Scènes et récits des Alpes/02

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Scènes et récits des Alpes
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 5 (p. 722-752).
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SCENES


ET


RECITS DES ALPES.




LE CHASSEUR DE CHAMOIS.




Au fond de la gorge étroite de l’Enge, non loin du bourg de Grindelwald et à quelques pas de ce torrent auquel ses eaux ardoisées ont fait donner le nom de Lütschine-Noire (Schwarze-Lütschine), s’élève un chalet aujourd’hui abandonné, mais bien connu pour avoir abrité pendant longtemps une des rares familles qui conservent encore dans certains cantons de la Suisse les héroïques traditions de la chasse au chamois. Nous disons héroïques, car cette chasse est bien moins une ressource, comme celle de nos braconniers de la plaine, qu’un noble exercice d’adresse, de force et de courage, une sorte de perpétuel défi jeté à la mort. L’ardeur qui emporte les chasseurs de chamois peut être comparée à celle de ces Koëmper du Nord qui lançaient leurs drakars sur les mers orageuses, peu certains de conquérir le butin, mais sûrs de périr quelque jour par le naufrage ou par l’épée. Comme eux, le chasseur des Alpes poursuit un rêve qui, à travers le froid, les fatigues et les angoisses, doit le conduire infailliblement au fond des abîmes ; mais qu’importe ? Une puissance invincible le pousse et lui dit : — Marche ! – Il a toujours devant les yeux les héros de la tradition montagnarde ; il pense àce terrible Colani de l’Engadine, qui chassa jusqu’à soixante-dix ans et tua deux mille sept cents chamois ; il pense à Blaesi de Schawanden, qui en abattit six cent soixante-quinze. Un jour, entraîné trop loin par la poursuite, Blaesi était resté dix heures suspendu à une pointe de rochers, et ses cheveux en étaient devenus blancs. Sauvé par un compagnon, il lui donna sa carabine en jurant de n’y plus toucher ; mais à peine avait-il fait quelques pas sur la montagne, qu’un chamois montra sa tête derrière un buisson de roses des Alpes. Blaesi s’élança sur son arme en s’écriant : « Je suis toujours chasseur ! » et il se mit à poursuivre sa nouvelle proie sans songer davantage à son agonie de toute une nuit[1].

Et ne croyez pas que ce soit là un fait exceptionnel. Qui n’a lu la rencontre de M. de Saussure et de ce montagnard de Sixt, jeune, beau, marié depuis quelques jours seulement à une femme charmante qu’il adorait, et qu’il quittait dépendant pour chasser sur la montagne ? — Je sais le sort qui m’attend, disait-il au grand naturaliste genevois : tous les hommes de ma famille sont morts en faisant ce que je fais ; aussi ce sac que je porte, je l’appelle mon drap mortuaire ; mais quand on m’offrirait tout l’or de Genève, je ne pourrais renoncer à ce moyen de mourir !

Tels étaient précisément les Huser de l’Enge. La montagne avait toujours été leur véritable patrie ; ils avaient préféré à tout le reste la liberté sauvage des hauteurs et l’étrange gloire de cette guerre faite aux obstacles et aux fléaux. Plusieurs générations de chasseurs célèbres s’étaient succédé dans leur famille, et lui avaient ainsi légué une sorte de distinction, de noblesse. L’histoire du dernier Hauser résumant en partie celle de ses ancêtres et de beaucoup de ses compagnons, nous la donnons ici telle que les souvenirs populaires l’ont conservée, certain que dans son étrangeté même elle reflète fidèlement un aspect peu connu de la vie alpestre.


I

Il y a quelques années, le chalet des Hauser avait encore ses habitans. On se trouvait aux premiers jours de mars, et depuis le 28 octobre le soleil n’avait point brillé dans la vallée. Une terne lumière pénétrait à peine au fond de la gorge, et les montagnes qui lui faisaient face, depuis l’Iselten-Alpp jusqu’au Wetter-Horn, étaient enveloppées d’une neige éclatante que les sapins tachetaient de loin en loin. Or voici ce qui se passait dans la chaumière, qui n’était alors éclairée que par la lueur tremblante des ramées brûlant sur l’âtre.

Auprès de la fenêtre, dont les petites vitres étaient devenues opaques sous les cristaux de glace, une jeune fille se tenait debout, appuyée au mur. Elle avait les mains jointes, la tête baissée, et toute son attitude exprimait une tristesse méditative. À ses pieds se tenait assis un jeune garçon, le front appuyé sur ses deux bras repliés. Leur dialogue venait évidemment d’aboutir à une de ces pauses de découragement pendant lesquelles chaque interlocuteur continue l’entretien avec lui-même. Pendant longtemps, on n’entendit dans le chalet que les rugissemens sourds de la Lüschine-Noire, qui continuait à lancer contre ses rives les blocs arrachés à la montagne, et les pétillemens du sapin, qui projetait au loin ses flammèches étincelantes. Enfin le jeune garçon saisit une des mains de la jeune fille.

— Ainsi c’est bien vrai, Fréneli ? dit-il d’un ton abattu. Tandis que je travaillais loin d’ici avec courage, dans l’espoir de vous avoir pour femme, mère Trina vous destinait, au cousin Hans ?

— C’est trop vrai, Ulrich, répondit tristement la jeune fille.

— Mais, si j’ai bien entendu, elle n’a pourtant rien dit encore ni à vous, ni à lui ?

— Rien ; vous avez bien entendu.

— Alors votre grand’mère ne vous a point promise au cousin ?

— Par des paroles, non sans doute, mais par l’intention, et Hans l’a comprise sans qu’elle ait ouvert la bouche ; ils se sont expliqués en esprit.

— Reste à savoir si, en avouant à la mère-grand’ que votre cœur s’est tourné d’un autre côté, elle ne changera pas de projets ?

Fréneli secoua la tête. — Mère Trina est aussi ferme dans sa résolution que l’Eiger sur ses racines, dit-elle, et il vous serait plus facile de déranger la montagne que de changer sa volonté.

— Même si le cousin ne la partageait point ? reprit Ulrich, dont le regard était fixé sur la jeune fille. Voyons, Fréneli, répondez-moi comme si vous aviez la main sur l’évangile : Hans vous a-t-il quelquefois parlé d’amour ?

— Jamais ; vous savez que les paroles de Hans sont aussi rares que les pièces d’or.

— Oui, c’est un vrai chasseur de chamois, Hans a épousé la montagne ; peut-être ne veut-il point d’autre femme. Si je lui disais tout ?

Fréneli tressaillit. — Sur votre vie ! ne le faites pas, Ulrich, répliqua-t-elle précipitamment Si Hans soupçonnait quelque chose, Dieu sait ce qui arriverait. J’aurais moins peur de voir la Lûtschine hors de son lit et emportant les bois et les prairies comme l’an passé.

— Alors vous êtes sûre qu’il vous aime, Fréneli ?

— C’est-à-dire, reprit la jeune fille avec une nuance d’amertume, qu’il m’aime comme le chamois qu’il poursuit sur les pics. Pensez-vous qu’il lui parle, et qu’il s’inquiète de son consentement ? Je suis aux yeux de Hans ce qu’est tout le reste, une proie ; il estime que je lui appartiens seulement parce qu’il me veut, et il traiterait quiconque essaierait de m’enlever à lui comme le chasseur traite l’homme qui lui dérobe son gibier.

— Ainsi tout le monde ici est contre moi ! s’écria Ulrich douloureusement.

Fréneli ne répondit pas sur-le-champ. — Il y a quelqu’un qui est votre ami, dit-elle d’une voix plus basse, après un court silence : c’est l’oncle Job. Bien que lui aussi n’aime que la montagne, et qu’il ait eu regret de vous voir abandonner la carabine du chasseur, il ne parle jamais de vous qu’avec affection.

— Mais l’oncle Job ne peut rien sur la volonté de tante Trina… D’ailleurs il n’est point ici.

— Non ; il est dans les cols d’en haut cherchant ses plantes, ses pierres et ses cristaux. Pourtant j’ai espérance qu’il reviendra ce soir.

— Eh bien ! je ne retourne que demain à Mérengen, répondit pensivement Ulrich ; je verrai si je puis espérer quelque chose de l’oncle.

Et se rapprochant de la jeune fille, qu’il entoura d’un de ses bras : — Mais toi, ajouta-t-il en penchant la tête jusqu’à effleurer des lèvres la chevelure de Fréneli, m’aimes-tu donc si peu que tu puisses vivre contente avec le cousin Hans ?

— Vous savez trop le contraire, répondit d’un ton très ému la jeune fille, qui fit un faible effort pour se dégager.

— Ainsi tu m’aideras, Fréneli ?

— Autant qu’une pauvre fille le peut, Ulrich.

— Mais si la mère Trina et Hans persistent…

— Alors, répliqua-t-elle en pleurant, nous serons bien malheureux.

Le jeune homme porta les poings à son front avec une expression de désespoir. Cependant ni lui, ni Fréneli ne songèrent un instant à la possibilité d’une désobéissance. Dans cette vie simple des vallées alpestres, la tradition du foyer, entretenue par l’influence de la Bible, a maintenu entière la soumission des enfans ; la logique n’y est point encore venue au secours de la passion pour discuter le pouvoir du chef de famille ; lui seul a le droit de vouloir, et, comme Abraham, il pourrait, au besoin, conduire son fils à l’immolation en lui faisant porter le bois du sacrifice.

La grand’mère de Fréneli, restée seule pour représenter cette royauté sans contrôle, avait su conserver tous les privilèges de sa position. Élevés à son foyer, ses petits-neveux Hans et Ulrich avaient appris à ne jamais discuter ses volontés jusqu’à l’âge où tous deux, devenus chasseurs de chamois, avaient conquis la liberté de la montagne ; mais Ulrich n’avait en lui ni l’instinct de lutte, ni le besoin de fiévreuse émotion qui passionnent pour cette rude existence : ses aspirations étaient ailleurs. Chaque fois qu’il traversait les vallées de Lauterbrunnen ou de Hasli, il s’arrêtait involontairement des heures entières devant les seuils où des pâtres sculptaient l’if et l’érable ; il admirait ces chefs-d’œuvre d’adresse auxquels ne manque qu’un caprice plus inventif ; il rêvait de nouvelles formes, et, aux heures de l’affût, oubliant la proie qu’il attendait, il laissait tomber à ses pieds sa carabine pour découper en dentelle quelque tavillon arraché a la toiture d’un chalet. Ses essais multipliés et toujours plus heureux furent bientôt connus. À mesure que sa réputation de chasseur de chamois allait déclinant, celle de sculpteur d’érable grandissait. Enfin un entrepreneur de Mérengen offrit de le prendre dans son atelier. Ulrich devait y trouver, outre les moyens de suivre ses goûts en se perfectionnant dans l’art qu’il aimait, des avantages suffisans pour assurer à Frénoli un bien-être que la chasse lui eût toujours refusé. Ce dernier motif suffisait seul. Il accrocha sa carabine au pied du lit de l’oncle Job et partit pour Mérengen. Deux années s’écoulèrent, deux années de travail acharné, pendant lesquelles Ulrich conquit la première place parmi les sculpteurs en bois de l’Oberland et amassa la somme nécessaire à la réalisation de son vœu le plus doux. Nous avons vu comment les projets de la grand’mère lui avaient été révélés au moment où il croyait toucher au but.

