Scènes de la vie politique aux États-Unis

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Scènes de la vie politique aux États-Unis
Revue des Deux Mondes3e période, tome 112 (p. 682-693).
SCENES
DE
LA VIE POLITIQUE
AUX ETATS-UNIS

LA CONVENTION DEMOCRATIQUE A CHICAGO


I

Le 22 juin dernier, la plus grande animation régnait à Chicago. Les démocrates y tenaient leurs assises, et la Convention chargée de désigner le candidat présidentiel que le parti démocratique opposait à M. Harrison, élu par la convention républicaine réunie à Minneapolis, avait décidée de siéger à Chicago, la Cité reine des lacs. En portant ses suffrages sur M. Harrison, président en exercice, le parti républicain avait fait, à certains égards, un choix habile. Si ce choix mécontentait M. Blaine et ses nombreux partisans, il ralliait la majorité du parti républicain, alors en possession du pouvoir, il confiait à un candidat, victorieux quatre ans auparavant, la lourde tâche de la campagne présidentielle et si, comme on l’estimait probable, le parti démocratique concentrait ses suffrages sur Grover Cleveland, le vainqueur et le vaincu de la grande lutte de 1888 allaient se retrouver en présence. Harrison, bien que n’ayant alors réuni que 5,440,531 voix contre 5,538,434 données à Cleveland, l’avait emporté, ayant pour lui 20 États, représentant 233 votes électoraux, alors que Cleveland n’en ralliait que 18 disposant de 168 votes.

Depuis plusieurs jours les délégués démocrates de tous les États de l’Union affluaient à Chicago ; tous les journaux y étaient représentés et l’armée des politiciens s’y trouvait au complet. Ce n’était encore que le prologue de la partie décisive qui devait se jouer en novembre, ramener les démocrates au pouvoir ou y maintenir les républicains ; mais, du choix fait par la convention démocratique, de l’homme qu’elle désignerait pour l’opposer à Harrison pouvaient dépendre le succès de la campagne, une orientation nouvelle donnée à la politique intérieure et extérieure des États-Unis, un changement radical du régime économique. Les financiers n’étaient pas moins nombreux que les politiciens à Chicago ; appréciations et suppositions variaient à l’infini.

Nul doute qu’un vigoureux effort ne fût tenté pour amener Grover Cleveland en tête du scrutin, mais beaucoup doutaient de son succès. S’il n’emportait pas l’élection au premier tour, ses forces se débanderaient d’autant plus promptement que l’effort aurait été plus puissant, et le Dark Horse, le vainqueur de la course, l’inconnu d’aujourd’hui et le chef de demain, hantait les rêves des délégués. Qui serait-il ? Quelle voix puissante et autorisée jetterait tout à coup son nom dans ce grand courant populaire qui fait et défait en quelques heures les fortunes politiques ? On avait vu, à Minneapolis, la convention républicaine abandonner dédaigneusement, après une tentative infructueuse, James Blaine, le chef acclamé, le stratège habile que l’on estimait seul capable de porter le drapeau du parti, l’homme auquel on attribuait la victoire d’Harrison en 1888 et qui, en 1884, avait tenu un moment l’élection indécise entre Cleveland et lui-même.

Puis l’on savait, à n’en pas douter, que l’Empire State, l’État de New-York, voterait en masse compacte contre Cleveland et porterait ses votes sur David B. Hill. Aucun autre État ne pèse d’un pareil poids dans la balance et, bien qu’insuffisante pour assurer l’élection de Hill, l’opposition de New-York pouvait mettre en sérieux échec l’élection de Cleveland, comme elle pouvait, par un brusque revirement au second tour de scrutin, donner à un candidat inconnu, au traditionnel Black Horse, un point d’appui et des chances capables de déjouer les plus habiles combinaisons. On murmurait les noms de Boies, Morrison, Campbell et Gorman sur lesquels l’accord pouvait se faire à la dernière heure. S’ils n’avaient ni la popularité de Cleveland, ni la renommée de Hill, moins connus, ils offraient moins de prise aux attaques de leurs adversaires, et l’on savait que, quelles que fussent ses préférences individuelles, le parti démocratique voterait en masse pour l’élu de la convention.

