Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/La pèche de la morue

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LA PÊCHE DE LA MORUE.


Je regardais déjà comme chose extraordinaire la quantité de poisson que j’avais vue le long des côtes des Florides ; mais ce que j’en trouvai plus tard au Labrador véritablement m’étonna, et si, en lisant ce que je vais raconter, vous éprouvez cette surprise dont je ne pus d’abord me défendre en présence des faits, vous conclurez, ainsi que je l’ai fait souvent moi-même, que, pour produire de petits animaux à l’usage des gros, et vice versâ, la prévoyante nature dispose de moyens vastes et inépuisables, comme ce monde même que son habile main nous a si curieusement construit.

La côte du Labrador est visitée par des pêcheurs européens, aussi bien que par des américains ; et tous, du moins je le pense, peuvent revendiquer, avec des droits égaux, certaines portions du domaine de la pêche, assignées d’un consentement mutuel à chaque nation. Mais, pour le moment, je bornerai mes observations aux pêcheurs de mon pays, qui, du reste, doivent être de beaucoup les plus nombreux.

Les citoyens de Boston et beaucoup d’autres de nos ports de l’Est sont ceux qui principalement s’adonnent à cette branche de notre commerce. East-Port, dans le Maine, envoie chaque année une grosse flottille de schooners et de pinasses au Labrador, pour se procurer morues, maquereaux, plies, et parfois du hareng ; mais on ne pêche cette dernière sorte de poisson que dans les intervalles des autres travaux. Les vaisseaux de ce port et autres du Maine et du Massachusetts mettent à la voile aussitôt que la chaleur du printemps a débarrassé les mers de l’encombrement des glaces, c’est-à-dire, du commencement de mai à celui de juin.

Un vaisseau de cent tonneaux ou plus est pourvu d’un équipage de douze hommes, tous pêcheurs et matelots consommés. Pour chaque couple de ces hardis marins, on a disposé un bateau de Hampton, qui est amarré sur le pont, ou qu’on suspend aux étais[1]. Leurs provisions sont simples, mais de bonne qualité, et très rarement les gratifie-t-on de quelque ration de spiritueux : du bœuf, du porc, du biscuit avec de l’eau, voilà tout ce qu’ils prennent avec eux. Cependant on a soin de leur donner des vêtements chauds ; des jaquettes et des culottes imprégnées d’huile et à l’épreuve de l’eau, de grandes bottes, des chapeaux aux larges bords et à forme ronde, de fortes mitaines et quelques chemises composent la partie la plus solide de leur garde-robe. Le propriétaire ou capitaine les entretient de lignes, hameçons, filets, et leur fournit aussi les amorces les plus propres à attirer le poisson. La cale du vaisseau est remplie de barils de diverses dimensions, les uns contenant du sel, d’autres pour mettre l’huile qu’on retirera de la morue.

L’appât généralement employé au début de la saison consiste en moules qu’on a salées exprès ; mais dès que le capelan[2] commence à se montrer sur la côte, on s’en sert, comme étant moins coûteux. Souvent même on se contente de chair de fous et autres oiseaux de mer. Les gages des pêcheurs varient de seize à cinquante dollars par mois, suivant la capacité des individus.

Le travail de ces hommes est excessivement dur : sauf le dimanche, rarement sur les vingt-quatre heures leur en accorde-t-on plus de trois de repos. Le cuisinier est le seul qui, sous ce rapport, soit mieux traité ; mais il faut aussi qu’il aide à vider et saler le poisson. Le déjeuner consistant en café, pain et viande pour le capitaine et tout l’équipage, doit être prêt, chaque matin, à trois heures, excepté le dimanche. Chaque homme emporte avec soi son dîner tout cuit, qu’il mange ordinairement sur le lieu même de la pêche.