Le jeune sculpteur recommençait à interroger Fréneli sur les indices qui avaient pu trahir les projets de mère Trina, lorsque celle-ci entra. C’était une femme de plus de soixante-dix ans, petite, maigre et comme repliée sous le poids de l’âge. À voir sa démarche lente, mais ferme, on eût dit que la vieillesse avait revêtu ses membres d’une armure d’acier. La décrépitude de son visage faisait mieux remarquer ses yeux gris, dont la fixité pénétrante rappelait ceux de l’oiseau de proie ; ses épaules étaient chargées d’une de ces hottes d’osier qui semblent inséparables de l’habitant des montagnes, et qu’il emporte sans but, par habitude, comme le soldat son épée.

À peine eut-elle franchi le seuil, que son regard alla chercher dans la pénombre du chalet Fréneli et Ulrich, qui, interrompus au milieu de leurs confidences, étaient visiblement embarrassés.

— Ah ! ah ! dit-elle en dégageant, sans se presser, un de ses bras du hart d’osier que la hotte avait pour courroie, il y a de la compagnie ; te voilà ici, toi !

— Dieu vous protège, grand’tante ! répondit le jeune homme en s’avançant vers la vieille femme, j’arrive de Mérengen… J’étais venu m’informer de vos nouvelles.

— Et tu les demandais tout bas à Néli, reprit la vieille femme ; à la bonne heure ! mais j’aime à voir au visage ceux que je reçois. Néli, allumez une clarté.

Pendant que la jeune fille obéissait, mère Trina se débarrassa de la hotte, qu’elle déposa dans un coin ; puis, s’avançant vers la partie éclairée de la cabane, elle jeta un rapide regard sur Ulrich et sur sa petite-fille.

— Hans n’est point de retour ? demanda-t-elle.

— Pas encore, mère-grand’, répliqua Fréneli.

La vieille femme se retourna vers son neveu. C’est que lui ne se repose jamais, dit-elle avec intention ; le pain qu’on mange ici, il faut qu’il le gagne là-haut, au-dessus des glaciers. Tu as bien fait de choisir un métier plus facile, toi : les chamois courent trop vite pour les pieds qui aiment à s’étendre sur la pierre du foyer.

— Aussi ai-je lieu de me réjouir chaque jour de ma détermination, répliqua le jeune homme sans deviner l’ironie sous l’accent sérieux de la grand’mère.

— Ulrich nous a apporté un échantillon de son travail, interrompit Fréneli, qui essaya de s’entremettre ; voyez, mère-grand’, comme il est devenu habile !

Elle avait approché la lumière d’une de ces coupes en forme de tulipe, imitées depuis par tous les découpeurs de bois, mais dont Ulrich avait eu idée le premier. Mère Trina jeta à peine un regard rapide sur l’œuvre de son petit-neveu. – Et il y a des gens qui achètent ce bois taillé ? demanda-t-elle avec une sorte de surprise.

— Assez cher, répliqua Ulrich fièrement, pour que mon tour, mon poinçon et mon couteau me rapportent là-bas plus d’argent chaque semaine que sa carabine n’en rapporte ici à Hans en tout un mois. Mère Trina croit-elle que l’argent soit une bonne chose ?

— Certes ! répliqua la vieille femme, c’est ce qu’il y a de meilleur… après l’or.

— Sans compter, ajouta Ulrich, qui suivait sa pensée, que je n’ai pas toujours, comme sur la montagne, la mort qui me coudoie. Aussi la femme qui m’attendra près du foyer n’aura pas à trembler chaque fois qu’un bruit d’avalanche viendra des Schreek-Hoerner ou du Wetter-Horn.

La grand’mère lui lança un regard qui le força à baisser les yeux. — Ah ! c’est là ce que tu faisais comprendre tout bas à Néli ? dit-elle.

La jeune fille voulut, du geste, arrêter la réponse d’Ulrich ; mais il saisit avec une sorte d’empressement désespéré l’occasion de connaître son sort tout entier. — C’est vrai, je lui ai parlé, dit-il d’un accent ému, et, puisque vous l’avez deviné, il n’y a plus de raison pour se taire devant vous. Moi, j’ai toujours souhaité ce mariage ; mais depuis trois années nous sommes deux à y penser.

La vieille femme se retourna vers Fréneli, qui baissa la tête en rougissant.

— Vous me connaissez depuis le berceau, continua Ulrich ; j’ai été élevé ici comme votre fils, vous savez qu’il n’y a en moi ni lâcheté, ni malice, et que la femme qu’on me donnera ne sera point à un homme sans cœur. Dieu me punisse si elle pleure jamais par ma faute ! Laissez donc Fréneli et moi être heureux, tante Trina, et nous vous remercierons à deux genoux, comme les papistes remercient leurs saintes. Voyez, votre petite-fille vous prie avec moi ; ne nous ôtez pas la force et le contentement de vivre.

Il avait pris la main de la jeune fille, et se tenait avec elle devant la grand’mère dans une attitude de supplication craintive. Celle-ci les garda un instant sous son regard, comme un couple de ramiers sous l’œil du vautour : mais enfin, secouant la tête : — Connais-tu la dot de Fréneli ? demanda-t-elle à Ulrich.

— Sa dot ? répéta le jeune homme, qui parut ne point comprendre ; je n’ai jamais pensé qu’elle dût en avoir, mère Trina. Que m’importe une dot ?

— Il m’importe, à moi, reprit la vieille femme, car cette dot n’est point un don qui enrichit, mais qui oblige. Elle est là, dans cette armoire qu’aucun de vous n’a jamais vu ouvrir et qui dans votre enfance vous faisait peur.

Et la vieille grand’mère alla au meuble vermoulu, enfonça dans la serrure une clé rouillée qui tourna avec effort ; et ouvrit brusquement les deux battans. La sombre profondeur de l’armoire laissa distinguer plusieurs crânes de chamois surmontés de cornes recourbées. Ces ossemens blanchis se détachaient dans l’ombre en silhouettes si bizarres, que Fréneli ne put retenir un léger cri. La grand’mère se retourna vers elle.

— As-tu donc si peu de cœur que cette vue t’épouvante, folle créature ? dit-elle durement

— Elle peut du moins surprendre, interrompit Ulrich. Qu’est-ce que ceci, mère Trina, et d’où peut venir à Fréneli une pareille dot ?

— Des pères de son père, répondit la vieille femme ; bien que tu ne sois pas un grand chasseur, Ulrich, tu peux reconnaître que chacune de ces dépouilles est celle d’un empereur des chamois.

— En effet, répliqua le jeune homme, qui savait que, d’après la tradition, ces hauts cornages appartenaient aux chamois assez vieux pour que leur descendance formât une sorte de tribu dont on les croyait chefs.

— Tu n’es pas non plus sans avoir appris combien il est difficile d’atteindre un pareil gibier, reprit mère Trina, et on t’aura dit, je suppose, que celui qui le rapportait n’avait au-dessus de lui, pour l’adresse, que l’archange Michel ou le Chasseur-Noir.

— On me l’a dit, répliqua Ulrich.

— Et bien ! reprit la grand’mère avec une certaine emphase, depuis plus de temps qu’il n’en faut pour faire croître un chêne, tous ceux qui ont épousé les filles de notre maison ont rapporté à leur fiancée, en présent de noces, un empereur des chamois. Regarde : sous chacun des cornages, tu pourras lire le nom d’un de nos ancêtres. Le dernier, qui se dresse un peu au-dessus des autres, a été suspendu là par mon gendre ; que Dieu le récompense ! Quand il était venu me demander sa cousine, la mère de Fréneli, je lui avais montré ce que je te montre.

— Et que vous avait-il répondu ?

— Rien, mais deux mois après il jetait à mes pieds ce que tu vois là ; s’il ne l’eût point apporté, ma fille et moi nous aurions attendu un chasseur plus adroit.

Les deux amans échangèrent un regard désolé.

— Quoi ! s’écria Ulrich, vous auriez mis une pareille gloire au-dessus de tout le reste, tante Trina ? vous n’auriez rien accordé à l’amitié de votre fille pour le père de Fréneli ?

Un sourire méprisant fit grimacer les rides de la vieille, femme et fut sa seule réponse.

— Peu vous importe donc la volonté de celle qui se marie ! reprit tristement le jeune homme ; ce qu’il vous faut, ce n’est point son bonheur, c’est seulement qu’il y ait dans votre famille le meilleur chasseur de la montagne.

— Et nous l’avons toujours eu ! répliqua la vieille femme avec orgueil.

— Mais que vous a-t-il apporté, continua Ulrich en s’animant, sinon la pauvreté, les angoisses et le veuvage ? Où sont maintenant les restes de ceux qui ont placé là ces dépouilles dont vous êtes si fière ? Tous n’ont-ils pas eu les avalanches pour linceul et les précipices pour cimetières ?

— Qui te dit le contraire ? répliqua mère Trina avec une froideur hautaine ; t’ai-je donc parlé de vie longue, de repos ou de richesse ? Dans les vieilles histoires que les enfans nous lisent haut pendant les veillées d’hiver, n’as-tu pas vu de nobles familles dont tous les hommes mouraient à la guerre ? Eh bien ! nos maris meurent sur la montagne ; c’est leur champ de bataille ; la honte commencera au premier qui mourra dans son lit.

Fréneli joignit les mains avec une exclamation qui semblait protester ; mais la vieille femme l’interrompit d’un ton d’impatience impérieuse : — Paix ! paix ! folle créature ! dit-elle ; on ne vous demande point votre pensée. Grâce à Dieu, ce n’est pas vous qui avez le commandement ; il vous suffit d’écouter et de vous taire. Je parle à celui qui a voulu savoir comment les maris entraient ici ; à cette heure il le sait, et il a vu ce que chacun d’eux devait ajouter à notre trésor d’honneur.

— Ainsi nul ne sera accepte s’il n’a rempli la condition ? fit observer Ulrich, et le cousin Hans lui-même…

— Hans ne demande rien, interrompit brusquement la grand’-mère ; Hans est à son devoir. La bonne occasion viendra un jour pour lui, et alors sa balle saura suivre le droit chemin. En attendant, il s’occupe de nous nourrir.

