Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Les bûcherons de la Floride

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LES BÛCHERONS

ET LE CHÊNE-SAULE DE LA FLORIDE.


La plus grande partie des forêts de la Floride orientale consiste en ce que l’on nomme, dans le langage du pays, des « barrens » ou terrains stériles, plantés seulement de quelques pins. Là les bois sont clair-semés, et l’on ne voit, en effet, que de grands pins, d’assez mauvaise qualité, et au-dessous desquels croissent de hautes et maigres herbes entremêlées çà et là de broussailles et de palmettes à feuilles en épée. Le sol est d’une nature sablonneuse, plat presque partout, et par conséquent recouvert d’eau dans la saison des pluies, tandis que l’ardeur du soleil le dessèche en été et en automne. On y rencontre cependant quelques mares d’une eau stagnante, où le bétail, ici très abondant, vient étancher sa soif, et dans le voisinage desquelles se tiennent les différentes espèces de gibier qui peuplent ces solitudes.

Le voyageur, attristé par une course de plusieurs milles à travers ces régions sauvages, sent tout à coup son cœur réjoui lorsque, dans le lointain, il croit voir poindre un sombre bouquet de chênes-saules et d’autres arbres qui semblent avoir été plantés tout exprès au milieu du désert. À mesure qu’il approche, l’air souffle moins brûlant et plus salubre, le chant de nombreux oiseaux résonne comme une douce musique à ses oreilles, la verdure devient luxuriante, les fleurs prennent un air de santé qui leur donne un nouvel éclat, et l’atmosphère aux alentours s’embaume de délicieux parfums. Tous ces objets lui rafraîchissent l’âme, et, à la vue d’un limpide ruisseau qui murmure entre deux rives herbeuses, il croit déjà sentir l’onde bienfaisante humecter ses lèvres desséchées. Sur sa tête, mille et mille festons de vignes, de jasmins et de bignonias enchaînent chaque arbre à ceux qui l’environnent, et leurs jeunes rameaux s’entrelacent comme dans un transport de mutuelle affection. Sollicité par ces magnifiques ombrages, le voyageur s’arrête, et à peine a-t-il terminé son repas du midi, qu’il voit s’avancer de petites troupes d’hommes dans un léger accoutrement, portant chacun une hache, et qui s’approchent du lieu où il fait sa sieste. Après avoir échangé avec lui les politesses d’usage, ils se mettent immédiatement au travail, car eux aussi viennent justement de finir leur repas.

Il me semble les voir à l’ouvrage : deux d’entre eux se sont établis de chaque côté d’un noble et vénérable chêne. Mais leurs haches, si bien aiguisées et trempées qu’elles soient, ne paraissent pas faire grande impression sur lui, car les coups les mieux appliqués n’en enlèvent que de menus copeaux qui volent parmi la mousse et les racines serpentant au loin. Enfin, l’un d’eux se décide à grimper sur un autre arbre dont les branches en tombant se sont accrochées à la cime épaisse de ses voisins. Voyez comme il s’avance avec précaution, pieds nus, un mouchoir enroulé autour de la tête. Maintenant il est parvenu à environ quarante pieds du sol, il cesse de monter, et s’établissant carrément sur le tronc qui lui sert d’appui, d’un bras nerveux il manœuvre sa bonne hache. L’arbre est aussi dur qu’il est gros, mais les coups redoublés qu’il lui porte l’auront bientôt partagé en deux. À présent, il change de côté et vous tourne le dos. L’arbre ne tient plus que par une mince tranche de bois ; il place son pied sur la partie qui est entaillée, et le secoue de toutes ses forces. Le tronc pesant se balance un moment sous ses efforts ; tout à coup il cède, et quand il frappe la terre, le bruit de sa chute fait retentir tous les échos du bocage, et les dindons effrayés se renvoient l’un à l’autre leur glou glou d’appel. Le bûcheron, lui, se remet et se recueille un instant, puis il jette sa hache en bas et, se laissant glisser le long d’une branche de vigne, se retrouve bientôt sur le sol.

