Scènes et récits des Alpes/01

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Scènes et récits des Alpes
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 4 (p. 954-1001).
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SCENES ET RECITS


DES ALPES




LA FILLOLE DES ALLEMAGNES.[1]





I

On pourrait s’étonner que Genève eût donné son nom au Léman, dont elle n’occupe qu’un point extrême et presque imperceptible, si la célébrité de cette Rome du protestantisme, élevée si haut par l’intelligence, la probité et l’esprit de conduite, n’expliquait suffisamment une pareille usurpation. À vrai dire pourtant, le pays de Vaud aurait droit de réclamer à plus juste titre la propriété de ce beau lac, qu’il enveloppe presque tout entier de ses vignobles, de ses vergers, de ses villas et de ses bourgades : Le Léman semble lui appartenir par je ne sais quel rapport entre ses eaux riantes et la race qui habite ses rives. C’est le même charme attirant, la même facilité d’abord, les mêmes grâces un peu nonchalantes, et aussi, faut-il le dire ? parfois la même mobilité. Là, comme sur le lac, des vents s’élèvent sans que rien les ait annoncés, des courans emportent sans qu’on puisse en deviner la cause : les variations des esprits sont à peine égalées par celles des ondes. C’est ainsi que, philosophe au commencement du siècle sous l’influence de Voltaire et de Gibbon, la société vaudoise est revenue de nos jours à la foi vive et militante. — Nos pères s’étaient réduits à la prose, nous sommes retournés à la poésie, — me disait une spirituelle convertie de Lausanne. À peu près générale dans les classes que distinguent la culture et le loisir, la renaissance religieuse s’est moins développée cependant parmi les rudes laboureurs de la côte ou des plaines. Chez eux se retrouvent encore les inclinations sceptiques. On dirait qu’à mesure que la croyance s’exalte là-bas, ici l’esprit raisonneur se fortifie : redoutable contradiction qui explique bien des choses dans l’histoire de ces dernières années, et dont on pourrait craindre les conséquences, si la cordialité traditionnelle des mœurs vaudoises n’adoucissait tous les chocs, et si les plus grossiers n’éprouvaient l’influence de cette merveilleuse nature qui distrait l’homme malgré lui de ses amertumes ou de ses violences, et rassérène l’âme par les joies du regard !

Jamais cette splendide nature qui fait l’orgueil du bassin lémanique ne s’était montrée plus séduisante qu’au jour et à l’heure où commence notre récit. La nuit se préparait à descendre ; les montagnes qui encadrent les eaux s’assombrissaient de plus en plus, et la Dent du Midi faisait étinceler ses pics neigeux aux dernières lueurs du soleil couchant. Le lac, déjà plongé dans l’ombre vers Villeneuve, s’illuminait du côté de Genève, et quelques barques, étendant à la brise leurs doubles voiles latines, sillonnaient de loin en loin son azur empourpré, comme de grands cygnes attardés qui se hâtaient de regagner leurs nids.

Sur une des routes penchantes et rocailleuses qui serpentent le long des vignobles au-dessus de Cully, une jeune fille d’environ dix-huit ans s’avançait de ce pas souple et égal qui révèle une vigueur exercée. Rien que sa chaussure couverte de poussière annonçât une longue marche, et qu’elle tînt sous le bras un paquet que l’on pouvait croire pesants elle ne semblait éprouver aucune fatigue. Son costume la faisait connaître pour étrangère. Au lieu du vêtement sombre et étriqué des paysannes vaudoises, elle portait l’éclatant corsage de Berne, rehaussé par les agrafes et les chaînes argentées. Sa courte jupe laissait voir des jambes dont la forme robuste n’était point dépourvue d’élégance, et de son large chapeau de paille s’échappaient de longues tresses blondes terminées par une touffe de rubans. En y regardant de près, on eût remarqué plus d’un détail témoignant d’une pauvreté qui se respecte et n’a point voulu s’abandonner elle-même : l’étoffe du corset avait perdu sa première fraîcheur, le jupon de drap laissait voir la trame en plusieurs endroits, et le linge de la gorgerette dont le voyage avait à peine altéré la blancheur, était d’un tissu grossier ; mais si l’ensemble du costume n’annonçait pas la richesse, il était du moins irréprochable sous le rapport de la bonne grâce et du goût.

La jeune voyageuse gravit une partie du coteau sans se retourner une seule fois vers le splendide spectacle qu’offrait en ce moment le lac, illuminé par le soleil couchant ; son regard semblait errer incertain sur les habitations qui se dressaient çà et là, à chaque étage de la montagne. Elle était précisément arrivée à la lisière des vignobles, au point où commencent les guérets, les vergers et les pâturages ; elle venait de s’arrêter au milieu d’un carrefour formé par trois chemins, comme si elle eût hésité sur la direction à prendre, quand une voix retentissante qui chantait un psaume se fit entendre à droite, et elle aperçut un vieillard descendant le sentier pierreux. Sa démarche avait une sorte de componction grotesque qui se retrouvait également sur son visage, dont les enluminures bachiques contrastaient étrangement avec ces saintes apparences. Il portait un costume peu différent de celui des paysans de la côte, mais qui avait lui-même une physionomie compassée et discrète. En France, on eût dit que le personnage tenait le milieu entre le marguillier et le magister.

Abraham Chérot n’exerçait pourtant ni ces professions ni aucune autre. Gratifié à sa naissance d’une main difforme, il s’était servi de « cette croix, » comme il l’appelait, pour se dispenser de tout travail et rester à la charge de la commune. Peut-être ses titres à cette faveur eussent-ils été plus sévèrement examinés, si Abraham n’avait su se faire protéger par des hommes justement honorés pour leur bienfaisance et leur foi. Nul ne parlait en effet mieux que lui ce langage qu’une préoccupation trop exclusive a fait passer du dictionnaire religieux dans le vocabulaire journalier des cantons, et qu’un écrivain suisse a spirituellement appelé « le patois de Chanaan : » innocent travers chez les gens de croyances vives, affectation intéressée chez Abraham, mais, en tout cas, habitude commune dont ce dernier avait su faire un lien ! Ainsi soutenu, il était devenu pensionnaire de la grande maison[2], qui, sur sa demande de vivre à la campagne, l’avait, selon l’expression vaudoise, « envoyé aux violettes. » Il jouissait là d’une liberté qui lui permettait de suivre ses goûts loin des regards trop sévères de ses protecteurs, et de trinquer indifféremment avec les purs ou avec les profanes, pourvu qu’il sanctifiât la libation par « quelques paroles de vie. »

C’était évidemment ce qu’Abraham Chérot venait de faire, et une certaine gaieté avinée perçait sous son masque puritain. La voyageuse ne s’en aperçut pas sans doute, car, le saluant avec déférence, elle lui demanda, d’un accent moins alémanique que n’eût pu le faire supposer son costume, la route qui conduisait aux Morneux. Chérot s’arrêta et jeta à la jeune fille un de ces regards en dessous qui dans certaines sociétés expriment la modestie et dans certaines églises la piété. — Les Morneux ! répéta-t-il, auriez-vous affaire par hasard, jeune fille, au cousin Jacques Barmou ?

— Il est votre parent, monsieur ? s’écria la Bernoise, dont le visage s’éclaira.

— Selon la chair, mais non selon l’esprit, reprit Abraham avec un soupir ; Barmou n’a point dépouillé le vieil homme, et il attend les eaux de la régénération.

La jeune fille parut embarrassée. — Ah ! c’est donc vrai alors, ce qu’on avait dit à ma mère ! reprit-elle avec hésitation et presque en se parlant à elle-même.

— Le malin rôde autour des âmes comme un lion dévorant, continua Chérot, et le cousin Jacques a succombé aux embûches de la grande Babylone.

— C’est Paris que monsieur veut dire ? fit observer la voyageuse avec une ingénuité respectueuse. Oui, je sais qu’il a servi dans les régimens du roi de France, quand il ne comptait pas encore sur cet héritage légué par le grand cousin, et qui l’a fait riche.

— Sachez, jeune fille, qu’il n’y a de vraie richesse que dans la sanctification, répliqua solennellement Abraham ; je n’appelle point richesse les biens consommés dans le péché, et dont on ne sait point faire part à ses frères, — parmi lesquels je comprends nécessairement les cousins. Jamais Barmou n’a songé à reconnaître mes conseils par un témoignage de charité terrestre : je n’ai goûté ni à l’épi de son champ ni au raisin de sa vigne ; mais ceux qui vivent du pain et du vin de l’esprit supportent l’injure sans se plaindre, car ils savent que « la vie est une vallée de larmes. »

Cette dernière maxime était le grand principe d’Abraham, le trait brillant et suprême par lequel il avait coutume de clore ses improvisations édifiantes. Après l’avoir émise, il fit une pause majestueuse, comme s’il eût voulu laisser le temps à la jeune fille d’en mesurer la profondeur. Celle-ci respecta un instant ce silence ; mais comme le jour tombait rapidement, elle se hasarda à renouveler sa première demande. — Monsieur m’excusera, dit-elle, mais j’ai peur qu’il n’y ait encore loin jusqu’aux Morneux, et je voudrais arriver avant la nuit close.

— La nuit que vous craignez est la lumière, comparée à la nuit de l’âme, objecta gravement Chérot ; mais êtes-vous donc attendue chez le cousin, jeune fille ? Qu’allez-vous y faire et qui êtes-vous ?

— Je gage que je le dirai, moi, interrompit tout à coup une voix.

Nos deux interlocuteurs se retournèrent et aperçurent un jeune paysan qui venait de déboucher par la plus large des routes aboutissant au carrefour. Il conduisait une vache attelée à un de ces traîneaux, appelés luges, qui remplacent les chars à roues dans les rapides et étroits sentiers de la montagne. L’herbe fine dont le chemin était tapissé avait empêché d’entendre son approche.

— Ah ! c’est François, dit Chérot. Tu connais donc cette jeune fille, toi ?

— C’est-à-dire, reprit en riant le nouveau-venu, que je la vois à cette heure comme on voit la lune nouvelle à son lever, pour la première fois ; mais j’ai pourtant idée que son nom est Martha Bartmaur, nièce et fillole du maître des Morneux. Ai-je deviné, voyons ?

La jeune fille se récria. — Qui vous l’a dit ? demanda-t-elle.

— Eh ! la belle merveille ! reprit Abraham, n’est-il pas en service chez Barmou ? Il aura su qu’on vous attendait.

— Et puisque j’ai rencontré la fillole, c’est moi qui la conduirai au logis, ajouta François.

— À la bonne heure ! dit solennellement Chérot ; mais rappelle-toi qu’elle t’est remise comme la brebis fatiguée au bon pasteur.

— Ne craignez donc rien, répliqua gaiement le jeune homme, on lui fera place sur la luge. Il y a justement là un coussin vert en son intention.

Il montrait sur le traîneau des tiges de maïs récemment coupées pour le bétail, et qu’il disposa de manière à ce que la jeune fille pût s’y asseoir. Elle le remercia, prit place sur la jonchée et souhaita le bonsoir à Abraham, qui, après l’avoir chargée de rappeler au cousin que « la vie est une vallée de larmes, » reprit sa route en entonnant un nouveau psaume. François s’était également remis en marche et cheminait près de sa vache en sifflant C’était un garçon de vingt-cinq ans, grand, robuste, et dont le visage un peu haut en couleur avait l’expression ouverte habituelle aux physionomies vaudoises. Il ralentit bientôt le pas afin de se trouver près de la jeune fille, et renoua l’entretien en l’interrogeant sur la route, qu’elle avait suivie.

— J’ai laissé la voiture à Bulle, répliqua Marthe.

Ava[3] ! et depuis là vous êtes venue à pied ! s’écria François. C’est bien trop pour une pauvre alouette qui essaie ses ailes, sans compter que vous n’aviez peut-être jamais quitté le pays ?

— Je n’étais point sortie de Gerzensée, répliqua la jeune fille avec émotion.

— Pour lors, ç’a été un grand crèvement de cœur, pas vrai ? reprit François.

— Oui, oui, répliqua Marthe. Quand on laisse sa mère… et d’autrès encore,… qu’on s’arrache de tous ceux qui vous tiennent, c’est une dure épreuve !… Mais il le fallait : mon oncle et parrain avait demandé à me prendre en service aux Morneux.

— Rapport à ce qui lui est dû ? fit observer le jeune valet, qui baissa la voix. C’est-il pas cent écus de Brabant que votre père n’avait pu payer au maître ?

— Cent vingt, dit la Bernoise, surprise qu’il connût ce détail.

— Et l’oncle a proposé de faire acquittée la dette par votre travail ? continua François.

La jeune fille le regarda. — Eh ! vous savez donc tout ! s’écria-t-elle ; d’où l’avez-vous appris ?

— Ah ! voilà !… reprit son conducteur, qui affectionnait, comme tous les Vaudois, cette vague expression derrière laquelle se réfugie la paresse d’esprit ou la prudence. — Toujours est-il que vous avez accepté ?

— En remerciant Dieu et mon parrain, répliqua.Marthe. Quand je devrais peiner jour et nuit, j’aurai trop de contentement si je puis soulever ce poids de dessus la fosse de mon père. Au moment de s’en aller vers Christ, c’était sa grande angoisse, et où qu’il soit à cette heure, la pensée d’être quitte envers l’oncle devra le soulager.

— Eh bien ! c’est encore d’une fille brave, ce que vous dites là ! reprit François touché du dévouement de la Bernoise ; il n’y en a pas beaucoup qui aient comme ça le ressouvenir des morts. Dieu leur en tiendra compte.

La jeune fille ne répondit pas, et il y eut un moment de silence. Le valet de ferme continuait à marcher à côté de la luge en abattant avec son fouet les feuilles des buissons qui bordaient la montée ; mais il jetait de loin en loin un regard vers sa compagne de route, et plus il la regardait, plus il sentait, sa bonne volonté pour elle se changer en véritable sympathie. À vrai dire, Marthe eût prévenu un juge plus difficile. Il y avait dans ses traits, dans son port, dans ses mouvemens, je ne sais quoi de cordial et de pénétrant qui exerçait sur tous une irrésistible séduction. La blancheur nacrée de son front large et pur semblait se fondre dans l’or pâle de sa chevelure ; son œil était d’un bleu profond, son nez droit, ses lèvres légèrement épaisses, mais admirablement encadrées dans l’ovale un peu large de son visage ; sa taille élevée accusait une vigueur juvénile qu’adoucissaient la richesse des formes et la mollesse des contours. Elle semblait avoir enfin cette ignorance d’elle-même qui laisse à la beauté toute sa franchise et aux grâces tout leur développement.

Après une pause de quelques instans, elle reprit l’entretien par des questions sur la situation de la ferme des Morneux, sur son étendue, enfin sur les habitudes du propriétaire. — Ni ma mère ni moi n’avons revu l’oncle depuis le jour de mon baptême, ajouta-t-elle, et nous ne savons que ce que nous ont appris quelques Vaudois de passage dans le Stockhorn ; encore le plus souvent ne parlaient-ils que de son bien.

— Alors ils ont dû vous dire que c’était un homme terriblement piastreux, fit observer François. Il n’y en a pas beaucoup dans la contrée qui soient bons pour marcher à son attelée ; mais aussi il est de ceux qui ne pavent pas les routes avec leurs écus, et qui aiment mieux, comme on dit, laisser confire leur argent.

— Ma mère m’avait avertie de la chose, reprit Marthe, et encore d’une autre…

— De laquelle donc ?

— Elle m’a dit que de son temps l’oncle Jacques avait la parole haute, qu’il ne pouvait souffrir ni retard ni contradiction, et qu’il trouvait toujours l’ouvrage en arrière… Reste à savoir si l’âge l’a changé…

Son regard fixé sur son compagnon semblait l’interroger à cet égard. — C’est-à-dire… voilà ! répliqua François, qui, satisfait de cette explication vaudoise, se mit à faire claquer son fouet ; puis, voyant un nuage de tristesse passer sur le front de Marthe, il ajouta d’un ton d’intérêt : — N’allez pas pourtant prendre peur au moins. C’est vrai, le maître n’est pas trop commode ; mais il ne faut pas croire non plus que ce soit un garou ! Il a été baptisé dans son temps, quoi qu’il en dise. Et puis on sera là pour vous avertir et pour vous donner du réconfort. Soyez paisible, il n’y a pas pire que moi pour défendre ceux qui m’agréent.

