Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Scipion et l’ours

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SCIPION ET L’OURS.


L’ours noir (ursus americanus), tout lourd et gauche qu’il paraisse, n’en est pas moins un animal actif, vigilant, persévérant, doué d’une grande force, plein de courage et d’adresse, et qui, pour échapper aux atteintes du chasseur, peut supporter, sans presque en souffrir, d’incroyables fatigues et les plus dures privations. Comme les daims, les cerfs et les chevreuils, il change de canton suivant les saisons, pour se procurer ainsi qu’eux une abondante nourriture, ou se retirer dans les endroits les plus inaccessibles, et qui lui offrent un asile sûr, loin des poursuites de l’homme, le plus dangereux de tous ses ennemis. Durant les mois du printemps, on le voit d’ordinaire, soit dans les bas et riches terrains d’alluvion qui s’étendent au long des rivières, soit au bord de ces lacs de l’intérieur qu’à cause de leur peu d’étendue on appelle des étangs. Là, il trouve quantité de succulentes racines et des tiges de plantes tendres et gonflées de séve, qui font à ce moment sa principale ressource. Avec les chaleurs de l’été, il s’enfonce dans les sombres marécages, et passe la plus grande partie de son temps à se vautrer dans la vase, comme le porc, se contentant alors d’écrevisses, d’orties, de racines, et par-ci par-là, quand la faim le presse, se jetant sur un jeune cochon, sur une truie, et quelquefois même sur un veau. Aussitôt que les différentes sortes de baies qui viennent sur les montagnes commencent à mûrir, les ours suivis de leurs oursons, gagnent les hauteurs. Dans les parties retirées du pays où il n’y a pas de terrains montagneux, ils rendent visite aux champs de maïs, et s’amusent quelques jours à y faire le dégât ; après cela, ils donnent leur attention aux différentes espèces de noix, de faînes, de fruits en grappes, et autres productions des forêts. C’est à ce moment qu’on rencontre l’ours errant solitaire à travers les bois, pour faire sa récolte, n’oubliant pas de piller, sur son chemin, chaque essaim d’abeilles sauvages qu’il peut trouver ; car c’est, comme on sait, un animal très expert dans ce genre d’opération. Vous savez aussi sans doute, du moins je vais vous l’apprendre, que l’ours noir demeure des semaines entières dans le creux des plus gros arbres, où l’on dit qu’il se suce les pattes ; habitude à laquelle il paraît prendre un singulier plaisir, et dont probablement vous ne vous êtes jamais guère inquiété, bien qu’elle soit très curieuse et réellement digne de votre intérêt.

À une autre époque de l’année, vous pourrez le voir examinant pendant plusieurs minutes, et avec une grande attention, le bas de quelque arbre au large tronc, puis promenant ses regards tout autour de lui pour s’assurer qu’il n’y a pas là d’ennemis. Quand il a pris ainsi toutes ses précautions, il se dresse sur ses jambes de derrière, s’approche du tronc, l’embrasse de ses jambes de devant, et avec ses dents et ses griffes commence à racler l’écorce. Ses mâchoires claquent fortement l’une contre l’autre, bientôt de gros flocons d’écume lui coulent de chaque côté de la gueule, et au bout de quelques minutes il se remet à rôder, comme auparavant.

Sur plusieurs points du pays, des habitants des bois et des chasseurs qui l’ont surpris occupé à cette singulière manœuvre, s’imaginent qu’il n’a en cela d’autre but que de laisser après lui des traces manifestes de sa grandeur et de sa force : ils mesurent la hauteur à laquelle portent les coups de griffes, et peuvent, en effet de cette manière, se rendre compte de la taille de l’animal. Mais mon opinion, à moi, est différente : il me semble que, si l’ours s’attaque ainsi aux arbres, ce n’est pas pour faire montre de sa puissance, mais simplement pour s’aiguiser les dents et les griffes, et se mettre en état de rencontrer un rival de sa propre espèce, quand viendra la saison des amours. N’est-ce donc pas pour cela que le sanglier d’Europe fait aussi claquer à grand bruit ses défenses et creuse la terre du pied, et que le daim et le cerf frottent leurs andouillers contre la tige des jeunes arbres et des arbrisseaux ?