A onze heures du matin, l’immense hangar en bois, temporairement élevé pour cette circonstance, regorgeait de monde. Au centre siégeaient les délégués et s’élevait le bureau du président. Dans la vaste galerie qui régnait autour, se pressaient plus de 20,000 spectateurs. A onze heures et demie la séance s’ouvrit, sous la présidence d’âge d’Owens, par une prière du révérend Albert H. Henry, puis le comité chargé de vérifier les pouvoirs des délégués présenta son rapport qui fut adopté. On procéda ensuite à l’organisation définitive du bureau ; William L. Wilson, de la Virginie occidentale, fut élu président de la convention et, après un court intervalle de repos, l’on aborda l’examen et la discussion de la plate-forme démocratique.

L’on désigne ainsi le programme des revendications du parti, le drapeau qu’il arbore en opposition à celui de ses adversaires républicains. Ce programme, court et précis, est préparé d’avance par un comité spécial et rédigé avec le plus grand soin ; il résume l’ensemble des mesures sur lesquelles l’accord est complet ; laissant de côté les points secondaires, on s’étudie à y présenter, en des formules concises, mots d’ordre intelligibles aux masses, les idées générales adoptées par le parti, ’celles-là surtout qui sont en opposition marquée avec celles des adversaires. Le programme du parti démocratique débutait par une vigoureuse attaque contre le tarif protectionniste, qu’il qualifiait « d’impôt levé sur les masses, au profit d’une oligarchie de manufacturiers. » Il dénonçait les effets désastreux de cette mesure « qui concentrait entre les mains de 17,000 individus la moitié de la richesse de la grande république, et livrait à 250 capitalistes un douzième de l’actif total de 63 millions de citoyens. » Dans un discours passionné, Neal, l’un des orateurs autorisés du parti démocratique, déclara que a le régime économique inauguré par l’administration républicaine et par Harrison était aussi dangereux pour les institutions nationales qu’avait pu l’être autrefois le principe de taxe sans représentation et qu’il justifiait, de la part des masses, l’adoption de mesures aussi révolutionnaires que celles à l’aide desquelles les fondateurs de la république avaient secoué le joug odieux de l’Angleterre. »

Mise en première ligne, cette revendication du parti démocratique constituait un terrain solide pour la lutte présidentielle ; elle opposait l’intérêt des classes laborieuses à l’oligarchie des millionnaires ; elle était une menace pour la ploutocratie envahissante, pour les accapareurs de terres, elle devait agir puissamment sur l’esprit des électeurs ; aussi rallia-t-elle, avec quelques autres mesures d’ordre relativement secondaire, la grande majorité des suffrages.


II

Il était six heures du soir quand le président, déclarant le programme adopté, annonça que l’ordre du jour appelait la désignation des candidats à la présidence. L’assemblée houleuse, énervée par des discussions prolongées et des votes successifs, devint soudain silencieuse et attentive. Les noms et les titres des hommes politiques qui sollicitaient l’honneur de représenter le parti dans la grande lutte électorale allaient être mis en avant par leurs partisans respectifs. De l’accueil qui leur serait fait se dégagerait une première impression des forces dont chacun d’eux pourrait disposer.

Pour permettre aux délégués des différens États de l’Union de formuler leurs préférences, l’usage veut que le président de la convention fasse procéder à l’appel nominal et par ordre alphabétique des États. Le président de la délégation de l’État appelé se lève et proclame le nom du candidat choisi par la délégation. Le plus souvent ce personnage, appelé à prendre la parole, est choisi d’avance parmi les orateurs des États disposant du plus grand nombre de votes. Quand les candidats ont été ainsi successivement désignés, nominated, on procède à un nouveau tour de scrutin, décisif cette fois, dans lequel, à l’appel de son État, le président de la délégation déclare le nombre de votes électoraux, établi selon le chiffre de la population, dont l’État dispose dans l’élection présidentielle et la répartition qu’il fait de ces votes. Il arrive en effet que ces votes s’éparpillent parfois sur divers candidats ; l’union ne s’effectue que lorsque le dépouillement du scrutin a déterminé une majorité absolue en faveur de l’un d’eux, et alors l’usage invariablement suivi veut que, par suite de l’adhésion de toutes les délégations, ce candidat soit proclamé l’élu unanime du parti. Jusque-là les votes sont libres et, selon les péripéties de la lutte, les-délégués peuvent modifier les leurs, les reporter d’un candidat sur un autre et, au cours même du scrutin, déplacer une majorité apparente.