— Que Dieu vous récompense pour vos bonnes intentions, François ! dit la Bernoise. Soyez sûr que je ne les oublierai ni ici ni ailleurs.

L’émotion attendrie avec laquelle ces mots étaient prononcés gagna le jeune homme ; il prit la main de Marthe en répétant ses assurances de bonne amitié, et s’asseyant près d’elle sur la luge : — Pour ne pas mentir, on a besoin d’une rude patience là-bas, dit-il, et sans les gages, j’aurais dit depuis longtemps au maître : Adieu ! je t’ai vu ! Mais, pas moins, on finit par prendre la chose en accoutumance. Je vous aiderai, connue on dit, des quatre fers. Seulement l’oncle ne doit pas savoir que nous nous accordons, et pour ça faut jamais…

Il s’interrompit tout à coup.

— Qu’y a-t-il ? demanda Marthe.

— Regardez là-bas, derrière le clédar[4], murmura le valet en baissant la voix. C’est le maître !

La jeune fille se leva aussitôt pour courir à son parrain ; mais elle fut subitement arrêtée par un juron qui la fit tressaillir.

— Vain nom de Dieu ! voilà donc ce qui te retarde ? cria Barmou à son valet ; tu restes en route à faire le galant quand l’ouvrage appelle au logis ? Je t’ai donné, il parait, une ermaille et une luge pour canoter les gracieuses[5] ?

— Je vous amené celle que vous attendiez, répondit François d’un ton de condescendance familière. Est-ce que vous ne reconnaissez pas votre fillole ? Je l’ai rencontrée à la croisée des chemins qui demandait sa route au cousin Abraham.

— Ce qui fait que dès l’arrivée je me suis trouvée en famille, ajouta Marthe, qui s’approcha de Barmou pour l’embrasser.

Celui-ci la laissa faire en grommelant quelques injures contre Chérot ; puis, s’adressant à François : — Et toi, un peu de hâte ! continua-t-il ; montre que tu as des jambes et un fouet ! En route, saint-lâche ! les bêtes attendent après leur fourrage.

À ces mots, le vieux paysan reprit lui-même le chemin du logis le long des champs, tandis que François forçait la vache à presser le pas. Marthe resta un instant incertaine de ce qu’elle devait faire, mais, voyant que son oncle ne l’encourageait par aucun signe à le suivre, elle prit le même chemin que la luge, honteuse et le cœur gros de l’accueil qu’elle venait de recevoir, Barmou la précédait de quelques pas de l’autre côté de la haie. À chaque détour du chemin, elle pouvait apercevoir son profil, qui se découpait sur le ciel déjà sombre. Les lignes en étaient singulièrement nettes et arrêtées, mais avec une expression de dureté railleuse qui, dès l’abord, repoussait. L’œil enfoncé brillait rond et petit sous des sourcils aux poils épars ; la mâchoire dégarnie laissait se rejoindre le nez et le menton ; une barbe rousse, entrecoupée par les marques livides de la petite-vérole et longue alors de huit jours, tachetait son visage ; quelques mèches de cheveux fauves à demi grisonnans étaient collées sur ses tempes creusées. Maigre et petit de taille, le vieux paysan avait cette vivacité de mouvement qui annonce moins la vigueur que la fièvre de l’activité. Il était vêtu d’un habillement complet de mitaine jaunâtre blanchi sur toutes les coutures. Les rayons mourans du jour, qui laissaient dans l’ombre le chemin creusé sur la pente, éclairaient le champ plus élevé dont il suivait la berge, et l’enveloppaient d’une sorte de nimbe rougeâtre qui lui donnait je ne sais quoi de diabolique. Marthe ne pouvait détacher son regard de cette espèce de vision, et chaque fois que Barmou se retournait à demi de son côté, elle sentait son sang se figer de frayeur.

Après quelques détours au flanc de la montagne, tous trois aperçurent la toiture des Morneux, qui se montrait au-dessus d’un bouquet de cerisiers. À en juger par le nombre des appentis de service et par l’ampleur de la fosse à fumier qui s’étendait devant l’étable, le domaine devait être d’une notable importance pour le pays. Dès que le bruit du traîneau se fit entendre, un jeune garçon et une servante qui étaient accourus voulurent aider à dételer ; mais Barmou les chassa.

— A votre ouvrage, fainéans ! cria-t-il. Faut-il être quatre pour mettre un cheval à la longe ? Voyez s’ils ne sont pas toujours à l’affût du rien-faire ! autant de valets, autant de voleurs de pain !

Le jeune garçon et la Savoyarde n’entendirent pas ces derniers mots : dès le premier ordre du maître, tous deux s’étaient hâtés de rentrer. Jacques continua de maugréer tout en détachant du traîneau la vache que François conduisit à l’écurie, tandis qu’il prenait lui-même à brassée une partie du fourrage chargé sur la luge et le portait à l’étable. Marthe, restée debout à quelques pas et ne sachant que devenir au milieu de dette bourrasque, se décida à prendre le reste des tiges de maïs dont elle garnit les râteliers. Barmou la laissa faire sans rien dire, et gagna la maison, où elle le suivit.

Ce fut là seulement qu’il lui adressa directement la parole. Il attacha sur elle ses yeux gris, et après avoir paru jouir quelques instans de son embarras : — C’est donc toi enfin ! dit-il d’une voix brève ; la mère s’est pourtant décidée à l’envoyer ? Nom du diable ! il était temps ! Encore huit jours, et j’aurais retiré de vous mon bon vouloir, car c’est une grande grâce, sais-tu ? que je vous fais à toutes deux de le prendre ainsi en paiement de ce que me devait le défunt.

— Ma mère l’a compris de même, et nous vous en remercions, répliqua timidement la jeune fille.

— A la bonne heure ! reprit Barmou, nous verrons ta bonne volonté. La mère dit que tu es une vaillante travailleuse : mais je ne prendrai pas son dire pour caution, vu qu’elle a toujours été, pour son compte, un peu nonchalante.

— Ma mère ! répéta Marthe étonnée.

— Oui, oui, continua le paysan ; ça convenait à ton père, qui aimait de même à s’ébaudir. — Encore un fier avale-royaumes, celui-là[6] !

— Ah ! par grâce, mon parrain, ne parlez pas ainsi, interrompit la jeune fille, dont les yeux se mouillèrent.

— Quoi donc ! reprit Barmou en ricanant ; est-ce que tu es une fille à superstitions ? Pourquoi ne saurais-tu pas ce qu’il y a à dire sur ceux qui t’ont mise au monde ?

— Parce que ce n’est pas à moi de les juger, répliqua Marthe avec une énergie émue, et qu’il y a un commandement qui nous ordonne d’honorer notre père et notre mère.

Le paysan redressa la tête et cligna l’œil.

— Ah ! oui-dà, tu te chausses chez ce cordonnier-là ! dit-il d’un ton ironique ; eh bien ! tu sauras, la fille, qu’aux Morneux il n’y a de commandemens que les miens, que je dis ce qui me plaît, et qu’on m’écoute quand même : mais en voilà assez pour le quart d’heure, les autres t’apprendront comment on se gouverne ici. — Holà ; ! hé ! la Lise ! est-ce que nous ne soupons pas aujourd’hui ?

— Voilà ! répondit la servante, qui arriva avec tout ce qu’il fallait, et commença à mettre le couvert en jetant à la nouvelle venue des regards mécontens. Marthe voulut l’aider ; mais la Lise lui déclara sèchement qu’elle n’avait besoin de personne pour faire son ouvrage, et que la demoiselle devait prendre garde de gâter ses beaux atours. Le boube (bouvier), qui entra peu après, ne se montra pas plus accueillant : il alla s’asseoir près du foyer, alternativement occupé de regarder la Bernoise et d’échanger avec la Lise un rire moqueur. L’oncle Jacques observait du coin de l’œil la réception faite à l’étrangère. En même temps qu’il s’amusait de son malaise, il se réjouissait de ces annonces de malveillance qui le rassuraient contre la bonne entente de ses gens. Il était, en effet, de ceux qui pensent que l’accord des serviteurs fait la ruine des maîtres, et il avait toujours appliqué chez lui la maxime royale « diviser pour régner. » François, qui se présenta à son tour, sembla se mettre à l’unisson des autres » et ne vouloir donner aucune suite aux bonnes intentions précédemment annoncées. Il affecta de ne point prendre garde à la jeune fille, s’approcha de la fenêtre sans lui parler, et se mit à battre la charge sur le vitrage.

Enfin le souper fut servi, et chacun prit place, sauf Marthe, pour qui la Lise avait malicieusement négligé de mettre un couvert. Barmou, voyant qu’elle ne s’approchait point, lui demanda brusquement si elle refusait de souper avec les autres.

— Excusez-moi, répondit-elle timidement ; mais je ne voyais point ma place.

— Ah ! Jésus ! c’est ma faute, s’écria la Lise, qui parut alors s’apercevoir de son oubli volontaire ; je n’ai pas servi la demoiselle, et faut croire qu’elle n’a pas l’accoutumance de se servir elle-même.

Barmou sourit à la façon des loups qui se pourlèchent. — Allons ! vas-tu déjà guerrer[7], la Savoyarde ? dit-il d’un air hypocritement pacifique ; tu sais bien que j’aime la paix ! Ne tardons pas davantage, croyez-moi ; faut jamais faire attendre les gourmandises.

En parlant ainsi, il avait gagné le haut bout de la table, où il s’assit. Le petit Baptiste, François et la Lise prirent également leurs places. Barmou commença par se verser un plein verre de salvagnin[8], dont il avait près de lui une bouteille, tandis qu’un pot de cidre coupé au tiers était placé devant les autres convives. Après avoir vidé son gobelet et fait claquer sa langue contre son palais, ce qui était une manière détournée et narquoise de vanter l’excellence du vin qu’il venait de boire devant ceux qui n’en buvaient pas, il s’empara de la grande fourchette de fer et mit la main au plat.

Dans ce moment, un geste d’avertissement adressé à Marthe par François fit lever les yeux au paysan, et il aperçut la jeune fille debout devant la place qui lui avait été assignée.

— Eh bien ! qu’y a-t-il encore ? demanda-t-il ; pourquoi rester là, droite comme un échalas ? Crois-tu par hasard que nous allons nous mettre en danse ? Qu’attends-tu pour prendre ta nourriture ?

— J’attends que mon parrain veuille bien prier Dieu de la bénir, répondit Marthe avec modestie.

La demande était si inattendue, elle heurtait tellement les habitudes établies aux Morneux par l’oncle Barmou, qu’il y eut un mouvement général. François haussa les épaules d’un air contrarié, la Lise se récria, et Baptiste fit entendre un rire bête que le vieux paysan interrompit par des imprécations. Aux paroles de Marthe, le sang lui était monté jusqu’aux yeux, et il s’était redressé comme une couleuvre blessée. — Ah ! tu es donc aussi dans les momières, toi ? s’écria-t-il. Le diable me torde, j’aurais dû m’en douter ! ç’a toujours été le vice des femmes de la famille : ta mère et tes tantes apportaient partout leur Bible et leur chaufferette ; mais apprends bien une chose, la Bernoise, c’est qu’ici il n’est pas question de vos farces. Tu n’es pas venue aux Morneux pour faire ton salut, je suppose ?

— Pardonnez-moi, mon parrain, dit la jeune fille avec douceur, on peut le faire partout.

— Et moi, mille damnations ! reprit le paysan, je te dis que tu es venue ici pour traire, pour filer et pour ranger la maison, ce que tu commenceras dès demain, pendant que la Savoyarde ira aux champs.

— C’est dit, répliqua Marthe avec soumission ; mes forces et mon temps sont à votre service.

— Comme aussi ta volonté, entends-tu bien ? ajouta Barmou, qui fixa sur elle des regards où brillait la colère. Écoute ceci : il y a quinze ans qu’aucun pasteur n’a mis le pied sur le seuil des Morneux, et je ne sais plus le chemin du temple. Je ne veux pas de fanatiques chez moi. Tu vois la Lise, qui est catholique, soi-disant ; François, qui a été instruit au catéchisme huguenot, et le boube, qui n’est rien du tout : eh bien ! tous trois n’ont pour bon Dieu que saint-travail avec sainte-pitance, et c’est moi qui suis leur curé.

— Que Christ vous pardonne ainsi qu’à eux ! dit Marthe avec une gravité pleine d’onction, mais moi, — qu’il en soit béni ! — j’ai reçu une plus grande grâce, et si nous ne devons point prier ensemble, je prierai seule pour tous.

Barmou frappa la table du poing.

— Par les cinquante diables ! ne l’en avise pas, s’écria-t-il, je ne veux entendre ni vos psaumes, ni vos oraisons.

— Aussi les répéterai-je tout bas, mon parrain.

— Pas même, pas même ! interrompit le vieux paysan hors de lui ; la male-mort me vienne ! il ne sera pas dit que j’aurai souffert ici vos grimaces. Assieds-toi et mange sans patenôtres, ou bien enlève ton souper et détale.

— Ce sera à votre commandement, dit la jeune fille, qui prit tranquillement le morceau de pain placé devant elle et quitta la table.

— Cours donc ! mauvaise chante-pleure[9] ! s’écria Barmou en se levant à moitié, va demander qu’il te tombe de la manne pour manger sur le pouce. La Savoyarde, montre-lui le moulin à prières de la tante Isabeau, c’est la chambre qui lui convient.


II

La pièce autrefois occupée par la tante Isabeau formait l’angle de la maison. Eclairée par deux fenêtres dont l’une regardait le lac, l’autre la montagne, cette chambre était depuis longtemps inhabitée. Sur le plancher s’étalaient des graines potagères, exposées là au soleil et gardées pour semence. Trois immenses armoires, renfermant, outre les vêtemens de la défunte, les réserves de linge, les provisions d’hiver et quelques poupées de lin, garnissaient une des parois ; contre l’autre s’appuyaient le vieux lit à baldaquin avec ses rideaux de serge verte à ourlet rose, une commode surmontée d’une petite niche en verre, sous laquelle se dressait un bouquet de fleurs artificielles, et quelques chaises à fond de bois. Près de la fenêtre, on voyait un vieux fauteuil à bras, et devant le fauteuil, un petit guéridon sur lequel se trouvaient encore les lunettes de la vieille tante et le tricot que la mort était venue interrompre. Au-dessus, dans le trumeau, on avait suspendu un cadre de bois noir renfermant une de ces lettres ornées d’images symboliques et de guirlandes coloriées que les écoliers de la Suisse allemande adressent à leur famille le jour du nouvel an. Marthe s’approcha et y lut la signature de l’oncle Louis, le besson[10] de sa mère, mort en Amérique depuis de longues années, mais dont le souvenir lui était cher et présent par tout ce qu’elle en avait entendu raconter. À côté, sur une petite étagère, elle crut reconnaître un livre - qu’elle prit vivement : c’était l’ancienne Bible de la famille. Sur les premiers feuillets, on avait soigneusement inscrit les principaux événemens domestiques, les naissances, les mariages, les morts, et la plume qui avait enregistré chacun de ces faits y avait ajouté un renvoi à des passages qui devaient servir d’actions de grâces ou de consolation. Les pages du livre saint, jaunies par le temps et frangées au bord, prouvaient que les mains de plusieurs générations aujourd’hui ensevelies dans la tombe les avaient successivement feuilletées. On trouvait là comme une trace du passage des ancêtres : c’était le mémorial de la famille, réduit à ce qui avait véritablement signalé ces humbles existences, créées dans l’obscurité, poursuivies dans le travail, terminées sous un rayon d’espérances immortelles.

