre.
Mais vraiment, comme on dit, c’est donc bien saisissant,
C’est donc bien savoureux et bien appétissant,
Qu’il se trouve à milliers des rats assez voraces

Pour ronger chaque jour toutes ces paperasses ?

Il n’est plus qu’un objet et qu’une occasion
Qui puissent, au roman faire diversion :
C’est lorsque l’on apprend par la rumeur publique
Qu’un malheureux époux est mort de la colique,
Que la justice informe et qu’on aura bientôt
Des débats scandaleux et tels qu’il nous les faut.
Tout s’émeut, tout s’apprête, et le lecteur avide
Dresse à l’instant l’oreille et déjà mâche à vide.
C’est encore un plaisir littéraire et moral,
Et l’empoisonnement est du goût général.
Comme on avait bien soin, lors du procès Lacoste,
Que les moindres détails nous parvinssent en poste !
Pour qu’on n’en perdît rien, les journaux à la fois
Enflaient tous leurs clairons et tous leurs porte-voix.
Ils répétaient en chœur les paroles précises
Dites par les témoins devant la cour d’assises,
Et la manne attendue arrivait tous les jours
Pour donner la becquée à d’affamés vautours.
Or donc, qu’une luronne avance son veuvage
À l’aide d’une poudre ou de quelque breuvage,
La voilà sur-le-champ le but de tous les yeux.
Le tribunal s’emplit de flots de curieux ;
La salle est un parterre où chacun, homme et femme,
Vient chercher à l’envi l’émotion du drame ;
On s’y presse, on s’y bat ; tous veulent assister
À la pièce de sang qu’on va représenter.
Et, durant le débat, le public se régale
Des secrets qu’a livrés l’alcôve conjugale.
Puis viennent la chimie et l’exhumation,
Pour tâcher d’établir l’intoxication ;
Mais comment, sans horreur, traiter cette matière,
Peindre ces corps dissous qu’on prend à la cuillère,
Ces jarres où l’on met les chairs que profana
L’arsenic, la morphine ou l’aqua-tophana,
Ces muscles, ces lambeaux, toutes ces pourritures,
Ces débris empotés comme des confitures !
Oh ! dame ! c’est encor plus odoriférant

Que le roman du jour, fût-ce le Juif Errant.
C’est d’un fumet plus haut.

Mais, à part ces poulettes
Qui, lasses d’un mari, lui donnent des boulettes,
Le roman-feuilleton charme seul l’abonné.
Des pères de famille, et j’en suis étonné
Lui laisseront franchir ce cordon sanitaire,
Qui tient loin de l’enfant tout livre délétère.
Que peut-il advenir de telle liberté ?
C’est admettre un gredin dans son intimité.
Autour de cette table où le journal s’étale,
L’enfant ne peut toujours rester comme un Tantale ;
Il y mettra la main, et, s’y risquant sans peur,
De quelque turpitude il souillera son cœur.
Bientôt la jeune fille, objet de soins austères,
Connaîtra notre monde et ses hideux mystères ;
Elle saura les tours et les raffinemens
Que la débauche inspire à d’effrénés amans.
C’est ainsi trop souvent que la peste circule,
Que le virus partout s’infiltre et s’inocule,
Que des cœurs encor purs, des cœurs non viciés,
Sont par un mot coupable au crime initiés !
Et comment balancer ces lectures infames,
Et quel chlore pourra désinfecter les ames ?

Mais, tandis que je parle, il n’est bruit que du Juif.
Il menaçait d’abord d’être peu productif.
C’était ma enfourné : pour prévenir les suites,
On a tant bien que mal mis en jeu les jésuites.
J’espère encor pourtant, malgré son grand fracas,
Que tout vrai connaisseur jamais n’en fera cas,
Et qu’il ne verra point, le digne patriarche,
Les vivat jusqu’au bout accompagner sa marche.
O juif, étrange objet d’un fol empressement !
Juif, dont partout me suit le retentissement !
Juif, à qui la réclame a fait un nom sonore !
Juif enfin que je hais, quand tout bourgeois t’honore !
Puissent l’art et le goût, ensemble conjurés,

Ébranler tes destins encor mal assurés ;
Et, si ce n’est assez de ce que je publie,
Que contre toi le Siècle au Moniteurs’allie !
Que vingt, journaux unis, Débats, Presse, Univers,
S’arment, pour t’accabler, et de prose et de vers !
Que toi-même, approuvant, ton abonné qui bâille,
Dises piteusement : Je n’ai rien fait qui vaille !
Que le Charivari, stimulé par mes vœux,
Le Corsaire l’aidant, te prenne entre deux feux !
Puissé-je sur le dos te voir tomber le Globe,
Voir tous tes feuilletons gagner la garderobe,
Voir le dernier lecteur rentrant son dernier sou,
En être un peu la cause et rire tout mon, saoul !

AMÉDÉE POMMIER.

  1. Les vices publics appellent la répression ; les grands scandales sont justiciables de la satire. Le moindre de leurs nombreux inconvéniens, et qui devient une nécessité dernière, c’est de forcer cette satire elle-même, qui les combat, d’aller sur leur terrain, et, en luttant contre eux, de les toucher, pour ainsi dire, à pleine main et corps à corps. Les anciens n’ont jamais reculé devant ce genre d’exécution : on sait l’audace de Juvénal. Nos aïeux gaulois ne reculèrent pas davantage, et Régnier osa dire en face aux hypocrites de son temps leur secret. Avec Boileau, la satire redevint plus purement littéraire, et les grands vices semblaient se soustraire à son ressort. Gilbert la refit audacieuse et directement sociale. Tout au commencement de ce siècle, il se publia quelques essais en vers contre les scandales de toute sorte légués par le Directoire, et les quatre Satires de Despaze furent, un moment, remarquées. A des excès d’un genre nouveau, mais qui, à certains égards, valent tous ceux du passé, il n’est pas inutile d’opposer des voix mâles, qui sachent parler haut, et surmonter au besoin les rumeurs des coalisés. C’est pourquoi nous n’hésitons pas à publier ces vers, où un poète honnête homme a rendu avec franchise des pensées qui ne sont que vraies.