Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/L’oiseau de Washington

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L’OISEAU DE WASHINGTON.


C’était dans le mois de février 1814 qu’il me fut donné de contempler, pour la première fois, ce noble oiseau ; et jamais je n’oublierai le délicieux spectacle que cette vue me procura. Non ! Herschell lui-même, quand il découvrit la planète qui porte son nom, ne dut pas éprouver d’émotions plus ravissantes.

Nous étions en tournée pour affaires de commerce et remontions le haut Mississipi. Les rafales transperçantes de l’hiver sifflaient autour de nous, et la rigueur du froid avait glacé en moi cet intérêt si profond que d’ordinaire, l’aspect de ce fleuve magnifique ne manquait jamais de m’inspirer. Je restais là étendu, sans énergie, auprès de notre patron ; la sûreté de la cargaison était oubliée, et la seule chose qui pût encore attirer mon attention était la multitude de canards de diverses espèces qui, en compagnie de nombreuses troupes de cygnes, nous dépassaient de temps à autre. Mon patron, un Canadien, avait fait pendant plusieurs années le commerce des fourrures ; c’était un homme de beaucoup d’intelligence, et comme il s’était aperçu que ces oiseaux avaient captivé ma curiosité, il semblait désireux de trouver quelque nouvel objet pour me distraire. Un aigle s’envola au-dessus de nous. « Ah ! quel bonheur, s’écria-t-il, voilà ce que je cherchais : regardez donc, monsieur, le grand aigle ; c’est le seul que j’aie vu depuis que j’ai quitté les lacs ! » À l’instant je fus sur pied, et après l’avoir examiné attentivement, je conclus, en le perdant de vue dans le lointain, que c’était une espèce entièrement nouvelle pour moi. Mon patron m’assura qu’en effet de tels oiseaux étaient rares ; que quelquefois ils suivaient le chasseur pour se repaître des entrailles des animaux qu’il avait tués, lorsque les lacs étaient gelés ; mais qu’en d’autres saisons ils plongeaient, pendant le jour, après le poisson, et l’enlevaient dans leurs serres à la manière de l’orfraie ; que généralement ils se tenaient sur les plates-formes des rochers où ils bâtissaient leurs nids, et qu’enfin plusieurs de ces nids lui avaient été indiqués par la quantité de fiente blanche éparse au-dessous.

Pour moi, convaincu que cet oiseau était inconnu aux naturalistes, je ressentis un vif désir de me renseigner sur ses habitudes, et d’apprendre par quelles particularités il pouvait différer des autres. Mais ce ne fut que quelques années plus tard que je le rencontrai de nouveau, un jour que j’étais occupé à ramasser des écrevisses sur un de ces bancs de sable qui bornent et divisent la rivière Verte, dans le Kentucky, non loin de sa jonction avec l’Ohio. La rivière, en cet endroit, est bordée par un rang d’écueils qui suivent quelque temps ses ondulations. Sur ces rochers, presque perpendiculaires, je remarquai une quantité d’excréments blanchâtres, que j’attribuai d’abord à des hiboux. Je fis part de cette circonstance à mes compagnons, et l’un d’eux, qui demeurait non loin de là, me dit qu’ils provenaient du nid de l’aigle brun, voulant indiquer l’aigle à tête blanche, non encore adulte. Je l’assurai que ce ne pouvait être l’aigle brun, puisque ni les jeunes ni les vieux de cette espèce ne bâtissent jamais sur les rochers, mais toujours sur les arbres ; et bien qu’il ne pût rien répondre à mon objection, il n’en continua pas moins à soutenir que l’espèce n’y faisait rien et qu’un aigle brun, de taille plus qu’ordinaire, devait avoir bâti là ; que lui-même, après avoir guetté le nid quelques jours auparavant, il avait vu l’un des vieux plonger et rapporter un poisson : chose qui cependant lui avait paru étrange, car il avait toujours observé jusqu’alors qu’aigles bruns, aussi bien qu’aigles de mer, ne se procuraient ce genre de nourriture qu’en le volant au faucon pêcheur. Il ajouta que, si je voulais absolument savoir à qui ce nid appartenait, je pourrais bientôt me satisfaire, les parents ne pouvant manquer de revenir pour apporter du poisson à leurs petits, ainsi qu’il les avait déjà vus faire.

