Schelling/02

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SCHELLING.

DEUXIÈME PARTIE.[1]

ESQUISSES DE LA PHILOSPHIE


DE L’HISTOIRE.

Dans un précédent travail nous avons tenté de mettre sous les yeux du lecteur quelques rapides esquisses de la philosophie de la nature de M. de Schelling. C’est une tâche semblable que nous nous proposons aujourd’hui à l’égard de la philosophie de l’histoire du même auteur.

Nous aurons suivi dès-lors l’idée générale de Schelling dans les applications les plus distinctes dont elle soit susceptible ; nous l’aurons retrouvée au sein de ses transformations les plus diverses.
DE LA NATURE DE L’HISTOIRE.

Au premier coup-d’œil rien ne se ressemble moins en effet que la nature et l’histoire. Dans la nature, c’est-à-dire dans cet ensemble de choses matérielles et visibles, au milieu desquelles l’homme a été appelé à manifester son existence terrestre, aucun phénomène n’apparaît qui ne soit assujéti à des lois fixes et régulières. Aucune perturbation ne se montre dans l’ordre de succession des choses. Aucune variation ne se laisse voir dans l’ordre établi entre ces choses. Les feuilles des arbres n’ont jamais cessé de pousser au printemps et de tomber en automne. Les êtres animés n’ont jamais cessé de croître et de se développer, en passant par les mêmes périodes d’enfance, de jeunesse et de décrépitude que ceux qui les ont engendrés. On peut déterminer des siècles d’avance l’heure à laquelle le soleil se montrera sur l’horizon ou bien en disparaîtra. Jusqu’à ce jour des calculs analogues ne se sont point encore trouvés en défaut. Mais dans le monde de l’histoire, c’est-à-dire dans cette infinie multitude d’actes divers par lesquels les hommes manifestent leur passage sur la terre, combien ne s’en faut-il pas qu’il en soit de même ! Aucune régularité ne se laisse apercevoir dans la succession des événemens ; aucun rapport stable ne se montre entre ces événemens eux-mêmes. Ils apparaissent çà et là, sans ordre ni suite. Le vent capricieux de la volonté humaine paraît les avoir soulevés au hasard dans l’océan des âges écoulés. L’histoire est ainsi comme un théâtre où se déploie la liberté la plus illimitée. La nature apparaît, au contraire, comme l’expression extérieure d’un principe fixe, immuable, éternel, emportant, en un mot, tous les caractères de la nécessité.

Ce dernier principe n’existe pourtant pas seul, isolé au sein de la nature, et déjà nous nous sommes efforcés de démontrer qu’en face de lui se trouvait aussi un autre principe doué de caractères précisément opposés. Nous avons en outre révélé la lutte, l’opposition constante de ces deux principes. Nous avons dit comment la nature n’était que l’expression visible de cette lutte, de cette opposition cachée, ou comment, pour parler plus exactement, c’était cette lutte, cette opposition qui constituait la nature elle-même. C’est vers un but analogue, quoique dans une autre sphère d’idées, que nous allons tendre dès ce moment. Nous allons nous efforcer de montrer comment cette liberté qui semble se jouer si capricieusement dans le domaine de l’histoire, n’y règne pourtant pas sans partage. Nous allons essayer de faire toucher du doigt et de l’œil les liens mystérieux par lesquels une main cachée l’enchaîne, jusque dans ses écarts les plus illimités, au joug de fer d’une inflexible nécessité.

Mais, avant tout, faisons en sorte de formuler d’abord d’une manière abstraite et générale la manière dont il nous est possible de concevoir l’union, la fusion de ces principes contraires au sein de la réalité historique.


SYNTHÈSE DE LA NÉCESSITÉ ET DE LA LIBERTÉ DANS L’HISTOIRE.


Les faits, les évènemens, dont l’ensemble constitue l’histoire, naissent et se succèdent d’après une loi générale, nécessaire, irréfragable.

Cette loi générale et nécessaire est aussi ce que nous appelons la philosophie de l’histoire.

Mais cette loi peut être conçue de façons diverses : elle peut être envisagée de points de vue différens. — On conçoit, en effet, que l’opinion que nous adoptons à son sujet ne saurait être indépendante des autres opinions que nous nous sommes faites sur les origines de l’humanité, sur la mission terrestre de l’homme, sur l’avenir qui l’attend après son pélerinage terrestre.

De là la diversité de systèmes en fait de philosophie de l’histoire.

De là aussi l’obligation pour nous d’interroger M. de Schelling sur quelques-uns de ces points, si nous voulons nous rendre compte du système de philosophie de l’histoire qui lui est propre.

Nous nous bornerons, toutefois, à un petit nombre de questions, nous n’insisterons que sur un seul point, et voici à peu près, ce nous semble, la réponse qui pourrait nous être faite.

La notion du droit se trouve gravée dans les mystérieuses profondeurs de l’essence humaine par une main qui nous demeure inconnue.

Réaliser cette notion sur la surface du globe : telle est la mission de l’homme.

Aux deux extrémités de sa carrière terrestre se trouve donc, au point de départ, la notion du droit ; au dernier but qu’il doit atteindre, la réalisation de cette notion du droit.

C’est à toucher ce but définitif qu’il doit tendre de tous ses efforts, c’est la dernière borne qu’il lui sera donné d’atteindre ; ce sont les colonnes d’Hercule que l’humanité ne saurait dépasser.

Ajoutons, dès à présent, afin de nous rendre plus intelligibles, que la réalisation de la notion du droit aura un symbole extérieur et visible, un signe apparent ; ce sera la fusion de tous les peuples du monde en un seul peuple, la fusion de tous les états en un seul état, où l’on ne connaîtra d’autres règles et d’autres lois que ce qui est bon, juste et légitime : où le droit, en un mot, régnera, où le droit sera sur le trône.

Mais où l’homme puise-t-il la force de parcourir sa longue et douloureuse carrière ? À quelle impulsion obéit-il ? Est-ce à l’énergie spontanée de sa propre volonté ? Est-ce, au contraire, à une impulsion du dehors ? Est-il libre, indépendant ? ou, loin de là, n’est-il qu’un esclave, qu’un instrument ? Ici commencent les difficultés.