— Et vous pouvez ajouter que c’est une préférence qu’il obtient contre toute justice, fit observer Ulrich vivement, car moi aussi j’avais droit de faire accepter…

— Rien, acheva la vieille femme. Les Hauser ont toujours vécu de la montagne ; le neveu Hans et l’oncle Job y récoltent pour nous, et leur moisson suffit.

Comme elle achevait ces mots, on entendit dans le sentier raviné qui conduisait à la cabane le cliquetis des caillous roulant, sous un pas précipité. Fréneli redressa la tête, prêta l’oreille et dit : — C’est lui !

Presque au même instant la porte fut rudement repoussée en dedans, et Hans franchit le seuil. Il portait le costume complet des chasseurs de chamois : veste et pantalon de drap montrant les nombreuses cicatrices du temps, gros souliers recouverts de guêtres de cuir qu’avaient frangées les glaçons, chapeau de feutre rougi par la pluie. À son côté pendait la hache destinée à lui ouvrir un chemin sur les pics neigeux, le maillet avec lequel il forçait la charge de sa carabine, et la cartouchière de cuir renfermant ses munitions ; un grand sac de toile rousse, roulé en bandoulière, passait sur son épaule gauche.

Il était entré comme un orage, et venait de s’arrêter au milieu de la cabane en laissant tomber lourdement la crosse de son fusil contre le sol. Mère Trina reconnut au premier coup d’œil que la chasse avait été malheureuse. Sans dire un mot, elle fit signe à Fréneli de ranimer le feu, et elle-même alla vers un petit buffet où elle prit tout ce qu’il fallait pour mettre le couvert. Ce fut alors seulement que le chasseur aperçut Ulrich.

— Dieu te garde, Hans ! dit ce dernier en faisant un pas à sa rencontre.

Le cousin ne répondit pas ; mais son regard se porta rapidement vers Fréneli, dont il surprit les yeux attachés sur le jeune sculpteur. Il s’approcha du foyer sans rien dire, accrocha sa carabine au mur, et, s’asseyant sur le billot qui occupait le coin de l’âtre, il étendit devant la flamme ravivée ses pieds ouverts de givre. Bien qu’habitué à sa morosité silencieuse, Ulrich en parut cette fois un peu surpris ; il alla se placer de l’autre côté de l’âtre, les bras croisés et l’épaule appuyée au mur.

— Il faut croire que, les chamois n’abondent pas dans les alpages, dit-il avec une légère nuance d’ironie, puisque le cousin Hans redescend comme il est parti ?

Le chasseur haussa les épaules et répondit dédaigneusement : — Qui a jamais dit que les chamois abondaient dans les alpages quand le dégel leur permet de trouver des pâtures sur les plus grands pics ?

— Alors c’est donc que le cousin n’a pas voulu les chercher si haut ? reprit le sculpteur.

Hans lui jeta un regard farouche. — J’arrive des Schreck-Hœrner, dit-il avec une certaine emphase.

À ce nom, les deux femmes se retournèrent, et Ulrich lui-même ne put réprimer un mouvement. Les Schreck-Hoerner ou Pics de la Terreur sont en effet les plus hautes aiguilles qui se dressent sur le Mettemberg, et leur nom indique suffisamment combien leur abord a toujours paru redoutable ; les chasseurs eux-mêmes s’y hasardent rarement, et l’on compte ceux qui vont chercher les chamois jusque dans ces derniers refuges. Aussi mère Trina, qui achevait de mettre le couvert, revint-elle vers le foyer.

— Les Schreck-Hœrner ! répéta-t-elle d’une voix altérée : viens-tu vraiment des Schreck-Hœrner ?

— Pourquoi non ? répliqua Hans en la regardant.

— C’est là qu’ils sont tous restés !… murmura la vieille femme se parlant à elle-même… le père de Fréneli… le père de sa mère… et le père de l’aïeul… Il y a une vieille haine entre notre famille et les Schreck-Hœrner.

— Et même sur ces hautes cimes tu n’as rien trouvé ? demanda Ulrich, intéressé malgré lui à l’audace du cousin.

— Qui te dit cela ?

— Alors tu as vu des pistes ?

— J’ai vu mieux.

— Quoi donc ?

— Une troupe de chamois avec leur empereur !

Trois exclamations partirent en même temps. Dans ces sauvages vallées, la chasse au chamois est le côté romanesque et saisissant de la vie ; à elle se rattachent toutes les aventures miraculeuses ; elle est, — comme la contrebande sur nos frontières, comme les expéditions de pionniers vers l’ouest des États-Unis, ou la recherche de l’or aux bords du Sacramento, — l’éternelle inspiratrice des récits du foyer ; c’est là que puise la muse populaire pour ses contes des Mille et une Nuits ; aussi a-t-elle sur toutes les imaginations un irrésistible pouvoir.

À l’annonce de la rencontre faite par le chasseur, mère Trina, Fréneli et Ulrich se rapprochèrent de lui en l’interrogeant tous à la fois. Hans se redressa ; un éclair d’exaltation avait illuminé ses traits hâlés.

— Oui, je les ai vus ! reprit-il en étendant la main comme s’il eût voulu montrer la proie merveilleuse. C’était dans une des fentes qui s’ouvrent au pied de la petite dent. Avec ma lunette d’approche, je les ai bien examinés, puis j’ai renouvelé mes amorces pour être sûr de mes deux coups, et je me suis avancé en rampant. Déjà j’étais à portée du chamois placé en sentinelle, car je commençais à distinguer ses cornes, quand il a bondi de côté pour avertir les autres, et tous sont partis, l’empereur en tête… Il y en avait neuf !…

Mère Trina tressaillit à ce dernier détail.

— Tu es sûr du nombre ? dit-elle vivement ; tu les as comptés ?

— Aussi certainement que je compterais les doigts de ma main.

— Ils étaient conduits par un empereur ! tu ne t’es point trompé ?

— Me prenez-vous donc pour un chasseur d’hier ? La vieille femme parut réfléchir.

— Je les ai poursuivis trois heures parmi les pics et le long des Echclottes, reprit Hans en s’animant de plus en plus. D’abord ils allaient au Viescher-Horn à travers le glacier, puis ils ont rebroussé chemin. Quatre fois j’ai coupé court, et je me suis trouvé assez près pour entendre les sifflets de commandement de l’empereur qui continuait à conduire la bande ; mais toujours une crevasse ou une aiguille m’a coupé le passage.

— Et où les as-tu perdus ? demanda mère Trina.

— En arrivant à l’Eiger ; le temps de tourner une roche, ils avaient disparu.

— C’est ça ! c’est bien ça ! reprit la vieille grand’mère pensive : neuf chamois… l’empereur en tête !… Impossible de les atteindre, et quand on est proche enfin, tout s’évanouit… Le père de Fréneli les avait vus dans le mois qui a précédé sa mort.

Hans tressaillit comme malgré lui, mais après un moment de silence : — Croyez-vous donc que ce soit un troupeau de chamois d’égarement[2] ? reprit-il en haussant les épaules.

— Qui sait ? dit mère Trina regardant fixement devant elle ; le méchant esprit est là-haut dans son royaume.

— Ai-je dit le contraire ? répliqua Hans : ceux qui ont passé la nuit vers la Jungfrau l’ont entendu plus d’une fois hurler sous les glaciers ! Mais que m’importe ? Voilà onze ans que je le brave dans sa maison, et tant que j’aurai ma hache et ma carabine, je n’aurai besoin de personne contre lui. Dieu me damne ! quand même le troupeau de ce matin serait à l’ange noir, je jure qu’il fera connaissance avec mes balles.

Fréneli et Ulrich se regardèrent. Nourris tous deux dans la croyance des vallées, ils considéraient la région des neiges éternelles comme une terre de redoutables prodiges où l’homme ne pouvait se hasarder qu’avec une précaution craintive et sous l’aide de Dieu ; aussi l’audace de Hans leur parut-elle une impiété. La vieille femme partagea sans doute cette sensation, car elle secoua la tête et dit à demi-voix : — Il ne faut pas irriter l’ennemi invisible, Hans.

Mais le chasseur s’était exalté dans sa bravade ; il se leva, et frappant du poing sur la table dont il venait de s’approcher : — Par ma tête ! tante Trina, s’écria-t-il, je me soucie de celui dont vous parlez comme de la marmotte qui siffle dans les rochers de la Scheideck. Écoutez bien ce que je promets, — et vous autres aussi. — Avant huit jours, il y aura sur cette table un quartier de l’empereur des chamois que je viens de poursuivre.

Ce serment fut accompagné d’un regard jeté sur la jeune fille qui fit tressaillir Ulrich. Les paroles de son cousin n’étaient jamais prononcées à la légère ; ce qu’il avait dit était toujours une sorte d’engagement pris avec lui-même et qu’il accomplissait à tout prix. Aussi sa téméraire promesse fut-elle suivie d’un long silence.

Cependant il avait approché de la table une chaise de bois et s’était assis devant le misérable repas servi par la grand’mère. Il se composait uniquement d’un reste de pain noir et d’un morceau de fromage maigre. Hans se retourna vers le sculpteur.

— Je suppose que le cousin n’a point faim pour les dîners de chasseur, dit-il ironiquement ; on n’oserait lui offrir de prendre part à une si maigre chère.

— Qui parle de maigre chère ? interrompit une voix près du seuil. Et l’oncle Job apparut à l’entrée du chalet, armé de son bâton ferré, le marteau de chercheur de cristal à la ceinture, la boite de fer-blanc suspendue à l’épaule. Fréneli et Ulrich coururent à sa rencontre, l’un pour lui serrer la main, l’autre pour le débarrasser de ce qu’il portait ; mais le vieillard ne voulut lui abandonner qu’un petit panier qu’il tenait passé au bras.

— Prends garde, Néli, prends garde, ma fille, dit-il gaiement. Ce ne sont ni des herbes, ni des pierres, ni même des papillons ;… c’est ma réponse au neveu Hans. Ne parlait-il pas quand je suis entré de maigre chère ? Lève le couvercle, Néli, et montre-lui ce que j’apporte.

Elle ouvrit le panier, d’où elle retira successivement des œufs, du lard fumé, trois pains blancs et une petite bouteille d’eau de cerise. Le chasseur, qui avait paru indifférent aux premières exhibitions, accueillit cette dernière par une interjection de contentement.

— Ah ! ah ! ceci pourtant vous déride, mon maître, dit le vieillard en frappant sur l’épaule de son neveu. Par mon salut ! je suis bien aise de trouver une fente dans ce cœur pour y envoyer un rayon de soleil. — Bonjour, Trina. Dieu soit loué ! vous n’avez vieilli que de deux jours depuis avant-hier, à ce que je vois. Et toi, Néli, vite, fais-nous cuire toutes ces provisions. Assieds-toi là, Ulrich ; nous souperons ensemble, mon fils.

