Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Les pionniers du Mississipi

La bibliothèque libre.
LES PIONNIERS DU MISSISSIPI.


Que d’impressions de voyages nous ont été données, que de récits on nous a faits sur le compte des pionniers ! De tant d’Européens qui, à raison de dix milles à l’heure, ont descendu le cours du Mississipi, pas un qui n’ait voulu dire son petit mot à leur sujet. Et pourtant, au fond, à quoi tout cela revient-il ? à les représenter comme des espèces d’êtres misérables, à la mine hâve et blême, vivant dans des marais et subsistant de gland, de blé indien et de viande d’ours ! Mais ce qui est vrai, ce qui est évident, c’est que celui-là seul qui a pu se mettre parfaitement au courant de leur histoire, de leurs mœurs et de leur condition, est en état de fournir sur eux quelques détails intéressants, c’est-à-dire pris dans la réalité.

Les individus qui deviennent pionniers, choisissent ce genre de vie de leur propre et libre mouvement ; ils s’éloignent des parties des États-Unis où ils ont reconnu que la terre est montée à un trop haut prix. Ce sont des gens qui, ayant une famille d’enfants robustes et aventureux, se trouvent dans un grand embarras pour les mettre en position de se suffire à eux-mêmes. Ils ont appris de bonne source que la contrée qui s’étend le long des grands cours d’eau, à l’ouest, est de toutes les parties de l’Union la plus riche par son sol ; que c’est là qu’il y a le plus de bois de construction et le plus de gibier ; qu’en outre, le Mississipi est la grande route pour l’aller et le retour de tous les marchés du monde, et que chaque vaisseau qui vient sur ses eaux apporte aux nouveaux établissements le moyen de se procurer, soit par achat, soit par échange, les principales commodités de la vie. À ces recommandations s’en ajoute une autre d’un plus grand poids sur des personnes du genre de celles que je viens de nommer : je veux dire, la perspective de posséder de la terre, et peut-être de la garder nombre d’années, sans payer prix, redevance, ni taxe d’aucune espèce. Que de milliers d’individus, dans toutes les parties du globe, tenteraient volontiers fortune, sur de pareilles espérances !

Mon intention n’est pas, croyez-le bien, de revêtir de trop hautes couleurs le tableau que j’entends soumettre à votre examen. Au lieu donc de supposer des individus qui aient ainsi quitté nos frontières de l’est (et certes il n’en manque pas), je vous présenterai les membres d’une famille venue de la Virginie, en vous donnant d’abord une idée de leur condition, dans cette contrée, avant qu’ils se décident à émigrer vers les régions de l’ouest. La terre qu’ils possédaient de père en fils, depuis une centaine d’années, ayant été constamment forcée de rapporter d’une sorte ou de l’autre, se trouve à la fin complétement épuisée ; elle ne montre plus qu’une couche superficielle d’argile rouge, entrecoupée de profondes ravines par où le meilleur du sol s’en est allé peu à peu recouvrir les possessions de quelque heureux voisin qui réside plus bas, au milieu d’une vallée toujours riche et belle. Tous leurs efforts pour ramener la fertilité ont été vains. Alors, à bout de moyens, ils se défont des choses embarrassantes ou trop coûteuses à emporter, ne gardent qu’un couple de chevaux, un domestique ou deux, et tels ustensiles de ménage et autres articles qui peuvent être nécessaires pendant le voyage, ou leur servir quand ils seront arrivés au lieu de leur choix.

