Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Un homme perdu

La bibliothèque libre.
UN HOMME PERDU.


Un bûcheron qui demeurait sur la rivière Saint-Jean, dans la Floride orientale, quitta un jour sa cabane et, la hache sur l’épaule, se dirigea vers les marais où, quelque temps auparavant, il avait fait l’apprentissage de son rude métier, travaillant à abattre et équarrir ces géants des forêts qui nous fournissent le bois le plus estimé pour la marine et beaucoup d’autres constructions.

Dans la saison la plus propice à ce genre de travaux, d’épais brouillards couvrent assez fréquemment la terre et empêchent de voir, dans aucune direction, à plus de trente ou quarante pas devant soi. D’un autre côté, les bois offrent si peu de variété, que chaque arbre semble n’y être que la répétition de tous les autres ; et l’herbe, quand elle n’a pas été brûlée, est si haute, qu’un homme d’une taille ordinaire ne peut regarder par-dessus, alors pourtant qu’il lui est si nécessaire de n’avancer qu’avec la plus grande précaution, de peur que, sans s’en apercevoir, il ne dévie de la trace peu marquée qu’il suit. Pour surcroît de difficulté, souvent plusieurs traces se rencontrent, et dans ce cas, à moins qu’on ne connaisse parfaitement les environs, on n’a rien de mieux à faire que de se coucher là et d’attendre que le brouillard soit dissipé. Dans de telles circonstances, quelque exercé qu’on soit à la vie des bois, on court risque de s’égarer pour plus ou moins de temps ; et je me rappelle fort bien m’y être trouvé moi-même, une fois que, m’étant imprudemment aventuré à la poursuite d’un animal blessé, je m’étais laissé entraîner à quelques pas seulement d’un de ces étroits sentiers.

Notre bûcheron, après s’être fatigué, pendant plusieurs heures, à chercher et à courir, commença enfin à se douter qu’il devait avoir fait beaucoup plus de chemin qu’il n’y en avait de sa cabane au marais. Le brouillard s’était dissipé, et il s’aperçut avec alarme que le soleil touchait à son méridien, et qu’il ne reconnaissait aucun des objets qui l’environnaient.

Jeune, vigoureux et actif, il s’imagina qu’il avait marché trop vite et dépassé son but. En conséquence, il fit volte-face, tournant le dos au soleil, et prit une autre direction. Mais le temps se passa, et le soleil avançait dans sa carrière ; peu à peu il le vit descendre dans l’ouest, et, autour de lui, tout restait comme enveloppé d’un redoutable mystère. Les gros arbres, au vert feuillage, étendaient au-dessus de sa tête leurs bras de géants ; les hautes herbes l’enserraient de tous côtés, et, dans son chemin, pas un seul être vivant. Tout était morne et silencieux ; la scène semblait un de ces sombres et effrayants songes de la terre d’oubli ; il errait comme un fantôme, abandonné dans le pays des ombres, et sans une seule personne de son espèce à qui parler !

La position d’un homme perdu au milieu des bois est l’une des plus critiques qu’on puisse imaginer ; il faut l’avoir éprouvé par soi-même ! Chaque objet qui se présente, on croit d’abord le reconnaître ; mais plus l’esprit fait effort et se tourmente pour découvrir quelque chose et tâcher de sortir d’embarras, plus la tête se trouble et l’on s’enfonce dans son erreur. Tel était l’état du bûcheron ! Le soleil, sur le point de se coucher, avait un aspect menaçant et descendait sous l’horizon, dans sa pleine rondeur, présage d’une journée brûlante pour le lendemain ; des myriades d’insectes, tout joyeux de son départ, remplissaient l’air du bourdonnement de leurs ailes ; les grenouilles, en coassant, mettaient la tête hors de la mare bourbeuse où jusque-là elles s’étaient tenues cachées ; l’écureuil regagnait son trou, la corneille son juchoir ; et tout là-haut, dans les airs, la voix dure et criarde du héron annonçait que, triste et inquiet, il dirigeait son vol vers l’intérieur de quelque marais lointain. C’était l’heure où les bois commencent à retentir des cris aigus du hibou, et la brise à se charger d’une rosée froide et pesante. Hélas ! point de lune, avec sa lumière argentée, pour éclairer cette sombre scène. Le malheureux, à bout de fatigue et de tourments, se laissa tomber sur la terre humide. La prière est toujours la consolation de l’homme, en quelque crise, en quelque danger qu’il se trouve ; le pauvre bûcheron adressa la sienne pleine de ferveur à Dieu, lui demandant pour sa famille une nuit moins triste que celle qui lui était réservée à lui-même ; puis, avec une fiévreuse anxiété, il attendit que le jour reparût.

