Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Le faucon de nuit

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LE FAUCON DE NUIT,

OU ENGOULEVENT DE VIRGINIE.


Le nom de cet oiseau ne s’accorde nullement avec les faits les plus caractéristiques de ses mœurs, puisqu’on peut le voir, et que souvent on l’a vu voler, la plus grande partie du jour, même quand l’atmosphère est parfaitement claire et pure, et quand le soleil brille de tout son éclat. On sait également que le faucon de nuit regagne sa retraite pour ainsi dire avec la brune, et juste au moment où commencent à retentir les notes sonores de l’engoulevent criard et celles du popetué[1], qui, tous les deux, sont bien des rôdeurs nocturnes.

C’est aux approches du 1er avril qu’il fait son apparition dans les basses parties de la Louisiane, se dirigeant plus loin vers l’est. Il n’en reste aucun à nicher dans cet État, non plus que dans celui du Mississipi, ni, tant que je puis le croire, au sud des environs de Charleston. Cependant cette espèce se rencontre dans tous les États méridionaux, mais seulement lorsqu’elle passe, soit pour gagner ceux de l’est, soit, au contraire, quand elle vient de les quitter. En effet, et surtout au printemps, on peut dire que le faucon de nuit ne fait réellement que passer par la Louisiane, puisque quelques jours après qu’il s’y est montré, on ne l’y retrouve déjà plus, et qu’on ne doit l’y revoir qu’avec l’automne. Mais dans cette arrière-saison, comme cette contrée lui offre abondance de nourriture, il se décide à y séjourner plusieurs semaines, glanant les insectes sur les champs de coton, les vastes terres ou les plantations à sucre, et gambadant au-dessus des prairies, le long des lacs et des rivières, depuis le matin jusqu’au soir. L’époque de son retour dans les districts du centre varie suivant l’état de la température, du 15 août à la fin d’octobre.

Leurs migrations s’accomplissent sur une si grande étendue de pays, et ils s’écartent tellement de côté et d’autre, qu’on dirait qu’ils veulent explorer toute la contrée ; c’est ainsi qu’on les voit s’avancer sur un front qui se déploie des bouches du Mississipi jusqu’aux montagnes Rocheuses, et qu’ils se répandent des États du sud, bien loin au delà de nos frontières de l’est ; en sorte qu’ils peuvent se disperser et trouver de quoi vivre par tous les États de l’ouest et de l’est, depuis la Caroline jusqu’au Maine. Durant ce grand voyage, ils passent au-dessus de nos villes et de nos villages, se posent sur les arbres qui décorent nos rues, et même sur le haut des cheminées, d’où ils font entendre leur cri perçant.

J’ai retrouvé ces mêmes oiseaux dans les provinces anglaises du New-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse, où ils restent jusqu’au commencement d’octobre ; mais je n’en ai pas vu un seul à Terre-Neuve, ni sur les rivages du Labrador. Quand ils vont au nord, leur apparition dans les États du centre a lieu vers le 1er mai ; et cependant il est rare qu’ils arrivent avant le mois de juin dans le Maine.

Le vol du faucon de nuit est ferme, agile et très prolongé. Dans les temps nuageux et sombres, il se tient tout le jour sur ses ailes, et il est plus criard alors qu’en aucun autre moment. Ses mouvements au sein des airs sont on ne peut plus gracieux, et la légèreté avec laquelle il s’y joue charme l’œil, qui le suit avec un vif intérêt. Tantôt il glisse avec une aisance qu’on a peine à imaginer ; tantôt, pour monter ou pour se maintenir à une grande hauteur, il donne irrégulièrement de brusques coups d’ailes, comme s’il fondait à l’improviste sur sa proie et la saisissait ; puis il reprend son premier essor. Parfois il s’élève en tournoyant, et chaque élan subit est tout d’abord accompagné de son cri retentissant et aigu ; ou bien il se précipite directement en bas ; il pousse une pointe à droite ou à gauche, et continue toujours d’avancer, en effleurant les rivières, les lacs ou les bords de l’Atlantique, et d’autres fois poursuivant sa course rapide par-dessus la cime des forêts ou le sommet des montagnes. Mais c’est dans la saison des amours qu’il se livre surtout à de curieuses évolutions. On peut dire que le mâle ne fait sa cour qu’en volant ; il se pavane au milieu des airs, et ses mouvements sont des plus élégants et des plus gracieux, à ce point même que je ne connais pas d’oiseau qui, sous ce rapport, puisse rivaliser avec lui.