La jeune fille se sentit saisie de respect, elle baisa le saint volume avec une vénération attendrie et l’ouvrit au hasard. Le Livre de Job se trouva sous ses yeux : elle se mit à lire lentement ce récit merveilleux du combat engagé entre Dieu et Satan, cette plainte de la foi aux prises avec les douleurs humaines. À mesure qu’elle lisait, une sorte d’exaltation intérieure relevait son courage ; les paroles de la Bible agissaient sur elle comme ces cordiaux souverains dont quelques gouttes suffisent pour ranimer la vigueur abattue. Toutes les images de la maison paternelle se réveillaient autour de ces versets, lus tant de fois avec sa mère, expliqués si souvent par le pasteur de son village. Marthe croyait entendre leurs voix, elle se rappelait les circonstances de cette lecture, les commentaires édifians, les vaillantes résolutions. Le livre sacré était pour elle un sanctuaire où s’étaient réfugiés les souvenirs les plus purs, les plus encourageons et les plus chers : à côté de l’accent inspiré retentissaient les accens de toutes les fées de l’enfance et du foyer. Ses larmes, jusqu’alors retenues, coulèrent librement ; mais, loin de l’affaiblir, elles la fortifièrent. Ramenée aux idées de résignation, les duretés dont elle venait d’avoir à souffrir ne lui parurent plus que des épreuves de peu d’importance. Elle jugea que Dieu l’avait suffisamment dédommagée en lui donnant, dans cette demeure sans croyances, la seule retraite où la foi des aïeux eût été conservée. Il lui sembla que l’âme de la tante Isabeau continuait à habiter avec elle la chambre écartée, qu’elle l’aurait pour compagne et pour protectrice. Aussi son cœur, qui avait d’abord fléchi par surprise, reprit-il sa force et sa sérénité. La jeune Bernoise était à cet âge où l’on accepte sans marchander les tâches laborieuses, où, riche de vie, on donne volontiers son sang et ses larmes, où la couronne d’épines enfin est un supplice qui orne et une douleur qui relève.

Après une prière fervente, Marthe mangea presque gaiement le morceau de pain sec emporté du souper et se coucha, fermement décidée à tout supporter pour acquitter la dette de son père. Son ignorance soutenait sa bonne volonté, et lui donnait même espoir de rappeler l’oncle Barmou a de meilleures pensées. Avec plus d’expérience, elle eût su que les âmes endurcies étaient difficilement ramenées, que dans les conditions journalières les conversions étaient rares, et qu’il fallait, pour transformer les persécuteurs en apôtres, les éclairs miraculeux de la route de Damas ; mais elle n’en était point encore arrivée, à cette aride conviction qui arrête l’effort et éteint jusqu’au désir. Dans sa foi naïve, elle pensait que tous les cœurs doivent s’ouvrir sous les rayons de la tendresse et de la douceur.

Ainsi raffermie, elle se leva le lendemain dès le point du jour, descendit promptement et prit possession du domaine qui lui avait été assigné la veille par son parrain. Personne n’était encore debout ; il fallut qu’elle se mit au fait de tout sans guide et sans conseil, mais ce fut pour elle le moyen de mieux voir et de s’instruire plus complètement. Lorsque la Lise parut, elle trouva, à son grand dépit, le ménage déjà fait et les vaches tirées. Ne pouvant s’en plaindre tout haut, elle saisit le prétexte de quelques modifications apportées aux arrangemens intérieurs pour se récrier contre les nouvelles venues qui prétendaient tout réformer et affectaient un zèle toujours de courte durée. Marthe lui répondit tranquillement que, d’après la volonté de son oncle, le ménage la regardait seule désormais, qu’en ayant la responsabilité, elle devait en avoir la libre direction, et qu’elle demandait à Lise de ne pas plus s’en inquiéter qu’elle ne s’inquiéterait elle-même des travaux des champs.

Barmou entra comme elle achevait ces mots, et la Savoyarde, qui avait des raisons particulières de se croire quelque crédit près du maître, se mit à crier que la Bernoise l’insolentait, et qu’elle ne se laisserait pas ainsi marcher dessus par une étrangère. Elle en eût dit davantage, si le vieux paysan, qui avait apprécié d’un coup d’œil la besogne faite, ne lui eut imposé silence en lui ordonnant brusquement d’aller rejoindre François au labour. La résistance suppose une force intérieure qui participe de la vertu ; tout ce qui est corrompu s’affaisse ou se dissout : la servante avilie par une domination à laquelle elle n’avait rien su refuser rentra subitement dans ses habitudes serviles, et se hâta d’obéir.

Ainsi affranchie d’un contrôle humiliant. Marthe fit tous ses efforts pour établir aux Morneux un ordre dont on avait depuis longtemps perdu la tradition. Il y a dans l’aménagement domestique quelque chose qui révèle nos goûts, nos habitudes, presque notre âge. Le soleil de la jeunesse et les brumes des années déclinantes jettent sur le foyer leurs lueurs ou leurs ombres. Marthe introduisit dans le rangement du ménage je ne sais quelle grâce champêtre qui semblait un reflet d’elle-même. Les plus belles faïences furent étalées sur les planchettes, des fleurs ornèrent les vases de porcelaine ébréchés posés sur le buffet ; elle rangea sur la cheminée, entre les deux flambeaux de cuivre, les plus belles poires du fruitier, décoration agreste qui rappelait les vergers et symbolisait l’abondance. Les tables et les bancs furent cirés avec soin ; les ustensiles les plus vulgaires devinrent, par l’éclat de leur propreté, de véritables ornemens du logis. Dès le premier regard, tout agréait ; on se sentait a l’aise et disposé à rester. La laiterie ne fut pas moins habilement dirigée, et Barmou s’en aperçut, au bout de quelques jours, à l’augmentation et à l’amélioration des produits. La Lise avait cette activité brutale qui se dépense sans ordre, sans réflexion, et qui prend la fatigue pour le devoir accompli. Avec moins de mouvement et moins de bruit, la nouvelle servante fit mieux et davantage.

Le parrain de Marthe avait attendu la fin du premier mois en observant sans rien dire ; il comprit la valeur de l’acquisition qu’il venait de faire, mais il n’en laissa rien paraître. Il avait pour principe que la politique du maître qui veut tenir ses gens en haleine doit être de se montrer toujours médiocrement satisfait, et que la louange est une avance faite à la résistance ou à la paresse. Aussi se promit-il bien de ne pas gâter Marthe en lui laissant soupçonner ce qu’elle valait, mais de chercher plutôt toutes les occasions de la prendre en faute. Il était d’ailleurs partagé entre deux sentimens contraires qui changeaient à chaque instant ses dispositions à l’égard de la jeune fille. Tandis que, d’un côté, sa bonne grâce, sa bonne humeur et sa science de ménagère le charmaient, de l’autre sa paisible assurance et son obstination de piété l’agaçaient jusqu’à la colère. Maître absolu dans son domaine, le vieux paysan s’était accoutumé à tout faire plier devant lui. L’attitude craintive de ses serviteurs était devenue à la longue une des conditions de son existence. Il avait besoin de faire peur, comme certaines gens de faire parade de leur force ou de leur beauté ; il y mettait sa satisfaction, son point d’honneur. À l’exemple de Louis XIV, qui, pour essayer son air majestueux, se plaisait à regarder fixement ses valets de chambre jusqu’à leur ôter la parole, le père Barmou s’amusait de loin en loin à jouer l’emportement et à voir trembler ceux qui l’entouraient. C’était, avec ses affectations bruyantes d’incrédulité, son véritable orgueil, l’air sous lequel il s’était produit dans le monde, et qu’il tenait à conserver comme l’expression de sa personnalité.

Ce caractère moitié réel, moitié factice, avait inspiré aux plus scrupuleux une sorte de terreur et aux autres une réserve dont le propriétaire des Morneux était secrètement ravi. La vanité humaine s’accommode de tout ce qui exhausse ; quand on ne peut briller par la gloire, on accepte de se distinguer par la réprobation, et il y a dans la plupart des hommes quelque chose d’Erostrate. Or la jeune Bernoise lui refusait positivement cette satisfaction accoutumée : sa soumission restait également étrangère à la bravade et à la crainte. Marthe ne semblait point souffrir de l’absence d’approbation ; elle subissait les reproches sans abattement et n’était évidemment occupée que d’accomplir son devoir avec simplicité. Barmou avait en vain tourné autour de cette âme pour y trouver un point vulnérable : la bonne grâce de Marthe le désarmait. Il avait fallu fermer les yeux sur le recueillement qui trahissait la prière de la jeune fille au commencement des repas, ne pas entendre ses expressions respectueuses lorsqu’elle parlait des choses de la religion, et feindre d’ignorer les causes de ses sorties du dimanche à l’heure du sermon. Cette dernière tolérance avait été la plus difficile à admettre par l’ancien soldat : elle contrariait trop ostensiblement les principes établis aux Morneux pour ne point prouver à tous que sa volonté avait cessé d’y être souveraine. Bien des fois Barmou avait été près de s’opposer ouvertement à ce qu’il appelait les momeries de Marthe ; mais l’incertitude de la réussite l’avait toujours retenu. Il commençait à comprendre la difficulté de combattre ces âmes douces et sans révolte qui, solidement ancrées sur une foi, flottent dans l’orage sans jamais céder ni périr.

Un dimanche qu’il sortait vêtu de son meilleur habit et coiffé de son feutre neuf pour se rendre chez le notaire auquel il voulait parler de quelques hommées de prairies dont on annonçait la vente, il rencontra devant le seuil le cousin Chérot et Pierre Larroi, qui descendaient également au village. Larroi était un de ses voisins et, après lui, le plus riche paysan des alentours ; il eût même occupé le premier rang sans un procès contre un parent bernois qui l’avait privé d’une portion de ses biens. Cet amoindrissement d’opulence avait empoisonné la prospérité de Larroi ; moins riche, il s’était cru pauvre, et son ressentiment contre celui qui l’avait dépouillé s’était étendu à tous les gens de la même race. Quiconque venait des Allemagnes lui paraissait un ennemi ; c’était une de ces haines maniaques pour lesquelles tout devient prétexte d’éclater. Barmou, qui savait sa folie, cherchait d’habitude à l’éviter ; mais Abraham ne pouvait laisser échapper l’occasion de prouver sa parenté avec le richard des Morneux, et il salua Barmou de loin du titre de cousin.

— Adieu ! adieu ! répliqua Jacques en bon Vaudois pour qui ce mot signifie bonjour.

— Vous voilà endimanché de bonne heure, cousin, reprit Chérot ; auriez-vous entendu par hasard le son des cloches, et descendez-vous vers la piscine où se distribue l’eau de la régénération ? Les yeux aveugles commencent donc à voir la lumière depuis l’arrivée de la jeune parente ?

Jacques fit un mouvement ;

— La Bernoise ! s’écria Pierre, c’est-il de la Bernoise que vous parlez, père Abraham ? Qu’a-t-elle donc fait, dites ?

— Elle a confessé tout haut la vérité, répliqua Chérot avec pompe ; elle est descendue des Morneux à la maison de Dieu.

— Elle va au temple, vous voulez dire, reprit Larroi ; au fait, je m’en souviens à cette heure. Ah bien ! mais Jacques ne s’y oppose donc plus ?

— Qu’importe l’opposition des irrégénérés ? remarqua solennellement Chérot.

— Tais-toi, pinte baptisée ! interrompit Barman à bout de patience ; ce qui se passe aux Morneux ne regarde ni toi ni les autres.

— Alors tu conviens de la chose ? interrompit Pierre. Par ma vie ! j’en étais sûr ! Dès qu’on a ouvert sa porte à quelqu’un des Allemagnes, tout est fini !… A moi on m’a pris mon bien, à toi ton commandement ! Bernoises ou Bernois, c’est toujours le malheur ! Je gage que tu n’es plus le maître chez toi !

Les yeux de Jacques devinrent jaunes de bile. — Tu ne crois pas cela ! dit-il dédaigneusement ; non, mille dieux ! tu ne peux pas le croire ! Tout le monde sait que mes gens sont dans ma main comme ce bâton, n’allant qu’où les conduit mon désir.

Marthe sortait de l’habitation dans ce moment même, parée de son plus beau costume et tenant à la main son livre de psaumes.

— Ceci nous apprend que la créature descend aux sources de l’édification, dit Abraham en la montrant a son cousin.

— Voyons ce que tu vas faire, reprit Larroi, qui guigna Jacques. Si la Bernoise va au temple par la franche volonté, c’est clair que tu es devenu un saint, sinon tu nous montreras comment elle t’obéit.

Barmou, qui se préparait à passer outre en haussant les épaules, s’arrêta brusquement. Le dilemme était trop péremptoire pour qu’il fût possible d’y échapper. Laisser partir Marthe, c’était évidemment donner prétexte au voisin de le rendre ridicule en répandant le bruit de sa prétendue conversion ; mais s’il retenait la jeune fille d’autorité, il s’exposait à l’éclat d’une désobéissance qui compromettait gravement sa réputation de maître. Des deux côtés il y avait donc péril. Le vieux paysan le comprit sur-le-champ ; il ne manquait au besoin ni de finesse ni de ressources d’esprit : il résolut de tourner la difficulté. Marthe traversait la cour ; il l’appela sans paraître prendre garde à son livre ni à son costume.

— Écoute un peu, toi, dit-il d’une voix qui n’avait que l’apparence de la rudesse : faut que je descende vers le village pendant que la Lise et François vont aux regains là-haut ; rappelle-toi que je laisse la maison à ton incombance.

La jeune fille parut déconcertée.

— Mais, hasarda-t-elle, Baptiste est dans le soli.

— Le boube ! répéta Barmou ; est-ce que tu voudrais donc confier notre bien à la garde d’un pareil idoine, quand on a vu roder les bouteurs de feu autour des mazots ? Faut que quelqu’un reste au logis[11].

— On y sera donc ! répliqua la jeune fille en jetant un regard de regret vers le clocher qui pyramidait au bas de la montagne ; puisqu’il le faut, c’est que Dieu le veut. J’aurai l’œil sur tout, notre maître ; vous pouvez sortir en paix.

À ces mots, elle rentra tristement, et Barmou, qui craignait quelque complication, se hâta de partir : ses deux interlocuteurs le suivirent.

— Hélas ! soupira Abraham, qui avait regardé la jeune fille rentrer, j’aurais dû le prévoir : la chair est faible, et la cousine a cédé.

— Ce n’est pas toujours qu’on lui ait fait faire la chose d’autorité ! objecta Larroi. Vrai Dieu ! je ne te reconnais plus, Jacques ; te voilà devenu le roi des agneaux.

— C’est bon ! dit Barmou, qui pressa le pas pour rompre l’entretien.

— Non, foi d’homme ! continua ironiquement Pierre, je vois qu’on avait raison de dire que la Bernoise devenait maîtresse aux Morneux.

— C’est-il bientôt fini ? demanda le paysan, qui se contenait avec peine.

— Quand tu lui parlais tout à l’heure, ajouta Larroi, ta parole avait plutôt l’air d’une prière que d’un commandement.

— Ah ! tonnerre du ciel ! en voilà pourtant assez ! s’écria Jacques, qui entra dans les vignes et pressa le pas pour éviter un plus long entretien, mais qui ne put s’empêcher d’entendre l’éclat de rire du voisin. Au fond, lui-même n’était pas satisfait de la manière dont il venait de se tirer d’embarras ; il sentait que son omnipotence domestique était sérieusement compromise et sa réputation en péril. Il se dit qu’il avait été trop faible avec Marthe, qu’un peu plus de persistance l’aurait pliée comme les autres à la discipline des Morneux ; mais il avait beau se le dire, quelque chose en lui protestait tout bas. Sans doute il pouvait placer la jeune fille dans l’alternative de se soumettre ou de partir ; néanmoins il prévoyait son choix et sentait l’impossibilité de la remplacer. Aussi, son intérêt aidant, commença-t-il à chercher des excuses à sa tolérance. Après tout, une si vaillante créature méritait bien qu’on lui passât quelque chose ; la religion était son seul vice, et qui pouvait se vanter d’être parfait ? Les gens raisonnables devaient se contenter de la plaindre, Barmou, lui, avait d’ailleurs toujours été pour la liberté de conscience, — quoiqu’il soutînt que l’homme n’en eût pas. C’était bien à des imbéciles comme Larroi de le soupçonner de conversion. Sa conduite prouverait au reste ce qui en était ; on verrait s’il ne saisirait point, comme par le passé, toutes les occasions de jouer quelque tour au pasteur, s’il ne voterait point au conseil contre les dépenses pour le culte, s’il ne chanterait pas à la pinte[12] les plus hardies chansons du régiment !