Une nuit, je dormais sous le toit d’un de mes amis, lorsque je fus subitement réveillé par un esclave nègre qui portait une lumière et me remit un billet que son maître, disait-il, venait de recevoir. Je jetai les yeux sur le papier. C’était un message de la part d’un voisin, nous requérant mon ami et moi de nous réunir à lui le plus vite possible, pour lui aider à tuer plusieurs ours qui, en ce moment, étaient en train de ravager ses moissons. Je fus promptement debout, comme vous pouvez le croire ; et en entrant dans le parloir, je trouvai mon ami équipé de pied en cap, et n’attendant plus que quelques balles qu’un nègre était occupé à couler. On entendait la corne du surveillant qui appelait les esclaves hors de leurs cabines ; quelques-uns déjà s’étaient mis à seller nos chevaux, tandis que d’autres s’employaient à ramasser tout ce qu’il y avait de mauvais chiens sur la plantation. C’était un tumulte à ne plus s’y reconnaître. En moins d’une demi-heure, quatre vigoureux nègres armés de haches et de couteaux, et montés sur de forts bidets à eux appartenant (vous saurez, lecteur, que beaucoup de nos esclaves élèvent des chevaux, du bétail, des porcs et des volailles, qui sont, s’il vous plaît, leur propriété), nous suivaient au plein galop à travers les bois ; car nous avions pris au plus court, vers la plantation du voisin, qui n’était guère qu’à cinq milles de là.

Malheureusement la nuit n’était pas des plus favorables ; il tombait une pluie fine et épaisse qui rendait l’air lourd, ou plutôt étouffant. Mais comme nous connaissions parfaitement le chemin, nous eûmes bientôt atteint l’habitation dont le propriétaire attendait notre arrivée. Nous étions trois armés de fusils ; plus une demi-douzaine de domestiques, avec une bande de chiens de toute espèce ; et c’est dans cet équipage que nous nous mîmes en marche pour le champ isolé au milieu duquel les ours étaient bravement à la besogne. Chemin faisant, le propriétaire nous dit que, depuis plusieurs jours déjà, quelques-uns de ces animaux rendaient visite à son blé ; un nègre qu’il envoyait chaque après-midi, pour voir de quel côté ils entraient, l’avait assuré que, cette même nuit, il y en avait au moins cinq dans l’enclos. On convint d’un plan d’attaque : les barreaux à la brèche ordinaire, devaient être mis tout doucement par terre ; et de là, hommes et chiens, après s’être partagés, s’avanceraient pour cerner les ours ; enfin, au son de nos cornes, on chargerait de toutes parts, vers le centre du champ, en criant et faisant le plus de tapage possible ; ce qui ne pouvait manquer d’effrayer tellement les animaux, qu’ils s’empresseraient de chercher un refuge sur les arbres morts dont le champ était en partie couvert.

Notre plan réussit : les cornes sonnèrent, nos chevaux partirent au galop, les hommes se mirent à crier, les chiens à aboyer et à hurler. Les nègres à eux seuls faisaient assez de vacarme pour épouvanter une légion d’ours. Aussi ceux qui étaient dans le champ commencèrent-ils à détaler ; et quand nous nous rencontrâmes au milieu, nous les entendîmes qui grimpaient en tumulte vers la cime des arbres. On fit immédiatement allumer de grands feux par les nègres ; la pluie avait cessé, le ciel s’était éclairci, et l’éclat de ces flammes pétillantes nous fut d’un grand secours. Les ours avaient été pris d’une telle panique, que nous pûmes en apercevoir quelques-uns qui s’étaient blottis entre les plus grosses branches et le tronc. On en abattit deux sur le coup : c’étaient des oursons de petite taille ; et comme ils étaient déjà plus d’à demi morts, on les abandonna aux chiens, qui les eurent promptement dépêchés.