Tout en adressant ainsi successivement la parole à chacun d’un ton jovial, le vieillard s’était débarrassé de ce qui le chargeait et était venu prendre place à table, vis-à-vis de ses neveux. Il déboucha le flacon d’eau de cerise avec précaution, leur en versa à chacun un tiers de verre puis se servit lui-même. Il s’informa alors avec une bonhomie affectueuse si Hans avait pris quelque chose, à quoi le chasseur se contenta de répondre par un signe négatif, puis il interrogea Ulrich sur sa position à Mérengen.

Le jeune sculpteur lui répéta ce qu’il avait déjà dit à mère Trina, mais d’un ton distrait et abattu, qui semblait peu d’accord avec les paroles par lesquelles il constatait sa réussite. L’oncle Job en conclut que les avantages de son nouveau métier se faisaient chèrement acheter, et, ramené au souvenir des efforts qu’il avait tentés pour en détourner le jeune homme, il se laissa aller malgré lui à y opposer l’indépendance et le contentement dont il eût pu jouir sur la montagne.

Depuis plus de quarante années que l’oncle Job vivait exposé à toutes les fatigues et à tous les périls de ces âpres solitudes, il n’avait su voir encore que ce qu’elles avaient d’attachant et de sublime. Tandis que l’indomptable audace de Hans croyait y trouver le démon, sa douceur résignée n’y cherchait que Dieu. Le premier, entraîné par je ne sais quelle passion furieuse, courait à travers les précipices et les avalanches, l’œil uniquement fixé sur sa proie, le second côtoyait l’obstacle avec patience, contemplant la fleur, le papillon, les pierres de la ravine. Celui-là était la force qui brave, celui-ci la simplicité qui admire. Aussi rien n’avait troublé la sérénité de cette âme. La jeunesse en se retirant y avait laissé un rayon de sa joie, comme le soleil déjà couché laisse sur les pics blanchis un reflet de sa flamme.

Lorsque le souper lui servi, l’oncle força mère Trina et Fréneli à prendre place pour le partager, et sa gaieté réussit à éclaircir tous les fronts. Celui de Hans restait seul plissé et sombre comme d’habitude. Cependant, lorsque les deux femmes eurent quitté la table, le vieillard Job fit une dernière tentative pour l’égayer. Il remplit son verre, et, lui posant amicalement une main sur le bras :

— Buvez, maître chasseur, dit-il en riant ; pour cette fois, l’eau de cerise peut couler comme eau de roche : on connaît la source, et demain la bouteille de voyage sera remplie de nouveau.

— Dieu nous protège ! dit Ulrich. Où avez-vous découvert cette merveilleuse fontaine, oncle Job ?

— A l’auberge du Lauterbrunnen, répondit le vieillard. Ce matin le sommelier m’a acheté tout ce que j’avais trouvé d’échantillons vers le Rosenlawi : j’ai reçu dix-sept batz, grâce auxquels j’ai pu vous donner ce festin,… et il en reste encore, ajouta-t-il en frappant sur sa poche, qui fit entendre un tintement métallique.

Et comme le jeune sculpteur exprimait son admiration :

— Bah ! ce n’est rien, enfant, reprit l’oncle Job en baissant la voix ; si vous saviez ce que j’ai aperçu hier au haut d’une roche découverte par la fonte des neiges ! un nid de vrai cristal ! Je l’ai soupçonné tout de suite, à voir comment la paroi feuilletée se soulevait. Je l’ai frappée d’une pierre, elle a fait entendre le même bruit qu’une cloche sous son battant.

— Et vous avez pu mettre la main sur ce trésor ?

— Pas encore. Crois-tu donc qu’on y arrive si facilement ? Non, non, le nid est caché au flanc de la roche, juste sur le gouffre ! Mais avec une corde l’homme peut arriver partout où va l’oiseau : demain j’y retourne. — A propos, Hans, en traversant la Wengern-Alpp, j’ai vu des pistes de chamois au-dessus d’Upigel ; je pourrais t’indiquer l’endroit.

— Merci, j’en connais d’autres, répondit Hans.

— Ceux-ci sont en nombre, fit observer l’oncle Job, et tu sais que la Wengern-Alpp est un terrain facile pour la chasse.

— Je ne cherche point les terrains faciles, objecta sèchement le chasseur, et jetant à son cousin un regard ironique, il ajouta : — Mais autrefois je suppose que la chose eût pu tenter Ulrich.

— Tu supposes bien, Hans, car cela me tente encore aujourd’hui, répondit le sculpteur ; vous me donnerez tous les renseignemens, oncle Job, et demain je me mets en quête.

— Toi ! s’écria Hans, qui se redressa. Par ma vie ! parles-tu sérieusement ?

— Assez pour redemander à l’oncle mon équipement de chasseur que j’ai laissé chez lui.

— Est-ce vrai ? s’écria le vieillard ; tu renonceras à tes bois sculptés pour revenir à la montagne !

— Je veux essayer.

— Alors tu ne retourneras pas aujourd’hui à Mérengen ?

— Aujourd’hui, si vous le permettez, je dormirai sous votre toit, oncle Job.

— Et demain ?

— Demain, vous me rendrez ma carabine en m’indiquant les pistes que vous avez rencontrées sur la Wengern-Alpp.

Le vieillard quitta vivement la table.

— C’est dit ! s’écria-t-il ; Dieu soit béni ! l’enfant nous revient. Avez-vous entendu ce qu’il veut faire, vieille Trina ?

— Le vent emporte les paroles, répliqua froidement la grand’mère, il faudra voir les actions.

— Nous les verrons, nous les verrons ! reprit le chercheur de cristal ; sur mon âme ! il faut qu’il reprenne goût à la vie libre. Ce soir, je prierai le Père céleste de l’encourager et de conduire sous son fusil le plus bel empereur des chamois !

— Oui, s’écria Urich en saisissant le bras du vieillard. Ah ! demandez cela, oncle Job ; pour un tel bonheur, je donnerais la meilleure part de ma vie !

En prononçant ces derniers mots, le jeune homme avait jeté à Fréneli un regard que le cousin Hans surprit au passage. Son front se plissa et ses lèvres se contractèrent ; mais il garda le silence. Ulrich prit congé et disparut avec l’oncle Job. Alors, fixant sur la jeune fille un regard scrutateur qui la força à baisser les yeux en rougissant, Hans remua la tête comme un homme dont les doutes sont éclaircis, reprit sa carabine et quitta silencieusement la cabane.


II

Le lendemain, bien longtemps avant que le jour parût, Ulrich et le vieux chercheur de cristaux étaient debout, se préparant tous deux à leurs expéditions.

L’oncle Job habitait un chalet encore plus petit et plus misérable que celui de la mère Trina. Son mobilier se bornait à un lit, à une petite table et à trois escabeaux ; mais les quatre murs étaient garnis des collections qu’il avait recueillies dans la montagne. Ces pierres brillantes, ces herbes desséchées, ces papillons et ces insectes aux ailes multicolores qui tapissaient la cabane, lui donnaient je ne sais quel air d’étrangeté, auquel ajoutait le vieillard lui-même avec son costume antique, sa barbe grise à demi longue, et ses cheveux dont les boucles blanches tombaient jusque sur son cou. L’oncle Job jetait à ses richesses un dernier regard d’amour, tout en s’enroulant dans la corde à nœuds qui devait lui servir à atteindre le gisement découvert la veille, et en chargeant son sac de voyage des crampons de fer, des boulons et de la courte pince indispensables à sa périlleuse recherche. Pendant ce temps, Ulrich s’était également occupé de son équipement. Il examina avec soin sa carabine, vieille arme de chasseur de chamois, dont l’unique canon renfermait deux coups superposés qu’au moyen d’une double batterie on tirait successivement. Après s’être assuré que chacune de ces batteries avait son amorce, il les recouvrit d’une enveloppe de cuir, et alla rejoindre l’oncle Job, qui l’attendait sur le seuil.

Il avait fallu tout l’amour du jeune homme, — et la certitude que mère Trina n’accorderait la main de Fréneli qu’à celui qui remplirait la singulière condition imposée par elle, — pour le décider à rentrer dans une existence qu’il ne connaissait que trop bien. Nulle autre, en effet, ne peut exposer à autant de fatigues, de privations et de périls. Le chasseur de chamois part habituellement le soir pour se trouver, au point du jour, sur les cimes élevées. S’il n’aperçoit point de pistes, il monte plus haut, toujours plus haut, et ne s’arrête qu’après avoir découvert quelque trace qui puisse le conduire vers sa proie. Alors il s’avance avec précaution, tantôt à genoux, tantôt rampant sur les mains ou sur le ventre jusqu’à ce qu’il ait distingué les cornes des chamois, c’est alors seulement qu’il est à portée. Si celui d’entre eux qui surveille (car ils ont toujours des sentinelles) ne l’a pas vu, le chasseur cherche un point d’appui pour sa carabine et tire en visant à la tête ou au cœur, car lorsque la balle frappe ailleurs, elle peut percer l’animal de part en part sans l’arrêter, et le chamois va mourir dans quelque anfractuosité de la montagne où il sert de pâture au Lummergeier. Cependant, s’il est retardé dans sa fuite, le chasseur se précipite sur ses traces, tâche de l’atteindre et de lui couper le jarret. Il faut ensuite qu’il le charge sur ses épaules pour le porter à sa demeure à travers les torrens, les neiges et les abîmes. Surpris le plus souvent par la nuit dans ce périlleux voyage, il cherche une fente de rocher, tire de son sac un morceau de pain noir si dur que la dent ne peut y mordre et qu’il faut le broyer entre deux cailloux, boit un peu de neige fondue, met une pierre sous sa tête et s’endort, les pieds sur le gouffre, le front sous les avalanches. Le lendemain nouvelles épreuves, nouveaux dangers, et cela se prolonge souvent plusieurs jours sans qu’il trouve un toit ou aperçoive un être humain. Autrefois il pouvait espérer la rencontre de quelques chercheurs de cristal ou d’un de ses compagnons de chasse, mais les premiers ont à peu près disparu, et les seconds deviennent plus rares chaque jour. Ce qui était arrivé chez les Hauser semblait au reste symboliser la transformation opérée dans la population entière. Le vieux Job représentait une génération éteinte ; Hans, celle qui allait finir ; Ulrich, celle qui commençait.

Cependant, le vieillard et son neveu s’étaient mis en marche. Le ciel ne s’éclairait point encore, et les cimes glacées se découpaient sur un horizon pâle. La Lütschine grondait au fond du val ; un vent lourd faisait gémir les sapins chargés de neige, et par instans le bruit d’une cognée retentissait sur les pentes inférieures. Job se tourna vers son compagnon.

— Je n’aime pas cette matinée, dit-il d’un air pensif ; la brume fait un panache au Faul-Horn ; hier le couchant est resté longtemps enflammé, et la lune s’est levée dans un cercle rouge. J’ai peur qu’il ne nous arrive quelque chose du côté du midi.