Vous pouvez vous figurer combien lui dura cette nuit glacée, lugubre et ténébreuse. Le jour revint avec les brouillards ordinaires à ces latitudes. Aussitôt il bondit sur ses pieds et, le cœur abattu, se remit à courir, dans l’espoir d’arriver enfin à quelque objet qu’il pût reconnaître, bien qu’en réalité il sût à peine ce qu’il faisait. Il n’y avait plus aucune trace de sentier pour guider ses pas ; néanmoins, au lever du soleil, il calcula combien il avait d’heures de jour devant lui, et plus elles s’écoulaient, plus il se hâtait. Vaine espérance ! le jour se passa en efforts inutiles pour retrouver le chemin de sa cabane ; et quand la nuit revint, la terreur qui peu à peu avait envahi son âme, l’épuisement nerveux produit par la fatigue, l’angoisse et la faim, le rendirent complétement fou. Il m’a raconté qu’à ce moment il se frappait la poitrine, s’arrachait les cheveux, et que si ce n’eût été la piété dont ses parents l’avaient nourri dès ses jeunes années, et qui lui était devenue une habitude, il aurait maudit son existence. Affamé, n’en pouvant plus, il s’étendit sur le sol et mangea des racines et des herbes qui poussaient autour de lui. Cette nuit ne fut qu’agonie et qu’épouvante. « Je connaissais, me disait-il, toute l’horreur de ma situation ; je savais très bien qu’à moins que le Tout-Puissant ne vînt à mon secours, il me faudrait périr dans ces bois inhabités ; je savais que j’avais fait plus de cinquante milles, sans avoir rencontré un filet d’eau pour y étancher ma soif, ou du moins calmer la chaleur brûlante de mes lèvres desséchées et de mes yeux injectés de sang ; je savais que, si je ne trouvais pas quelque ruisseau, c’en était fait de moi, car je n’avais pour toute arme que ma hache ; et bien que des daims et des ours vinssent à passer de temps en temps à quelques pas et même à quelques pieds de moi, je n’en pouvais pas tuer un seul. Ainsi, au sein de l’abondance, impossible de me procurer même une bouchée, pour apaiser les tortures de mon estomac. Ah ! monsieur, que Dieu vous préserve de ressentir jamais ce que j’éprouvai durant ces mortelles heures ! »

Personne ne peut se faire une idée de sa situation pendant les quelques jours qui suivirent. Lui-même m’assurait, en me racontant cette triste aventure, qu’il avait perdu tout souvenir de ce qui lui était arrivé. « Enfin, continua-t-il, Dieu sans doute me prit en pitié ; car un jour que je courais comme un insensé à travers ces épouvantables déserts de pins, je rencontrai une tortue. Je la couvris d’un regard délirant. Si je l’avais suivie, je savais bien qu’elle m’aurait conduit à quelque source ; mais la faim et la soif criaient trop haut ; il fallut les assouvir l’une et l’autre avec sa chair et son sang. D’un seul coup de ma hache l’animal fut coupé en deux, et, en quelques minutes, englouti tout entier, moins l’écaille. Oh ! monsieur, comme je remerciai le bon Dieu, qui avait placé cette tortue dans mon chemin. Je me sentais grandement réconforté, et m’étant assis au pied d’un pin, je levai mes yeux au ciel, pensai à ma pauvre femme, à mes enfants, et encore, encore remerciai Dieu, qui m’avait sauvé la vie ; car maintenant, l’esprit moins agité, j’avais l’espoir de retrouver bientôt ma route et de revoir ma cabane. »