Depuis l’origine des âges, l’homme n’a jamais cessé de croire à une puissance invisible, aux soins de laquelle il a supposé qu’était remis l’accomplissement de ses destinées. Il supplie avec effroi cette puissance, sous le nom de destin, de fatalité ; il l’implore et la bénit sous celui de providence. En même temps nous le voyons pourtant témoigner, par tous ses instincts, qu’il s’estime un être libre, indépendant. La liberté lui semble un droit inhérent à sa nature. On lui briserait le cœur avant d’en extirper cette conviction.

Ainsi, en même temps qu’enivré de la pensée de sa liberté, l’homme s’avance sur la terre en souverain, en dominateur, au-devant de ses pas, l’impassible nécessité ne lui en trace pas moins, du doigt, la route dont il ne saurait s’écarter un seul instant.

Comment donc concilier cette contradiction ? Comment enchaîner l’une à l’autre la nécessité et la liberté ? Où trouver un lien entre ces deux choses qui semblent nécessairement s’exclure ? Là est le problème le plus élevé de la philosophie de l’histoire, ou pour mieux dire, là est la philosophie de l’histoire tout entière.

Malgré l’impossibilité où nous nous trouvons de résoudre complètement le problème, peut-être pourrions-nous cependant faire du moins pressentir dès à présent quelle en devrait être la véritable solution ?

Abandonnons pour cela, au moins pour quelques instans, la langue ordinaire de la philosophie, puis traduisons la question dans un autre langage, qui, la rendant, en quelque sorte, visible aux yeux, la rende en même temps plus intelligible.

Ne l’a-t-on pas dit plusieurs fois : l’univers matériel n’est rien autre, en définitive, que la manifestation visible d’un ordre de choses invisibles ? Eh bien ! que ces mots soient pour nous l’expression de la vérité.

En adoptant ce point de vue, rien ne s’oppose à ce que nous nous représentions le mouvement intellectuel au moyen duquel l’humanité accomplit son évolution historique, sous la forme, sous l’image des mouvemens physiques que nous voyons s’exécuter dans le monde matériel. Ces mouvemens physiques seront dès-lors comme autant de symboles du mouvement moral. Ils en seront la traduction apparente, l’expression visible.

Les forces intellectuelles au moyen desquelles s’accomplit le grand mouvement moral de l’humanité, pourront de même être considérées comme traduites, comme exprimées par les forces physiques qui produisent le mouvement matériel, et il en sera de même, enfin, des lois du mouvement intellectuel dont nous nous occupons. Nous pourrons aussi lire emblématiquement ces lois dans les lois qui régissent le monde matériel.

Or, personne n’ignore sous quelles conditions s’exécute un mouvement quelconque en ligne courbe. Une force agit sur le corps en mouvement, cette force est nécessairement décomposable en deux forces secondaires ; ces forces secondaires agissent dans des directions différentes, et de plus elles devront se trouver entre elles dans un certain rapport d’intensité qui, se combinant avec l’angle formé par les lignes d’activité des forces secondaires, déterminera le caractère de la courbe parcourue par le corps en mouvement.

Le caractère de cette courbe pourra, par conséquent, subir un grand nombre de variations toujours correspondantes aux variations survenues dans le rapport d’intensité qui existe entre ces forces, c’est-à-dire, suivant les accroissemens ou les diminutions d’énergie qui surviendront dans l’une ou l’autre.

Ainsi, quand le rapport d’intensité motrice des forces en question sera uniforme, le caractère de la courbe représentant le mouvement du corps qui se meut, sera lui-même uniforme : quand ce rapport variera brusquement, capricieusement, il en sera de même de la courbe qui présentera aussitôt des points d’arrêt, d’inflexion, de rebroussement ; quand, enfin, l’une de ces forces s’annullera, s’anéantira, sera devenue égale à zéro, la courbe deviendra une ligne droite ; car on conçoit que le corps mu, ne recevant plus dès-lors qu’une seule impulsion, ne suivra plus qu’une seule direction, au lieu de participer de deux directions. — Bien d’autres circonstances surviendront encore, qu’il est inutile de rappeler.

Bornons-nous à constater que ces circonstances, rapidement indiquées, ne sont, en définitive, qu’une véritable et littérale traduction de circonstances analogues, se retrouvant dans les mouvemens intellectuels, qui s’accomplissent dans l’univers moral.

Rien ne s’oppose, en effet, à ce que nous nous représentions sous la forme, sous l’emblème d’un mouvement matériel, l’évolution historique de l’humanité, car dans les efforts progressifs au moyen desquels l’humanité accomplit ce mouvement il y a de même suite et continuité. Ce mouvement, de même que tout autre mouvement, pourra dès-lors être aussi représenté par une ligne unissant les points extrêmes entre lesquels se sera mu le corps en mouvement.

Cette ligne sera donc comme la courbe historique qu’aura décrite l’humanité.

Et de plus, nous pourrons nous représenter l’humanité obéissant, pour la décrire, comme tout corps en mouvement, à deux forces diverses, à deux impulsions différentes.

L’une des forces dont elle subit l’action, sera cette impulsion providentielle, qui, du point de départ, la pousse, la porte au but indiqué plus haut ; cette force sera immuable, éternelle ; ce sera la nécessité.

L’autre force, au lieu d’en subir l’action extérieure, l’humanité la puisera en elle-même, dans son propre sein ; et cette force sera par conséquent, comme on le pressent sans doute dès à présent, la volonté individuelle de l’homme, la liberté.

Cette dernière est, comme l’on sait, essentiellement mobile et variable ; elle tend rarement vers un même but ; ce n’est pas à coup sûr sans raison qu’elle a été appelée ambulatoire dans un langage d’une naïveté consacrée.

Or, il résulte de ce fait que le rapport où sont entre elles ces forces est essentiellement variable.

Il en résulte encore que le caractère de la courbe historique subit des variations analogues et correspondantes, tantôt se développant en spirale, tantôt s’avançant en ligne droite, ne cessant de passer par les inflexions les plus variées, et de montrer çà et là des points d’arrêt, même des points de rebroussement.