Ainsi, dès trois heures du matin, l’équipage est tout préparé pour le travail du jour. Ils n’ont plus qu’à prendre leurs bateaux, qui portent chacun deux rames et des voiles de lougre. Alors ils partent tous en même temps, soit à la rame, soit à la voile. Quand on a atteint les bancs où l’on sait que le poisson se plaît, les bateaux s’établissent à de courtes distances les uns des autres ; la petite escadrille laisse tomber l’ancre par une profondeur de dix à vingt pieds d’eau, et immédiatement la pêche commence. Chaque homme a deux lignes et se tient à un bout du bateau du milieu duquel on a enlevé les planches, pour faire place au poisson. Les lignes amorcées sont lancées à l’eau, de chaque côté de la barque ; leurs plombs les entraînent à fond ; un poisson mord : le pêcheur tire à soi brusquement d’abord, puis d’un mouvement continu, et jette sa capture de travers sur une petite barre de fer ronde placée derrière lui, ce qui force le poisson à ouvrir la gueule, tandis que le seul poids de son corps, si petit qu’il soit, fait déchirer les chairs et dégage l’hameçon. Cependant l’amorce est encore bonne, et déjà la ligne est retournée à l’eau chercher un autre poisson, en même temps que, par le bord opposé, le camarade tire la sienne, et ainsi de suite. De cette manière, avec deux hommes travaillant bien, l’opération se continue jusqu’à ce que le bateau soit si chargé que sa ligne de flottaison ne vienne bientôt plus qu’à quelques pouces de la surface de l’eau. Alors on retourne au vaisseau qui attend dans le port, rarement à plus de huit milles des bancs.

Presque toute la journée, les pêcheurs n’ont cessé de babiller : on cause de pêche, d’affaires domestiques, de politique, et autres matières non moins graves. Parfois, une répartie de l’un excite chez l’autre un bruyant éclat de rire qui vole de bouche en bouche, et sur un bon mot voilà toute la flottille en gaieté. C’est à qui se surpassera, à qui prendra le plus de poisson dans un temps donné. De là une nouvelle source d’émulation et de plaisanteries. Mais, en général, les bateaux se remplissent dans le même espace de temps et s’en reviennent tous ensemble.

Une fois arrivé au vaisseau, chacun s’arme d’une perche qui porte au bout un fer recourbé assez semblable aux dents d’une fourche à foin. Avec cet instrument, on perce le poisson qu’on jette d’une secousse sur le pont, en le comptant à haute voix au fur et à mesure ; puis, dès que chaque cargaison est ainsi déposée en sûreté, les bateaux repartent à la pêche ; et quand l’ancre est jetée, l’équipage dîne, pour recommencer. Laissons-les, si vous le permettez, continuer quelque temps leur manœuvre, et voyons un peu ce qui va se passer à bord du vaisseau.

Le capitaine, quatre hommes et le cuisinier ont, dans le courant de la matinée, dressé de longues tables en avant et en arrière de la grande écoutille ; ils ont porté sur le rivage la plus grande partie de leurs barils de sel, et placé en rang de larges caques vides pour les foies. L’intérieur du vaisseau est entièrement débarrassé, sauf un coin, où l’on a déposé un gros tas de sel ; et maintenant les hommes, ayant dîné à midi précis, sont prêts avec leurs grands couteaux. L’un commence par couper la tête de la morue, ce qui se fait d’un bon coup de tranchant et en un seul tour de main ; puis il lui ouvre le ventre par en haut, la pousse à son voisin, jette la tête par-dessus le bord et recommence la même opération sur une autre. Celui auquel le premier poisson a été passé lui enlève les entrailles, en sépare le foie, qu’il jette dans une caque, et le reste par-dessus le bord ; enfin, un troisième individu introduit dextrement son couteau en dessous des vertèbres, les sépare de la chair, qu’il envoie dans le vaisseau par l’écoutille et le surplus toujours à la mer.

Maintenant si vous voulez jeter les yeux dans l’intérieur, vous pourrez voir la dernière cérémonie qui consiste à saler et à entasser la morue dans les barils : six hommes qui en ont l’habitude, et dont les bras veulent s’occuper, suffisent à décapiter, vider, désosser, saler et emballer tout le poisson pris dans la matinée, et à débarrasser complétement le pont pour le moment où les bateaux reviendront avec une nouvelle charge. Leur travail se prolonge ainsi jusqu’à minuit. Alors ils se lavent la figure et les mains, prennent des vêtements propres, suspendent aux haubans leurs appareils de pêche et gagnent le gaillard d’avant, où ils sont bientôt plongés dans un profond sommeil.