Un peu relevé par ces belles résolutions, Barmou arriva chez le notaire ; mais il était dit que ce jour-là tout lui deviendrait ennui. Il apprit que le morceau de pré qu’il convoitait venait d’être vendu à un de ses ennemis, grand chanteur de psaumes. Descendu pour le culte au premier son de la cloche, ce lecteur de Bible avait précédé notre homme de quelques instans, et avait conclu le marché aux meilleures conditions. — Son zèle pour Dieu lui est tourné à profit, fit observer le notaire en souriant.

Jacques secoua la tête. — Oui, oui, murmura-t-il ; voilà nos momiers ! le soin de leurs âmes n’apporte jamais de nuisance à leur bourse ; tant plus ils ont de religion, tant plus ils aiment les gros intérêts !

Il sortit l’humeur aigrie et se dirigea vers la pinte de Mollard, où il espérait se décharger le cœur. C’était là que venaient le dimanche tous les esprits forts de Cully, qui, comme Rabelais, avaient adopté pour dieu la dive bouteille. Par malheur, le soleil, qui s’était montré brusquement après plusieurs jours de pluie, avait rappelé les fenaisons en retard aux compagnons habituels de Jacques, et ceux-ci, peu scrupuleux sur le repos du dimanche, étaient allés faucher dans la montagne, Barmou ne trouva à la pinte que quelques buveurs incurables abrutis par l’ivresse et incapables de lui faire une société ni un auditoire. Après avoir vainement attendu, il se décida à regagner les Morneux, mécontent de tout le monde, et ne voyant d’autre ressource que de prendre également sa faux et de monter aux hautes prairies ; mais à mesure qu’il avançait, les cimes se chargeaient de nuées qui descendaient rapidement le long des pentes comme une avalanche brumeuse. Le ciel, de plus en plus couvert, prenait cette teinte d’un gris uniforme qui accompagne toujours le vouaret[13] ; une pluie fine et serrée grésillait déjà à petit bruit sur les larges feuilles des noyers. Le paysan comprit que le fauchage ne pourrait continuer ce jour-là, et qu’il était inutile de rejoindre la Lise et François aux mazots.

Sa seule ressource était de rentrer au logis ; mais Barmou ne s’y résignait qu’à contre-cœur et avec une sourde colère. Sa vie de caserne lui avait fait perdre l’habitude du foyer, et lorsque, par un legs inattendu, il s’était vu tout à coup propriétaire des Morneux, il n’y avait trouvé ni le cercle de famille, ni les joies domestiques qui auraient pu le transformer et le retenir. La présence de la tante Isabeau, vieille, infirme et tout entière à Dieu, l’avait plutôt éloigné. Il s’était accoutumé à chercher au dehors ses distractions. En réalité, Jacques n’avait point ce qui constitue une demeure, c’est-à-dire un centre aimé qui sert de rendez-vous pour les cœurs, des souvenirs qui tiennent compagnie, des plaisirs familiers qui s’enlacent à tous les instans et constituent ce bonheur de vivre qui n’a point de nom. Pour lui, le logis des Morneux était seulement un réfectoire, un gîte et un atelier où, hors les heures de travail et de repos, il ne trouvait qu’ennui. Aussi, depuis bien des années, n’y avait-il passé une seule journée de loisir. Il avait fallu, pour l’y exposer, un concours de circonstances qu’il repassait avec dépit dans sa pensée, en se demandant ce qu’il pourrait faire de ces heures inoccupées et comment il atteindrait le soir.

Selon l’habitude des esprits chagrins, Barmou se mit alors à chercher instinctivement à sa mauvaise humeur un motif avouable. Il avait atteint ses premiers vergers ; son œil commença à les fouiller en tous sens, dans l’espoir d’y découvrir la preuve de quelque oubli ou de quelque négligence dont il pût demander compte. L’orage qui grondait en lui ne voulait qu’une occasion d’éclater, c’eût été en même temps un soulagement et une occupation ; mais son mauvais sort semblait le poursuivre jusqu’au bout. Les clôtures étaient en bon état, les jeunes arbres bien étayés, les pentes fauchées si régulièrement, qu’on eût pris le sol pour un tapis de velours. Cependant il se rappela quelques dégradations dans le sant[14] qui bordait ses prairies, et fit un détour de ce côté, certain que rien n’avait pu être réparé. Par malheur, le ruisseau amoindri s’était retiré dans son ancien lit, l’herbe avait recouvert les places momentanément envahies, et ne permettait même plus de les reconnaître. Le paysan courba la tête comme un homme vaincu, et se résigna à rentrer. Malgré son désir de trouver à reprendre, il fut frappé, en arrivant, de l’ordre et de la propreté inaccoutumée des abords. La cour, autrefois encombrée par le fourrage vert ou par les instrumens de labour, était libre et balayée, les étables soigneusement refermées, la conche (bassin) de la fontaine pure de tous débris. On avait lavé et poli au sable les bancs placés devant la maison. Les vieilles caisses de la galerie, depuis longtemps envahies par les herbes parasites, étaient regarnies de giroflées et d’œillets ; la vigne, autrefois éparpillée sur le mur de la grange, avait été dirigée sous les fenêtres, et commençait à les enguirlander d’un encadrement de verdure.

C’était la première fois que ces changemens, exécutés l’un après l’autre, se montraient à Barmou dans leur ensemble. Son œil en fut réjoui. Les Morneux avaient pris un faux air de chalet bernois. Il comprit que cette transformation était due tout entière à sa filleule. Ce qu’elle n’avait point fait, elle l’avait fait faire par son influence. Il y a dans l’ordre comme dans le désordre une espèce de contagion qui gagne de proche en proche. Nous avons tous un instinct d’association qui nous fait tendre à l’accord avec ce qui nous entoure ; il faut que l’homme imite, s’il ne donne pas l’exemple. En voyant Marthe tout mettre à sa place, François en avait fait autant par sympathie, et la Lise par rivalité : l’une ne voulait point paraître inférieure, l’autre cherchait à agréer. Jacques ne put s’empêcher de penser qu’après tout l’influence exercée par la jeune fille tournait à son profit, et que son arrivée aux Morneux était à noter parmi ses plus heureuses chances.

Cependant la pluie augmentait ; le paysan, qui commençait à la sentir à travers sa veste neuve, pressa le pas pour gagner l’auvent. Comme il y arrivait, son oreille fut frappée par des sons inaccoutumés. Marthe ranimait le feu dans la salle basse en fredonnant un de ces airs des Alpes dont les notes élevées ont je ne sais quel éclat de gaieté naïve et libre. La voix de la jeune fille se faisait remarquer par la justesse harmonieuse qui semble naturelle aux habitans de la Suisse alémanique et qui est si rare dans les pays de race romande, car pendant que les montagnes des petits cantons retentissent d’airs nationaux et que tous les pics vous renvoient quelques sauvages mélodies, le Jura neuchâtellois, la plaine de Genève et les riches campagnes de Vaud demeurent silencieuses. Là, jamais le chant n’accompagne le travail ; l’homme courbé sur la terre qu’il laboure rêve ou médite sans épandre au ciel sa joie ni sa tristesse.

Aussi, depuis que Barmou habitait les Morneux, était-ce la première fois qu’il entendait un chant de femme. On eût dit que quelque oiseau étranger, entré par hasard dans cette demeure muette, y réveillait tout à coup des échos inconnus. Bien que l’ancien soldat fût peu accessible aux impressions poétiques, ce chant lui parut une agréable nouveauté. Jacques s’approcha de la fenêtre et regarda dans la salle basse. Marthe s’occupait à préparer le souper, tout en entrecoupant ces soins domestiques de modulations folâtres. Il y avait dans son accent plus sonore, dans ses mouvemens plus vifs, dans ses traits épanouis, une expression d’ivresse qui prouvait que l’âme de la jeune fille venait de recevoir une de ces joyeuses secousses qui doublent la vie. Barmou comprit sans peine le motif de cette sorte de transport, lorsqu’il la vit s’arrêter tout à coup, tirer de son corsage une lettre, en relire quelques lignes et la baiser. Elle avait toujours accueilli de même les missives qui lui étaient arrivées timbrées du cachet de Berne, et qui lui apportaient des nouvelles de sa mère.

Le paysan avança la tête par la croisée ouverte, et frappant sur le vitrage : — Je t’y prends, nonchalante ! cria-t-il de sa plus grosse voix ; c’est à cela que tu t’occupes, pas vrai, quand le maître est dehors !

Au premier mot, la jeune fille s’était retournée en cachant le papier dans son corsage.

— Tu n’as que faire de le celer, continua-t-il en s’efforçant de garder son ton grondeur ; j’ai vu que l’homme de la poste était venu.

— Il est vrai, répliqua la jeune fille, qui avait beaucoup rougi ; mais mon parrain est mouillé…

— Cela me regarde, reprit le paysan en entrant. Ce sont des nouvelles de ta mère, hein ?

— Oui… il y a de ses nouvelles, dit Marthe avec embarras ; elle se porte toujours bien, grâce à Dieu !…

— Et à sa bonne constitution ! acheva ironiquement Barmou. Mais en voilà un temps ! Cette gueuse de pluie m’a percé jusqu’au linge.

— J’en avais peur, fit observer la jeune fille, et j’ai préparé à mon parrain de quoi changer : il trouvera tout sur le grand fauteuil.

— C’est bon, dit Jacques, satisfait au fond de cette attention, mais qui ne voulait point le laisser voir, on sait encore se servir soi-même. Vois donc comme ça tombe à cette heure ! On dirait que toutes les gouvières[15] de là haut viennent de crever. Aux mille diables le temps et celui qui le fait !

Il sortit sur ce blasphème et alla reprendre son costume journalier. Lorsqu’il reparut, Marthe, qui avait jeté au foyer une poignée de sarmens, l’invita à s’approcher de la brillante flambée ; mais le front de Jacques était aussi sombre que le ciel. Cette salle basse où il n’entrait que pour prendre ses repas ou se chauffer un instant avant l’heure du sommeil n’avait rien qui pût l’occuper ni le distraire. Il promena autour de lui des regards mécontens qui s’arrêtèrent tout à coup sûr plusieurs livrets rangés dans le dernier compartiment du vaisselier.

— Dieu me damne ! qu’est-ce encore que cela ? demanda-t-il en les montrant du doigt.

— Ah ! j’oubliais ! dit Marthe, qui courut prendre les livrets. On vient d’apporter les comptes de la fruiterie pour qu’ils soient réglés par mon parrain ; on les viendra reprendre ce soir.

Barmou éclata en malédictions. Nommé depuis quelques jours seulement caissier d’un de ces utiles établissemens qui, en concentrant les produits de toutes les vacheries d’un village, font jouir les plus pauvres des bénéfices de l’association, il subissait pour la première fois les charges de sa nouvelle fonction. Or, comme la plupart des hommes qui vivent dans l’action, étrangers à l’usage de la comptabilité ou de l’écriture, Jacques redoutait par-dessus tout la plume et l’encrier. Je ne sais par quelle infirmité cet esprit si vif perdait toute son activité dès qu’il était mis en présence du symbole écrit. À la vue du papier, il sentait son cerveau s’obscurcir, ses perceptions s’embarrasser ; tout lui devenait laborieux jusqu’à la souffrance. Le seul aspect des livrets lui avait fait éprouver comme un avant-coureur de ce malaise ; il les ouvrit et se mit à les feuilleter en parcourant es colonnes de chiffres d’un œil épouvanté.

— Mille millions de cordes pour les pendre ! s’écria-t-il ; le moyen de se reconnaître parmi toutes ces pattes d’araignée ?

— Eh ! mon parrain, faut pas vous faire un crèvement de cœur pour si peu ! dit Marthe. Grâce à Dieu, je sais chiffrer, et j’ai réglé bien des fois les livrets de la. fruiterie de Gerzensée.

— Tu pourrais vérifier les articles et régler le compte ! fit Jacques.

— Tout de suite, répliqua-t-elle en riant. Veillez seulement au feu.

Elle était allée prendre la plume et l’écritoire sur la planchette et vint s’asseoir à la table, tandis que le paysan s’approchait du foyer. À la manière dont la jeune fille parcourut les livrets, il était aisé de voir qu’elle en avait l’habitude, et, tout en donnant à son parrain quelques instructions sur les soins que réclamait le souper, elle se mit à vérifier rapidement les comptes de la semaine. Barmou l’examinait avec une espèce d’émerveillement.

— Faut qu’une fée l’ait dotée le jour de sa naissance ! murmura-t-il à demi-voix. Ça n’a pas l’air de lui coûter plus que de traire la rousse ! elle vous cueille les chiffres à la volée ! Par ma foi, c’est la male-vie si je n’en profite ! À cette heure, faut que ce soit elle seule qui tienne ici la plume.

— A votre service, mon parrain, répliqua la jeune fille. J’ai fini. Mais descendez d’un cran la servante, si c’est votre bon plaisir[16].

— Voilà, dit Barmou, qui, sans s’en apercevoir, passait du rôle de maître à celui de valet. Enfin Marthe se leva et l’appela pour signer.

— A la bonne heure ! reprit Jacques, ravi d’avoir échappé à ce long et ennuyeux travail. Il y a plaisir d’avoir ainsi un secrétaire à commandement. Dieu me confonde ! c’est péché à ta mère de n’avoir pas fait de toi un garçon. Tu aurais pu prétendre au maroquin[17].

— Eh ! mon père[18], à quoi bon s’écria Marthe en riant. Le grillet dort aussi bien sous son brin d’herbe que l’autour sur le plus haut sapin. J’ai idée d’ailleurs que ce que j’avais à faire d’autre aujourd’hui aurait grandement embarrassé un conseiller.

— Et qu’as-tu donc fait encore, fillole !

— Quelque chose que vous aimez d’enfance et que ma mère m’a appris en votre intention.

Elle était allée prendre au fond du buffet un plat couvert qu’elle posa sur la table.

— Que nous apportes-tu là ? demanda le paysan intrigué.

— Vous ne devinez pas ?

— Non, le diable me torde !

— Voyez !

Elle avait enlevé le couvercle, et Jacques aperçut un plat de gâteaux dorés que poudrait une neige sucrée.

— Par ma vie ! ce sont des gauffres ! s’écria-t-il émerveillé.

— A la cannelle et au cumin, ajouta Marthe. N’est-ce pas ainsi, mon parrain, que vous les aimez ?

— Comment le sais-tu ?

— Croyez-vous donc qu’on ne m’ait pas parlé de vous là-bas ? Allez, allez, bien avant mon arrivée aux Morneux, je vous connaissais. On m’avait fait toute votre histoire.

— Si c’est vrai !

— Et même celle de votre bon chien Helve.

— On t’en a parlé ! interrompit le paysan, dont les yeux brillèrent. Ah ! c’était une bête comme on n’en voit pas souvent.

— Elle l’a bien prouvé le jour de la vaudaire.

— Ainsi ta mère t’a raconté la chose ? Au fait, elle doit s’en souvenir mieux qu’un autre, vu qu’elle y a été à son ranko. Ah ! tu ne sais pas ce que c’est que ce vent de foudre, devant lequel rien ne tient ! J’étais alors armaillé dans les hautes pâtures du Pèlerin[19] ; ta mère, qui avait bien quinze ans, était venue me rejoindre.

— Avec la Henriette.

— On t’a aussi nommé celle-là ?… Oui, une belle fille et un vrai bon cœur ! Mais bah ! la mort ne l’en a pas moins prise, et pourtant c’était une créature rudement brave, comme elle le prouva ce jour-là.

— En vous aidant à rentrer le troupeau ?