Très souvent il monte à une centaine de mètres, quelquefois beaucoup plus haut ; et de là, du même air d’insouciance que je viens de signaler, il fait éclater son cri, qui devient plus fort et plus fréquent à mesure que lui-même il s’élève ; mais soudain il s’arrête : le voilà qui retombe obliquement vers la terre, les ailes et la queue à moitié fermées, et avec une telle rapidité, qu’il semble devoir s’y heurter avec violence. Cependant ne craignez rien : quand il arrive près du sol et n’en est plus qu’à deux ou trois pieds peut-être, il déploie tout à coup ses ailes, de façon à ce que, dirigées en bas, elles forment presque un angle droit avec le corps, étend sa queue, brise ainsi subitement l’impétuosité de sa chute, et alors, faisant volte-face, pique en l’air avec une force inconcevable, en décrivant une ligne semi-circulaire de quelques mètres d’étendue. C’est le moment où l’on peut entendre le singulier bruit que produit cet oiseau, car à l’instant même il remonte perpendiculairement et bientôt recommence à faire le beau autour de sa femelle. Quant à ce bruit dont je parle, il provient de ce qu’au moment où l’oiseau dépasse, si je puis dire, le centre de son plongeon, ses ailes, prenant une direction nouvelle et s’ouvrant tout à coup au vent, choquent l’air avec violence, comme les voiles d’un vaisseau qu’on a subitement ramenées en arrière. La femelle crie aussi en volant, mais ne produit pas ce bruit particulier.

C’est un vrai plaisir de voir plusieurs mâles se disputer les faveurs de la même femelle, lorsqu’ils plongent ainsi dans toutes les directions et s’ébattent au travers des airs. Toutefois ce spectacle ne dure pas longtemps, car la femelle n’a pas plutôt fait son choix, que le préféré donne la chasse à tous les intrus, les poursuit hors des limites de ses domaines et revient en triomphe, toujours plongeant, gambadant, mais alors avec moins d’impétuosité et sans s’approcher de la terre.

Lorsqu’il fait vent ou que les ténèbres du soir viennent à s’épaissir, le faucon de nuit vole plus bas et plus légèrement que jamais, en déviant çà et là de sa route pour courir au loin après quelque insecte que son œil subtil a découvert ; puis il reprend sa course comme auparavant. Quand enfin la nuit est tout à fait tombée, il descend par terre ou sur un arbre, et y reste jusqu’au jour, poussant son cri de temps à autre.

Ces oiseaux ne peuvent que très difficilement marcher sur le sol, à cause du peu de longueur et de la position de leurs jambes, qui sont placées très en arrière ; de là vient aussi qu’ils ne peuvent se tenir droits, mais sont obligés de s’appuyer la gorge par terre ou sur la branche et quand ils s’y posent, c’est toujours de côté. Néanmoins, ils le font avec assez d’aisance, et s’accroupissent tantôt sur un arbre ou sur une clôture, parfois sur le faîte d’une maison ou d’une grange. Dans ces diverses situations, on les approche facilement. J’en ai vu de perchés sur une palissade ou un petit mur, qui me laissaient venir à quelques pieds d’eux et semblaient, avec leurs grands yeux doux, me regarder plutôt comme ami que comme ennemi. Cependant ils ne manquaient pas de partir aussitôt que, dans mes mouvements, quelque chose leur avait paru suspect. Comme je l’ai dit, ils crient par intervalles, pendant qu’ils sont ainsi posés ; et quand ils s’arrêtent sur les arbres de nos villes, il est rare qu’ils n’attirent pas l’attention des passants.