On n’en est encore qu’à l’appel nominal pour la désignation des candidats. Alabama ? — demande le secrétaire d’une voix qui domine le bruit d’une foule de 20,000 spectateurs.

Nul ne répond. La délégation de l’Alabama, divisée dans son vote, se refuse à proclamer un candidat et laisse passer son tour.

Arkansas ? — L’État d’Arkansas est, croit-on, acquis à Cleveland, mais il entend laisser à une voix plus autorisée la désignation du candidat de son choix. — L’Etat d’Arkansas, répond le juge Rodgers, président de la délégation, cède à l’État de New-Jersey son tour de parole.

Le silence se fait ; le nom de Grover Cleveland va être soumis aux suffrages de la convention, et cette tâche incombe à l’un des premiers orateurs du parti démocratique, au gouverneur Abbett, président de la délégation de New-Jersey.

Il prend la parole et, dans un discours soigneusement étudié, habile et concis, il énumère les titres de Grover Cleveland au choix de la convention, et déclare que l’État de New-Jersey disposera de la totalité de ses votes en sa faveur. Les applaudissemens éclatent, nombreux, nourris, s’apaisant pour reprendre avec fureur, ébranlant le vaste édifice, répercutés au dehors par la foule grossissante, au dedans par les spectateurs des galeries. Çà et là, dans la grande salle, on remarque toutefois les groupes silencieux et compacts des dissidens, des partisans de Hill, de Campbell, Morrison, Boies, Gorman, que ces ébullitions populaires, trop souvent de commande et savamment combinées, ne sont pas pour émouvoir. Politiciens endurcis, indifférens aux clameurs des galeries, ils n’ont d’yeux que pour les délégués ; ce sont eux après tout qui tiennent dans leurs mains le sort de l’élection, et le silence des soixante-douze délégués de New-York, de ceux de l’Arkansas et de l’Iowa les rassure. Ce qu’il leur faut, c’est empêcher à tout prix l’élection de Cleveland au premier tour de scrutin ; ceux qui suivront réservent peut-être bien des surprises et autorisent bien des espérances.

Pendant que le tumulte continue et que la séance semble suspendue, alors que, debout sur leurs sièges, les partisans de Cleveland renouvellent leurs acclamations, agitent leurs mouchoirs et leurs chapeaux, les dissidens échangent rapidement leurs impressions, comparant leurs listes de pointage, discutant les votes probables des grands États de Pensylvanie et d’Illinois, supputant les chances d’une motion d’ajournement avant le scrutin définitif. Quand le silence se fait enfin, le gouverneur Abbett termine son discours par ces mots que sa voix retentissante porte jusqu’aux extrémités de la salle : « Si l’on vous demande pourquoi le nom de Cleveland est acclamé des masses comme il vient de l’être dans cette enceinte, pourquoi cet homme, qui n’a ni places à distribuer, ni millions pour le soutenir, est l’homme le plus en vue du grand parti démocratique et de l’Union américaine, répondez qu’il l’est parce que le premier, dans son message présidentiel de 1887, il a osé aborder de front la question vitale, mettre les principes au-dessus de son intérêt, dénoncer courageusement les dangers du régime économique actuel et incarner en lui la résistance à l’exploitation des masses par les capitalistes. Si, aujourd’hui, la question se pose, nette et précise, entre les intérêts de tous et ceux d’une oligarchie puissante, c’est à lui qu’on le doit ; les suffrages du parti démocratique consacreront l’accueil que vous faites à sa candidature et porteront au pouvoir l’homme intègre que nous sommes fiers de compter dans nos rangs. Je ne doute pas, après la démonstration grandiose à laquelle nous venons d’assister, qu’en dépit de dissidences passagères, toutes les voix du parti démocratique ne se portent, en novembre prochain, sur Grover Cleveland, l’élu de cette convention. »

Malgré la discipline et les adjurations des chefs, des protestations éclatent dans les rangs de la délégation de New-York. Le gouverneur Abbett les a provoqués à dessein. « J’ai dit, répète-t-il d’une voix puissante, toutes les voix du parti démocratique ; je n’ai pas nommé New-York. » A ces mots qui semblent les exclure du parti démocratique, les délégués protestent ; les partisans de Cleveland redoublent leurs applaudissemens, saluant de longues acclamations Abbett, qui fait tête à l’orage et dont le geste semble souligner l’apparente disproportion entre le nombre des délégués de New-York et celui des amis de Cleveland.