— Nous entrons à peine en mars, objecta Ulrich, et d’habitude le fœhn[3] est plus tardif.

— C’est ce que je me suis dit, répliqua le vieillard ; mais pas moins les apparences sont mauvaises : quand tu seras là-haut, aie l’œil sur l’horizon.

En parlant ainsi, ils avaient commencé à gravir le versant. Tous deux marchaient de ce pas ferme et égal habituel aux montagnards ; mais le jeune homme allait machinalement devant lui, rêveur et triste, tandis que le chercheur de cristal devenait à chaque instant plus actif et plus joyeux. À mesure qu’ils s’élevaient sur les rampes qui séparent l’Eiger de la Wengern-Alpp, il semblait reconnaître chaque rocher, chaque arbre, chaque touffe d’herbes. On eût dit un exilé qui venait d’atteindre les frontières de sa patrie ; il allait fouillant d’un œil scrutateur, à la clarté naissante de l’aube, toutes les anfractuosités que la neige n’avait point envahies, découvrant ici une plante, là un insecte engourdi, plus loin un caillou qu’il nommait tout haut. Enfin, lorsqu’ils eurent atteint le premier étage de la montagne, le reflet de l’aurore qui étincelait sur les cimes les enveloppa d’une lueur empourprée, et leur montra tous les contre-forts de l’Eiger et des Schreck-Hœrner confusément éclairés, tandis que le vallon de Grindelwald demeurait encore plongé dans les ténèbres, l’oncle Job s’arrêta :

— C’est ici qu’on se sépare, cher enfant, dit-il ; tu vas tourner à droite, moi à gauche. As-tu bien compris mes explications, et sauras-tu retrouver ton chemin ?

— Je l’espère, dit le jeune homme, qui promena les yeux autour de lui pour reconnaître ces sommets qu’il n’avait point visités depuis plusieurs années.

— Suis d’abord la montée, reprit l’oncle Job, le long de ces bouquets de sapins et de bouleaux. Quand tu les auras laissés derrière toi, tu trouveras un ressaut qu’il te serait facile de reconnaître dans une autre saison aux gentianes bleues et aux touffes d’euphorbes à grappes rouges ; mais maintenant tout est sous la neige. Mets la roche que tu auras à ta droite dans l’alignement de l’Eiger, et monte toujours jusqu’au couloir de cailloux ; il est encore garni de lycopodes maigres qui mordent la pierre ; tu arriveras alors au grand plateau, où il suffit de regarder autour de soi pour s’orienter. Allons maintenant, et chacun à la garde de Dieu ; demandons-lui de nous conduire.

L’oncle Job s’était découvert, Ulrich en fit autant, et appuyé sur son bâton ferré, le vieillard commença tout haut une de ces prières improvisées dont les montagnards ont l’habitude, et qu’ils savent approprier aux besoins de chaque heure. En cet instant, le soleil, qui venait de se lever, inondait la montagne de vagues enflammées qui descendaient rapidement de cime en cime comme une lumineuse avalanche. On voyait les pics superposés, les versans et les ravines sortir successivement de l’obscurité, et prendre, pour ainsi dire, leur place dans ce panorama gigantesque. Au moment où le vieux chercheur de cristaux venait de clore sa prière par l’amen consacré, la clarté matinale arriva jusqu’à lui, envahit la pointe sur laquelle il s’était arrêté avec son compagnon, et l’enveloppa d’une sorte de nimbe éblouissant. Job se tourna vers l’orient avec un geste de remerciement et de salut.

— A la bonne heure, dit-il d’un air riant ; voici qui nous montrera le gibier et le précipice ; maintenant le reste dépend de notre prudence. Rappelle-toi ce qu’il faut au chasseur de chamois d’après le proverbe : « Un cœur plus ferme que l’acier et deux yeux à chaque doigt. »

— Je tâcherai de ne pas l’oublier, dit. Ulrich.

— Alors va avec Dieu, mon fils.

— Vous de même, oncle Job.

Ils échangèrent un signe affectueux et se séparèrent. Le jeune homme, qui s’était remis en marche, vit le vieillard s’enfoncer dans un des plis profonds qui sillonnaient le flanc de la montagne : il ne tarda pas à l’y perdre de vue, mais presque aussitôt sa voix claire et vibrante s’éleva du fond de la ravine ; il chantait en allemand le psaume répété par les martyrs de la réformation lorsqu’ils marchaient au bûcher : Voici l’heureuse journée

Après avoir écouté un instant, Ulrich se mit à gravir la pente escarpée, et eut bientôt dépassé les derniers sapins. À mesure qu’il s’élevait, les pics semblaient grandir devant lui. Le soleil montait toujours plus haut sur l’horizon, et, comme un vainqueur qui conquiert, en courant, les forteresses les plus inaccessibles, il attachait successivement à chaque cime prise d’assaut son pavillon de flamme. Les brouillards qui flottaient sur les rampes inférieures se déchiraient peu à peu, et, emportés par le vent du matin comme les lambeaux d’un voile magnifique, entrouvraient de larges percées par lesquelles le jour glissait jusqu’au fond de la vallée. Insensiblement arraché malgré lui à sa rêverie, Ulrich commença à regarder ce qui l’entourait. Il y a dans l’air des montagnes, dans les mille défis jetés de toutes parts à notre curiosité, dans la fière rudesse de ce qui frappe nos yeux, je ne sais quoi d’excitant qui endurcit et fortifie. Le corps se sent plus actif, l’esprit plus hardi. Devant ces neiges qui défendent l’abord, ces précipices qui barrent le passage, on est pris d’une sorte de fièvre agressive, comme devant l’ennemi ; on entend sonner au dedans de soi toutes les fanfares de la vie, et mille voix intérieures crient à la fois : — Allons !

Saisi par cette espèce d’enivrement, le jeune sculpteur hâta le pas et s’engagea dans les sentiers hasardeux suspendus au premier contrefort. Les chalets d’été, dispersés aux étages inférieurs, étaient ensevelis sous un linceul de neige qu’ils bosselaient à peine çà et là ; on n’apercevait que quelques sapins rabougris et quelques touffes de buis nain qui perçaient le terrain aride, bientôt même ils disparurent, et on ne vit plus que la roche nue, tigrée par les traînées de givre. Ulrich atteignit enfin le couloir indiqué par l’oncle Job. C’était une profonde brèche taillée dans le roc, et où ne pénétrait jamais le soleil. Il allait s’y engager, quand une ombre se dressa tout à coup à l’entrée assombrie, et il reconnut son cousin Hans.

Le chasseur de chamois portait le même costume que la veille. Il avait le fusil suspendu à l’épaule par une courroie, et les deux mains appuyées à un bâton ferré. Son visage était encore plus sombre que d’habitude. Il gardait le défilé par lequel devait passer Ulrich. À sa vue, celui-ci s’était arrêté avec une exclamation de surprise.

— Toi ici, Hans ! s’écria-t-il ; Dieu nous aide ! par où es-tu arrivé ?

— N’y a-t-il donc qu’un sentier dans la Wengern-Alpp ? demanda le chasseur froidement.

— Et que faisais-tu là ?

— Je t’ai vu venir, je t’attendais.

— Tu avais quelque chose à me dire ?

— Ne vas-tu pas à la recherche des chamois que l’oncle Job a aperçus hier ?

— Sans doute.

— Tu ne les trouveras plus ; je viens de visiter leurs pistes, elles sont tournées vers les glaciers.

— Eh bien ! je les suivrai dans cette direction.

— Tu y es décidé ?

— Pourquoi non ?

— Alors nous chasserons ensemble, dit Hans, qui souleva son bâton comme s’il eût voulu se remettre en route. C’était la première fois qu’Ulrich recevait de son cousin une semblable proposition. Il jeta sur lui un regard étonné que Hans comprit

— Crains-tu ma compagnie ? demanda-t-il brusquement au jeune sculpteur.

— Pourquoi la craindrais-je ? répliqua celui-ci.

— Qui sait ? reprit Hans ; peut-être as-tu peur qu’il ne faille me suivre trop haut et trop loin ?

— Sur ma vie, je n’y ai point songé, répondit Ulrich avec un peu de fierté ; bien que tu sois meilleur chasseur que moi, je n’ai point tellement oublié mon métier d’autrefois, que je ne puisse aller où tu vas…

— Partons alors, interrompit Hans en entrant dans l’étroit passage qu’il se mit à gravir. Ulrich le suivit, et tous deux atteignirent peu après le plateau d’où les sentiers se séparent et s’éparpillent dans différentes directions. Le chasseur montra à son compagnon les pistes dont il lui avait parlé, et qui indiquaient en effet la fuite récente d’un troupeau de chamois qui avait pris sa route vers les grands pics. Laissant donc l’Eiger à leur droite, tous deux attaquèrent résolument les rampes qui séparent l’Eiger de la Wengern-Alpp. Ils ne tardèrent pas à rencontrer les neiges qui couvrent le premier versant, et ils les traversèrent en ligne droite, toujours guidés par les pistes ; mais, au revers de la montagne, celles-ci se perdirent brusquement sur les champs de neige cristallisée qui se déroulèrent à leurs pieds. Aussi loin que le regard pouvait s’étendre, il n’apercevait que de hautes cimes entre lesquelles coulaient des nappes glacées qu’ourlaient à leur extrémité les moraines grisâtres. On eût dit l’embouchure de fleuves gigantesques épandus du ciel et subitement congelés dans leur chute.

Les chasseurs se trouvaient alors précisément à l’entrée de cette prodigieuse digue de glaciers qui semble barrer aux hommes le passage des Alpes sur une longueur de cent cinquante lieues. Ici, c’était la Mer-Glacée du bas Grindelwald et d’Aletsch, plus loin les autres lacs glacés de Viescher, de Finster-Aar, de Lauter et de Gauli. Hans étudia un instant du regard les différentes directions, puis, sans rien dire, inclina vers le sud. Son pas avait une rapidité fébrile et une assurance provoquante. Plus la route devenait difficile, plus il accélérait sa marche, franchissant les crevasses, gravissant les berges ou descendant les ravines glacées avec une sorte de colère dédaigneuse. Depuis qu’il était entré dans ces hautes solitudes, une véritable transformation s’était opérée dans tout son être : son œil s’était enflammé d’une ardeur hautaine, ses narines gonflées semblaient aspirer l’air plus âpre des sommets, ses lèvres s’agitaient par instans, comme s’il eût murmuré tout bas quelques défis mystérieux. À chaque obstacle dressé devant lui, il poussait un léger cri et le franchissait d’un élan. À voir cette fougue irritée, on l’eut pris pour un conquérant barbare foulant du pied une terre ennemie et constatant à chaque pas sa victoire. Cette espèce d’exaltation, loin de se dissiper, grandit avec les difficultés. On sentait que c’était là son champ de bataille, et que, comme le soldat qu’anime la poudre, il s’enivrait à l’atmosphère des hauteurs désertes.