Dans la Louisiane, les créoles français appellent cet oiseau crapaud volant, et chauve-souris en Virginie ; mais le nom sous lequel on le connaît le plus communément, est celui de faucon de nuit. La beauté, non moins que la rapidité de son vol, le fait avidement rechercher des amateurs de chasse ; sa chair d’ailleurs n’est pas, tant s’en faut, désagréable. On en tue des milliers en automne, lors de leur retour du sud, et c’est aussi le moment où ils sont gras et pleins de jus. Parfois encore ils plongent en se jouant dans les airs ; mais le bourdonnement de leurs ailes est bien moins remarquable que pendant la saison des amours.

Dans les États du centre, vers le 20 de mai le faucon de nuit, sans beaucoup choisir la place, dépose ses deux œufs, d’un ovale très prononcé et couverts de rousseurs, soit tout simplement par terre, soit sur un tertre au milieu des champs labourés, ou même à nu sur le roc, quelquefois dans une lande et des endroits découverts à la lisière des bois, dans la profondeur desquels il ne s’enfonce jamais. Il ne construit aucune espèce de nid, et ne se donne pas même la peine de creuser une légère excavation dans la terre : — je pense qu’ils n’élèvent qu’une seule couvée par saison. D’abord les petits sont revêtus d’un moelleux duvet dont la couleur, d’un brun sombre, ne contribue pas médiocrement à leur sûreté. Si la femelle est troublée durant l’incubation, elle commence par fuir, mais en feignant de boiter ; elle ne fait que culbuter, sautiller, et s’échappe devant vous à pas tremblants, jusqu’à ce qu’elle vous ait attiré loin de ses œufs ou de ses nourrissons ; alors elle prend la volée et ne revient que lorsque vous êtes bien décidément parti. Mais quand elle croit que vous ne la voyez pas, elle vous laisse approcher à un ou deux pieds de son trésor. Le mâle et la femelle couvent à tour de rôle. Quand les jeunes sont déjà passablement grands et réclament moins de chaleur de leurs parents, ceux-ci se contentent d’ordinaire de se tenir dans leur voisinage immédiat, tranquillement accroupis sur quelque palissade, sur une barrière ou sur un arbre ; et là ils restent si parfaitement immobiles et silencieux, qu’il n’est pas aisé de les y découvrir.

S’ils se sentent blessés, ils font les plus gauches efforts pour se sauver, et quand on les prend dans la main, ils ouvrent le bec à plusieurs reprises, et de toute sa grandeur, comme si les mandibules jouaient sur des gonds qu’un ressort mettrait en mouvement. Ils essayent aussi de frapper avec leurs ailes, à la manière des pigeons, mais sans aucun effet.

Leur nourriture se compose exclusivement d’insectes, et surtout de coléoptères, bien qu’ils sachent attraper plus d’une mouche ou d’une chenille, et soient très habiles à prendre criquets et sauterelles, dont ils se gorgent parfois, tout en rasant le sol avec une extrême rapidité. On les voit aussi boire pendant qu’ils effleurent la surface de l’eau, comme font les hirondelles.

En hiver, il ne reste aucun de ces oiseaux dans toute l’étendue des États-Unis. Le popetué est le seul que j’aie entendu et rencontré, au mois de janvier, sur le cours supérieur de la rivière Saint-Jean, dans la Floride orientale. J’ai su qu’en automne, à la Nouvelle-Orléans, il en demeurait souvent pour chercher la nourriture sur les prairies et les rivières, jusqu’au commencement de la saison pluvieuse ; et c’est aussi l’époque où ils tombent en grand nombre sous les coups du chasseur. Mais qu’il survienne un jour de brume, et le lendemain on n’en verra plus. Dans la saison avancée, quand ils descendent du nord, ils passent si rapidement au-dessus des bois, que l’on n’a que le temps de leur donner un seul regard.

Me trouvant à la Clef Indienne, je vis un couple de ces oiseaux que la foudre avait tués pendant qu’ils fendaient les airs, dans un jour d’effroyable orage. Ils tombèrent sur la mer, et après les avoir ramassés, j’eus beau les examiner avec le plus grand soin, je ne pus jamais leur découvrir la moindre apparence de mal, ni sur les plumes, ni dans l’intérieur du corps.





  1. Chuck-Will’s-Widow (Caprimulgus Carolinus).