Ces derniers dominent en effet dans les galeries, mais dans la convention même les attitudes sont froides, les visages soucieux. L’heure n’est pas encore venue de s’engager à fond, de se fermer, par un enthousiasme intempestif, l’accès des emplois lucratifs, des grosses sinécures, en se compromettant trop tôt pour un candidat que force sera peut-être d’abandonner dans une heure. La partie qui se joue est trop serrée et trop sérieuse, elle comporte trop de combinaisons possibles, probables même, pour ne pas exiger un grand sang-froid. Les 72 voix de New-York sont absolument hostiles à Cleveland et semblent assurées à Hill ; l’attitude des délégués de l’Iowa est significative ; près d’eux ceux de la Pensylvanie et de l’Illinois observent et se taisent, obéissant à un mot d’ordre ; or la Pensylvanie dispose de 64 votes et l’Illinois de 48. On croit ces votes favorables à Cleveland, mais seront-ils unanimes, et quelque revirement imprévu ne va-t-il pas se produire ? L’incident qui suit fortifie ces appréhensions. De nouveau la voix du secrétaire a retenti :

— Californie ?

— La délégation de la Californie, répond son président, cède son tour à l’État de New-York.

On s’étonne, les regards se croisent et s’interrogent. La délégation de New-York est, on le sait, hostile à Cleveland, inféodée à Hill, et l’on tenait le vote de la Californie acquis à Cleveland. L’État de l’Or ferait-il défection et passerait-il du côté des adversaires ?

M. C. de Witt, chef de la délégation de New-York, prend la parole. Il est une heure du matin ; la convention siège depuis treize heures ; elle est visiblement impatiente et nerveuse, mal tenue en main par son président fatigué. M. C. de Witt est connu comme un orateur incisif et violent, habile à déchaîner les tempêtes. Quelques semaines auparavant, à Saratoga, dans une réunion populaire, il avait violemment pris à parti M. Cleveland et prononcé contre celui qu’il appelait « l’idole aux pieds d’argile » du parti démocratique un véhément réquisitoire. On s’attendait à l’entendre rééditer dans la convention ce discours, qui avait alors produit une grande sensation, mais, soit qu’il se rende compte que l’état de lassitude de l’assemblée ne comporte pas de grands développemens oratoires, soit qu’il cède aux avis des tacticiens, adversaires de Cleveland, qui tiennent de plus en plus l’élection pour douteuse, et un ajournement pour probable, il se borne à poser la candidature de Hill, que secondent le général Sickles, l’un des vétérans de la guerre de sécession, et Bourke Cockran, l’orateur populaire de Tammany-Hall.

Une triple salve d’applaudissemens des délégués de New-York accueille le nom de Hill, mais cette démonstration éveille peu d’échos dans la convention et moins encore parmi les spectateurs, nonobstant l’enthousiasme du général Sickles qui agite en l’air sa béquille que surmonte le portrait de Hill, et les clameurs du docteur Mary Walker, habillée en homme, et qui, des galeries, dirige un groupe nombreux de partisans de Hill. La fatigue est à son comble et John M. Duncombe, de l’Iowa, qui prend ensuite la parole pour poser la candidature de Boies, peut à peine se faire entendre au milieu du bruit des conversations particulières et des cris : « Aux voix ! aux voix ! » qui éclatent de tous côtés. D’autres orateurs se succèdent et les noms de Morrison, Campbell, Gorman éclatent successivement, salués de courtes acclamations noyées dans le tumulte. Ce tumulte redouble lorsqu’un délégué du Kansas demande l’ajournement, non au lendemain, il est alors plus de deux heures du matin, mais à midi. La convention n’y veut entendre et se prononce pour la continuation de l’ordre du jour.

