Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Préface du traducteur

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PRÉFACE DU TRADUCTEUR.


Issu d’une ancienne famille française, l’auteur que nous venons présenter au public français, Audubon, encore peu connu parmi nous, n’en est pas moins l’un des plus brillants, des plus substantiels écrivains dont puisse s’enorgueillir toute nation, et particulièrement l’Amérique ; l’Amérique, par qui ses ancêtres furent adoptés, qui l’a inspiré, pour laquelle il travailla, et qui se devait de l’adopter plus solennellement lui-même, en lui offrant le patronage dont il avait tant de besoin, et en disputant à tout autre l’honneur d’éditer ses œuvres.

Si audacieux quand il s’agit de commerce et d’industrie ; si chaleureux et si prodigue pour des artistes appelés du dehors, et dont, au reste, nous ne prétendons pas méconnaître le talent, le peuple de Washington ne pouvait-il cependant risquer quelques dollars lorsqu’il s’agissait à ce point de sa dignité et de sa propre gloire ?

Après de vains efforts pour se faire publier aux États-Unis, après s’être entendu dire à Philadelphie, on devine avec quel serrement de cœur, que jamais ses dessins ne trouveraient de graveur, c’est à l’Angleterre, jugée plus hospitalière et plus capable, que l’étranger, plein d’angoisse et doutant de soi-même, se décide enfin à apporter son trésor, et à confier l’espoir de sa renommée. Disons-le tout de suite, en l’accueillant comme un frère (received me as a brother), l’Angleterre a répondu d’une manière digne d’elle et de lui, et peut noblement revendiquer sa part d’une entreprise gigantesque, et tout simplement immortelle.

Cinq gros volumes de texte, illustrés par quatre cents planches, où les figures, de dimensions naturelles et d’un coloris achevé, sont représentées chacune dans l’attitude propre à ses mœurs, et même avec l’encadrement harmonique du ciel, de la terre et des eaux ; voilà pour l’exécution typographique et l’iconographie, en rapport de tout point avec la valeur intrinsèque de l’ouvrage. Ainsi Cuvier a pu dire que c’était le plus beau monument que la science eût encore élevé à la nature. En ferons-nous mieux comprendre la valeur, si nous ajoutons que chaque exemplaire coûte de trois à quatre mille francs !

Cette dernière considération suffit à expliquer comment une publication de cette importance se trouve jusqu’à présent si peu répandue. S’efforcer de populariser de tels travaux, n’est-ce pas, en quelque sorte, s’acquitter d’une dette envers le pays ? Trop longtemps, en France, Newton lui-même ne rencontra que de rares appréciateurs, ou plutôt resta généralement ignoré ! Or, nous sommes ici devant un nom auquel, avec ou sans notre concours, doit tôt ou tard s’attacher un grand éclat, et que nous voudrions voir dès maintenant, entouré chez nous d’un juste hommage.

Toutefois nous ne nous présentons point avec une traduction de l’ouvrage dans son entier. Son mode de composition en tableaux complétement détachés, étrangers à tout arrangement systématique, l’espèce d’avertissement qu’Audubon lui-même nous donne dans son introduction, nous autorisaient d’avance à considérer un choix, non-seulement comme facile, mais comme avantageux. Voici donc ce que nous avons cru devoir faire : en intercalant des descriptions plus spécialement scientifiques, avec des scènes de mœurs prises sur le fait, dans les parties encore à demi sauvages du vaste territoire de l’Union, nous avons voulu composer un ensemble, ou mieux peut-être une succession de lectures d’un intérêt varié et saisissant, dans lesquelles s’unît à la vraie science le goût du beau et du bon, et d’où pussent ressortir, en pleine lumière, toutes les qualités de notre auteur.

En quelques mots résumons-les :

Dévouement absolu à la mission qu’il déclare lui-même lui avoir été départie par Dieu. Jamais, en effet, vocation ne fut plus manifeste et plus héroïquement accomplie. Tout enfant encore, un irrésistible instinct, ou plutôt une sorte de frénésie, l’entraîne déjà vers ces êtres, ces objets, ces représentations de la nature inanimée ou vivante, à l’étude de laquelle il consacrera bientôt des années entières d’un labeur sans relâche, mais payé, comme il nous l’apprend, par de bien pures et de bien vives jouissances.

Et aussi que de fraîcheur et que de grâce ; quelle abondance, quelle richesse de facultés, lorsqu’il prend, soit le pinceau, soit la plume, pour nous peindre tant de merveilleuses scènes, charme de son cœur et de ses yeux !

Cet enthousiasme, on le comprend, on le partage, chaque fois qu’il nous met, avec lui, en face de la nature, de cette nature qui est celle du nouveau monde. Il faut l’entendre : comme il s’identifie avec elle ! quel ravissement de tout son être, quel amour !… Nous eussions dit quelle adoration, si, à travers cette nature même, et plus haut qu’elle, son hommage n’allait toujours expressément chercher et glorifier le Créateur.

Il s’agit ici d’un protestant : or, pourquoi ne pas le dire ? Au xvie siècle, comme de nos jours[1], cette vue nette et ferme qui, sans se laisser entraîner aux illusions du panthéisme ou du déisme, n’aperçoit que Dieu, seul agissant, et par sa providence éternellement présent dans la grande œuvre des six jours ; cette conviction, fruit d’idées religieuses solides et éclairées, se remarque à un haut degré chez ces hommes rendant un culte fervent à la nature, mais que l’intelligence de la Bible, ce livre des livres, ainsi qu’Audubon l’appelle, a, comme lui, nourris et dirigés dès leurs premiers pas.

D’un autre côté, ne craignez point que son âme, profondément contemplative, se perde jamais dans le vague de la rêverie, ni dans l’infini des descriptions qui, si larges et hardies qu’elles puissent être, ne cessent pas pour cela de rester exactes et vraies. C’est qu’observateur expérimenté autant que fécond, à la puissance de l’imagination, à l’ampleur et à la magnificence des formes, il allie cette précision, cette réalité, cette solidité du fond, valeur inestimable que les progrès de la science moderne permettent d’ajouter aux plus brillants tableaux.

Il a vu, il sait et il sent, voilà tout le secret de son génie ; il a cherché la nature dans ses sanctuaires : la montagne, la forêt, le rivage, ont été tour à tour l’objet de son étude ; là surtout, et à la source même, il a bu l’onde pure de la connaissance et de la vérité.

Au milieu de ses courses lointaines, au sein des vastes solitudes, il se complaît parfois à s’entourer de jeunes adeptes, passionnés comme lui, pour les fleurs, les grands bois et leurs innombrables habitants. C’est à son exemple et sous ses yeux qu’ils apprennent à s’initier à cette vie de liberté, d’enchantements et de périls, et à goûter toutes les beautés d’un spectacle véritablement incomparable.

Nous n’exprimons qu’un vœu, en terminant, c’est qu’aujourd’hui, parmi eux, les leçons du maître aient pu faire école, si toutefois cette expression ne semble pas trop technique, là où, pour l’esprit de l’homme, comme pour les produits les plus splendides d’un sol vierge, il peut être bien moins question de culture et de procédés de l’art que d’une inspiration propre, et d’une fécondité toute spontanée.

Eug. Bazin.



  1. Voyez les Œuvres de Bernard Palissy.