Ainsi, lorsque la volonté de l’homme se trouve d’accord avec la volonté de la providence ; lorsque la liberté humaine agit dans la même direction que l’impulsion fatale, que la nécessité, l’humanité s’avance sans écart, et dans une paisible majesté, vers le but indiqué ; la marche de l’humanité se trouve au contraire ralentie, lorsque ces deux forces, cessant d’agir de concert, se contrarient réciproquement, entrent en lutte l’une avec l’autre. Dans cette lutte se trouvent même certaines périodes où les désastres s’accumulent sur les peuples, où les lumières s’éteignent, où la culture disparaît, où la barbarie semble prendre pour toujours possession de la terre ; car l’humanité arrêtée dans sa marche, au milieu du sang, au milieu des débris d’empires écroulés, semble plutôt disposée à rétrograder qu’à s’avancer dans la voie du progrès. On pourrait croire la providence exilée du globe pour toujours.

Nous le savons cependant de science certaine, l’humanité n’a jamais reculé. Si nos convictions intimes ne nous l’enseignent pas immédiatement, un seul coup-d’œil jeté sur l’histoire suffirait pour nous le révéler.

D’où vient cela ? d’où vient qu’à travers ses inflexions les plus bizarres, la courbe historique ne se brise pourtant jamais ? D’où vient qu’en dépit de ses révoltes les plus hardies, la liberté de l’homme ne prévaut pourtant jamais contre la providence ?

Il ne serait pas impossible que je revinsse plus d’une fois sur toutes ces grandes et importantes questions ; mais, en ce moment, la mystérieuse fusion, au sein de la réalité historique, de la liberté et de la nécessité, est la seule chose dont je me sois proposé d’entretenir le lecteur. Je dois me borner aujourd’hui à essayer de lui faire entrevoir comment ces deux forces, en apparence contradictoires, unies cependant entre elles par un lien secret, pouvaient concourir harmoniquement à un but commun. Aujourd’hui, je désirerais seulement lui faire entrevoir comment se fait, à travers les siècles, dans l’immensité des temps, le développement continu d’une merveilleuse synthèse entre la nécessité et la liberté.

OBSERVATION.

Dans ce peu de pages consacrées à la philosophie de l’histoire de Schelling, c’est l’idée qui domine tout son système philosophique que je me suis surtout proposé de mettre en relief. Je crois l’avoir déjà dit, c’était aussi là ce que je m’étais proposé de faire, quand je me suis précédemment occupé de la philosophie de la nature ; toutefois je ne prétends pas comme alors me hasarder à présenter d’une façon systématique, et m’appartenant en propre, les opinions de notre philosophe. Cette méthode a des avantages qui lui sont propres : celui d’une grande clarté, par exemple, unit aussi beaucoup d’inconvéniens qui en sont inséparables, et parmi eux il en est un surtout devant lequel je me sens tout disposé à reculer en ce moment, dans l’intérêt du public, qui pourrait en recevoir un dommage par trop considérable. Cet inconvénient est de substituer au philosophe l’historien, ou le disciple du philosophe ; de faire parler le philosophe par une bouche étrangère. Au lieu donc de me faire encore une fois l’expositeur ou le commentateur de M. de Schelling, je lui cède de grand cœur la parole pour ce qui va suivre. Ce morceau est en effet presque entièrement tiré de son système d’idéalisme transcendantal. C’est, je crois, ce qu’il a écrit de plus détaillé sur la philosophie de l’histoire proprement dite.

Je n’ajouterai plus qu’un mot, ce que je me vois forcé de faire en raison du caractère particulier de l’ouvrage qui vient d’être cité, et du point de vue où a été conçu le morceau en question.

Ce point de vue est celui d’un idéalisme transcendantal, et c’est là, par conséquent, qu’il nous faut nous transporter d’abord par la pensée pour commencer cette lecture. À ce point de vue, on se trouve, comme aucun de mes lecteurs ne l’ignore sans doute, au centre même de l’activité du moi. Là, le moi et les modifications du moi, c’est-à-dire les phénomènes, sont les seules choses existantes. L’histoire est donc une apparition, un phénomène. De plus, tout phénomène n’est possible qu’à la seule condition d’un subjectif et d’un objectif, dont l’opposition réciproque l’engendre, le constitue. Il en résulte que cette opposition devra se manifester au sein de l’histoire, de même que partout ailleurs. Or, cette opposition existe effectivement dans l’histoire ; c’est elle que nous avons signalée tout à l’heure comme une lutte entre la liberté et la nécessité, et elle n’en subsistera pas moins quand nous aurons donné d’autres noms aux deux principes opposés. Appelons-les donc objectif et subjectif, car, je le répète, c’est du centre même de l’activité du moi qu’il s’agit de les considérer en ce moment, tandis que tout à l’heure c’était sur la scène même du monde que nous les voyions se déployer ; et, à ce point de vue, toute autre opposition se confond dans celle du subjectif et de l’objectif.

Cette réflexion suffira, ce me semble, à rendre intelligible ce qui va suivre.

DE LA PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE, D’UN POINT DE VUE
D’IDÉALISME TRANSCENDANTAL.
I.


Que faut-il concevoir sous la notion d’histoire ? qu’est-ce que l’histoire en général ? telle est la première question que la philosophie de l’histoire ait à résoudre. Ce qui existe n’existe que dans la conscience de chacun. L’histoire des temps écoulés n’a ainsi d’existence que dans la conscience individuelle. Or, toute conscience individuelle n’est ce qu’elle est dans un moment donné, n’existe avec toutes ses modifications, qu’à la condition que l’histoire tout entière des temps écoulés a été telle qu’elle a été. L’histoire est un phénomène de même nature que l’individualité de la conscience ; elle n’est pour chacun ni plus ni moins réelle que ne l’est sa propre individualité. Cette individualité ne saurait être ce qu’elle est, en effet, qu’à la condition que le siècle où elle se manifeste soit doué de tel et tel caractère, qu’il soit parvenu à tel ou tel degré de culture, ce qui n’est possible qu’à la condition que ce siècle ait été précédé de tout ce qui l’a précédé. Du présent on peut donc conclure le passé. Ce serait même une recherche intéressante à faire que de voir comment ce passé tout entier sort du présent, et comment l’histoire des temps où nous vivons contient nécessairement l’histoire des temps qui nous ont précédés.