Il me semble les voir, en ce moment, équipant leurs chevaux, les attelant aux charrettes déjà chargées des objets de literie, des provisions et des plus petits enfants ; tandis que sur les côtés, en dehors, sont accrochés des rouets, des métiers à tisser, avec un seau rempli de goudron et de suif, qui ballotte suspendu au train de derrière. Quelques haches ont été attachées aux traverses de la voiture ; et dans l’auge à manger des chevaux, roulent pêle-mêle pots, chaudrons et casseroles. Le domestique, devenu charretier, enfourche le cheval de devant, la femme s’assied sur l’autre ; le digne mari, son fusil sur l’épaule, et ses garçons revêtus de bonne grosse étoffe, touchent les bestiaux et conduisent la procession, suivis des chiens de chasse et autres. Le voyage se fait à petites journées et n’est pas tout plaisir ; d’un côté, c’est le bétail qui, sauvage et entêté, quitte à tous moments la route pour les bois, et donne un mal infini aux pauvres émigrants ; là se rompt un harnais qu’il est indispensable de raccommoder sur-le-champ ; ailleurs un baril est tombé par mégarde, et il faut courir après, car ils ont besoin de faire attention à ne rien perdre du peu qu’ils possèdent. Les routes sont affreuses ; plus d’une fois toutes les mains sont requises pour prendre à la roue, ou pour empêcher la charrette de verser. Enfin, au coucher du soleil, ils ont fait environ vingt milles. Fatigués, ils s’assemblent autour d’un feu qu’on a eu souvent grand’peine à allumer ; le souper est préparé ; on dresse une sorte de camp, et c’est là qu’ils passent la nuit.

Des jours et des semaines, que dis-je ? des mois d’un labeur incessant s’écoulent, et ils ne voient pas encore le but de leur voyage. Ils ont traversé les deux Carolines, la Géorgie et l’Alabama ; ils sont en route depuis le commencement de mai jusqu’à celui de septembre, et c’est le cœur serré qu’ils traversent l’État du Mississipi. Mais arrivés maintenant sur les bords du large fleuve, ils contemplent, dans l’étonnement, la sombre profondeur des bois qui les environnent ; ils voient des bateaux de toutes dimensions qui se laissent glisser au courant, tandis que d’autres le remontent avec de pénibles efforts. Ils vont demander assistance aux plus prochaines habitations ; et à l’aide des bateaux et des barques qu’on leur prête, ils traversent tous à la fois le Mississipi, et choisissent le lieu où ils veulent s’établir.

Les exhalaisons des marais qui sont dans le voisinage exercent d’abord sur eux leur funeste influence. Mais ils se mettent résolûment à l’ouvrage, et leur premier soin est de se prémunir contre l’hiver. La hache et le feu ont bientôt préparé une petite place où l’on élève une cabane provisoire. Au cou de chacun des bestiaux est suspendue une clochette, puis on les lâche dans les cannaies des environs ; les chevaux restent près de la maison, où ils trouvent, à cette époque, une nourriture suffisante. Le premier bateau de commerce qui fait halte dans ces parages leur procure, s’ils veulent, de la farine, des hameçons, des munitions et autres choses dont ils ont besoin. Les métiers sont montés ; bientôt les rouets fournissent un peu de laine filée, et en quelques semaines la famille, jetant de côté ses habits en haillons, peut en revêtir d’autres mieux appropriés au climat. Cependant le père et les fils ont planté des pommes de terre, semé des navets avec d’autres légumes ; et quelque bateau venu du Kentucky leur a fourni un commencement de basse-cour.

Arrive octobre, nuançant les feuilles de la forêt. Les rosées du matin sont froides, les journées chaudes, les nuits glacées ; et en peu de jours la famille, non encore faite au climat, se trouve attaquée de la fièvre. La langueur et la maladie abattent leurs forces, et quelqu’un qui les voit en ce moment peut bien les appeler, en effet, des êtres chétifs et misérables. Heureusement la saison malsaine est bientôt passée, et les gelées blanches commencent à paraître. Insensiblement les forces reviennent, les plus gros frênes sont abattus, leurs troncs coupés, fendus et mis en cordes[1] au-devant de la cabane. Vers le soir, on allume un grand feu au bord de l’eau ; bientôt un steamer passe et demande à acheter le bois dont le produit ne laisse pas que d’ajouter à leur bien-être, pour le reste de l’hiver.

Ce premier fruit de leur industrie leur donne un nouveau courage ; ils redoublent d’ardeur, et quand revient le printemps, les choses ont pris une tournure bien différente : venaison, viande d’ours, dindons sauvages, oies, canards, et de temps en temps un peu de poisson, ont contribué à les soutenir ; et dans le champ maintenant élargi, on sème du blé, des citrouilles, et l’on fait force pommes de terre. Leur bétail commence à s’accroître ; le steamer, qui s’arrête de préférence en cet endroit, leur achète tantôt un petit cochon, tantôt un veau, avec tout leur bois ; les provisions se trouvent renouvelées, et dans leur cœur pénètre un plus vif rayon d’espérance.