— Vrai Dieu ! elle allait sur les pentes à demi roulée par le vent, mais sans méchante peur et en se retenant aux arbres qui pliaient comme des joncs. Avec son aide, tout était en sûreté quand j’aperçus ta mère, jusqu’alors à l’abri derrière une butte, et qui regagnait le mazot. Elle arrivait à un tournant où s’engouffrait la rafale ; je voulus lui crier, mais c’était déjà trop tard : le vent l’avait fauchée, et je la vis qui dévalait le long de la ravine. Encore dix pas, et elle arrivait au ressaut ; l’abîme était au-dessous. C’est alors qu’Helve s’est jeté à son secours. Le temps de pousser un cri, il était à ta mère, l’avait saisie par sa jupe, et, cramponné à la terre, il la retenait… Quand nous sommes arrivés à elle, la bête était à bout de forces et tremblait sur ses pieds. Dans ce moment, vois-tu, je ne l’aurais pas donnée pour son poids d’écus de Brabant.

— C’est preuve de votre bon cœur, mon parrain, dit.Marthe. Mais voilà la table servie et votre chaise à sa place.

— Pour lors, soupons, dit Barmou, dont l’humeur avait été insensiblement adoucie par le réveil de ces souvenirs de jeunesse. Voyons, fillole, mets-toi là. Par la bise ! tu nous as préparé un vrai festin.

— Et quand donc y aurait-il fête au logis, si ce n’est aujourd’hui ? répliqua Marthe.

Son parrain la regarda.

— Aujourd’hui ! répéta-t-il, et à cause ?…

— Vous ne savez pas ! s’écria la Bernoise en frappant ses mains l’une contre l’autre avec une expression d’étonnement. Eh ! mon père ! avez-vous donc oublié ?…

— Quoi ? voyons !

— Que c’est votre propre jour de naissance !

Jacques tressaillit et replaça sur la table la fourchette qu’il tenait déjà.

— Malédiction ! elle a raison ! dit-il. Sixième de juin, c’est bien le jour. Et tu savais cela, toi ? tu as voulu me fêter ?

— N’est-ce pas mon devoir et mon plaisir ? dit Marthe, dont le sourire respirait une franche amitié.

Le paysan lui saisit le bras.

— La fièvre m’étrangle ! tu es une bonne fille ! s’écria-t-il. Sais-tu que c’est la première fois que quelqu’un y pense, qu’il n’y a jamais eu fête ici pour moi ? Eh bien ! aujourd’hui il sera fait selon ton envie ; nous nous donnerons du bon temps ! et pour commencer, allume un lumignon, je veux aller chercher un vieux fût que j’avais mis à coin[20]. Allons, vite, je reviens d’abord.

Il prit la bougie des mains de Marthe, descendit au petit caveau et en remonta bientôt avec une bouteille couverte de poussière.

Parmi tous les produits qu’il obtient de sa terre, le vin a toujours été pour le paysan vaudois l’objet d’une préférence marquée ; c’est sa joie et sa gloire. Il ne parle de ce qui concourt à cette récolte sacrée qu’avec une tendresse respectueuse. Ce sont ses bonnes vignes, ses pauvres pressoirs, ses braves tonneaux. Aussi l’exhibition de la vieille bouteille réservée d’une vendange choisie est-elle une sorte d’événement domestique qui ne se renouvelle qu’aux grandes occasions ; elle n’a jamais lieu sans une sorte de solennité.

Barmou reparut marchant à petits pas et la bouteille appuyée à sa poitrine, comme s’il eût porté un enfant endormi. Il la posa doucement sur la table en la montrant à Marthe : — Ceci, vois-tu, dit-il en baissant la voix, c’est du vrai de la comète… Donne-moi ton verre. Du vin d’empereur !… Regarde cette couleur ! ne dirait-on pas un rayon de soleil liquide ?

La jeune fille déclara qu’elle n’en voulait point davantage.

— N’aie donc pas peur ! dit Jacques, sans insister toutefois et en remplissant lentement son propre verre ; ceci ne ressemble pas aux autres vins ; c’est un baume pour le sang. Si les morts pouvaient en boire, ils se relèveraient de dessous terre.

Il avait élevé la liqueur au niveau de la lumière afin d’admirer sa limpide couleur d’ambre, puis il se mit à la déguster à petits coups avec une sensualité réfléchie. Pendant ce temps, Marthe, toujours alerte et attentive, avait rempli son assiette, entamé pour lui un nouveau pain de froment et mis à sa portée la galette de maïs. Barmou, qui la regardait faire avec complaisance, remua la tête.

— Eh bien ! sais-tu ? dit-il d’un ton plus amical qu’il ne l’avait jamais eu depuis longtemps avec personne, il y a des quarts d’heure où, quand je te regarde, tu me rappelles ta mère, une bonne créature après tout ! — C’est, de mes sœurs, celle que j’ai toujours eu le plus à gré.

— Et elle vous le rendait bien ! fit observer la jeune fille ; ah ! si vous saviez comme elle se souvient de tout l’autrefois !

— Je vois bien, je vois bien, reprit le paysan, qui remplissait de nouveau son verre d’un air pensif ; elle t’a causé, pour sûr, de notre bon temps sur la montagne.

— Et aussi de vos mauvais jours ! ajouta Marthe.

— Ah ! tu veux dire quand la fièvre m’a pris dans les alpages ? Au diable ! je n’y pensais plus. Oui, oui, ce fut une dure épreuve pour elle. Personne qui put lui donner secours ; ni médecin, ni remèdes. Et moi qui allais du mauvais côté… Pas moins, elle est restée ferme et fidèle à son devoir, et sans elle je serais plié à cette heure[21]. Ton verre, fillole, que nous buvions à sa santé.

— Et à la vôtre, mon parrain.

— N’importe, poursuivit l’ancien armaillé, qui, une fois ramené aux images de la jeunesse, continuait à les rappeler avec complaisance ; n’importe, la vie avait beau être rude là-haut, on n’en était pas plus malheureux pour ça ! Le meilleur été que je me rappelle est encore celui que j’ai passé au Pèlerin avec ta mère et la Henriette. Le cidre était un peu aigre, le pain un peu dur ; mais nous étions vifs comme des grimpions et gais comme des Laires. Le soir, nous allumions des ébavx sur la roche pour danser des coraules à trois devant la flamme ; la Henriette les savait toutes[22].

— Et il y en avait une surtout que vous aimiez plus que toutes les autres.

— La coraule de la Bergère et l’Oiseau… Ah ! on te l’a dit ? Oui, par ma vie ! c’était plaisir quand les deux filles la chantaient, et pense que je ne l’ai plus entendue depuis, car ici ils ont tous oublié les vieilles chansons. Tu la saurais, toi ? ajouta le paysan, dont les yeux brillèrent.

— Écoutez seulement. — Et la jeune fille se mit à chanter.

« Sur les sapins d’Eguenoire, j’ai vu un oiselet si beau ! Ses plumes étaient noires et rouges ; il chantait le jour et la nuit ! Quand j’entends ce que dit sa douce voix, je sens mon cœur battre. Ah ! je voudrais l’avoir prisonnier dans une cage pour l’entendre toujours chanter[23] ! »

— C’est ça, c’est bien ça ! interrompit Jacques bruyamment ; par mon saint, je crois entendre la Henriette ! Continue, fillole, continue ; ta voix me fait rebrousser de vingt années !

Marthe acheva la chanson, et, après chaque couplet, son parrain l’interrompait en frappant la table de son verre, qu’il vidait et remplissait tour à tour. Enfin, quand elle eut fini, il se leva échauffé par le vin et par ses souvenirs.

— C’est dit ! s’écria-t-il en embrassant la jeune fille ; tu es ma mignonne, je te revaudrai le plaisir que tu viens de me faire. Quand j’entends cette chanson, ça me rappelle la montagne, ma jeunesse, la Henriette… Enfin, c’est bête à dire… mais ça me fait quelque chose ! Aussi, tu vois, quand je suis arrivé ici ce soir, j’aurais voulu faire des foudres[24] ; je croyais que j’allais m’ennuyer comme une marmotte en hiver : eh bien ! foi d’homme ! tes histoires et tes airs, ça m’a ragaillardi.

— Faut-il vous en dire d’autres ? demanda Marthe.

— Non ; en voilà assez pour une fois, répondit Jacques, qui allumait sa pipe ; on ne peut pas toujours chanter. Voyons, comment pourrions-nous bien finir la soirée ?

— Mais comme vous la finissiez les jours de pluie dans les mazots, reprit la jeune fille. N’y a-t-il pas un jeu de cartes ?

— Après ?

— Nous pouvons jouer la binoc.

— Tu connais la binoc ! s’écria Jacques émerveillé.

— Et je gage que je gagnerai mon parrain ! dit Marthe en riant.

Barmou, qui s’était levé, se rassit vivement.

— Ah ! tonnerre ! c’est ce que nous allons voir. Vite, fillole, enlève la nappe et allume une clarté. Ah ! tu joues la binoc ! Alors nous allons nous amuser royalement. À la pinte, ils ne savent jouer que le piquet. Voyons, en place, et donne des féveroles pour marquer les points.

En un tour de main, la jeune fille eut tout préparé, s’assit devant son parrain, et commença la partie annoncée. Le paysan y mettait un entrain qu’elle ne lui avait jamais vu. Enhardie par sa bonne humeur, elle se laissa aller à une expansion tendrement familière. À chaque coup, c’étaient des exclamations et des rires auxquels Jacques s’associait franchement. L’ancien armaillé se sentait redevenu jeune ; il se croyait encore dans le mazot de la montagne avec sa sœur et la Henriette. Pour compléter son contentement, soit hasard, soit inattention de Marthe, Jacques gagna coup sur coup plusieurs parties, ce qui ajouta à ses bonnes dispositions l’orgueil du triomphe. Il en vint à être assez content de lui-même pour être content de tout le monde. La soirée se prolongea dans une gaieté que renouvelaient sans cesse les contes de Marthe, et quand la grande pendule de la Forêt-Noire, qui occupait le coin de la salle basse, sonna dix heures, Barmou soutint qu’elle avançait, et il ne se décida qu’avec effort à interrompre le jeu pour souhaiter le bonsoir à sa filleule.

III

L’essai qu’avait fait le maître des Morneux ne pouvait manquer de modifier quelque chose à ses habitudes. Lorsqu’il eut découvert qu’il pouvait trouver des distractions au logis, il y demeura plus volontiers. Ses visites à la pinte, sans cesser tout à fait, devinrent de plus en plus rares. Le voisin Larroi avait d’ailleurs parlé, et le paysan se trouvait exposé à des questions ou à des railleries qui lui étaient chaque jour plus importunes. Beaucoup de compagnons qui s’étaient résignés à sa royauté, tant qu’elle n’avait point été contestée, se retournèrent contre lui dès qu’ils la virent attaquée. Jusqu’alors Jacques avait roulé, au milieu des acclamations, sur le char du succès ; il commença enfin à entendre, comme les triomphateurs romains, la chanson des soldats qui plaisantaient sa gloire. Il ne lui fallut pas longtemps pour s’apercevoir qu’il sortait toujours du cabaret mécontent, tandis que les soirées passées au logis lui laissaient le cœur gai et l’esprit satisfait. Il s’initiait ainsi insensiblement aux plaisirs domestiques. Le travail en commun autour de l’âtre, la causerie, les chants, la lecture, les cartes quelquefois, abrégeaient les plus longues soirées. Marthe en était la grâce et la vie. C’était elle qui trouvait toujours à renouveler les distractions. Son humeur égale rayonnait sur cet intérieur transformé, comme un doux reflet de lumière et de chaleur. elle avait ce don d’assimilation qui force les âmes à se hausser au niveau de la nôtre, et qui établit autour de nous une sorte de température morale dont nous sommes le foyer.

Attentive à s’associer tout le monde dans cette espèce de révolution domestique, Marthe n’avait trouvé de résistance que chez la Lise, dont la jalousie grandissait en proportion de l’influence de la fillole ; mais le peu de crédit de la Savoyarde s’amoindrissait de jour en jour. Barmou, François et le boube lui-même étaient de plus en plus sous le charme de la jeune Bernoise. Les deux premiers surtout le subissaient presque également, bien que chacun l’exprimât de manière différente. Chez le vieux paysan, c’était une sorte de condescendance bourrue et variable qui semblait toujours arrachée plutôt que volontaire. Au fond, Jacques était gagné sans être changé ; il cédait à Marthe parce qu’elle avait su lui plaire et parce qu’il voulait agréer à son tour ; mais il faisait cette concession de mauvaise grâce, comme un homme qui sent qu’il perd du terrain. En réalité, l’influence exercée par la jeune fille sur le maître des Morneux ne tenait pas seulement à l’attrait de sa personne, mais à la droiture et à la dignité naïve de son caractère. Habitué à tout plier sous sa violence, Barmou avait dû supporter les conséquences de sa tyrannie ; comme tous les despotes, il ne s’était trouvé entouré que d’êtres avilis ou silencieux. Quiconque se respectait et voulait qu’on le respectât s’était tenu à l’écart. Quant à François, dont la nature molle et insoucieuse avait fini par s’alanguir encore sous la dure autorité de l’oncle Jacques, il se ranima insensiblement sous l’action vivifiante de Marthe. Aussi mit-il à son service toute son intelligence et toute sa bonne volonté. Un signe, un simple désir de la jeune fille le faisait courir. Celle-ci finit par remarquer son pouvoir ; mais, loin d’en abuser, elle cessa, dès qu’elle s’en fut aperçue, de rien demander au jeune valet. François avait beau l’exciter à user de lui, se faire son serviteur volontaire : Marthe se tenait de plus en plus sur la réserve, évitant de se trouver seule avec François et rompant toutes les explications qu’il s’efforçait d’amener. Le jeune paysan en conçut une tristesse qui se révéla d’abord par une langueur silencieuse, puis par des crises de mauvaise humeur qui faillirent provoquer deux ou trois fois une rupture entre lui et Barmou. L’entremise de Marthe avait seule réussi à la prévenir.

Cependant un nuage commençait à flotter sur la sérénité des Morneux, et devait tôt ou tard amener la tempête. Parmi les bons offices rendus par François à la jeune fille, il en était un qu’elle avait continué d’accepter : c’était la course hebdomadaire à la poste du village pour y réclamer la lettre qui lui arrivait à jour fixe et n’avait jamais manqué. Quel que fût le temps ou le travail, François trouvait une heure pour cette course, et la joie de Marthe le payait de sa peine.

Un soir qu’elle lisait une lettre ainsi apportée par le jeune garçon de ferme, celui-ci s’arrêta sur le seuil, les bras croisés. De temps en temps son regard plongeait de côté jusqu’au fond de la salle basse, et s’arrêtait sur Marthe avec une expression d’embarras irrésolu. La jeune fille continuait à lire ; son visage, éclairé par le feu, trahissait successivement toutes ses émotions : elle semblait passer de la joie à l’attendrissement, puis revenir de l’attendrissement au sourire. Enfin, arrivée à la dernière page, elle poussa une exclamation, se pencha vivement pour relire comme si elle eût craint de s’être trompée ; puis, pressant la lettre sur ses lèvres, elle se releva d’un bond. Ses yeux rencontrèrent alors l’œil de François qui l’observait, et elle rougit embarrassée.

— Il paraît que la lettre apporte de bonnes nouvelles ? dit le jeune homme.

— Oui, oui ; merci, François, répliqua-t-elle en cachant le papier et se remettant à ranger.

— Merci, un tel ! voilà tout le paiement ! fit observer le valet avec un peu d’amertume.

— Vous faut-il donc une révérence et un Dieu vous garde ? dit la jeune fille gaiement ; ce sera de grand cœur !…

— Non, interrompit François avec impatience ; mais je devrais être à cette heure, mon fusil sur l’épaule, avec les voisins qui donnent la chasse aux brûleurs de fénières. D’avoir manqué mon service par amitié pour vous, n’est-ce donc rien, et n’ai-je pas bien mérité un peu de reconnaissance ?

— Aussi avez-vous la mienne, répondit Marthe, et je voudrais qu’il vînt une occasion de vous en donner témoignage.

— Eh bien ! elle est venue ! répliqua vivement le valet, qui arrêta la jeune fille par le bras.

— Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle saisie.

Il regarda autour de lui.