Mais il est déjà trois heures du matin ! Le capitaine sort de sa cabine en se frottant les yeux et appelle à haute voix : Tout le monde debout, holà ho !!! Les jambes engourdies, et encore à moitié endormis, les pêcheurs sont bientôt sur le pont. Leurs mains et leurs doigts leur font tant de mal et sont tellement enflés à force de tirer les lignes, qu’ils peuvent à peine s’en servir. Mais c’est bien de cela qu’il s’agit ! Le cuisinier, qui la veille a fait un bon somme et s’est levé une heure avant eux, a préparé le café et les vivres. Le déjeuner est promptement expédié ; on met de côté les vêtements propres, pour reprendre l’habit de fatigue ; chaque bateau, nettoyé d’avance, reçoit ses deux hommes, et la flottille de nouveau fait voile pour le lieu de la pêche.

Il n’y a pas moins de cent schooners ou pinasses dans le port ; or, comme trois cents bateaux partent chaque jour pour les bancs, et que chaque bateau peut prendre en moyenne deux mille morues, quand vient la nuit du samedi au dimanche, c’est à peu près six cent mille poissons qui ont été pris, nombre qui ne laisse pas que de faire un peu de vide dans les premiers parages. Aussi le capitaine profite-t-il de la relâche du dimanche pour rentrer ses barils de sel, qui sont à terre, et se diriger vers un havre mieux approvisionné, où il espère arriver longtemps avant le coucher du soleil. Si la journée est propice, les hommes peuvent se donner du bon temps durant la traversée, et le lundi on recommence comme de plus belle.

Je ne dois pas omettre de vous dire que, tandis qu’il faisait voile d’un port à l’autre, le vaisseau est passé tout près d’un rocher sur lequel des myriades de puffins ont fait leur nid. Là on s’est mis en panne, pour une heure ou deux ; la plupart des hommes sont descendus à terre et ont recueilli d’immenses quantités d’œufs excellents pour remplacer la crème, comme aussi pour servir d’appât au poisson, quand le feu les a durcis. Je puis vous apprendre, en outre, comment nos aventuriers s’y prennent pour distinguer les œufs frais des autres : ils remplissent d’eau de larges tubes, y plongent les œufs qu’ils y laissent une ou deux minutes, puis rejettent comme mauvais ceux qu’ils voient surnager et même ceux qui manifestent la plus légère disposition à remonter à la surface. Quant aux autres qui restent au fond, je vous les garantis, cher lecteur : vous n’en avez jamais mangé de plus succulents, et vos pintades n’en pondent pas de meilleurs dans votre grange.

Le poisson précédemment pris et salé est mis à terre au premier port. On emploie à cette besogne ceux des hommes de l’équipage que le capitaine a reconnus les moins adroits à la pêche. Là, sur des rochers nus ou des échafaudages recouvrant un espace considérable, les morues sont étendues côte à côte pour sécher au soleil ; on les tourne plusieurs fois par jour, et, dans les intervalles, les hommes donnent un coup de main à bord pour nettoyer et serrer les autres produits qu’apportent continuellement les bateaux. Vers le soir, ils reviennent à leurs sécheries pour mettre le poisson en piles qui ressemblent à autant de meules de foin. Ils ont soin d’en disposer le haut de manière à ce que la pluie glisse dessus, et de placer une grosse pierre au sommet pour les empêcher d’être renversées, en cas qu’il survienne quelque fort coup de vent pendant la nuit.

Cependant, le capelan s’est approché des rivages, et, par milliers entre dans chaque bassin, dans chaque ruisseau pour y déposer son frai, car juillet est arrivé. Les morues le suivent, comme le limier suit sa proie, et leurs masses compactes couvrent littéralement les bords. Maintenant, les pêcheurs vont adopter une autre méthode : ils ont apporté avec eux de vastes et profondes seines[3], dont un bout est fixé sur la rive à l’aide d’une corde, tandis que l’autre, qu’on traîne au large pour balayer autant d’espace que possible, est enfin tiré à terre, au moyen d’un cabestan. Quelques hommes, dans des bateaux, soutiennent le haut du filet où sont attachés des morceaux de liége, et battent l’eau pour effrayer le poisson et le pousser vers le bord ; d’autres entrent dans l’eau, armés de crocs, et n’ont que la peine de le harponner et de le jeter à terre, car le filet va se resserrant peu à peu, à mesure que diminue le nombre des poissons qu’il renferme.