Dans une fiévreuse attente, je m’assis à cent pas environ du pied du roc. Jamais le temps ne m’avait paru plus long. Je ne pouvais contenir l’impatience de mon excessive curiosité. J’espérais, et quelque chose me disait tout bas, que c’était bien réellement le nid d’un aigle de mer. Deux longues heures s’étaient écoulées, et aucun des vieux ne paraissait ; enfin, la présence de l’un d’eux nous fut annoncée par un fort sifflement des deux petits, qui rampèrent jusqu’à l’entrée du trou pour recevoir un beau poisson. J’avais une vue parfaite du noble oiseau, tandis qu’il se tenait sur le bord du roc, laissant pendre, comme l’hirondelle, sa queue étalée et ses ailes ouvertes en partie. Je tremblais qu’un mot n’échappât à mes compagnons ; le moindre murmure de leur part eût été trahison. Heureusement ils entrèrent dans mes idées et, bien que ne prenant qu’un médiocre intérêt à cette scène, ils se mirent à regarder avec moi. — Quelques minutes après, l’autre arrivait également au nid, et à la différence de taille (la femelle des oiseaux rapaces étant de beaucoup la plus grosse) nous reconnûmes que c’était la mère. Elle apportait aussi un poisson ; mais plus prudente que le mâle, elle jeta son regard vif et perçant aux alentours, et de suite s’aperçut que sa demeure était découverte. Elle laissa tomber sa proie, d’un cri rauque et retentissant, donna l’alarme au mâle et, planant avec lui au-dessus de nos têtes, ne cessa de pousser des cris de colère, en nous menaçant, pour nous détourner de nos desseins suspects. Cette vigilante sollicitude, je l’ai toujours trouvée particulière aux femelles. — Faut-il entendre que je ne veux parler que des oiseaux ?

Cependant les jeunes s’étaient cachés ; nous approchâmes pour ramasser le poisson que la mère avait laissé tomber : c’était une perche blanche d’environ cinq livres et demie. La partie supérieure de la tête était défoncée, et le derrière déchiré par les serres de l’aigle. C’était bien effectivement à la manière du faucon pêcheur, que nous venions de la lui voir apporter.

Notre partie s’en allant terminée pour ce jour-là, nous convînmes, tout en regagnant la maison, de revenir le lendemain matin, dans l’intention de nous emparer à la fois des vieux et des jeunes. Mais le temps se mit à la tempête, et il nous fallut de nécessité remettre notre expédition. Le troisième jour, hommes et fusils étant prêts, nous retournâmes au rocher. Les uns se postèrent au pied, d’autres sur le haut ; mais ce fut en vain : de toute la journée nous ne pûmes ni voir ni entendre un aigle. Les parents, avertis, avaient prudemment prévenu notre invasion et, sans doute, emporté leur famille en lieu plus sûr.

Enfin, il arriva, le moment que j’avais si souvent, si ardemment désiré ! Deux années s’étaient écoulées en excursions sans résultats ; un jour que je me rendais de Henderson chez le docteur Rankin, à cent pas à peine devant moi et du milieu d’un petit enclos où le docteur, peu de jours auparavant, avait tué quelques pourceaux, je vis s’enlever un aigle qui vint se percher sur un arbre bas dont les branches s’étendaient au-dessus de la route. J’armai mon fusil à deux coups, qui ne me quitte jamais, et m’approchai tout doucement et avec précaution. Lui, sans peur, il m’attendait, me regardant d’un œil intrépide. Je tirai, et il tomba. Avant que je n’eusse eu le temps de le ramasser, il était mort. Avec quel délice je contemplai le magnifique oiseau. Non ! le plus beau saumon ne lui avait jamais fait autant de plaisir qu’il m’en faisait à moi-même. Je courus et le présentai à mon ami, avec un sentiment d’orgueil que comprendront ceux-là seulement qui, comme moi, dès leur enfance, se sont dévoués à de telles conquêtes et y ont trouvé leurs premiers plaisirs, mais que les autres traiteront de niaiserie et d’enfantillage. Le docteur, qui était un chasseur expérimenté, examina l’oiseau d’un œil très satisfait, et m’avoua franchement qu’il ne l’avait jamais vu et même n’en avait jamais entendu parler.