Plusieurs hommes alors s’approchent pour examiner le chêne étendu devant eux : ils le coupent aux deux extrémités et sondent partout l’écorce, pour reconnaître s’il ne serait pas attaqué de la carie blanche. Si tel est malheureusement le cas, il doit rester là, l’énorme tronc, gisant pendant un siècle ou plus, jusqu’à ce qu’il s’en aille en poussière. Au contraire, quand il n’a reçu aucun mal et n’a pas été trop secoué par les vents, quand d’ailleurs rien n’indique encore que la séve ait monté et pourvu que les pores soient bien sains, on procède enfin au mesurage. Lorsqu’il a été inspecté dans tous les sens, et qu’on a tiré le plan du bois qu’il peut fournir, d’après les modèles qui, comme des fragments de la carcasse d’un vaisseau, donnent les formes et les dimensions requises, l’œuvre des charpentiers commence.

C’est de cette manière, cher lecteur, que, pour ainsi dire, chaque bouquet connu de la Floride se voit tous les ans attaqué ; et soit par la carie blanche soit par suite d’autres maladies, la qualité du bois se trouve si fréquemment détériorée, que le sol est partout jonché de troncs de rebut ; aussi, chaque année, ces chênes, pourtant si estimés, deviennent-ils plus rares. Ajoutez le nombre immense de jeunes tiges de cette espèce que détruisent les grands arbres dans leur chute ; et quand je vous aurai dit qu’on ne se donne pas, dans le pays, la peine de faire de nouveaux plants de cette essence, vous concevrez qu’avant peu un chêne-saule de bonne grosseur doive être assez recherché pour que le propriétaire puisse en demander un prix exorbitant, quand même il serait encore sur pied au milieu de son bois. Dans mon opinion, et je me la suis faite d’après des observations personnelles, ces bouquets de chênes-saules ne sont pas tout à fait aussi abondants qu’on se l’imagine, et je veux vous en donner une preuve.

Le 25 février 1832, je suivais le cours supérieur du Saint-Jean, en compagnie d’un personnage que le gouvernement avait chargé de surveiller l’exploitation des chênes-saules dans cette partie de la Floride orientale et qui, pour sa peine, recevait un bon salaire. Tout en côtoyant l’un des bords si pittoresques de cette rivière, mon compagnon me montra du doigt, sur l’autre rive, quelques gros bouquets d’arbres au feuillage foncé, qu’il me dit être entièrement composés de chênes-saules. Moi, je n’étais pas de son avis, et comme la controverse s’échauffait un peu, je lui proposai de nous faire conduire en bateau jusqu’au lieu en question, pour examiner de près le bois et les feuilles, et vider notre différend. Bientôt nous abordâmes, et vérification faite, il ne se trouva pas un seul pied de l’espèce prétendue, mais des milliers de chênes des marais[1]. L’inspecteur reconnut qu’il s’était trompé, et moi je continuai à chercher des oiseaux.

Par une sombre soirée, je me trouvais assis sur le bord de la même rivière, réfléchissant aux arrangements que je pourrais prendre pour la nuit. Il commençait à pleuvoir à verse lorsque, par bonheur un homme m’aperçut et, venant à moi, m’offrit l’hospitalité de sa cabane qui, m’assurait-il, n’était pas éloignée. J’acceptai sa bienveillante invitation et le suivis. Dans l’humble logement, je trouvai sa femme, plusieurs enfants et d’autres hommes, que mon hôte m’apprit être, ainsi que lui, des bûcherons. Le souper fut placé sur une large table ; et comme on m’engageait à y prendre part, je ne me fis pas prier, et m’en tirai de mon mieux, pour leur aider à vider les écuelles d’étain et les plats que nous apportait l’accorte ménagère. Alors on se mit à parler du pays, de son climat, de ses productions ; mais il commençait à se faire tard, et nous nous étendîmes sur des peaux d’ours où nous dormîmes jusqu’à la pointe du jour.