À cela on peut objecter, il est vrai, que, si l’histoire du passé a de l’influence sur la conscience individuelle, il n’est pourtant pas vrai que ce soit le passé tout entier qui exerce cette influence, mais seulement les évènemens les plus importans de ce passé, puisque ces évènemens, les seuls connus, sont par cela même les seuls qui puissent agir sur le présent, par conséquent aussi les seuls qui puissent exercer quelque influence sur les individualités qui vivent dans le présent. Mais nous répondrons à cette objection que l’histoire n’existe que pour celui sur lequel le passé a eu de l’influence, et de plus, qu’elle n’existe pour lui qu’à la seule condition que le passé ait eu cette influence. Nous répondrons ensuite que les événemens de l’histoire n’existent pas immédiatement dans la conscience de chacun, mais n’y arrivent qu’au moyen d’une série infinie de termes intermédiaires ; qu’il a fallu le passé tout entier pour que cette série de termes intermédiaires ait pu exister, par conséquent pour que tel ou tel évènement soit venu produire telle ou telle modification de la conscience individuelle. Il n’en est pas moins certain qu’ainsi que le plus grand nombre des hommes d’une époque n’existent pas dans le monde de l’histoire, il en est de même du plus grand nombre des événemens de cette époque. Pour tenir une place dans la mémoire de la postérité, il ne suffit pas de s’être éternisé comme cause physique dans une série indéfinie d’effets physiques ; il ne suffit pas non plus, pour avoir une existence dans l’histoire, d’avoir été un simple moyen terme par lequel s’est propagée, pour aller au-delà, la culture des âges précédens ; il faut avoir été soi-même le commencement d’un nouvel avenir. C’est de cette façon que tout ce qui a produit dans le monde un effet quelconque se retrouve en outre dans toute conscience individuelle. C’est aussi là tout ce qui appartient à l’histoire, tout ce qui existe dans l’histoire.

L’histoire existe en vertu d’une nécessité transcendantale ; elle existe, parce que la réalisation universelle de la notion du droit est une tâche dont l’accomplissement a été imposé à l’homme sur cette terre, et que cette tâche ne peut être accomplie qu’au moyen du concours vers ce but de tous les efforts des êtres doués de raison. Ce but contient en soi l’objet et la raison de l’histoire, ou du moins de l’histoire considérée dans son ensemble, de l’histoire universelle. L’histoire consiste donc en une sorte d’objectivation d’une notion comprise d’abord dans l’intelligence humaine ; notion qui, dans la suite du temps, doit en venir à se placer extérieurement en opposition à elle-même. Quant aux arts et aux sciences, ils n’appartiennent pas précisément à l’histoire ; l’histoire de leurs progrès n’est pas partie intégrante de l’histoire proprement dite ; et s’ils se rattachent à l’histoire, c’est seulement sous le point de vue des moyens qu’ils peuvent fournir aux hommes de se nuire ou de se servir réciproquement dans leurs efforts pour atteindre le but auquel tous doivent tendre.

II.

La notion d’histoire contient celle de progressivité indéfinie. Cela ne suffit pas néanmoins pour conclure immédiatement la perfectibilité indéfinie de l’espèce humaine. Ceux qui nient cette perfectibilité nient de même en effet que l’homme soit plus apte que l’animal à posséder une histoire. Ils supposent l’homme emprisonné dans un cercle d’actes toujours le même, dans lequel il serait condamné à se mouvoir aussi éternellement qu’Ixion sur sa roue. Ils admettent que l’homme, jouet d’oscillations perpétuelles, tout en paraissant s’éloigner du point de départ, ne puisse pourtant éviter jamais d’y revenir l’instant d’après. D’un autre côté, ceux qui admettent le progrès ne laissent pas que de se trouver fort embarrassés sur la manière de le constater. Les uns veulent le mesurer par le perfectionnement moral de l’homme, les autres par le perfectionnement des arts ou des sciences. Or, cette dernière sorte de perfectionnement, considéré du point de vue historique, c’est-à-dire pratique, ne paraît souvent qu’un progrès rétrograde ou du moins un progrès anti-historique. Nous pouvons en appeler sur ce point à l’histoire des peuples, à celle des Romains, par exemple. Mais il est une autre mesure qu’il semble plus rationnel d’employer. L’objet de l’histoire étant la réalisation successive de la notion du droit, n’est-il pas naturel de mesurer les progrès historiques de l’humanité par le chemin qu’elle aura fait vers ce but final ? Quelque éloignés que nous soyons de ce but, l’expérience nous enseigne, en effet, que nous y marchons. La théorie l’établit à priori. Ce but est enfin un des articles de foi de l’humanité.

III.

Déterminons maintenant le caractère essentiel de l’histoire. Ce caractère consiste en ce que l’histoire unit la liberté et la nécessité. L’histoire n’est possible qu’à la condition d’offrir perpétuellement cette synthèse.

La réalisation universelle et successive de la notion du droit est la condition de la liberté. Hors de là, la liberté n’est plus qu’une étrangère sans patrie sur la terre. La liberté qui n’existerait pas en vertu de l’ordre même des choses, n’aurait qu’une existence précaire. La liberté ne serait alors en réalité que ce qu’elle nous semble être dans la plupart des états modernes, une plante parasite, un accident. Mais cela ne peut être ainsi. La liberté ne saurait être une concession, une faveur. Ce n’est pas en cachette, à la façon d’un fruit défendu, que chacun doit être appelé à en jouir. La liberté doit être garantie par un ordre de choses invariable, immuable comme la nature elle-même.

Cet ordre de choses ne peut être réalisé qu’au moyen de la liberté ; c’est à la liberté que la réalisation en est confiée. Ceci semble en opposition avec ce que nous venons de dire. Comment concevoir en effet qu’un ordre de choses dont l’existence est la condition nécessaire de la liberté, ne puisse pourtant être établi qu’au moyen seulement de cette liberté ; qu’il en soit un produit, un résultat ?