C’est le vote immédiat, sans discours et sans commentaires. À trois heures, le marteau du président retentissant sur la table annonce l’appel nominal par États et par ordre alphabétique. Un profond silence se fait et la voix sonore du secrétaire appelle :

— Alabama ?

— L’État d’Alabama, répond le président de la délégation, donne 14 de ses votes à Grover Cleveland, 2 à Hill, 1 à Boies, 2 à Morrison, 2 à Campbell, 1 à Gorman.

Les bravos éclatent parmi les adversaires de Cleveland. Leur tactique consiste, en effet, à désagréger les votes des États, à rendre nul le premier tour de scrutin et à susciter au second un candidat nouveau sur lequel se rallieraient les suffrages. Le vote de l’Alabama relève leur courage et répond à leurs espérances.

Arkansas ? — L’État d’Arkansas donne à Grover Cleveland ses 16 votes.

Californie ? — On écoute attentivement la réponse. Elle ne se fait pas attendre. La Californie donne la totalité de ses voix, 18, à Cleveland.

L’espoir renaît parmi les partisans de Cleveland qui applaudissent à tout rompre, s’encourageant du geste et de la voix. La délégation californienne n’a voulu, en cédant son tour de parole à New-York, que hâter les désignations des candidats et précipiter le vote.

— Colorado ? — Trois voix à Hill, 5 à Boies.

L’appel se poursuit, le résultat reste indécis. Cleveland est en tête, mais la majorité absolue semble se dérober. On attend le tour des gros bataillons, des États qui disposent, vu le chiffre de leur population, d’un nombre important de suffrages. Leur vote sera-t-il compact ou vont-ils, égrenant leurs voix sur les différens candidats, rendre de plus en plus incertain le résultat. On appelle l’Illinois ; il a 48 votes à jeter dans la balance.

— L’État d’Illinois, répond A. E. Stevenson, président de la délégation, donne ses 48 voix à Grover Cleveland.

Cris et hurrahs, Le vote de l’Illinois peut entraîner celui des États de l’ouest. L’Iowa vote pour Boies, mais la majorité de Cleveland s’accroît ; on pointe les suffrages ; des chiffres encourageans se croisent dans la salle, chiffres répétés par des milliers de voix, jetés à la foule qui assiège les portes et suit avec une anxiété fébrile les progrès du scrutin.

Voici New-York. — New-York, déclare le gouverneur de l’État, chef de la délégation, donne à Hill les 72 votes dont il dispose. Le coup est sensible ; les partisans de Cleveland l’attendaient, mais ils espéraient encore un vote divisé, bien qu’hostile. Reste la Pensylvanie ; sera-t-elle fidèle et son vote sera-t-il unanime ? Seule, elle peut, par le nombre de ses suffrages, contre-balancer New-York.

— La Pensylvanie, répond son président, enregistre ses 64 voix au nom de Grover Cleveland. C’est la victoire, sinon certaine encore, du moins probable. Surexcités par une longue attente, par l’énervement d’une séance de quinze heures, les amis de Cleveland redoublent d’ardeur ; le tumulte devient indescriptible, lorsqu’au milieu du bruit la voix de stentor du délégué du Texas proclame que les 23 voix de son État vont à Cleveland. Emportés par leur enthousiasme, des délégués déploient, au-dessus de la convention, la bannière bleue et or du candidat victorieux. Les protestations éclatent dans les rangs de leurs adversaires, les cris : « A l’ordre ! au vote ! » retentissent. Les poings se lèvent, les menaces s’échangent, la lutte va s’engager quand Dickinson, du Michigan, intervient, adjure ses amis, en leur remontrant que, tant que le scrutin n’est pas clos, les délégations peuvent modifier leur vote et que cette manifestation imprudente et anticipée peut déterminer un revirement et faire reporter sur un seul des candidats opposans, les suffrages disséminés sur les autres. On l’écoute et le calme renaît.

L’appel continue ; chaque chiffre énoncé confirme le succès de Cleveland. Huit États se prononcent encore pour lui ; après eux, les territoires font acte d’adhésion. Le scrutin est clos, la majorité absolue est atteinte et dépassée. Le secrétaire se lève pour proclamer le résultat, mais le sénateur Daniels, de la Virginie, le devance.