— Il faut que tu m’écoutes cette fois ! reprit-il tout bas en passant sans transition au tutoiement qu’il hasardait parfois dans les momens de familiarité intime ; j’attends pour ça depuis trop de jours et trop de semaines…

— Pour lors, vous attendrez bien encore jusqu’à ce que je sois libre d’ouvrage, reprit la jeune fille, qui lui échappa ; ne voyez-vous pas que rien n’est encore prêt pour le souper ?

François la suivit. — Écoute-moi et ne t’inquiète pas du reste, ajouta-t-il vivement ; ne sais-tu pas que je t’aiderai de bon cœur ? Laisse à ma charge tout ce qui te fatigue.

— Croyez-moi, restons comme nous sommes, chacun à ses devoirs, répliqua sérieusement Marthe ; on ne peut pas faire route avec tout le monde.

— Est-ce à dire que vous avez déjà choisi votre compagnon ? demanda le jeune paysan avec vivacité.

Elle allait répondre, lorsqu’un éclair lumineux raya la nuit et illumina la salle basse. Elle poussa un cri de surprise en courant vers la porte. Des clameurs joyeuses retentissaient au loin, et toutes les hauteurs brillaient de feux mouvans qui se croisaient dans la nuit.

— Au nom du Seigneur ! qu’est-ce que cela ? demanda-t-elle.

— Ne le savez-vous pas ? répondit le valet, qui était venu la rejoindre sur le seuil ; ce sont les boubes qui brûlent leurs alouilles[25], et qui vont descendre en chantant pour quêter aux portes.

— Ils vont alors venir ici ! s’écria la jeune fille ; que pourrait-on leur donner ?

— N’en ayez souci ; les boubes ne se présentent que chez ceux qui se sont mariés dans l’année, à cette fin de leur souhaiter joie, santé et de beaux enfans.

— Alors c’est affaire à d’autres ! dit Marthe, qui voulut rentrer.

Le valet l’arrêta par le bras.

— Pour ce soir, oui bien ! dit-il à demi-voix ; mais, si tu le veux, à la prochaine fête des brandons les boubes s’arrêteront ici.

— C’est bon ! répliqua la jeune fille, qui feignit de prendre la chose en plaisanterie et qui voulut s’échapper ; mais François la força de rester.

— Non, s’écria-t-il, je ne puis plus vivre ainsi ; j’ai le cœur trop lourd. Je veux que tu me dises la vérité. Depuis que tu es arrivée, je suis ton galant du fond de l’âme ; voilà le secret. Alors, dis-moi si ça t’agrée, et si tu veux être ma femme en tout honneur ! Réponds tout de suite, réponds…

— C’est moi qui vais te répondre, interrompit une voix furieuse.

Et François se sentit brusquement repoussé par Barmou, qui avait traversé la salle à pas de loup et s’était approché dans l’ombre.

— Le maître ! s’écria-t-il en reculant.

— Oui, le maître qui était là, répondit Jacques. J’ai tout entendu. vaurien. Nie donc, ose nier que tu parlais d’amour à la fillole !

— Pourquoi nier ? reprit le valet résolument ; il n’y a pas de honte, car je lui en parlais honnêtement et pour devenir son mari.

— Justement, c’est le pire, s’écria Barmou, dont cette excuse parut augmenter l’exaspération. Tu cherchais à l’apigeonner, mais c’est fini de rire ; rappelle-toi que d’aujourd’hui je te donne ton compte.

— Oui, répliqua, François, qui s’animait ; je le prends. Aussi bien j’en ai assez de vos gringeries. Vous avez toujours eu le foie blanc[26], comme on dit ; mais voilà déjà du temps qu’on ne peut plus faire façon de vous : il n’y a que Dieu qui saurait dire ce que vous avez.

— Mille perditions ! tu veux me pousser à bout ? s’écria Jacques en frappant du pied ; faut que ça finisse, ou sinon…

— Ne vous fâchez pas, mon parrain, interrompit Marthe, qui avait paru jusqu’alors honteuse et hésitante, mais qui prit enfin son parti : François m’a parlé avec franchise et en tout honneur, je dois lui répondre de même.

— Oseras-tu bien devant moi ? s’écria le vieux paysan.

— Laissez seulement, reprit la jeune fille avec une fermeté émue, personne n’aura à se plaindre ! — Puis, regardant le valet : — Je vous remercie, François, dit-elle ; votre amitié m’est à grande estime, et je vous en garderai toujours reconnaissance ; mais je ne puis être votre femme. Cherchez ailleurs le contentement que vous méritez, et puissent toutes les bénédictions de Dieu être sur vous !

— Marthe ! s’écria le jeune homme, qui avait changé de visage, ce que vous me dites là, est-ce donc à jamais et sans feintise ?

— Du plus vrai du cœur et pour toujours, répliqua la jeune fille.

— Tu entends ? interrompit Barmou, dont le visage s’était éclaira, elle aussi te donne ton compte.

— Non, reprit vivement Marthe, qui tendit la main au jeune paysan ; je lui ai parlé comme lui à moi, et nous resterons amis. Pas vrai, François ?

— Vous pouvez en être sûre, répliqua celui-ci d’un accent altéré. Ce que vous venez de me dire est rude à entendre, mais vous avez été brave. Dieu vous récompense, Marthe !

Il serra la main de la jeune fille, reprit son chapeau posé sur une chaise et partit, Barmou le regarda s’en aller avec un méchant rire, puis, jetant un coup d’œil du côté de sa filleule, qui s’était remise à préparer le souper, il parut délibérer un instant avec lui-même. Enfin, comme s’il eût définitivement pris sa résolution, il referma la porte et s’approcha.

— Ainsi voilà une affaire réglée, dit-il gaiement, je suis débarrassé de ce saint-lâche de François, et toi aussi.

— J’espère bien le contraire, reprit Marthe, qui avait de l’attendrissement dans la voix, j’aurai toujours grande joie à le revoir.

— Possible, interrompit Jacques ; mais, pas moins, tu le refuses aujourd’hui et plus tard.

— Il est vrai, mon parrain.

Il s’assit près du foyer et la guigna. — C’est peut-être que tu veux rester fille ? demanda-t-il en baissant un peu la voix.

— Faites excuse, répliqua-t-elle sans oser lever les yeux, je n’ai pas dit cela, mon parrain.

— Ah ! ah ! reprit le paysan toujours plus réjoui, c’est donc seulement que tu ne le soucies pas de marier François[27] ?

Elle fit de la tête un signe affirmatif.

— Et peut-être bien, ajouta Barmou, que tu entrerais volontiers en ménage avec quelque autre ?

Elle répondit par un nouveau signe. Le vieux paysan approcha d’elle son visage. – Eh bien ! dit-il en scandant ses phrases comme un homme qui cherche ses mots, ça peut se trouver, fillole, ça se trouvera, je m’en charge.

— Vous ! s’écria Marthe.

— Pourquoi donc pas ? reprit Jacques, dont les regards plongeaient dans les yeux de la jeune fille ; seulement je ne te chercherai pas un traîne-guenilles comme François. Non, puisque tu n’as rien, il te faut un homme qui t’enrichisse et qui fasse un sort à la mère.

— Ni elle ni moi n’avons d’ambition, objecta Marthe.

— N’importe, il faut quelqu’un qui ait des mazilles[28]. J’ai ton affaire.

— Comment, mon parrain ?…

— C’est un particulier que tu connais, qui te veut du bien… dont tu fais ce qui te plaît… Hein ! devines-tu ?

— Seigneur ! s’écria Marthe, ce n’est pas… ce ne peut pas être… Et son œil épouvanté se fixait sur le vieux paysan.

— Eh bien ! pourquoi pas ? répliqua-t-il avec un ricanement embarrassé. Au diable qui trouvera à y redire ! Je ne m’en cache plus : il faut que tu sois maîtresse des Morneux.

La jeune fille ne put retenir un cri désolé, et se cacha le visage dans ses mains jointes.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Barmou en tressaillant ; ça ne te ferait-il pas plaisir, dis ?

— Oh ! pardon ! balbutia-t-elle sans oser lever les yeux, je sens toute votre bonté, seulement…

— Après ! finis donc ! s’écria le paysan, dont les sourcils se froncèrent.

— Se soyez point mécontent contre moi, reprit Marthe d’une voix suppliante : ce n’est pas ingratitude, non, mais… c’est impossible.

Jacques fit un soubresaut.

— Impossible ! répéta-t-il, et à cause ?

— A cause… de mes engagemens, murmura la filleule.

— Que veux-tu dire ? mille noms du diable ! est-ce que tu serais promise ?

Elle répondit un oui à peine articulé.

— Toi ! promise ! répéta Barmou. À qui ? où cela ? depuis quand ?

— Depuis deux années, au fils du régent de Gerzensée.

— Et tu ne m’en avais rien dit ?

— Parce que le mariage était encore loin. Aloïsius n’avait point d’école, et moi je devais rester ici.

— Et ta mère aussi ignorait tout ?

— Ah ! pouvez-vous le croire ? s’écria Marthe presque offensée. Que Dieu vous pardonne, mon parrain ; ma mère n’est-elle point maîtresse de moi, et ne doit-elle pas choisir le chagrin ou la joie de mon cœur ? C’est elle qui a dit qu’Aloïsius serait son fils.

— Ça ne peut pas être ! s’écria le paysan avec violence ; je gage que tu mens !

Les yeux de la jeune fille se remplirent de larmes.

— Comment mon parrain peut-il le croire,… dit-elle avec douceur, et quand m’a-t-il surprise parlant contre la vérité ? Il verra ma correspondance, je puis tout montrer.

Et comme si un souvenir traversait sa pensée :

— Ou plutôt, ajouta-t-elle en tirant de son corsage la lettre remise par François, que mon parrain lise seulement ce que m’écrit ma mère, il verra comment elle m’annonce la visite d’Aloïsius.

— Il doit venir ? demanda Barmou vivement.

— Il est en route, répondit Marthe.

— C’est-à-dire que tu lui as donné rendez-vous aux Morneux ? interrompit Jacques exaspéré. Tu te regardes ici chez toi ! Peut-être que tu as déjà mis des draps blancs à la chambre des étrangers ?

Marthe voulut protester.

—… Et tu crois que je laisserai les choses aller ainsi ? continua le paysan, qui s’animait, de plus en plus. Mille malédictions ! tu me prends donc pour un agnoti[29] ?

La jeune fille tendit vers lui les mains :

— Je vous en conjure, écoutez-moi, mon parrain…

— Au diable le parrainage ! interrompit Barmou ; je n’en veux plus. Je suis ton maître, entends-tu bien, rien que ton maître.

— Je le sais, dit la Bernoise, dont les larmes coulaient en silence.

— Alors sers-moi ! reprit durement Jacques en lui montrant le couvert mis.

L’échec que le vieux paysan venait de recevoir l’avait jeté hors de lui-même. Sa colère n’était plus, comme d’habitude, à moitié jouée et volontaire ; il la ressentait véritablement, elle le dominait en entier. Tout en mangeant, il jetait à sa filleule des regards courroucés, fermait les poings et murmurait de sourdes menaces. À vrai dire, le désappointement ne l’avait pas seulement atteint dans sa vanité : sans qu’il s’en aperçût, Marthe avait pris dans sa vie plus de place qu’il n’eût été sage de lui en donner. N’ayant jamais rencontré jusqu’alors la grâce attirante de la jeune Bernoise, il avait pour ainsi dire découvert la femme à l’âge où l’on n’a généralement rien à apprendre de ce côté. Ce cœur racorni s’était amolli peu à peu ; mille sensations inconnues y avaient germé imparfaitement sans doute, mais assez cependant pour y tout changer. Arraché à son rêve tardif, Jacques se trouva partagé entre la honte de s’y être abandonné et la haine contre ceux qui l’avaient réveillé. Ses ressentimens s’adressaient tour à tour à sa sœur, à Marthe, à cet Aloïsius surtout, qui avait sur lui tant d’avantages dont il eût voulu le punir.

Le souper achevé, il se leva, alluma sa pipe et sortit sans parler à la jeune fille, qui se hâta de tout ranger et se dirigea à son tour, une lampe à la main, vers l’escalier extérieur qui conduisait à la vieille chambre de la tante Isabeau. Elle allait atteindre la première marche, lorsqu’elle entendit le bruit d’un pas rapide et d’un bâton ferré qui retentissait sur les pierres du chemin. Ce ne pouvait être ni Barmou ni François ; un pressentiment lui traversa le cœur : elle leva la lampe et plaça une main entre ses yeux et le rayon pour mieux voir, au loin. À la porte de la cour venait de paraître une ombre qu’elle crut reconnaître ; elle murmura à demi-voix le nom familier de Losi, auquel on répondit par le nom de Martha, et le jeune régent (car c’était lui) s’élança de son côté avec un cri de joie.

Effrayée, elle éteignit vivement la lampe. — Vous ! c’est vous enfin ! s’écria en allemand le jeune homme, qui la serrait dans ses bras avec un attendrissement passionné.

— Silence, au nom du ciel, Losi ! balbutia-t-elle en s’efforçant de surmonter sa propre émotion. Etes-vous sûr que personne ne vous ait vu ?

— Moi ? Je ne sais, reprit Aloïsius ; j’arrive, vous voilà, que m’importe le reste ?

Et, la serrant sur son cœur, il baisait ses deux mains avec ivresse. Marthe, partagée entré la crainte et son trouble joyeux, l’attira vivement dans l’ombre, sous la galerie.

— Sur votre âme ! plus bas ! murmura-t-elle ; on pourrait vous entendre !

— Mais que se passe-t-il donc ? demanda le régent surpris. Au pied de la montée, j’ai voulu m’informer à un chalet de la route des Morneux, et, en entendant mon allemand, le maître du logis m’a chassé avec des menaces. A-t-on gardé ici un tel souvenir de Berne, que quiconque en arrive soit traité en ennemi[30] ? Répondez, Martha, qu’y a-t-il enfin ?

— Il y a que mon parrain ne veut pas vous recevoir, répliqua rapidement la jeune fille.

— Et pourquoi cela ? Qui a pu le prévenir contre moi ?

— Je vous l’expliquerai plus tard, dit Marthe avec un peu d’embarras ; ce soir, c’est impossible… A chaque instant il peut venir…

— Eh ! qu’il vienne ! interrompit Aloïsius avec un mouvement d’impatience ; je lui dirai ce qui m’amène.

— Non, non, pas aujourd’hui, Losi, pas maintenant, interrompit Marthe, de plus en plus agitée ; redescendez à Cully ; je parlerai à l’oncle Jacques, je le préparerai à votre arrivée, car la lettre de ma mère ne l’annonçait que pour demain.

— Il est vrai, Martha ; mais j’étais si pressé de vous revoir ! J’ai marché nuit et jour.

— Merci, Losi ; que Dieu vous récompense de votre amitié ! répliqua la jeune fille. Mais vous ne connaissez pas l’oncle Jacques : s’il vous rencontrait ici dans ce moment, je craindrais quelque violence.

— Il faudra voir, répondit Aloïsius, dont l’œil s’alluma ; je n’ai l’habitude de céder ni aux brutalités ni aux menaces.

— Vous céderez à ma prière : au nom de tout ce que vous aimez, retournez au village.

— Eh bien ! soit, dit vivement le jeune homme ; mais alors descendez-y avec moi.

— Y pensez-vous, Losi ? Je ne puis quitter les Morneux sans l’ordre de ma mère.

— Aussi je vous l’apporte, reprit-il en cherchant une lettre dans son portefeuille ; tout est convenu avec elle ; je dois vous ramener à Gerzensée.

— Mais la dette à l’oncle Jacques…

— Sera payée.

— Est-ce possible ?

— Lisez, lisez vous-même. — Et il remit un billet à Marthe. — De toute manière vous devez quitter les Morneux. Pourquoi ne point partir sur-le-champ ?

La jeune fille parut hésiter.

— Partir ! répéta-t-elle ; à cette heure…, sans avertissement…, c’est impossible.

— Alors laissez-moi tout expliquer à l’oncle Jacques.