Au premier abord, les deux choses ne semblent-elles pas contradictoires ?

Il existe toutefois un moyen, de les concilier, et ce moyen, c’est d’admettre qu’au sein même de la liberté se trouve la nécessité. Mais comment cette union est-elle possible ? Là est le problème le plus élevé de la philosophie transcendantale.

La liberté est nécessité, la nécessité est liberté. La nécessité, considérée comme l’opposé de la liberté, n’est rien autre chose que ce dont nous n’avons pas conscience. Ce qui se trouve en nous sans que nous en ayons conscience est involontaire. Ce dont nous avons conscience ne se trouve au contraire en nous que par notre volonté.

Quand je dis que la nécessité est identique à la liberté, c’est donc comme si je disais qu’en même temps que je crois agir librement, il résulte pourtant de l’acte exécuté une chose dont je n’ai pas eu conscience, qui a été produite sans ma participation. Cela équivaut encore à dire qu’une sorte de liberté, dont je n’ai pas la conscience, naît de l’activité déterminée dont j’ai conscience, et que cette liberté de nouvelle sorte est apte à produire une chose qui n’a pas été voulue, une chose qui se trouvera peut-être contradictoire avec la volonté de celui qui a agi, une chose enfin que celui-ci s’était peut-être même proposé de ne pas exécuter. Cette proposition, toute paradoxale qu’elle puisse paraître, n’est d’ailleurs que l’expression transcendantale d’un rapport existant entre la liberté apparente et cette nécessité cachée, appelée tour à tour providence ou fatalité. C’est en raison de ce rapport que nous voyons les hommes devenir causes, auteurs de résultats qu’ils n’ont pas voulus, bien qu’ils aient agi librement. C’est encore en raison de ce rapport que certaines choses qu’ils ont voulues, qu’ils ont le plus ardemment désirées, vers lesquelles ils ont dirigé tous leurs efforts, ne leur apportent néanmoins, une fois obtenues, que honte et dommage.

Notre foi en cette nécessité secrète, cachée sous les apparences de la liberté humaine, est le fondement de l’art tragique. Elle se retrouve en outre jusque dans nos moindres actions, jusque dans les plus habituelles manifestations de notre volonté. Si nous étions dépouillés de cette croyance, nous ne saurions jamais que vouloir faire, afin que nos actions se trouvassent conformes au droit, à la justice. Nul n’aurait plus le courage d’exécuter ce qui lui est ordonné par la loi du devoir, sans s’inquiéter des suites qu’aura ce qu’il fait. Nul ne pourrait trouver en soi l’héroïsme du sacrifice, si nous ne pensions que notre dévoûment ne sera pas perdu pour nos semblables, qu’il profitera à l’humanité tout entière, dans sa marche progressive vers un but que nous ignorons. Or, cette conviction, qui se retrouve au fond de notre cœur, suppose que nous croyons à autre chose qu’à la liberté de l’homme : elle suppose que nous croyons aussi à une puissance d’ordre plus relevé que la liberté humaine, et qui sache mettre en œuvre tout ce qui est fait, tout ce qui est exécuté par l’homme au nom de cette liberté.

Sans cette croyance, une seule chose nous resterait à faire, ce serait de nous abstenir stoïquement de tout acte susceptible d’avoir les moindres résultats ; car ne sommes-nous pas exposés à mille erreurs dans l’appréciation anticipée des résultats que peut avoir cet acte ? Mille causes qui nous sont étrangères, sur lesquelles nous ne pouvons agir, la liberté d’autrui, par exemple, ne peuvent-elles pas faire que le résultat produit soit tout autre que ceux que nous pouvions attendre ? Enfin, puisque le devoir nous ordonne de demeurer indifférens aux résultats des actes qu’il nous prescrit, à quelle condition cela peut-il être ? N’est-ce pas seulement à la seule condition, que si nous admettons que l’acte que nous exécutons dépend de notre volonté, nous admettions, en même temps, que les suites de cet acte, c’est-à-dire les résultats qu’il pourra produire sur l’humanité, soient indépendans de notre volonté ? Ne sommes-nous pas, en un mot, forcés de croire que les résultats de nos actes tombent tous aux mains d’une puissance supérieure à notre liberté ?

Par rapport aux actes qu’il exécute, l’homme est donc libre ; mais, par rapport aux résultats des actes qu’il a exécutés, l’homme est soumis aux lois de la nécessité. Il ne suffit pas toutefois de poser cette hypothèse toute favorable à la liberté ; cherchons-en dès à présent l’explication transcendantale.

Nous ne saurions avoir recours dans cette explication à la providence ou bien à la fatalité. On n’éclaircirait rien par ces moyens ; car ce sont précisément la providence et la fatalité qu’il s’agit d’expliquer. Nous ne doutons pas de la providence ; nous ne pouvons douter non plus de la fatalité, dont nous sentons la main mêlée à tout ce que nous faisons, et de qui dépend la réussite ou le mauvais succès de nos moindres projets. Mais en quoi consiste cette fatalité ? cette fatalité, quelle est-elle ?

Le problème exprimé transcendantalement peut s’énoncer comme il suit. — Comment se fait-il que, lorsque nous agissons librement, c’est-à-dire avec la conscience de ce que nous faisons, il résulte pourtant de ce que nous avons fait, certaines choses que nous n’avions pas voulu faire, que notre liberté, abandonnée à elle-même, se serait même souvent bien gardé d’exécuter ?

Ce qui se manifeste à moi, sans que j’aie eu dessein de le produire, se manifeste de la même façon que le monde objectif tout entier. D’un autre côté, il résulte de l’ensemble de mes actes quelque chose d’objectif, une seconde nature. Pourtant, aucun objectif ne devrait cependant résulter de mes actes volontaires, puisque le caractère essentiel de l’objectif est précisément d’exister pour moi, sans que j’aie conscience de la manière dont il existe. Il serait donc impossible de concevoir comment cette seconde sorte d’objectif pourrait naître de notre activité libre, si nous n’admettions pas en outre que de l’activité dont j’ai conscience, naisse aussi une autre sorte d’activité dont je n’ai pas conscience.