Ulrich, qui l’avait d’abord suivi en silence, s’étonna enfin de cette course effrénée, et se demanda ce que pouvait espérer le chasseur de chamois sur l’océan de glaces qui les environnait de toutes parts. Il l’interrogea une première fois ; Hans se contenta de lui montrer l’horizon en répondant : — Plus loin ! — D’autres glaciers furent traversés, d’autres moraines surmontées, et à chaque nouvelle demande, le furieux chasseur répondait : — Plus loin ! toujours plus loin !

Cependant le ciel se troublait, des bruissemens sourds se faisaient entendre au loin, et les bouffées d’un vent chaud commençaient à traverser la plaine de glace. Ulrich en avertit son compagnon : mais, tout entier à quelque sombre préoccupation, Hans semblait étranger à ce qui l’entourait. Le jeune sculpteur haletant promena ses regards de tous côtés sans pouvoir reconnaître l’endroit où ils se trouvaient. C’était une espèce de terrasse formée à mi-côte du glacier, et que cernaient des gouffres béans. Il s’arrêta en portant la main à son front mouillé de sueur. Hans se retourna : rien chez lui n’annonçait qu’il se fût même aperçu de cette longue marche à travers tant d’obstacles ; son visage était aussi pâle, son pas aussi souple, sa respiration aussi libre. En les voyant là tous deux, on avait comme l’incarnation de deux époques et de deux générations. L’un semblait le représentant de la race de chasseurs sous les coups desquels avaient successivement disparu les énormes aurochs, les sangliers, les cerfs, les bouquetins et les chevreuils. C’était un de ces derniers sauvages des Alpes, habitués, comme les Peaux-Rouges de l’Amérique, à dormir sous le ciel, à suivre les pistes, à prolonger les embuscades, à lutter contre tous les dangers d’une nature ennemie et à tout vaincre par la force ou la patience, — hommes redoutables, vivant hors du cercle des lois qui retient, et dont les passions, exaltées par la solitude, éclatent avec l’impétuosité des tempêtes[4]. L’autre au contraire semblait, ainsi que nous l’avons déjà dit, représenter le présent et la race nouvelle que la civilisation, comme autrefois la lyre d’Orphée, convie à des mœurs plus douces, et qui, amollie dans sa vigueur, mais relevée dans son âme, a substitué la sociabilité à la force, la justice à la vengeance.

Pendant qu’Ulrich cherchait pour s’asseoir un de ces rocs erratiques qu’enchâssent les glaciers dans leurs ondes solides, Hans lui jeta un regard ironique : — Eh bien ! hardi chasseur, es-tu déjà à bout ? demanda-t-il.

— Pas encore, répondit Ulrich, bien que tu sembles n’avoir d’autre but que de savoir jusqu’où mes forces peuvent aller.

— N’as-tu pas voulu affronter la montagne et te remettre à la poursuite des chamois ?

— Je le veux toujours.

— C’est sans doute que tu n’es plus satisfait de sculpter l’if et l’érable à Mérengen.

— Moi ! s’écria Ulrich avec une chaleur d’accent involontaire, ne crois pas cela, cousin ; quand mon couteau taille le bois, il me semble que je respire plus à l’aise. Ce que tu sens sur les grands pics, moi je l’éprouve l’outil à la main : mon œil voit plus clair, mon sang court plus vite. Tout à l’heure encore, tiens, quand nous montions les dernières rampes et que tu me montrais les pistes, sais-tu ce que je regardais ? Une touffe de cyclamen qui épanouissait ses feuilles au creux du rocher, et que j’aurais voulu imiter avec le poinçon et le couteau.

— Et pourquoi alors as-tu repris ta carabine ? demanda brusquement le chasseur.

Ulrich parut embarrassé.

— Il le fallait, dit-il en se levant… pour un motif… que tu connaîtras plus tard… Partons maintenant…

— Non, reste, interrompit Hans, qui l’arrêta d’un geste impérieux ; pour apprendre ce que tu ne veux pas me dire, je n’ai pas besoin d’attendre ; je sais tout. Tu es redevenu chasseur, parce que c’est le seul moyen d’obtenir Fréneli, et que tu l’aimes.

— C’est vrai, répliqua Ulrich sans hésitation : est-ce, pour me le demander que tu as attendu à la brèche de la Wengern-Alpp, et que tu m’as conduit jusqu’ici ?

Hans appuya les deux mains au canon de sa carabine et le regarda fixement.

— Ainsi tu l’avoues, reprit-il les lèvres serrées, et cependant tu sais que moi aussi j’ai choisi Néli pour femme ; dis, l’ignores-tu ?

— Non, dit le jeune sculpteur, qui attendait cette déclaration ; mais comme Néli est libre, nos volontés ne sont rien : elle seule choisira.

— Et tu sais bien que c’est déjà fait, n’est-ce pas ? ajouta le chasseur, dont les yeux s’allumèrent ; tu as profité de tes avantages pour tourner son cœur de ton côté ; moi, je n’ai jamais su que souffrir en dedans et me tair, tandis que toi, tu savais lui parler. Je n’apportais au logis que le pain noir de chaque jour, tandis que tu venais avec des coupes sculptées… J’ai vu celle d’hier… Mais tu n’as pu croire que je te laisserais me voler mon bonheur sans me venger.

— Que veux-tu dire ? interrompit Ulrich en tressaillant.

Hans lui saisit le bras. — Écoute, continua-t-il, j’ai voulu te parler dans un endroit où personne ne pouvait nous interrompre ; comprends bien ce que je vais te dire. Il faut que Néli soit à moi ; il le faut, quoi qu’il arrive, entends-tu bien ? Et si quelqu’un osait me la prendre, aussi vrai que je suis le fils de ma mère, je le tuerais, fût-il mon ami, fût-il mon frère ! Voilà six ans que j’ai épousé Néli en intention, que j’emporte cette idée avec moi dans la montagne pour me tenir compagnie, que je cause avec elle et que j’en ai fait mon repos et mon plaisir ! Crois-moi, ne viens pas déranger mes espérances, ou, par le Dieu du ciel ! il arrivera un malheur.

— Ce que tu dis là ne vient pas de toi-même, cousin, répliqua Ulrich avec un peu d’émotion, c’est le démon qui te tente et qui parle à ta place. Laisse Dieu se charger de tout ; qui sait si avant peu il ne fera pas ce que tu demandes ? Tu connais la condition pour obtenir Fréneli ; en essayant de la remplir chacun de notre côté, l’un de nous ne peut-il avoir le sort réservé jusqu’ici à tous les Hauser et laisser la place libre à l’autre ?

Hans fixa sur Ulrich des yeux étincelans. — Et cet autre…, tu espères que ce sera toi ! dit-il.

Ulrich secoua la tête. — Tu sais bien que toutes les chances me sont contraires, répliqua-t-il avec un peu d’amertume, et j’aurais seul droit de me plaindre, si je ne comptais sur celui qui est au-dessus de nos têtes.

— Mais quand décidera-t-il entre nous ? s’écria Dans avec emportement.

— Tout à l’heure peut-être, interrompit le sculpteur, qui depuis quelques instans semblait distrait par les rumeurs grandissantes et par l’obscurité qui commençait à envelopper la montagne ; jusqu’à ce moment, la colère t’a rendu aveugle et sourd, mais écoute et regarde devant toi.

La main du jeune homme montrait le côté du midi ; le chasseur y jeta les yeux et tressaillit. On voyait descendre rapidement, le long des pointes les plus élevées, de grands nuages fauves que semblait pousser un vent furieux ; l’air vif des glaciers s’était attiédi, et des grondemens entrecoupés roulaient au fond des gorges neigeuses. Après avoir étudié rapidement ces symptômes, un éclair de joie farouche passa sur les traits du chasseur de chamois.

— Sur mon salut ! tu as parlé comme un prophète, dit-il en se tournant vers son cousin, et voici que ta prédiction est près de s’accomplir.

— Je crois en effet qu’un orage se prépare, fit observer Ulrich.

— C’est le fœhn qui arrive, répliqua Hans, les yeux toujours fixés sur l’horizon ; sens-tu cette brise chaude ? vois-tu ces nuées tourbillonner là-bas ?

Ulrich se rappela aussitôt les craintes exprimées par l’oncle Job au moment de leur départ. Comme tous les montagnards, il connaissait cette trombe brûlante qui, des déserts de l’Afrique, vient s’abattre sur les Alpes, brisant et fondant tout sur son passage. Parmi tant de redoutables phénomènes contre lesquels l’industrie et le courage des hommes restent sans puissance, aucun ne peut être comparé à celui dont le nom venait d’être prononcé. Même au fond des vallées, on faisait rentrer tout le bétail à la seule annonce du fœhn ; les feux étaient éteints, et nul n’osait dépasser le seuil du logis. Le jeune sculpteur demanda à son compagnon s’il était bien certain que ce fût le fœhn.

— Certain, répliqua le chasseur, qui avait levé la main pour sentir le vent ; dans quelques instans, il sera ici ; tu as voulu que Dieu prononce, Dieu t’a entendu ; voilà qui va décider entre nous. Celui qui pourra descendre à l’Enge aura Néli. Adieu, veille à la vie ; je vais tâcher de sauver la mienne.

Et sans attendre la réponse, Hans courut à l’endroit le moins large de la crevasse, appuya son bâton ferré sur le bord, s’élança d’un bond et retomba de l’autre côté. Ulrich voulut en vain le rappeler ; le chasseur courut en avant sans rien écouter, et disparut bientôt dans le nuage épais qui rampait le long des versans. N’ayant aucun moyen de franchir à sa suite la fissure qui le cernait, Ulrich dut rebrousser chemin. Déjà poursuivi par les souilles avant-coureurs du fœhn, il reprit sa route par le glacier. Au lieu de gagner, comme Hans, les hauteurs où l’action du vent du midi se faisait moins sentir, il descendit vers la Wengern-Alpp aussi vite qu’il lui fut possible ; mais les neiges amollies commençaient à se fendre çà et là ; le glacier faisait entendre des crépitations multipliées ; de tièdes rafales passaient par instans et allaient se perdre avec des sifflemens lugubres dans les aiguilles de glace. Quelques oiseaux de proie, surpris dans le ciel, regagnaient leur retraite à tire-d’aile, en poussant de loin en loin un cri lugubre, et on entendait au-dessous, dans les étages inférieurs, la trompe des Alpes, dont les notes, plaintivement prolongées, bondissaient d’abîme en abîme, réveillant mille échos, sentinelles invisibles de la montagne qui semblaient se renvoyer le cri d’alarme.