— Pas ce soir, Losi, pas ce soir, reprit-elle en prêtant l’oreille ; dans les dispositions où il se trouve, vous ne pourriez vous entendre, et il arriverait quelque malheur… Plus tard je vous expliquerai… Vous comprendrez tout.

— Ce que je comprends, dit le jeune régent avec amertume, c’est que vous avez plus de souci du mécontentement de votre parrain que de ma peine.

— Ah ! ne le croyez pas, Losi !

— Je crois ce que je vois, Martha. Vous voulez que j’aie fait cette longue route seulement pour vous entendre me dire : — Partez !

— Mon Dieu ! mon Dieu ! il le faut ! dit-elle. Au nom de votre tendresse pour moi, Losi, ne me jugez pas… ; attendez que je puisse tout vous dire. Je n’ai jamais rien exigé de vous ; aujourd’hui, croyez-moi, faites ce que je vous demande à mains jointes : ne restez pas plus longtemps aux Morneux…, retournez jusqu’à demain à Cully.

— A la bonne heure ! répondit le jeune homme désespéré ; puisque vous refusez de me recevoir et de me suivre, je repars : mais ne vous étonnez pas si vous ne me retrouvez pas demain où vous m’envoyez, et si, une fois le visage tourné vers les montagnes de mon pays, je ne m’arrête plus en chemin.

— Hélas ! vous pouvez me faire ce chagrin ! répondit-elle douloureusement : mais, dussiez-vous me quitter le cœur refroidi et plein de colère, je vous dirais encore adieu.

— Adieu donc ! répliqua Aloïsius, qui flottait entre le dépit et l’attendrissement.

La jeune fille saisit ses deux mains, et, les rapprochant de son cœur : — Oh ! non, je me suis trompée de mot, reprit-elle avec une inexprimable tendresse ; si vous m’avez jamais aimée, si vous m’aimez encore, Losi, nous ne devons point nous dire : Adieu ! mais : Au revoir !

Et comme il allait répondre, elle tressaillit, redressa la tête, et, montrant l’entrée de la cour : — Cette fois je ne me trompe pas, continua-t-elle d’un accent bas et effrayé ; on vient de ce côté ; partez, Losi, il le faut, je le veux ; demain nous nous reverrons.

Un bruit de voix et de pas retentissait en effet dans le chemin ; il se rapprochait rapidement. Marthe posa la main sur les lèvres du jeune régent, elle l’entraîna dans l’ombre projetée par les bâtimens, tourna avec lui les granges, et, après lui avoir montré la sortie, elle le quitta brusquement pour éviter toute nouvelle explication, regagna l’escalier, et monta s’enfermer dans la chambre du pignon.


IV

Le bruit dont l’approche avait déterminé la séparation des deux amans n’était autre que celui de la ronde de nuit qui venait de s’arrêter devant le verger des Marneux. La troupe se composait d’une dizaine de paysans qui parlaient très haut et tous à la fois, comme des gens qui viennent d’apprendre quelque importante nouvelle ; la voix d’Abraham Chérot dominait toutes les autres.

— La vie est une vallée de larmes ! s’écriait-il ; humilions-nous sous les dispensations de la Providence !

— La Providence ! dit Larroi, qui paraissait le plus agité de tous. Est-ce elle, dis-moi, qui a mis le feu à mes meules de foin ?

— Et au mazot de Jérôme ? dit François, qui avait rejoint la ronde.

— Et à la fénière de Jérôme ? ajouta un troisième interlocuteur.

Barmou, attiré par les voix, sortit de l’élable et entendit ces derniers mots.

— Que dites-vous là ? s’écria-t-il ; les bouteurs de feu se seraient-ils déjà remis à l’ouvrage ?

— Ne vois-tu point là-bas ce rouge dans le ciel ? demanda Pierre en lui désignant un point de l’horizon.

— Oui bien, mais j’ai cru que c’étaient les alouilles des boubes.

— Eh bien ! c’est la récolte de mon grand pré qui brûle ! Quinze louis changés en cendre et en fumée ! Ah ! si seulement les auteurs de la chose pouvaient me tomber sous la main ! Aussi vrai que je suis chrétien baptisé, je les tuerais comme des chiens !

En parlant ainsi, il avait soulevé machinalement son fusil, dont il examinait la batterie. François fit observer qu’on n’avait malheureusement aucun indice qui pût mettre sur la voie des incendiaires.

— Laisse-moi donc en repos ! reprit Larroi en haussant les épaules : j’en ai, moi, des indices.

— Tu connais les coupables ? demandèrent plusieurs voix.

— Eh ! qui donc ce pourrait-il être, reprit le paysan, sinon les brigands des Allemagnes ? C’est d’eux que nous vient tout le mal. Quand ils ne peuvent nous prendre notre bien, ils nous le brûlent.

— Pourtant, objecta François, dont la nature sympathique ne pouvait accepter les préventions haineuses du voisin, il y a parmi ceux de Berne des gens si braves !

— Oui, crois ça, pauvre idoine, répliqua Pierre en ricanant, tu sauras ce qu’il en est à l’expérience. Pour eux, le Dieu en trois personnes, c’est le trois pour cent. Ils n’aiment que ce qui leur rapporte. Tu seras leur mignon tant qu’ils te verront un lard à tuer, et qu’ils espéreront de toi une larmette de bon vin.

Ce dernier mot sembla réveiller Abraham.

— Grand-père[31] ! pour ce soir, ils auraient raison, dit-il, vu qu’il fait bon frais. Un verre de jus de la côte nous échaufferait l’estomac, si Dieu nous faisait cette grâce !

Le regard qui accompagnait ce souhait ne s’était point tourné vers le ciel, mais vers Barmou, qui, dans cette circonstance, paraissait évidemment au pensionnaire communal l’intermédiaire obligé pour la grâce en question. La sombre préoccupation du propriétaire des Morneux l’avait seule empêché de prévenir la demande détournée d’Abraham, et il s’excusa de n’avoir point rempli plus tôt un devoir que l’hospitalité vaudoise place au premier rang. Dans ce pays de facile humeur et d’heureuse abondance, le vin vous accueille et vous rit dès le seuil ; la main généreuse de l’hôte tend le verre à tout venant ; il réjouit l’arrivée, prolonge l’entrevue, console la séparation.

Jacques, qui.avait allumé une lanterne, s’achemina vers le cellier, suivi des paysans, qui laissèrent leurs fusils à la porte et pénétrèrent dans ce sacrarium domestique interdit aux femmes, comme chez les Romains. Plusieurs fûts énormes en garnissaient les deux côtés : ils renfermaient les réserves faites par Barmou sur les vendanges des meilleures années dans ses vignes de Cully. La craie, avait marqué au front des tonneaux une date qui indiquait l’âge de chaque vin, et avait diapré la poutre qui surmontait l’entrée de barres blanches destinées à constater les ventes récentes ; c’est là le grand livre habituel des celliers vaudois. Barmou suivit l’espèce de couloir qui se prolongeait entre le double rang de futailles, en élevant avec un certain orgueil la lumière qui les éclairait. Il s’arrêta enfin devant un tonneau de moindre dimension, sur lequel était posé un seul verre. Il le prit, chercha le guillon ou petite vis de plomb plantée dans le fond du tonneau, et, le retirant avec soin, il fit jaillir dans le verre un filet de vin dont la couleur dorée sembla réjouir tous les yeux.

Le maître des Morneux et ses hôtes continuaient à guillonner, lorsque la Lise arriva des champs la hotte chargée de verdure pour sa chèvre favorite. Elle avait vu les flammes qui achevaient de dévorer les foins de Larroi, et avait été avertie de la réapparition des bouteurs de feu par les paysans qu’elle avait rencontrés. Or, pour elle comme pour beaucoup d’autres femmes, ces incendies, allumés par des mains toujours invisibles, avaient fini par prendre un caractère mystérieux qui en augmentait l’épouvante. L’imagination superstitieuse de la Savoyarde y entrevoyait l’intervention surnaturelle du grand ennemi. Aussi, en traversant les sentiers perdus des vignes et des vergers, avait-elle fouillé les ténèbres d’un regard inquiet, et pressé le pas jusqu’à ce qu’elle eût aperçu le toit des Morneux.

Lorsqu’elle arriva enfin haletante, elle promena rapidement les yeux sur l’ensemble des maisons dont les noires silhouettes se dessinaient dans l’ombre, comme pour s’assurer que l’invisible destructeur ne l’avait point précédée. ; mais tout était à sa place. Elle aperçut seulement la petite lumière qui brillait au cellier où retentissaient les voix des buveurs. Un peu enhardie, elle alla porter sa récolte à l’étable, et revint vers la maison en chantonnant, comme tous ceux qui cherchent à se rassurer. Tout à coup elle s’arrêta muette et saisie. Son regard, en se promenant sans intention autour d’elle, venait d’apercevoir une ombre qui se glissait le long de la fénière. Dans ce moment, Jacques sortit du cellier en l’appelant pour avoir une nouvelle lumière. La Savoyarde courut à lui.

— Sainte Vierge ! ne criez pas, dit-elle à voix basse ; il y a là quelque chose qui m’a fait peur.

— Quoi donc ? demanda le paysan.

— Je ne puis pas dire, reprit-elle les yeux toujours tournés vers le grenier à foin ; le fantôme a passé aussi vite que le chanterai de Dommartin[32].

— Tais-toi, folle, reprit Jacques ; je gage que tu as aperçu ton ombre sur le mur éclairé par la lune.

Mais comme il achevait ces mots, le bruit d’une branche morte brisée sous un pas furtif se fit entendre dans la direction indiquée, et quelque chose s’agita à l’entrée de la grange, Barmou saisit son fusil qui était appuyé au mur, et s’avança résolument vers l’objet qu’il ne pouvait bien distinguer. À son approche, il le vit clairement se mouvoir, et crut reconnaître la silhouette d’un homme qui cherchait à tourner le pignon. L’idée des incendiaires, dont la présence venait d’être signalée par de nouveaux ravages, lui traversa l’esprit comme un éclair ; il arma son fusil et cria : — Qui va là ?

L’ombre resta silencieuse, mais hâta son mouvement.

— Mille dieux ! répondrez-vous ? ou je tire ! répéta le paysan ; qui mettait en joue.

Celui auquel il s’adressait s’élança vers l’angle de la fénière, et il allait disparaître. Le coup de feu partit, mais sans rien atteindre ; la vision s’était évanouie. Cependant, au bruit de l’explosion, les buveurs réunis au cellier accoururent ; quelques mots suffirent pour les mettre au fait, et tous se précipitèrent à la poursuite du fugitif. Pierre Larroi et Abraham Chérot restèrent seuls avec Barmou, qui rechargeait son fusil. Tous deux avaient si bien mis à profit le guillonnage, que leurs jambes n’obéissaient plus qu’avec peine à l’impulsion de leur volonté. Abraham, qui tenait encore à la main son verre vide, chantonnait gravement un psaume, tandis que Larroi, le teint enflammé et les yeux injectés de sang, faisait entendre d’effroyables imprécations contre le bouteur de feu dont on venait de soupçonner la présence.

— Attrapez-le ! criait-il ; amenez-moi le brigand ! Je m’en charge. Il faut qu’il me rende mon foin, et le mazot, et les chalets des autres, ou je le guéris de la faim.

— Et de la soif, ajoutait Chérot, qui regardait son verre.

— Mais Dieu me damne ! interrompit Barmou, dont les regards se fixaient depuis un moment sur le grenier à foin ; voyez, voyez ! ne dirait-on pas que la fénière fume ?

— Et qu’elle flambe, fit Pierre ; par la vie, Jacques, tu es brûlé !

Le paysan courut en criant vers le verger, où les hommes de ronde s’étaient éparpillés à la recherche de l’incendiaire ; ceux qui se trouvaient les plus rapprochés l’entendirent et revinrent sur leurs pas, On dressa des échelles, Barmou s’élança sur la plus haute, et, aidé de François, il se mit à couper à la hache les charpentes enflammées, tandis que les autres paysans s’efforçaient d’éteindre le fourrage qui avait déjà pris feu. Ils y étaient encore occupés, lorsque le reste de la troupe arriva, traînant l’homme qu’on avait poursuivi. C’était Aloïsius. Renvoyé par Marthe, le jeune régent n’avait pu se résoudre à partir ainsi et s’était caché dans la fénière, espérant de quelque heureux hasard l’occasion de revoir la jeune fille ; mais l’arrivée de la ronde de nuit l’avait alarmé, et il venait de se décider au départ, lorsqu’il avait été aperçu par Jacques et poursuivi par ceux qui le ramenaient. À sa vue, la Lise et Larroi accoururent en répétant : — Voila le bouteur de feu ! Il est pris. — Mais Aloïsius, qui ne pouvait comprendre les violences dont il était victime, continuait à se débattre parmi ses conducteurs en s’efforçant de s’expliquer en allemand. Pierre, qui reconnut l’accent maudit, fit un mouvement comme s’il eût entendu le sifflement d’une couleuvre.

— C’est un gueux des Allemagnes ! s’écria-t-il ; ah ! mort de ma vie ! quand je vous le disais, que tout le mal venait de cette engeance ! — Et, écartant les autres paysans, il se trouva en face du jeune régent que l’incendie éclairait en ce moment. Sa vue parut réveiller chez lui un souvenir.

— Attendez donc, poursuivit-il en faisant un pas vers Aloïsius et le forçant a relever la tête, je ne me trompe pas, c’est le vagabond qui m’a demandé ce soir, dans son langage de païen, la route des Morneux ; je lui ai dit de passer son chemin, et un quart d’heure après le feu était à mes foins.

Cette nouvelle preuve apportée a la charge d’Aloïsius ne laissait plus de place au doute ; il s’éleva un cri général d’indignation, tous les regards se fixèrent sur le prisonnier avec colère, tous les poings le menacèrent en même temps, toutes les voix réclamèrent un châtiment prompt et exemplaire. Les plus modérés demandaient qu’on lui liât les mains et qu’on le traînât chez le juge ; mais Larroi imposa silence à tout le monde : sa demi-ivresse, jointe à la perte qu’il venait de faire et à la vue « d’un brigand des Allemagnes, » avait achevé de le mettre hors de lui.

— Un juge ! à quoi bon ! répéta-t-il en saisissant Aloïsius, c’est inutile : le Bernois est jugé ! C’est lui qui a brûlé mes foins et le grenier de Jacques ; ça suffit : quand il y a un chien enragé dans le pays, on le tue. Gare, vous autres !

Et prenant son fusil qu’il avait armé, il l’appuya à la poitrine du jeune régent ; mais au même instant un cri terrible partit, une femme s’élança, et, traversant le groupe des paysans, vint tomber dans les bras d’Aloïsius : c’était Marthe, qui, attirée par le bruit, avait vu le danger du jeune homme et était arrivée à temps pour prévenir le coup qui le menaçait. Les paysans étonnés la regardèrent ; Larroi lui saisit le bras.

— Arrière, la Bernoise : cria-t-il en s’efforçant de l’écarter.

— Non ! répliqua Marthe les deux mains appuyées aux épaules d’Aloïsius et le couvrant de son corps, vous ne tirerez pas sur quelqu’un qui ne peut se défendre,… qui ne vous a jamais fait de mal.

— Je te dis qu’il faut que je le tue ! répéta Pierre.

— Alors tuez-nous ensemble, balbutia-t-elle avec égarement.

Larroi, que la colère rendait fou, souleva son fusil, mais ceux qui se trouvaient près de lui l’arrêtèrent.

— Il faut qu’on s’explique, répétèrent plusieurs voix ; la Bernoise a l’air de le connaître.

— Je le connais, je le connais ! reprit la jeune fille, c’est un compatriote, un ami !

— C’est un allumeur d’incendie ! interrompit Pierre.

Marthe se retourna avec un cri.

— Lui ! dit-elle, qui a dit cela ?

— Moi ! dont il a brûlé les regains.

— C’est impossible, reprit la jeune fille d’une voix tremblante ; il arrive du Stockhorn, il n’est ici que depuis quelques heures.

— Et que venait-il y faire ?

— Il venait… m’apporter des nouvelles de ma mère.

— Dieu me damne !… je gage que c’est le fils… du régent de Gerzensée,… interrompit Barmou, qui accourait haletant de l’incendie.