On sait que c’est seulement dans l’intuition que l’objectif se manifeste au moi sans qu’il en ait conscience ; l’objectif qui apparaît dans mes actes libres doit donc avoir tous les caractères d’une intuition. C’est ce qu’il s’agit d’expliquer maintenant plus en détail.

Par cette expression d’objectif apparaissant au moi, dans les actes libres du moi, il convient d’entendre autre chose que ce que nous avons voulu dire jusqu’à présent par le mot objectif. Tous nos actes sont dirigés, ou du moins devraient l’être, vers un but qui n’est pas réalisable par l’individu, mais par l’espèce entière. La conséquence de cette dernière condition, c’est que les suites, les résultats de nos actes ne sauraient dépendre de nous seuls, mais qu’ils dépendent aussi de la volonté de nos semblables. Je ne peux rien, par conséquent, pour le but que je veux, si tous ne veulent pas ce but, comme je puis le vouloir moi-même. Cet accord est difficile, peut-être impossible. Le plus grand nombre ne peut guère vouloir le même but, et le vouloir de plus au même instant et de la même façon. Comment se tirer de cette difficulté ? Ce serait peut-être le cas d’en appeler immédiatement à un ordre de choses invisible, à un univers intellectuel, et d’en faire la condition nécessaire de la possibilité pour l’homme d’atteindre ce but. Mais on ne saurait alors comment prouver l’existence objective de cet univers moral ; on ne saurait comment prouver l’indépendance où il doit être de la liberté. Le monde intellectuel, dira-t-on, existe pour nous aussitôt que nous l’atteignons ; mais quand l’atteignons-nous ? ce monde intellectuel est la création de toutes les intelligences. Soit médiatement, soit immédiatement, elles ne sauraient vouloir que cet ordre de choses invisible. Ce sont toutes ces volontés qui lui donnent l’existence. On peut considérer chaque intelligence comme partie intégrante de Dieu ou du monde intelligible. Tout être doué de raison peut donc se dire à lui-même : Il m’a été donné de promulguer la loi, il m’a été donné de faire régner la justice dans la portion du monde intellectuel dont la souveraineté m’a été conférée, c’est-à-dire dans le cercle où je suis appelé à manifester mon activité libre et volontaire. Mais que suis-je moi-même ? que suis-je par rapport à mes semblables ? Ce sont autant de questions dont la solution doit m’occuper aussitôt ; car il est évident que l’ordre intellectuel ne saurait exister qu’à la seule condition que tous les autres hommes pensent comme moi, pratiquent comme moi ce qui est juste et bon, fassent tous leurs efforts, comme je ferai tous les miens, pour faire régner souverainement la loi morale.

En dernière analyse, j’en appelle donc à un ordre de choses, à une puissance purement objective. C’est à cette puissance indépendante de ma liberté, supérieure à ma liberté, que je remets le soin de s’emparer de mes actes pour les faire concourir à un but élevé qui me demeure caché. Or, l’objectif est précisément ce qui se trouve en moi sans que j’en aie conscience. Donc aussi, c’est vers une chose dont je n’ai pas conscience que je me trouve infailliblement poussé, c’est vers cette chose que je tends par tous mes efforts, et c’est seulement par rapport à cette chose, ou, pour mieux dire, à cet ordre de choses, que je puis être sans inquiétude sur les résultats produits par mes actes.

Je ne saurais, par conséquent, me refuser à croire qu’au sein même de la liberté humaine, existe une inflexible nécessité dont l’homme n’a pas conscience. En dehors de cette hypothèse, je ne saurais concevoir comment mes actes sont liés, unis entre eux, et moins encore comment il se fait qu’ils soient dirigés vers un seul et même but. D’un autre côté, comme la nécessité ne saurait exister pour moi qu’au moyen de l’intuition, qu’au-dedans de l’intuition, il en résulte que la nécessité, dont nous nous occupons, ne sera possible qu’à la seule condition que tout acte libre, par cela même qu’il est libre, nous apparaisse objectivement, c’est-à-dire, revêtu de tous les caractères de l’intuition.

Tout cela ne doit d’ailleurs s’entendre que des seuls actes de l’espèce, non de ceux de tel ou tel individu ; car la sorte d’objectif dont nous avons parlé, demande, pour sa réalisation, le concours de l’humanité tout entière, pendant la durée de son développement historique. Or, l’histoire considérée objectivement n’est rien autre chose qu’une suite d’événemens, apparaissant comme autant d’actes libres au point de vue subjectif. L’objectif de l’histoire est donc une intuition ; intuition non de l’individu, mais de l’espèce entière. C’est même là-dessus que se trouve établie l’unité de l’objectif de l’intuition, ou de l’objectif de l’histoire pour l’espèce entière.

Bien que l’objectif se manifeste identiquement à toutes les intelligences, l’individu n’en agit pas moins librement, absolument. Les actes des êtres doués de raison ne seraient donc pas entre eux en harmonie nécessaire. Loin de là ! Plus il y aurait de liberté pour l’individu, plus il en résulterait de contradiction et de désaccord entre les individus, si cet objectif n’existait pas au fond de toutes les intelligences, comme une synthèse absolue, au moyen de laquelle toute contradiction se trouve conciliée, tout désaccord harmonisé.