J’avais grande envie d’accompagner ces hardis travailleurs au bouquet, où ils étaient en train d’équarrir des chênes-saules pour la construction d’un vaisseau de guerre. Armés de haches et de fusils, et laissant la maison à la garde de la femme et des enfants, nous partîmes et eûmes à traverser, sur une étendue de plusieurs milles, une de ces landes plantées de pins que j’ai essayé de vous décrire. Chemin faisant, un beau dindon fut abattu ; et en arrivant au chantier établi non loin du bouquet, nous trouvâmes une autre troupe de bûcherons qui avaient voulu nous attendre avant de se mettre au déjeuner, tout préparé déjà par les soins d’un nègre auquel nous consignâmes notre dindon, avec ordre de le faire rôtir pour une part du dîner.

Le repas fut excellent et valait bien un déjeuner du Kentucky : on nous servit bœuf, poisson, pommes de terre, avec accompagnement d’autres végétaux, du café dans des tasses d’étain, et du biscuit à discrétion. Chaque convive paraissait en train, de bon appétit, et bientôt la conversation prit un tour des plus joyeux. Cependant le soleil se montrait au-dessus des arbres ; et tous, sauf le cuisinier, nous nous dirigeâmes vers le bouquet du côté duquel je n’avais cessé de regarder avec impatience, m’y promettant le plaisir d’une rare partie. Il se trouva que mon hôte était le chef de la troupe, et, bien qu’il eût aussi sa hache, il ne s’en servait que pour enlever çà et là des plaques d’écorce de certains arbres d’une santé douteuse. Non-seulement il était très versé dans sa profession, mais, du reste, intelligent, et c’est lui qui me fournit les renseignements suivants dont je pris note :

Les hommes qui s’emploient ainsi à couper les chênes-saules, après avoir découvert quelque bouquet de bonne apparence, se bâtissent auprès des chantiers avec de grosses souches, pour s’abriter pendant la nuit et prendre leurs repas le jour. Leurs provisions se composent de bœuf, porc, pommes de terre, biscuit, farine, riz et poisson qu’ils ont soin d’arroser d’un excellent whisky. Ils sont tous vigoureux et actifs, viennent des parties est de l’Union, et reçoivent de forts gages, chacun suivant sa capacité. Leurs travaux ne durent que quelques mois. D’abord, on choisit les bouquets situés sur le bord des rivières navigables ; mais, quand on ne peut faire autrement, le bois est quelquefois traîné, cinq ou six milles, au plus prochain cours d’eau sur lequel, bien que sujet à s’enfoncer, il peut, sans trop de mal, être convoyé jusqu’à destination. Le meilleur temps pour abattre ces chênes, c’est, d’après eux, du 1er décembre au commencement de mars, lorsque la séve est tout à fait descendue. Quand la séve circule, l’arbre, disent-ils, est « en fleur », et par conséquent moins solide. La carie blanche, cette maladie si commune, et que l’œil le plus exercé peut seul reconnaître, se manifeste par des taches rondes, d’environ un pouce et demi de diamètre, visibles à l’extérieur de l’écorce, et par lesquelles on peut enfoncer dans le tronc un bâton pointu de plusieurs pouces. Elles suivent généralement le cœur, soit par en haut, soit par en bas de l’arbre. On s’y trompe si fréquemment, quand on n’en a pas l’habitude, que des milliers de chênes sont coupés et ensuite abandonnés. Le grand nombre de ces arbres qu’on rencontre gisants dans les bois, ferait croire à un étranger que le pays possède beaucoup plus de bons chênes qu’il ne s’y en trouve réellement ; et peut-être, dans le fait, n’y en a-t-il pas plus d’un quart de ce que l’on dit qui soit propre à être employé.

Les bûcherons, d’ordinaire, retournent chez eux, dans les lointains États de l’est et du centre pour y passer l’été ; puis ils reviennent dans les Florides aux approches de l’hiver. Quelques-uns cependant, que leurs familles ont accompagnés, restent plusieurs années de suite au chantier, bien qu’ils y aient beaucoup à souffrir du climat, et que souvent leur constitution jadis si robuste en soit profondément altérée. Tel était le cas pour l’individu dont je parle et de l’assistance duquel j’eus ensuite beaucoup à me louer, dans le cours de mes excursions.




  1. Swamp-oak (Quercus bicolor).