L’infortuné passa la nuit au pied du même arbre, qu’il n’avait pas quitté, et sous lequel il avait fait son repas. Rafraîchi par un profond sommeil, il se réveilla avec l’aurore pour reprendre sa course désordonnée. Le soleil se leva brillant, et il suivit la direction de l’ombre. Mais toujours même solitude, même horreur parmi les bois ; et il était sur le point de retomber dans le désespoir, lorsqu’il aperçut un raton tapi dans l’herbe. Il lève sa hache et la lance avec une telle force, que l’animal inoffensif expire du coup et sans un seul mouvement. Ce qu’il avait fait de la tortue, il le fit du raton dont il dévora, sur place plus de la moitié. Alors, de nouveau réconforté, il se remit à courir. — Sa journée, je ne puis dire ce qu’elle fut ; car bien qu’en possession de toutes ses facultés et en plein jour, il était cent fois plus hors de lui qu’un boiteux qui cherche à tâtons sa route, dans les ténèbres d’un donjon, sans même savoir où est la porte.

Les jours s’écoulèrent l’un après l’autre, les semaines même se succédaient. — Tantôt il se nourrissait de choux palmistes, tantôt de grenouilles et de lézards, et de tout ce qui lui tombait sous la main. Cependant il devint si maigre, qu’à peine pouvait-il se traîner.

D’après son estime il en était au quarantième jour, lorsque enfin il atteignit les bords de la rivière, avec ses habits en lambeaux, sa hache, autrefois si brillante, rongée par la rouille, sa figure hérissée d’une barbe sale, les cheveux en désordre, et toute sa personne misérable et décharnée, ayant l’air d’un squelette recouvert de parchemin. Incapable de faire un pas de plus, il se laissa tomber pour mourir. Parmi les songes confus de son imagination fiévreuse, il lui sembla entendre un bruit de rames, là-bas, bien loin, sur les eaux silencieuses. Il écouta… Mais les sons évanouis moururent dans son oreille ; ce n’était en effet qu’un songe, la dernière lueur d’un espoir expirant. Et maintenant, pour toujours, le flambeau de la vie allait s’éteindre ! Mais voilà qu’un nouveau bruit de rames l’arrache à sa léthargie ; il écoute si avidement, que le bruit d’une mouche n’échapperait point à son oreille. — Oui, c’est bien le battement mesuré des rames ! Quelle joie pour le pauvre abandonné ! Le son des voix humaines lui fait bondir le cœur et réveille les pulsations tumultueuses de la vie et de l’espérance qui renaissent. — L’œil de Dieu l’avait vu, le malheureux, à genoux, au bord de la vaste et paisible rivière qui étincelle sous les rayons du soleil, et bientôt aussi viendront l’y chercher les regards de ses semblables ; car, à la pointe de ce cap couvert de taillis et de broussailles, s’avance fièrement un petit bateau lancé par de vigoureux rameurs. Le perdu élève sa faible voix et pousse un cri perçant, suprême effort de joie et d’agonie. — Les rameurs s’arrêtent ; ils regardent autour d’eux. — Encore un cri, mais défaillant !… Ils l’ont aperçu… Ils viennent ! Son cœur palpite, sa vue se couvre, sa tête se perd, la respiration lui manque… Ils viennent toujours ; ils approchent ; les voilà sur le bord, et le malheureux est retrouvé !

Ceci n’est point un conte fait à plaisir, mais le récit d’une aventure réelle qui aurait pu sans doute être embellie, mais qui n’en vaut que mieux, sous son simple habit de vérité. Les notes qui devaient servir à me la rappeler ont été écrites dans la cabane même du bûcheron, environ quatre ans après le triste événement, en présence de son aimable femme et de ses chers enfants ; je vois encore les larmes tomber de leurs yeux, en l’écoutant ; et cependant il leur était, depuis longtemps, plus familier qu’une histoire redite pour la troisième fois. Mon désir sincère, cher lecteur, est que ni vous ni moi, au prix de telles souffrances, n’excitions jamais pareille sympathie, bien qu’elle en dût être, néanmoins, une douce et précieuse récompense.

Il me reste seulement à dire que, de la cabane du bûcheron au lieu où il voulait se rendre, il y avait à peine huit milles ; tandis que l’endroit de la rivière où il fut trouvé était à trente-huit milles de chez lui. En calculant qu’il eût fait dix milles par jour, cela monterait, en tout, à quatre cents milles. Il faut, en conséquence, qu’il ait toujours tourné sur lui-même, ce qui arrive généralement en pareil cas. La force seule de sa constitution et le secours miséricordieux de son créateur purent le soutenir pendant une si longue épreuve.