Chaque être doué de raison pratique sa liberté, met en jeu son libre arbitre, comme s’il était seul au monde, comme s’il n’existait pas d’autres êtres semblables à lui, et il arrive néanmoins que tous ces efforts divergens, tous ces actes souvent opposés entre eux, concourent pourtant à un résultat commun. C’est un même but qui est atteint par tous. Sous les apparences les plus contradictoires se trouve par conséquent une secrète harmonie. C’est une hypothèse qu’il faut admettre, sous peine de nous trouver obligés de renoncer à tout acte extérieur. Mais cette hypothèse est fondée sur la supposition que l’objectif, sous des apparences variées, est lui-même partout et toujours identique à lui-même ; qu’en conséquence, toutes nos actions sont dirigées vers un même but par une main invisible. De la sorte, bien qu’en agissant, les hommes ne suivent que leur libre arbitre, une nécessité cachée ne leur en fait pas moins produire un ordre de choses déterminé d’avance, qui leur demeure invisible, et sur lequel ils ne sauraient hasarder la moindre conjecture. Cet ordre de choses n’apparaît ainsi qu’à un moment fixé, mais se montre alors avec d’autant plus d’évidence qu’il a été moins attendu, que les actes qui l’ont amené ont été plus libres, moins dirigés en apparence vers ce but final. Or, cette nécessité ne saurait exister qu’au moyen d’une synthèse absolue de tous les actes ; synthèse, qui, se retrouvant dans la multitude des actes et des évènemens extérieurs, donnerait naissance au développement historique lui-même. Au moyen de cette synthèse absolue, et précisément parce qu’elle est absolue, toutes choses sont par avance posées, rangées, calculées. Les oppositions les plus formelles en apparence, les contradictions les plus manifestes, sont expliquées, conciliées. Cette synthèse n’existe qu’au sein de l’absolu. Donc enfin, cet objectif, dont tout être doué de conscience et d’activité a l’intuition dans tous ses actes, n’est autre chose que l’absolu.

À ce point de vue, on se trouve amené à admettre dans la nature une sorte de mécanisme, au moyen duquel certains résultats sont assurés d’avance à chacun de nos actes. Il nous semble voir ce même mécanisme diriger vers un but élevé les actes de l’espèce tout entière, les lois de la nature et de l’intuition. Ces lois, qui au fond de toutes les intelligences se retrouvent absolument identiques à elles-mêmes, ces lois, dis-je, sont bien réellement l’éternel et l’universel objectif de toutes les intelligences. Cette unité, cette identité, sous laquelle l’objectif apparaît à toutes les intelligences, explique en outre la possibilité d’une prédétermination de toute l’histoire par l’intuition au moyen d’une synthèse absolue. Les développemens divers de cette même synthèse, à travers certaines séries de circonstances, constituent l’histoire elle-même. Il reste à rendre compte de la façon dont la liberté des actes peut s’accorder avec cette prédétermination ; ce que nous venons de dire suffit seulement, en effet, à nous faire apercevoir comment la nécessité n’existe dans l’histoire que par rapport à l’objectivité de l’acte, et ne nous explique nullement les autres propriétés de l’histoire. Cela ne nous rend pas compte de la coexistence de la liberté avec la nécessité ; cela ne nous dit rien des lois irréfragables, en vertu desquelles a lieu cette coexistence. En d’autres termes, nous n’ignorons pas moins en quoi consiste l’harmonie existant entre un objectif, qui n’est soumis qu’à ses propres lois, qui n’existe qu’en vertu de lui-même, et l’être libre, qui, de son côté, existe aux mêmes conditions, et n’obéit qu’à l’impulsion de son libre arbitre. Ce mécanisme appartient à la nature ; comme la nature tout entière, il faut donc qu’il soit soumis aussi à des lois nécessaires. Il serait par conséquent tout-à-fait inutile d’essayer de produire, au moyen de la liberté, cette nécessité objective de l’acte ; car cette nécessité n’obéit qu’à ses propres lois, qu’à elle-même.

À ce point de vue de la réflexion, deux choses se montrent à nous en opposition permanente. D’un côté nous voyons l’intelligence en soi, c’est-à-dire, ce qui est commun à toutes les intelligences, l’objectif absolu ; de l’autre, le subjectif se modifiant librement par lui-même, le subjectif absolu. Par l’intelligence en soi, la nécessité objective de l’histoire se trouve déterminée. Mais comme le subjectif et l’objectif sont tout-à-fait indépendans l’un de l’autre, il en résulte que chacun ne dépend que de soi. D’où puis-je donc savoir que la prédétermination objective et l’infinité des possibles que peut créer la liberté, s’engendrent réciproquement ? D’où puis-je savoir que cet objectif est aussi une synthèse absolue de la totalité des actes libres ? Comment, d’un autre côté, l’accord primitif de la liberté absolue et de l’objectif peut-il éternellement subsister, s’il est vrai que cette liberté soit absolue, et ne puisse être modifiée par l’objectif ? Si l’objectif est toujours la chose modifiée, comment se fait-il qu’il soit modifié, précisément de la façon dont il ait été modifié ; et qu’il le soit ainsi par la liberté qui, agissant au moyen du libre arbitre, finisse pourtant par produire, par manifester extérieurement ce qui n’était pas en elle, la nécessité ? Cette harmonie entre l’objectif, c’est-à-dire, la nécessité, et la chose qui modifie l’objectif, c’est-à-dire, la liberté ; cette harmonie, dis-je, ne peut être conçue qu’au moyen de la supposition admise d’une troisième chose d’ordre plus relevé que les deux autres, supérieure à toutes deux, et qui soit comme la source dont l’une et l’autre découlent.

Cette troisième chose est aussi le fondement de l’identité qu’ont entre eux le subjectif absolu et l’objectif absolu. Elle contient la raison, elle est elle-même, pour mieux dire, la raison même de cette identité. Elle se sépare, se divise dans la conscience, afin qu’un acte quelconque de conscience soit possible ; elle n’est par conséquent, exclusivement ni le subjectif, ni l’objectif ; elle n’est pas non plus tout à la fois le subjectif et l’objectif : elle est l’identité absolue. Elle est cette identité au sein de laquelle ne se trouve aucune duplicité ; et qui ne peut exister pour la conscience, car la condition de toute conscience, c’est la duplicité. Cette identité absolue, au-dessus de toute conscience, vrai soleil du royaume des intelligibles, se cache donc, se voile donc aussi, comme le soleil du monde matériel, de l’éclat même de sa propre lumière. Elle est manifestée par tout ce qui se fait d’actes libres sur la surface du monde. Elle brille également pour toutes les intelligences. Elle est le lien éternel de l’objectif et du subjectif. Elle est la raison même de l’intuition. C’est par elle, c’est par sa toute-puissance, qu’il a été donné à la nécessité d’habiter au sein de la liberté, à la liberté d’habiter dans celui de la nécessité.