— Je demande, dit-il, que le président de la convention mette aux voix la résolution suivante : « Grover Cleveland est désigné, à l’unanimité et par acclamation, le candidat du parti démocratique à l’élection présidentielle de 1892. »

Un tonnerre d’applaudissemens accueille cette proposition conforme aux précédens. Bourke Cockran, délégué de New-York, réclame la parole. On s’attend à une protestation.

— Et moi, dit-il, j’invite la convention à prendre note de ce fait que la délégation de New-York, unanime jusqu’ici en faveur de Hill, s’incline devant la décision de la majorité et se lèvera comme un seul homme pour proclamer Cleveland l’élu du parti démocratique. »

L’union est faite. Le président invite la convention à voter par assis et levés ; tous les délégués sont debout, salués par les acclamations des spectateurs. Le jour se lève ; il est quatre heures du matin quand la convention se sépare et les rumeurs de la foule épandue dans les rues apprennent aux citoyens de Chicago la nouvelle que le télégraphe, assiégé par les reporters, porte à tous les journaux et jusque dans les coins les plus reculés de l’Union.

Dans l’après-midi, la convention se réunissait de nouveau pour procéder à l’élection du candidat du parti démocratique à la vice-présidence. Les votes se répartissaient sur plusieurs noms dont aucun ne réunissait la majorité absolue. Le général Stevenson, de l’Illinois, tenait la tête, quand, avant la clôture du scrutin, plusieurs États changèrent leurs votes, reportant leurs suffrages sur Stevenson, nommé à l’unanimité.


III

Une fois de plus les circonstances politiques mettent face à face Harrison et Cleveland. En novembre 1892, comme en novembre 1888, les deux adversaires vont, de nouveau, se disputer la première magistrature des États-Unis. Vainqueur, en 1884, de Blaine, vaincu, en 1888, par Harrison appuyé sur Blaine, Grover Cleveland l’emportera-t-il en 1892 et ramènera-t-il, avec lui, le parti démocratique au pouvoir ? En le choisissant, les démocrates ont nettement posé la question entre eux et leurs adversaires ; ils ont choisi l’homme d’État, intègre et prévoyant, qui, dans son message présidentiel du 6 décembre 1887, a, le premier, signalé à l’attention publique les dangers du régime protectionniste à outrance adopté au lendemain de la guerre de sécession, alors qu’appauvrie d’hommes et d’argent, la république meurtrie s’était repliée sur elle-même, hérissant ses frontières de tarifs douaniers exorbitans.

A ce régime protectionniste, les États-Unis devaient, dans une grande mesure, le relèvement de leur crédit et le remboursement du papier-monnaie, l’extension de leur industrie et la création de nombreuses manufactures, le développement de leurs voies ferrées et d’énormes excédons de recettes. Ils lui devaient aussi un danger nouveau : un trésor engorgé, dont le débit, calculé avec une sage prévoyance, ne suffisait plus à l’écoulement de ce Pactole débordant ; l’accumulation d’énormes capitaux dans un petit nombre de mains ; d’immenses fortunes, conséquence de la grande industrie et de la grande propriété, contrastant avec l’appauvrissement des classes laborieuses, non plus réparties dans les fermes et cultivant leurs champs, mais embrigadées et disciplinées, vivant au jour le jour d’un salaire élevé, mais précaire, accessibles désormais à toutes les sollicitations de la misère, de la haine et de l’envie, à toutes les revendications bruyantes des adeptes du socialisme allemand. La grande armée ouvrière se recrutait rapidement, édifiant de ses mains et menaçant de ses colères ces grandes fortunes américaines qui étonnent le monde.