Ulrich examina l’horizon avec inquiétude. Les nuages s’avançaient toujours plus rapidement Déjà les cimes voisines avaient disparu, et il se trouvait enveloppé d’un rempart brumeux qui se rétrécissait de toutes parts, poussé par le fœhn. Enfin celui-ci arriva dans toute sa violence. Le jeune homme, emporté par son souffle, continua à descendre obliquement le glacier, uniquement occupé d’éviter les crevasses dans lesquelles il aurait pu s’engloutir ; il atteignit ainsi un coude où le vent, brisé par un renflement de la montagne, lui permit de s’arrêter. Il se laissa tomber sur le sol tellement étourdi et hors d’haleine, qu’il y resta assez longtemps sans mouvement. Quand il put enfin regarder autour de lui, tout avait encore une fois changé d’aspect. Balayés par la violence du fœhn., les nuages flottaient au loin, et la montagne, complètement dégagée, laissait apercevoir jusqu’à ses moindres cimes ; mais le souffle africain continuait à tourbillonner autour des pics, à glisser sur les pentes, à s’engouffrer dans les cols, et tout semblait s’amollir à son contact embrasé. On voyait, sous les neiges fendues et affaissées, sourdre des ruisseaux qui commençaient à descendre dans les ravines en cascades blanchissantes.

Le jeune chasseur se releva, et, contre l’impétuosité de la rafale, s’abritant des hauts sillons qui entrecoupaient le glacier, il continua sa route, toujours avec plus d’efforts. N’ayant jusqu’alors été exposé au fœhn que dans les vallées, où il arrivait déjà refroidi par son passage à travers les montagnes, il n’avait jamais soupçonné ce qu’il pouvait être sur ces hauteurs glacées, qui semblaient se dissoudre subitement sous son haleine. À mesure qu’il avançait avec peine, la fonte des glaces s’accélérait de toutes parts ; les ruisseaux, grossis en torrens, roulaient sur les flancs de la montagne, s’élargissaient toujours et mariaient leurs ondes effrénées. Les rocs, arrachés de leurs enchâssemens de givre, roulaient d’abord sur la pente glissante, puis, ressautant au premier obstacle, s’élançaient en bonds gigantesques, franchissaient les moraines et allaient s’engloutir dans les gouffres, dont on les entendait longtemps heurter les parois sonores. Les couches de neige accumulées sur les rampes, brusquement déracinées, se précipitaient avec un bruit de tonnerre, et, ramassant dans leur course tout ce qui se trouvait devant elles, allaient remplir les combes, d’où elles rejaillissaient en poussière. D’instant en instant, ces Alpes bâties par l’hiver semblaient tomber en ruines, et leur immense éboulement fermait l’une après l’autre toutes les routes. Ulrich cherchait en vain une issue. Ici c’était une cascade qui noyait la corniche par laquelle il eût voulu fuir, là une avalanche qui avait enseveli le passage ; à droite un rocher jeté comme une arche sur le vide, et qui venait de fléchir ; à gauche une fissure brusquement entr’ouverte ; partout les grincemens de la glace brisée, les sifflemens furieux du vent, les coups de foudre des avalanches, les rugissemens des eaux débordées, et, par-dessus ce chaos, la nuit qui descendait rapidement pour enlever jusqu’au dernier espoir !

Cependant le jeune montagnard continuait à lutter contre les dangers toujours renaissans. Au milieu de la confusion de ses pensées, mille fois interrompues, le souvenir de Fréneli semblait surnager, et lui donnait une volonté de vivre qui soutenait ses forces. Malheureusement le lieu lui était inconnu. Étourdi par le bruit, aveuglé par la blancheur de ce qui l’entourait, troublé par les détours auxquels les obstacles l’avaient forcé ; il ne pouvait plus retrouver sa direction. À tout prix, il fallait pourtant s’en assurer avant que la nuit vînt lui en ôter les moyens. Il s’arrêta de nouveau et s’efforça de se rendre compte de la position des cimes qu’il apercevait éclairées par les dernières lueurs du jour. Il avait déjà réussi à reconnaître les plus élevées, puis, de proche en proche, celles qui se trouvaient plus près de lui, lorsqu’une rumeur redoutable retentit tout à coup dans les profondeurs du glacier et sortit agrandie par toutes les fissures. Au même instant, Ulrich chancela : le glacier venait de trembler sous ses pieds. Bientôt une seconde secousse faillit lui faire perdre l’équilibre, puis d’autres succédèrent, plus rapprochées, plus égales, et se confondirent enfin dans un mouvement uniforme, mais sensible. On ne pouvait plus s’y tromper, le glacier était en marche et descendait vers la vallée.

Comprenant que le moindre retard était une question de vie ou de mort, le jeune homme rebroussa chemin en courant vers le piton le plus rapproché. Toutefois, sans être long, le trajet offrait d’inextricables difficultés. Outre les torrens qui se précipitaient des hauteurs, les ponts de neige durcie jetés çà et là sur les fissures s’abîmaient l’un après l’autre et laissaient béans mille gouffres au fond desquels clapotaient les eaux. Quant au mouvement du glacier, c’était celui d’un fleuve aux flots alourdis, dont le courant, plus fort vers le milieu, remontait en remous sur les flancs. Arrêté de loin en loin par une aspérité de son lit, il semblait bouillonner, ou, brusquement interrompu par une inégalité de niveau, il formait une cascade de glace qui se précipitait plus rapidement[5]. Ulrich, trébuchant à chaque pas sur ce sol agité, réussit pourtant à sortir du courant principal. Il était près d’atteindre les limites de ce fleuve solide ; il avait déjà franchi plusieurs ponts de neige sans les soupçonner et venait de reconnaître à sa moraine un des contreforts du glacier ; ranimé par cette vue, il rassembla tout son courage dans un dernier effort et s’élança. Tout à coup le sol fléchit ; il n’eut que le temps d’étendre les bras à droite et à gauche pour se retenir et resta ainsi enfoncé jusqu’à la ceinture dans l’arche de neige à demi écroulée. Il y eut un moment d’attente suprême. Il sentait ses pieds dans le vide, refroidis par le vent de l’abîme. Immobile et retenant jusqu’à son haleine, il resta quelques secondes dans la même attitude, s’efforçant de deviner la largeur de l’ouverture, puis il étendit lentement la main vers son fusil qui lui avait échappé, dans l’espoir qu’en l’appuyant aux deux côtés, il pourrait s’en faire un soutien ; mais à ce mouvement la neige amollie céda, un léger craquement courut le long de la fissure, et le pont s’affaissant en avalanche disparut avec lui dans le gouffre.


III

Le lendemain, quand le jour reparut, le foehn avait cessé de souffler ; mais on pouvait reconnaître son passage aux anfractuosités comblées, aux cimes dépouillées de neige et aux torrens grossis qui achevaient de se décharger dans la vallée. Le ciel avait repris cette teinte d’hiver d’un bleu pâle, sans un seul nuage, qui le faisait ressembler à un voile immense suspendu au-dessus des Alpes, dépendant la température était sensiblement adoucie ; il y avait dans l’air je ne sais quelles annonces printanières qui se faisaient sentir jusque sur ces âpres hauteurs. Les glaciers avaient repris leur immobilité muette, et le silence commençait à se faire de nouveau dans ces sauvages solitudes.

Réfugié sur un des plus hauts pitons, l’oncle Job avait laissé passer le foehn en sûreté ; mais les neiges, qui continuaient à se détacher sur toutes les pentes, l’obligeaient à ajourner l’exploitation de son gisement de cristal. Dès que le jour eut reparu, le vieillard se dirigea donc tranquillement vers les étages inférieurs, où il espérait que le dégel lui permettrait de récolter quelques plantes. Il eut bientôt atteint le sommet de la moraine près de laquelle l’ébranlement du glacier avait surpris Ulrich. Aucun des accidens de cette mer glacée ne s’accordant avec ses anciens points d’orientation, l’oncle Job sentit sa curiosité renaître ; il descendit pour voir de plus près cette étrange révolution. Côtoyant d’abord prudemment la moraine, il se hasarda enfin avec précaution sur la surface glacée, s’arrêtant de loin en loin pour s’assurer s’il ne la sentait pas glisser sous lui ; mais, retenu par quelque obstacle intérieur, le glacier n’avait plus de marche sensible ; on rencontrait seulement à chaque pas des témoignages de son mouvement de la veille dans les crevasses ici refermées, là élargies, et dans les ponts de neige éboulés de toutes parts. En arrivant à l’un de ces ponts, qui n’avait laissé qu’un léger arceau miraculeusement soutenu sur l’abîme, l’oncle Job aperçut, à demi enfoui sous la neige, un objet dont il ne se rendit point compte au premier coup d’œil ; mais à peine l’eut-il dégagé, qu’il laissa échapper un cri : il avait reconnu la carabine d’Ulrich ! Il se retourna, saisi d’effroi, vers la fissure béante ; à ses parois neigeuses, on pouvait distinguer encore la trace des pas du jeune chasseur et l’endroit où il avait disparu. Le vieillard voulut voir au fond ; mais l’abîme, après s’être enfoncé entre deux murailles d’un vert azuré, se détournait brusquement et ne laissait plus apercevoir qu’une profondeur ténébreuse. L’oncle Job s’agenouilla pourtant au bord, avança sa tête abaissée jusqu’à l’ouverture de la crevasse, et poussa un cri d’appel. La voix se prolongea sourdement le long du gouffre mystérieux. Il prêta l’oreille ; rien ne répondit. Se penchant davantage, il poussa un second cri plus prolongé, puis un troisième. Cette fois il lui sembla entendre un son, mais tellement incertain, qu’il se demanda si c’était l’infiltration des eaux souterraines ou le rebondissement de sa propre voix. Cependant à ces appels renouvelés la réponse arriva moins confuse. Sans distinguer les paroles prononcées, le chercheur de cristaux reconnaissait une voix humaine. Il se releva vivement, déroula à la hâte la corde qu’il portait en bandoulière, et, après l’avoir fixée à un boulon de fer enfoncé dans la glace, il la laissa glisser au fond de la fissure, à l’endroit même où il avait entendu la voix. La corde y disparut tout entière et resta quelques instans flottante. Courbé sur le gouffre, l’oncle Job renouvela ses cris d’avertissement ; enfin il lui sembla que la corde s’agitait. Elle se tendit lentement et commença à froisser les bords de la fissure. Le vieillard, un genou appuyé à son extrémité supérieure et retenant de la main droite le boulon de fer, regardait dans la profondeur obscure. Tout à coup l’oscillation de la corde cessa ; celui qui montait s’était arrêté. — Courage ! cria l’oncle Job ; ne lâche pas ! Encore un effort de poignet ! — La corde continua à rester immobile. Il se pencha sur le vide avec angoisse. — Allons ! reprit-il d’une voix plus forte ; c’est moi, Ulrich ; c’est l’oncle Job. Dieu m’a conduit à ton secours ; il veut te sauver. Aide-toi, mon fils, si tu es un homme… si tu veux revoir mère Trina et Fréneli !