Le nom que j’ai choisi pour cette nouvelle espèce d’aigle, « l’oiseau de Washington », pourra paraître à quelques-uns trop ambitieux et peu convenable. Mais comme c’est incontestablement le plus noble oiseau de son genre qui jusqu’ici ait été découvert aux États-Unis, je me suis cru autorisé à l’honorer du nom d’un personnage plus noble encore, d’un homme qui a été le sauveur de son pays et dont le nom lui sera toujours cher. À ceux qui seraient curieux de connaître mes raisons, je dirai seulement que, le Nouveau Monde m’ayant donné le jour et la liberté, le grand homme qui assura son indépendance est près de mon cœur. Il eut une noblesse d’esprit, une générosité d’âme, telles qu’on en possède rarement ; il était brave, aussi l’est cet aigle ; comme lui il fut la terreur de ses ennemis, et sa renommée, s’étendant d’un pôle à l’autre pôle, ressemble au majestueux essor du plus puissant des habitants de l’air. Si l’Amérique a raison d’être fière de son Washington, elle a droit également d’être fière de son grand aigle.

Au mois de janvier suivant, je vis un couple de ces aigles volant au-dessus des chutes de l’Ohio et se poursuivant l’un l’autre. Le lendemain je les revis encore : la femelle s’était relâchée de ses rigueurs ; elle avait mis de côté sa pruderie, et ils se retiraient continuellement ensemble sur un arbre favori. Je les poursuivis sans succès, pendant plusieurs jours ; ils finirent par abandonner la place.

Le vol de cet oiseau est très différent de celui de l’aigle à tête blanche. Le premier décrit de plus grands cercles, se tient en voguant, si l’on peut dire, plus près de la terre et de la surface de l’eau, et quand il est pour plonger après un poisson, tombe en traçant une spirale, comme pour fermer toute retraite à sa proie, et ne se lance dessus que lorsqu’il n’en est plus qu’à la distance de quelques pas. — Le faucon pêcheur fait souvent de même. — Lorsqu’il s’est emparé d’un poisson, l’aigle de Washington s’envole à une distance considérable, formant dans sa course un angle très aigu avec la surface de l’eau. La dernière fois que j’eus occasion d’en voir, ce fut le 15 novembre 1821, quelques milles plus haut que l’embouchure de l’Ohio : deux de ces oiseaux passèrent au-dessus de notre bateau, descendant la rivière d’un mouvement lent et gracieux.

Étant à Philadelphie, il y a environ douze mois, j’eus la satisfaction de voir un beau spécimen de cet aigle, au musée de M. Brano. C’était un mâle, dans toute la beauté de son plumage et parfaitement conservé. J’avais bien envie de l’acheter pour l’emporter en Europe, mais le prix qu’on en demandait était au-dessus de mes moyens.

Les glandes contenant l’huile destinée à oindre la surface des plumes se trouvaient, dans celui que j’ai représenté, extrêmement grosses. Leur contenu avait l’apparence de lard ramolli et devenu rance. L’oiseau dont il s’agit fait, de cette matière, un bien plus grand usage que l’aigle à tête blanche ou tout autre de cette tribu, si l’on excepte le faucon pêcheur. Tout le plumage, quand on l’examinait de près, semblait avoir été enduit d’une dissolution de gomme arabique et présentait moins de ce vernis duveteux qu’offre la partie supérieure des plumes dans l’aigle à tête blanche. Le mâle pèse 14 livres, poids commun, et mesure 3 pieds 7 pouces de longueur sur 10 pieds 2 pouces d’envergure.