Nous ne cherchions qu’à nous amuser le plus possible. Ayant remarqué l’un des ours qu’à l’apparence nous jugeâmes être la mère, nous ordonnâmes aux nègres de couper par le pied l’arbre sur lequel elle était perchée. Il avait été préalablement convenu que les chiens auraient à s’escrimer avec elle, et que nous, nous les appuyerions et viendrions à leur aide, en blessant l’animal à l’une des jambes de derrière, pour l’empêcher de s’échapper. Et déjà retentissait dans les bois le bruit de la hache répété par les échos d’alentour ; mais l’arbre était gros, d’un bois très dur, et l’opération menaçait d’être longue et fatigante. À la fin pourtant, on le vit qui tremblait à chaque coup ; il ne tenait plus que par quelques pouces de bois ; et bientôt, avec un effroyable craquement, il tomba sur la terre d’une telle violence, que sans doute commère l’ourse dut en ressentir un choc aussi terrible que le serait pour nous la secousse de notre globe produite par la collision subite d’une comète.

Les chiens s’élancèrent à la charge, harassant à l’envi la pauvre bête ; et nous, étant remontés à cheval, nous la tenions enfermée de tous côtés. Comme sa vie dépendait de son courage et de sa vigueur, elle déploya l’un et l’autre avec toute l’énergie du désespoir ; tantôt, saisissant l’un des chiens, qu’elle étranglait à la première étreinte ; tantôt, d’un coup bien appliqué d’une de ses pattes de devant, vous en envoyant un autre brailler au loin d’une façon si piteuse, qu’on pouvait dès lors le regarder comme hors de combat. L’un des assaillants, plus rude que les autres, avait sauté au nez de l’ourse et y restait bravement pendu ; tandis qu’une douzaine de ses camarades faisaient rage à son derrière. L’animal, rendu furieux, roulait autour de lui des regards altérés de vengeance ; et nous, de peur d’accident, nous songions à en finir lorsque, tout à coup et avant que nous pussions tirer, d’un seul bond il se débarrasse de tous les chiens et charge contre l’un des nègres qui était monté sur un cheval pie. L’ourse saisit le cheval avec ses dents et ses griffes, et se colle contre son poitrail ; le cheval, épouvanté, se met à renifler bruyamment et s’abat. Le nègre, jeune homme d’une force athlétique et excellent cavalier, avait gardé la selle qui ne consistait pourtant qu’en une simple peau de mouton, mais heureusement bien sanglée, et il priait son maître de ne pas faire feu. Nonobstant tout son sang-froid et son courage, nous frémissions pour lui, et notre anxiété redoubla quand nous vîmes homme et cheval rouler ensemble sur la poussière. Mais ce ne fut que l’affaire d’un instant ; Scipion s’y était pris en maître avec son redoutable adversaire : d’un seul coup de sa hache, bien assené, il lui avait fendu le crâne ! Un sourd et profond grognement annonça la mort de l’ourse ; et déjà le vaillant nègre était sur ses pieds, triomphant et sain et sauf.

L’aurore commençait à poindre ; nous continuâmes nos recherches. Les deux ours qui restaient furent bientôt découverts : ils étaient juchés sur un arbre, à environ cent pas de l’endroit où le dernier venait de succomber. Quand nous les eûmes cernés, nous reconnûmes sans peine qu’ils n’étaient pas d’humeur à descendre. En conséquence, on résolut de les enfumer. Un tas de broussailles et de grosses branches fut apporté au pied de l’arbre qui, sec comme il l’était, ne tarda pas à présenter l’apparence d’une colonne de feu. Les ours grimpèrent à l’extrémité des branches. Quand ils furent tout à fait au bout, on les vit un moment hésiter et chanceler ; puis les branches craquant et enfin ayant éclaté, ils dégringolèrent, en entraînant avec eux une masse de menu bois. Ce n’étaient non plus que des oursons ; les chiens les eurent promptement mis à mort.

L’expédition rentra à la maison au bruit des fanfares. Cependant le cheval de Scipion avait reçu une profonde blessure, et on le laissa en liberté pour se refaire au beau milieu du blé. Le lendemain, une charrette fut envoyée pour rapporter le gibier ; mais avant que nous eussions quitté le champ, chevaux, chiens et chasseurs, sans compter les flammes, avaient, en quelques heures, détruit plus de grain que la pauvre ourse et ses oursons n’avaient pu faire durant tout le cours de leurs visites [1].


  1. Même morale absolument que dans la fable le Jardinier et son Seigneur de notre bon La Fontaine :
    … « Les chiens et les gens
    Firent plus de dégât, en une heure de temps,
    Que n’en auraient fait en cent ans
    Tous les lièvres de la province. »