À ce dernier nom, la corde frissonna ; il y eut un moment d’incertitude, puis elle se remit en mouvement : l’ascension avait été reprise. Le vieillard continuait ses encouragemens l’œil fixé vers le fond de la fissure ; enfin il vit surgir de ses ténèbres une tête nue et raidie. À chaque mèche de cheveux pendait un glaçon, et le visage, éclairé par les reflets verdâtres du glacier, semblait comme pétrifié. À voir la lenteur automatique des mouvemens, on eût dit un cadavre galvanisé par quelque magique évocation, et qui sortait des entrailles de la terre sans pensée et sans voix. Au moment où cette tête se dressa au-dessus de l’abîme, l’oncle Job attira la corde à lui avec un effort désespéré, et Ulrich se trouva étendu sur le bord de la fissure.

Le vieux montagnard laissa échapper une exclamation de joie, et, cherchant la gourde dont il ne se séparait jamais, il desserra avec peine les dents du jeune homme, à qui il fit avaler quelques gorgées d’eau-de-vie ; il prit ensuite de la neige et lui en frotta les pieds, les mains et le visage, jusqu’à ce qu’il eût réussi à y ramener le mouvement : alors enfin les lèvres bleues d’Ulrich purent s’entrouvrir.

— Que le ciel vous récompense, oncle Job ! balbulia-t-il. Sans votre secours… j’étais perdu.

— Dis sans le secours de Dieu ! reprit le vieillard ; lui seul est maître, et nous ne sommes tous que les serviteurs de sa volonté.

— Eh bien ! merci à Dieu, et à vous… toutes ses bénédictions ! murmura Ulrich, qui cédait à la langueur somnolente de la fatigue et du froid.

— A la bonne heure ! interrompit Job ; mais ranime-toi, et debout !

— Pas encore… plus tard… bégaya le jeune homme, dont les yeux se fermaient.

— Plus tard il ne sera plus temps ! s’écria le chercheur de cristal en le secouant. Lève-toi, Ulrich, il le faut ; les forces te reviendront en marchant, et au premier chalet nous nous reposerons. Si tu demeures ici, tu es mort. Debout, encore une fois ! Il y va de la vie.

Il avait obligé son neveu à se remettre sur ses pieds, et l’entraîna malgré lui à travers le glacier, chancelant, la tête flottante et les paupières demi-closes. Il s’efforçait de le ranimer par des encouragemens et par des questions, Ulrich, dont le sang se remit peu à peu en mouvement, put enfin lui raconter à mots entrecoupés sa fuite de la veille devant le fœhn, sa chute dans la fissure, amortie par l’avalanche qui l’avait entraîné, et sa longue agonie au fond du gouffre ; il ne garda le silence que sur la rencontre de Hans.

Job parut surpris qu’avec sa médiocre expérience il se fût ainsi hasardé seul dans les hauts. — Je te croyais plus sage, dit-il en secouant la tête ; mais il en est de l’air des montagnes comme du vin : la plupart ne peuvent en boire modérément et sans perdre la raison. J’aurais dû me rappeler que tu avais du sang des Hauser dans les veines, et que depuis cent années tous ont eu leur témérité pour drap mortuaire. Dieu me pardonne ! j’espérais que la fièvre des chasseurs n’aurait gagné que le cousin, car Hans aussi était au-dessus des alpages.

— L’avez-vous aperçu ? demanda Ulrich.

— Non pas lui, mais la marque de ses pas, répondit l’oncle Job ; ce matin, je l’ai reconnue sur la neige à la suite d’une piste de chamois.

— Ah ! c’est le troupeau qu’il cherchait, s’écria Ulrich, celui qu’il a vu avant-hier et que conduit un empereur !

— C’est possible : la piste allait dans la direction du nord.

— Au pied de l’Eiger ?

— Non, là, plus près de nous, à droite.

La main de l’oncle Job indiquait un des arcs-boutans du glacier qu’ils longeaient depuis quelques instans, et au flanc duquel courait une espèce de corniche ébréchée ça et là. Au-dessous, la pente, d’abord brusquement coupée, aboutissait à une longue bande abritée, où la neige fondue avait laissé à découvert un gazon très fin et de cette teinte bleuâtre particulière aux pâturages alpestres. Il enveloppait le pied du mont stérile, comme un ruban de velours qui, partant du glacier, allait se renouer plus bas à la lisière des forêts de sapins et de bouleaux. Le jeune sculpteur s’était arrêté ; ses yeux se promenaient sur le coin de verdure enchâssé dans les frimas de ces hautes cimes, quand il força tout à coup son compagnon à se rejeter avec lui derrière une des roches erratiques dont ils étaient entourés.

— Qu’y a-t-il ? demanda l’oncle Job en baissant instinctivement la voix.

— Voyez, voyez, murmura Ulrich, là-bas, au détour du pâturage !

Le vieux montagnard posa sa main en visière au-dessus de ses yeux, et aperçut, dans la direction indiquée, un troupeau de neuf chamois, qui tournaient la montagne, leur empereur en tête. À la rapidité effarée de leur course, on devinait facilement qu’ils devaient être poursuivis. Ulrich et lui cherchèrent d’abord inutilement le chasseur au pied de la montagne, bientôt cependant tous deux l’aperçurent sur la corniche qui la couronnait, et ils reconnurent le cousin Hans.

Tandis que les chamois suivaient, le pâturage, Hans les côtoyait, pour ainsi dire, de cette hauteur en s’efforçant de les devancer. L’oncle Job et Ulrich le virent avec épouvante courir le long de l’étroite saillie, tantôt franchissant d’un bond les plus larges brèches, tantôt suspendu à une aspérité du roc, tantôt campant contre la paroi glissante. Il y avait dans son audace je ne sais quel mépris de l’impossible qui donnait le vertige. Emporté par une sorte de délire, il allait devant lui, comme s’il eût été maître souverain de l’espace, n’entendant rien, ne voyant rien, et l’œil uniquement fixé sur sa proie. Il réussit enfin à avoir un peu d’avance sur le troupeau de chamois, et, afin de, saisir plus sûrement au passage l’empereur qui le conduisait, il s’élança sur une dernière pointe de rocher séparée de la corniche. Job saisit la main d’Ulrich en retenant un cri et sans oser faire un mouvement, Hans s’était accroupi sur le socle étroit qui le soutenait et avait mis en joue. En ce moment, les chamois passèrent à ses pieds ; le coup partit et l’empereur tomba. Le chasseur poussa un cri de victoire qui, malgré la distance, fut entendu du chercheur de cristal et de son compagnon ; mais, comme il se redressait, la carabine encore fumante à la main, l’espèce de console sur laquelle son pied s’appuyait fléchit brusquement ; il étendit les bras pour se retenir. C’était trop tard… Ses mains glissèrent sur ce mur de rochers limé par l’hiver, et, bondissant de pointe en pointe, il roula broyé jusqu’au pâturage, à vingt pas du chamois qu’il venait de frapper.

Quelques heures après, on apportait au chalet de l’Enge le corps défiguré de Hans. Mère Trina, déjà avertie par l’oncle Job, reçut le funèbre cortège à la porte de la cabane. Elle regarda le mort pendant quelque temps, les traits crispés par une douleur farouche. — Encore un ! murmura-t-elle enfin d’un accent bref ;… mais cela devait être,… il avait vu, comme le père de Néli, le chamois d’égarement ;… c’était une annonce ! L’esprit des montagnes est le plus fort : à cette heure, le dernier des Hauser va dormir sous terre !

Et, sans ajouter une parole, elle s’assit sur une pierre, le front dans ses deux mains. Fréneli et Ulrich voulurent s’approcher, mais elle leur fit signe de la laisser seule. Ce ne fut qu’au moment des apprêts funèbres qu’elle se leva lentement, rentra dans la maison et s’occupa elle-même de l’ensevelissement de Hans. Elle veilla également près du lit mortuaire jusqu’au jour des funérailles. Les habitans de la vallée et des versans, avertis du malheur arrivé dans la montagne, étaient accourus en foule pour rendre les derniers devoirs aux restes du chasseur. Celui-ci fut étendu sur un brancard de ramées, la tête appuyée sur l’empereur des chamois qui lui avait coûté la vie. Derrière marchaient la grand’mère, le visage hagard, Ulrich ému, et Fréneli, qui ne pouvait retenir ses larmes.

Au moment où le cortége tourna le sentier qui conduisait au chalet, le soleil apparut au-dessus des hautes cimes, où il ne s’était pas montré depuis plus de quatre mois et jeta au creux de l’Enge un de ses rayons d’or. La foule entière fit un mouvement ; toutes les mains montraient la joyeuse lueur ; mère Trina elle-même tressaillit, mais elle regarda involontairement le mort, et ses yeux arides s’humectèrent.

La perte de Hans fut un coup dont elle ne se releva plus. On la vit se courber et s’affaiblir d’heure en heure, jusqu’au jour suprême, qui se fit à peine attendre quelques mois. Elle s’éteignit, les yeux fixés sur la sombre armoire de noyer qu’elle avait fait ouvrir à l’approche de son agonie, et où la dépouille du dernier chamois tué par Hans avait été jointe aux autres.

Désormais seule et maîtresse de son sort, Fréneli devint la femme d’Ulrich et se laissa emmener à Mérengen, où l’oncle Job ne tarda pas à les rejoindre. Quiconque parcourt les vallées de l’Hasli, les hauteurs du Brunig et de la Grande-Scheideck, ou les abords du Grimsel, est à peu près certain de rencontrer encore l’infatigable chercheur de cristaux, errant dans les sentiers les plus perdus, et livrant aux brises des montagnes ses vieux airs de psaumes, qu’accompagnent comme un orgue prodigieux le roulement des cascades et la rumeur des avalanches.


Émile Souvestre.
  1. Ces détails, que nous choisissons entre mille, sont confirmés par le curieux livre de M. de Tschudi, intitulé : La Vie animale dans les Alpes (das Thierleben der Alpenwelt).
  2. Chamois fantastiques que l’on poursuit en vain, et qui vous conduisent aux précipices.
  3. Vent du midi ou plutôt espèce d’ouragan que ramènent en Suisse les premiers jours du printemps.
  4. Nous n’inventons rien sur cette vie exceptionnelle des chasseurs de chamois ni sur le caractère particulier qu’elle imprime à leurs sentimens et à leurs habitudes : c’est sur les lieux mêmes que nous avons recueilli tous les détails de ce récit.
  5. Pour les dangers que l’on peut courir sur ces glaciers en mouvement, on peut voir le livre de M. Desor, Excursions dans les Glaciers, et pour leur marche, l’ouvrage déjà cité de M. de Tschudi, la Vie animale dans les Alpes, ainsi que les observations de M. Dolfus.