— En effet, répliqua Marthe en baissant les yeux.

— Dis donc tout de suite… que c’est ton promis…, balbutia le paysan, étouffé par la fumée et s’efforçant de reprendre haleine ; on comprendra pourquoi tu le défends.

— Son promis ! répéta François, qui arrivait. Ainsi elle était engagée avant de venir aux Morneux ! Oh ! pour lors je comprends…

— Qu’elle t’a refusé ! acheva Barmou, parlant avec peine ; possible, mais moi… il faut que je comprenne aussi… ce que l’amoureux des Allemagnes… faisait là…

— C’est facile à deviner, reprit François en jetant à la jeune fille un regard mêlé d’amitié et de tristesse ; il attendait pour parler à sa promise.

Jacques voulut répondre ; une toux convulsive lui coupa la parole.

— Reste toujours à savoir, fit observer Larroi, pourquoi, lorsque le voisin lui a tiré son coup de carabine et qu’il s’est enfui, le feu a pris à la fénière.

— La chose est claire, s’écria François ; c’est le coup de carabine du maître qui a mis le feu !

— Oui, voici l’amorce, reprit la Lise, qui venait de relever un fragment de papier à demi consumé.

L’explication était si simple et l’examen la rendit si évidente, que tous les spectateurs durent s’y rendre ; quelques-uns se hasardèrent même à dire que les autres incendies avaient pu être allumés par hasard. Larroi fit un geste d’incrédulité.

— Et mes foins ? reprit-il, et le mazot de Jérôme ? c’est-il aussi le hasard qui y a mis le feu ?

— Ce peut être au moins l’imprudence, fit observer Marthe ; quand on promène la flamme sans mauvaise intention, on peut semer l’incendie ; voyez plutôt là-bas !

Elle montrait une troupe de boubes qui descendaient la montagne en agitant des alouilles dont les flammèches se dispersaient au loin, emportées par le vent ; on voyait les étincelles tomber en pluie enflammée le long des prairies, tourbillonner autour des toits et pétiller sur le feuillage des sapins. Les paysans ne purent retenir une exclamation.

— Par ma foi, voilà les vrais bouteurs de feu ! s’écria François.

— La Bernoise a raison ! s’écrièrent plusieurs voix. Ce sont les alouilles qui brûlent nos fourrages !

— Et nos mazots !

— Il faut les faire éteindre !

— Vite, en route !

Chacun chercha son fusil. La troupe se divisa en plusieurs bandes, et, sans plus de retard, se dispersa dans les sentiers de la montagne, tandis que Barmou retournait à la fénière incendiée.

Il redressa l’échelle au milieu de la fumée et des flammes malgré les observations de François, et recommença d’abattre à coups de hache les poutres brûlantes qui tremblaient. La Lise, épouvantée en le voyant entouré de débris qui croulaient l’un après l’autre, l’avertit vainement du péril : il ne voulut rien entendre. Sa colère avait besoin de s’exercer sur quelque chose, et il se remit à frapper. François, qui avait d’abord voulu lui prêter la main, redescendit en criant qu’il allait se faire écraser ; mais Barmou lui répondit par une imprécation et redoubla ses coups avec une sorte de rage. Il continua quelque temps ainsi, faisant pleuvoir autour de lui les éclats enflammés de la charpente ; enfin celle-ci, ébranlée de toutes parts, fit entendre un craquement sourd, et, s’abîmant tout entière, entraîna dans sa chute l’échelle sur laquelle se tenait le propriétaire des Morneux.


V

Restée à l’écart et dans l’obscurité avec Aloïsius, Marthe se jeta dans ses bras. Elle venait de traverser des émotions trop fortes ; son courage était à bout. Elle demeura quelques instans sanglotante sur le cœur du jeune homme, qui lui-même ne pouvait que répéter son nom, mêlé à mille expressions de reconnaissance et de tendresse. Cet épanchement, dans lequel tous deux avaient oublié le monde entier, fut brusquement interrompu par la voix de François qui appelait Marthe. Bientôt le garçon de ferme accourut.

— Vite, vite, venez ! s’écria-t-il haletant.

— Qu’est-ce donc ? demanda la jeune fille.

— L’oncle Jacques…

— Il m’appelle ?

— Non ; mais il a voulu remonter aux charpentes de la fénière… J’ai eu beau l’avertir,… il avait l’air en male-rage.

— Eh bien ?

— Eh bien ! tout a croulé,… et une poutre, il paraît, l’a frappé dans le flanc.

— Dieu ! Où est-il ?

— Je l’ai porté sous l’auvent pendant que la Lise court chez le médecin.

La jeune fille saisie se précipita vers la porte du logis, où elle trouva Barmou à demi renversé sur le banc. L’obscurité ne permettait pas de distinguer ses traits ; mais son haleine sifflante et sa toux convulsive suffisaient pour justifier les inquiétudes de François. Cependant, lorsque Marthe lui adressa la parole, il fit un effort et releva la tête.

— Que cherches-tu ici ?… que veux-tu encore,… fille de malheur ? murmura-t-il d’une voix étouffée. Viens-tu pour me braver… avec ton promis des Allemagnes ?

— Ah ! ne le croyez pas ! s’écria-t-elle en s’agenouillant près du blessé. Dieu sait si moi et Losi nous prenons part à votre peine

— Va-t-en ! qui te retient ?… Pars avec ton… amoureux ! reprit-il.

Et comme elle s’efforçait de l’interrompre par des protestations de dévouement, il ajouta avec colère : — Tu ne veux pas ?… Pour lors… c’est moi qui… te… laisserai !

Il essaya de se redresser ; mais la douleur lui arracha un cri. Il chancela et serait tombé, si les bras de la jeune fille ne se fussent étendus pour le soutenir. François et Aloïsius accoururent ; ils le transportèrent dans la maison presque privé de sentiment et le mirent au lit. Le sang qu’il vomissait à flots sembla d’abord le soulager ; mais il fut bientôt repris d’étouffemens, et le médecin, qui arriva peu après, parut sérieusement alarmé. Ses prescriptions scrupuleusement suivies réussirent à ralentir le mal sans pouvoir le vaincre ; les souffrances devinrent plus tolérables, mais le danger resta aussi menaçant.

Dès que Marthe s’était sentie nécessaire, il n’avait plus été question de départ. Occupée du malade nuit et jour, elle était devenue, comme on le disait dans le vieux langage, « sa servante de tendresse. » Barmou avait d’abord repoussé les soins de sa filleule, mais la douceur de la jeune fille avait fini par triompher de sa rancune ; il s’était insensiblement accoutumé à cette pitié attentive qui lui apportait toujours un soulagement ou une consolation. Marthe avait peu à peu ressaisi son ancienne influence. Le vieux paysan reconnut malgré lui la toute-puissance de ces natures droites et simples qui marchent résolument dans le devoir, portant au front, comme une couronne, le charme de leur dévouement. Il se rendit à la bonté secourable et caressante de Marthe comme il s’était autrefois rendu à sa grâce et à sa gaieté.

Assidue près de son chevet, elle lui avait d’abord parlé de guérison ; puis, quand les remèdes s’étaient trouvés impuissans, elle avait reporté ses espérances vers Dieu. Elle avait prié à demi-voix pour le mourant, qui, à bout de courage humain, s’était senti ébranlé dans son incrédulité. La jeune fille s’en aperçut et lui parla doucement, des suprêmes consolations. Ce n’était plus ici la rhétorique de Chérot, mais les exhortations d’une foi qu’échauffait l’amour. La langue dans laquelle Marthe parlait de Dieu au mourant n’avait pas besoin d’être apprise à part comme une langue étrangère ; tout le monde pouvait l’entendre. Ses mots, au lieu d’être des énigmes pieuses, semblaient des flots sortis du cœur pour aller chercher le cœur.

Barmou la laissa dire, gagné d’abord par la douceur de l’accent, et bientôt le sens des paroles elles-mêmes sembla couler jusqu’à son âme. Mille réminiscences oubliées se réveillèrent, mille impressions perdues parurent se renouveler, d’abord faiblement, puis avec plus d’intensité. Comme il arrive souvent à ces heures extrêmes, l’être intérieur s’exalta dans un dernier effort. On eût dit que l’homme près de se dissoudre concentrait ses facultés, rallumait en lui des lumières éteintes et repassait d’un seul regard tous les horizons entrevus. Les pieux souvenirs de l’enfance et les chaudes aspirations de la jeunesse se succédèrent confusément dans ce rêve d’agonie. Le paysan, dont les forces s’éteignaient, se mit à reparler en mots entrecoupés de sa vie d’armaillé dans les alpages, de son chien Helve, de la Henriette et des rondes dansées autour des ébaux. Il voulut que Marthe, lui chantât de nouveau, à demi-voix, les airs de la montagne : puis, redescendant de la jeunesse à l’enfance, il parla de la maison paternelle, des fêtes de la famille, du vieux pasteur de son village, de sa première communion. Marthe écoutait tout, répondait à tout en s’efforçant de le ramener aux idées saintes par les douces images. Ce cœur endurci dans l’égoïsme et l’orgueil semblait se fondre insensiblement à son accent. Il s’ouvrit enfin comme le rocher sous la baguette de Moïse : deux larmes, les seules qui fussent sorties de ces yeux arides depuis plus de trente années, glissèrent le long de ses joues.

— Ah ! ce n’est pas ma voix, c’est celle de Dieu qui se fait entendre au dedans de vous ! s’écria Marthe. Ouvrez-lui votre cœur, et vous serez soulagé.

— Crois-tu qu’il se souvienne encore de moi ? murmura Jacques très bas et d’un accent presque honteux.

— En pouvez-vous douter quand il vous envoie les pensées qui consolent ? répliqua la jeune fille avec ferveur.

— Oui, reprit Barmou en se parlant à lui-même, on disait autrefois qu’il était toujours prêt à pardonner ; mais si on se trompait, si je n’avais plus le temps de l’apaiser !… car je sens que je vais vers lui,… et quand je me rappelle,… Marthe ! Marthe ! j’ai peur !

La figure de Barmou prit une expression d’indicible épouvante, des gouttes de sueur coulaient sur son front, et tous les muscles de son visage frissonnaient. La jeune fille se rapprocha avec un élan de compassion.

— Du courage ! cria-t-elle dans une explosion de tendresse. Priez celui qui peut tout, et il vous écoutera.

— Une prière ! répéta le mourant en jetant autour de lui un regard effaré, une prière !… je n’en sais plus !

— Eh bien ! ce sera moi qui la dirai, s’écria la jeune fille.

Et, se redressant sur ses genoux, elle commença à réciter lentement la sublime invocation qui résume toute la foi des cœurs simples : « Notre père qui êtes aux cieux ! » Jacques avait fait un effort pour rapprocher ses mains endolories, et, redevenu enfant, il répétait après la jeune fille la prière oubliée, tandis qu’Aloïsius, le front découvert et la tête inclinée, s’y associait d’intention.

Le dernier mot prononcé, Barmou, qui avait fermé les yeux pour se recueillir, les rouvrit lentement. Une sérénité inexprimable s’était répandue sur tous ses traits. Il tendit les mains vers sa filleule. — Tu as été entendue, dit-il d’un accent entrecoupé ; au repos qui s’est fait en moi, je reconnais que celui que tu as prié me pardonne. Ah ! il fallait ceci pour me dompter. Tant que je sentais la force de la vie, je ne m’inquiétais pas de la mort. À cette heure, il me semble que Dieu est là derrière un nuage. Les autres m’en parlaient ; toi, tu me l’as fait comprendre. Sois bénie pour ce que je te dois !

Puis, relevant les yeux vers Aloïsius : — Lui aussi a été bon pour moi, ajouta-t-il ; remercie-le de ma part ; dis-lui que je lui demande de ne pas me garder rancune.

Le jeune régent, à qui Marthe transmit ces paroles, s’approcha vivement et se pencha vers le mourant, avec des protestations que la jeune fille voulut traduire. — C’est inutile, interrompit Jacques, je vois dans ses yeux qu’il ne m’en veut plus. Grâce à Dieu, le bien qui me reste et dont tu seras seule héritière vous mettra tous deux hors de gêne, et quant à votre bonheur, je n’en ai point souci : chacun de vous sera la récompense de l’autre.

— Ne parlez pas ainsi, mon parrain ! s’écria Marthe, qui sanglotait ; il faut que vous viviez pour voir ce bonheur.

— Ne l’espère pas, ma fille, dit Barmou avec une douceur d’accent qu’elle ne lui avait jamais connue ; ne le demande pas. Je me sens content de mourir ; qui sait ce que je sentirais demain ? Il vaut mieux que je finisse sur ce bon mouvement en vous laissant à tous un souvenir que vous aimerez.

Et, voyant qu’elle allait répondre : — Assez, continua-t-il d’une voix éteinte ; ne me parle plus : j’ai besoin de repos.

À ces mots, ses yeux se refermèrent encore, et il sembla s’assoupir ; mais au mouvement de ses lèvres les deux fiancés s’aperçurent qu’il redisait la prière dont Marthe venait de lui rendre la mémoire. Ce recueillement se prolongea assez longtemps. Enfin le soleil vint frapper les paupières du mourant ; il rouvrit les yeux, sourit à sa filleule, et, regardant le ciel, il expira réconcilié.

Ainsi qu’il l’avait annoncé, son héritage suffit pour assurer l’avenir de la jeune fille et d’Aloîsius : mais tous deux voulurent retourner dans leur montagne, près de la mère de Marthe, et les Morneux furent laissés en fermage à François, qui, bien que marié et père d’une heureuse famille, ne parle jamais sans émotion de la fillole des Allemagnes.


EMILE SOUVESTRE.

  1. La Filleule du canton allemand ; — au pays de Vaud, on appelle les Allemagnes les cantons dans lesquels on ne parle pas français.
  2. L’hôpital.
  3. Ava, interjection plaintive du dialecte vaudois.
  4. Clédar, barrière établie dans une haie.
  5. Une ermaille, une vache. — Les gracieuses, les jeunes filles.
  6. Avale-royaumes, dissipateur.
  7. Guerrer, faire la guerre.
  8. Espèce de vin qui se récolte dans le canton de Vaud.
  9. Chante-pleure, qui pleure et qui rit alternativement.
  10. Besson : ce mot est employé en Suisse comme en France pour indiquer un jumeau.
  11. Mazots, cabanes élevées dans la montagne pour abriter le foin. — Soli, le grenier à fourrage. — Incombance, responsabilité. — Idoine, idiot.
  12. La pinte, le cabaret.
  13. Vouaret, bise pluvieuse.
  14. Sant, petit val arrosé par un ruisseau.
  15. Gouvières, mares.
  16. La servante, la crémaillère.
  17. Prétendre au maroquin, c’est-à-dire au grand conseil.
  18. Mon père ! exclamation suisse qui remplace : Mon dieu !
  19. Le Pèlerin, montagne du Jorat. — Armaillé, pâtre. — Être au ranko, à la mort.
  20. Mettre à coin, mettre en réserve - Fût, mot qui ne devrait s’appliquer qu’au tonneau, mais qui s’applique populairement à une bouteille.
  21. Expression suisse pour dire être enseveli.
  22. Grimpion, le grimpereau ; la laire, l’alouette. — les ébaux, les feux de joie allumés dans la montagne. — Les coraules, les rondes dansées à la voix.
  23. La chanson de la Bergère et l’Oiseau est en patois des Ormonts. Nous nous sommes borné à en traduire un couplet.
  24. Faire des foudres, expression vaudoise pour dire gronder très fort.
  25. Alouilles, brandons allumés par les enfans le premier jour de carême.
  26. Avoir le foie blanc, c’est-à-dire être atrabilaire. — Gringeries, gromlerics. — Apigeonner, câliner.
  27. Marier pour épouser, locution vaudoise.
  28. Des mazilles, des écus.
  29. Agnoti, imbécile.
  30. Le canton de Vaud a subi longtemps la domination bernoise, qui y a laissé de pénibles souvenirs.
  31. Exclamation qui équivaut à Seigneur ! — Un lard, un porc.
  32. Chanterai, un lutin.