À cette situation du trésor public regorgeant de numéraire, Cleveland, dans son message au Congrès, indiquait deux solutions : dépenser plus ou encaisser moins ; entreprendre de grandes œuvres d’utilité publique, ouvrir de vastes chantiers, déverser ce flot d’or sur le pays, susciter partout une aisance éphémère et une prospérité factice. C’était l’accroissement du fonctionnarisme, l’augmentation des places et des traitemens ; c’était, entre les mains du pouvoir exécutif, un patronage accru, le moyen de récompenser ses amis, de concilier ses ennemis, de grossir le nombre de ses partisans. Pour lui, président rééligible, à la veille d’une réélection, la tentation pouvait être forte ; c’était la popularité, déjà grande, devenant irrésistible, la nomination certaine ; mais c’était renoncer à la séculaire sagesse, rompre avec les traditions d’économie, les erremens d’un passé glorieux ; substituer à l’initiative privée celle de l’État ; inaugurer un nouvel ordre de choses dans lequel la prodigalité d’aujourd’hui deviendrait la nécessité de demain ; déchaîner les convoitises, surexciter les cupidités.

L’autre alternative consistait à réduire les taxes à l’importation, à dégrever le contribuable, mais à s’aliéner l’industrie florissante, les fabricans et les manufacturiers, à courir les risques d’une crise économique dans laquelle l’ouvrier n’aurait vu que son salaire compromis ou réduit sans tenir compte de la cherté de la vie diminuée. C’était la popularité compromise, l’élection douteuse, l’hostilité certaine des capitalistes, l’hostilité probable des masses inintelligentes.

Entre ces deux partis, il n’avait pas hésité. A ses convictions il avait sacrifié sa réélection. Ce qu’il se refusait à faire, le parti républicain et le président Harrison l’avaient fait et les résultats éclataient aux yeux : le bureau des pensions militaires absorbant chaque année des centaines de millions et converti en une gigantesque officine électorale, les scandales de l’administration du général Raum, la corruption et la vénalité triomphantes, l’omnipotence des capitalistes, la misère des classes ouvrières et leurs revendications à main armée, les vastes projets de James Blaine pour fermer les deux Amériques à l’Europe et leur avortement.

Entre Harrison et Cleveland, les politiques habiles hésitent encore à se prononcer ; les chances leur semblent à peu près égales. Harrison a pour lui les nombreux moyens d’action dont dispose un chef d’État et aussi l’appui des capitalistes ; il a derrière lui un parti puissant, pendant vingt-quatre ans en possession du pouvoir, dépossédé en 1884, de nouveau victorieux en 1888. Il a, contre lui, la défection de Blaine, tacticien consommé, auquel il a dû en grande partie son succès, et, dans son propre camp, le ressentiment d’hommes influons, tels que Mac-Kinley, Platt, Quay et autres, inféodés à James Blaine et qui ne pardonnent pas au président ce qu’ils appellent son ingratitude vis-à-vis du chef reconnu du parti républicain et les manœuvres habiles à l’aide desquelles il a, disent-ils, circonvenu la convention de Minneapolis. Selon eux, la désignation de Harrison comme candidat du parti est due surtout aux votes compacts des délégués du Sud nommés par les nègres, mais cette candidature n’a pas, comme l’indique le scrutin, l’assentiment des grands États du Nord et de l’Ouest : New-York, Maine, Michigan, Pensylvanie, Ohio. Ils en concluent qu’Harrison n’entraînera pas la majorité dans ces États et que le parti républicain court à une défaite probable.

Quoi qu’il en soit de ces pronostics de politiciens expérimentés, mais déçus dans leurs espérances, ils hésiteront à provoquer un schisme dans le parti républicain. Ainsi feront du côté des démocrates les partisans désappointés de Hill et de Boies. La traditionnelle discipline l’emportera, dans les deux camps, sur les préférences individuelles.

En revanche, comme le fait remarquer avec justesse le New-York Herald, la campagne qui s’ouvre ne sera pas, comme l’ont été trop souvent les campagnes présidentielles aux États-Unis, un champ clos d’insultes et de diffamations, de révélations scandaleuses sur la vie privée des candidats. Tous deux sont inattaquables sous ce rapport. La question qui s’agite est plus haute : deux principes antagonistes, deux régimes économiques représentés par deux hommes d’État ayant tous deux occupé le pouvoir, se dressent en face l’un de l’autre et demandent au suffrage populaire de décider entre eux. La question est nettement posée, et la réponse, quelle qu’elle soit, né saurait comporter d’équivoque.


C. DE VARIGNY.