Combien croyez-vous qu’en un seul coup on puisse ainsi prendre de morues… cinquante… ou cinquante mille ? Vous aurez quelque idée de la chose quand je vous aurai dit que les jeunes gens de ma société, en se promenant le long du rivage, prenaient à la main des morues vivantes et même des truites de plusieurs livres, avec un simple bout de ficelle et un hameçon à maquereau pendu à la baguette de leur fusil. Deux d’entre eux n’avaient qu’à se mettre à l’eau seulement jusqu’aux genoux le long des rochers, en tenant par les coins leur mouchoir de poche, et bientôt ils le ramenaient plein de petits poissons… Si vous ne voulez pas m’en croire, demandez-le aux pêcheurs eux-mêmes ; ou plutôt allez au Labrador, et là vous en croirez le témoignage de vos propres yeux.

Cette manière de prendre la morue à la seine ne me paraît pas légale, car une grande partie des poissons qui sont finalement tirés à terre se trouvent si petits, qu’on peut les regarder comme n’étant d’aucun usage. Du moins, si on les rejetait à l’eau ! mais on les laisse sur le rivage où, en dernier ressort, ils servent de pâture aux ours, aux loups et aux corbeaux. Les poissons qu’on prend le long de la côte, ou seulement à quelques milles dans les stations de pêche, sont de dimensions médiocres ; et je ne crois pas me tromper en disant qu’il y en a peu qui pèsent plus de deux livres, après qu’ils sont complétement vidés, ou qui dépassent six livres au moment où on les tire de l’eau. — Ils sont sujets à plusieurs maladies et parfois tourmentés par des animaux parasites qui, en peu de temps, les rendent maigres et impropres à la consommation.

Il y a des individus qui, par négligence ou autre cause, ne pêchent qu’avec des hameçons nus et blessent ainsi fréquemment les morues sans les prendre, ce qui les effraye et les fait fuir en foule, au grand préjudice des autres pêcheurs. Quelques-uns emportent leur cargaison de station en station avant de les sécher, tandis que d’autres s’en défont sur-le-champ, en les vendant à des agents venus de pays éloignés. Certains pêcheurs n’ont qu’une pinasse de cinquante tonneaux ; d’autres sont propriétaires de sept ou huit vaisseaux d’une contenance égale ou supérieure. Mais quels que soient leurs moyens, si la saison est favorable, ils se voient en général largement payés de leurs peines. Par exemple, j’ai connu des individus qui, engagés comme mousses à leur premier voyage, se trouvaient, au bout de dix ans, dans une position indépendante, et n’en continuaient pas moins leur métier de pêcheur. « Quelle existence pour nous, me disaient-ils, s’il nous fallait rester sans rien faire à la maison ! » Je m’en rappelle un de cette classe qui, après avoir fait ce genre de trafic pendant plusieurs années, est maintenant à la tête d’une jolie flotte de schooners ; l’un de ces bâtiments possède une cabine aussi propre, aussi confortable que j’en aie jamais vu dans des vaisseaux de cette grandeur. Aussi, celui-ci ne recevait-il le poisson à son bord que quand il était entièrement vidé, ou bien il servait de pilote aux autres et rentrait, de temps en temps, au port avec une ample provision, soit de plies, soit de maquereaux de choix.

Je réserve pour une autre occasion les remarques que j’ai faites sur certaines améliorations qu’on pourrait, je crois, introduire dans nos pêcheries de la côte du Labrador.





  1. Les étais sont de gros cordages dormants qui vont, de la tête des mâts, se fixer sur l’avant.
  2. Nom que l’on donne à une espèce de gade voisin des merlans.
  3. Grand filet qui présente souvent un sac dans son milieu.