Quel est celui des colons du Mississipi qui ne puisse réaliser de pareils bénéfices ? Aucun, assurément, pourvu qu’il sache s’aider soi-même ; et au retour des mois d’automne, les voilà déjà mieux préparés pour tenir tête aux fièvres qui vont sévir. Ils ont, pour en repousser les attaques, nourriture substantielle, habits confortables et un bon feu. Laissez passer encore une année, et la famille sera acclimatée tout à fait.

En attendant, les deux garçons ne perdent pas leur temps : ils ont découvert un marais rempli d’un excellent bois de construction ; et comme ils ont remarqué de grands radeaux d’arbres sciés qui passaient en flottant devant leur demeure, à destination de la Nouvelle-Orléans, ils se décident à tenter le succès d’une petite entreprise. Ils achètent des scies au long, construisent eux-mêmes quelques grossiers chariots aux larges roues ; troncs après troncs sont amenés jusqu’au rivage, où bientôt est charpenté leur premier radeau qu’ils chargent de quelques cordes de bois. Lorsque la crue des eaux l’a mis à flot, ils l’attachent avec de longues lianes ou des câbles ; puis, le moment propice étant arrivé, le père et ses fils s’embarquent dessus et se laissent aller au cours du grand fleuve.

La descente ne se fait pas sans beaucoup de difficultés ; mais enfin, sains et saufs, ils arrivent à la Nouvelle-Orléans. Là ils se défont de leur marchandise, et avec l’argent qui en provient et que l’on peut bien dire tout profit, ils se procurent divers articles de confort et d’agrément. Alors ils obtiennent passage aux dernières places d’un steamer ; et le retour ne leur coûte presque rien, car ils savent s’employer à faire du bois et à rendre toutes sortes de services à l’équipage.

Cependant le bateau approche de leur demeure. Voyez là-bas, debout sur le rivage, la mère joyeuse entourée de ses filles. Elles se tiennent au milieu d’un tas de légumes ; une grande jarre de lait frais est à leurs pieds, et dans leurs mains sont des assiettes chargées de rouleaux de beurre. Le steamer s’arrête ; trois larges chapeaux de paille ondoyant à la brise s’élancent du dernier pont, et bientôt mari et femme, frères et sœurs, sont dans les bras l’un de l’autre. Le bateau emporte les provisions dont, au préalable, il a laissé le prix ; et au moment où le capitaine donne le signal du départ, l’heureuse famille rentre dans sa cabane. Le mari remet à sa bonne ménagère la bourse aux dollars, tandis que les frères présentent à leurs sœurs quelques jolis cadeaux qu’ils ont achetés pour elles. Ah ! que de tels instants dédommagent bien les pionniers de toutes leurs fatigues et de tous leurs maux !

Chaque année de réussite a augmenté leurs épargnes. Maintenant ils sont à la tête d’un beau troupeau de chevaux, de vaches, de porcs ; ils ont abondance de provisions et jouissent d’un vrai bien-être. Les filles ont épousé des fils de pionniers leurs voisins, et ont trouvé de nouvelles sœurs dans les femmes de leurs propres frères. Le gouvernement garantit à la famille les terres sur lesquelles, vingt ans auparavant, ils avaient campé dans la misère et la maladie. Des bâtiments plus spacieux s’élèvent sur des piliers qui les mettent à l’abri des inondations ; et jadis où il n’y avait qu’une seule cabane, on voit maintenant un joli village. Des magasins, des boutiques, des ateliers, accroissent l’importance de la place ; les pionniers vivent respectés, et quand l’heure en est venue, meurent regrettés de tous ceux qui les ont connus.

Ainsi se peuplent les vastes frontières de notre pays ; ainsi, d’année en année, la culture gagne sur les solitudes de l’Ouest. Un temps viendra, sans doute, où la grande vallée du Mississipi, couverte encore de forêts primitives et entrecoupée de marais, présentera le riant tableau de champs chargés de moissons et de riches vergers ; tandis que, groupées sur ses rivages, floriront d’industrieuses cités, où des peuples à l’esprit cultivé se réjouiront dans les bienfaits de la Providence.





  1. La corde, comme mesure pour le bois, est un terme encore usité chez nous, par exemple, en Normandie.