L’absolu, l’identique, qui se sépare en deux dans le premier acte de conscience, qui, en se scindant de la sorte, donne naissance au monde entier du fini, cet absolu, cet identique, ne saurait être un prédicat. Il suffit d’un instant de réflexion pour en demeurer convaincu. Aucun prédicat engendré par l’intelligence humaine ne saurait non plus lui convenir. La science ne peut s’élever jusqu’à lui. Il n’existe pour nous qu’en tant qu’il est une supposition nécessaire à chacun des actes que nous exécutons. Il existe par la croyance.

Cet absolu est le véritable fondement de l’harmonie préétablie, dans l’acte libre, entre le subjectif et l’objectif, non-seulement dans l’individu, mais dans l’espèce entière. C’est pour cela que nous devons retrouver cette identité éternelle, immuable, invariable, enlacée sur tous les points avec la nécessité. Ce sont les fils au moyen desquels une main inconnue tisse sous nos yeux la trame de l’histoire.

Notre réflexion se dirige-t-elle dans les actes que nous exécutons seulement sur l’objectif ? n’est-elle préoccupée que de l’objectif ? l’histoire entière nous paraît dès-lors comme absolument prédéterminée ; prédéterminée de plus, non par une puissance ayant conscience de ses propres actes, mais au contraire par une puissance aveugle, dépourvue de cette conscience. Cette puissance nous apparaît conforme à l’idée que nous nous faisons du destin. L’histoire manifeste alors un système de fatalisme. Notre réflexion se préoccupe-t-elle au contraire uniquement du subjectif, c’est-à-dire de la chose librement, spontanément modifiante ? l’histoire nous apparaîtra comme un système de phénomènes dépourvu de toute régularité, étranger à toutes lois ; elle sera une manifestation d’irréligion, d’athéisme. L’idée fondamentale de ce système sera que c’est au hasard, sans règle aucune, que se succèdent les évènemens du monde de l’histoire. Mais lorsque notre réflexion sait s’élever au-dessus de ces deux sortes de considérations, pour remonter jusqu’à l’absolu, lieu de la liberté et de l’intelligence, nous entrons en possession du système de la providence, c’est-à-dire de la religion dans le vrai sens du mot.

Si cet absolu qui peut se manifester partout se manifeste dans l’histoire, ou doit se manifester dans l’histoire, il ne l’a fait ou ne le fera que sous les apparences de la liberté. Cette manifestation sera complète lorsque l’acte libre se trouvera d’accord de point en point avec sa prédétermination. Nous verrons alors, c’est-à-dire au dernier terme du développement de la synthèse absolue ; nous verrons, dis-je, qu’il n’était aucune des choses produites par la liberté dans tout le cours de l’histoire, qui ne fût nécessaire, qui ne fût coordonnée à l’ensemble. Nous saurons comment tous les actes exécutés, quelque librement qu’ils aient semblé l’avoir été, étaient pourtant nécessaires, pour que le tout qui a été produit, ait été produit. La durée de l’opposition subsistante entre les deux sortes d’activités dépourvues de conscience toutes deux, est nécessairement infinie. Si cette opposition cessait, il arriverait, en effet, que l’harmonie de la liberté cesserait au même instant ; car cette opposition qui contient la raison, en est le fondement. Nous ne pouvons, par conséquent, assigner aucune époque, au moins dans le sens empirique du mot, à la réalisation complète des desseins de la providence.

Si nous nous représentons l’histoire sous la forme d’un drame, dont chacun des personnages joue le rôle que bon lui semble, nous ne pouvons supposer une marche raisonnable à ce drame confus, qu’en admettant que c’est un même esprit qui parle par toutes les bouches ; que c’est le poète lui-même qui fait parler tous les acteurs, de manière à faire aboutir à un dénoûment déterminé d’avance la multitude des incidens survenant dans le cours de la pièce. Si le poète se trouvait indépendant de son drame, en dehors de son drame, nous ne serions plus nous-mêmes que de simples acteurs jouant ce drame. Mais, si au contraire, il n’est qu’un avec nous, si loin d’être indépendant de nous, il arrive qu’il se découvre peu à peu lui-même, par le jeu même de notre propre liberté ; que lui-même n’existe qu’à la condition de cette liberté ; il en résulte que nous aussi nous sommes poètes, du moins en partie, car nous sommes de moitié dans la création des rôles que nous jouons.

Le lien harmonique unissant la liberté et la nécessité, ne peut donc jamais passer complètement à l’état d’objectivité, se montrer tout-à-fait objectif, tant que doivent subsister les apparences de la liberté.

L’absolu agit par toutes les intelligences ; je veux dire que l’action de l’intelligence est elle-même absolue, qu’elle n’est ni libre, ni non libre, mais tout à-la-fois libre et non libre, c’est-à-dire libre absolument, c’est-à-dire nécessaire. Si l’intelligence se manifeste en dehors de l’absolu, c’est-à-dire en dehors de cette identité universelle, où n’existe aucune différence ; si elle parvient à avoir la conscience de soi, à se différencier elle-même, ce qui a lieu lorsque les produits de ses actes se sont objectivés, ont passé dans le monde de l’objectivité ; il arrive alors qu’elle se scinde en liberté et en nécessité.

La liberté ne se trouve qu’en un seul lieu du monde : au-dedans de nous. Nous sommes par conséquent toujours et partout libres. C’est avec raison que nous l’affirmons ; mais en même temps, aux premiers pas que fait notre liberté dans le monde objectif, elle tombe inévitablement sous l’empire des lois de la nature.

La notion que nous devons nous faire de l’histoire nous est donc enseignée par ce qui précède. Nous connaissons de plus la forme, pour ainsi dire, de l’histoire. L’histoire est une manifestation progressive et continue de l’absolu. C’est pour cela qu’aucune place précise n’est assignée à Dieu dans l’histoire. Dieu n’est jamais, si par être nous entendons apparaître dans le monde objectif, car, si Dieu était, nous, nous ne serions pas ; mais Dieu se fait. Dieu devient, Dieu se manifeste perpétuellement. Dans l’histoire l’homme fournit une preuve perpétuelle de l’existence de Dieu ; néanmoins c’est seulement à la dernière période de l’histoire, que cette preuve sera complète. On ne saurait s’expliquer l’existence des choses que dans l’une ou l’autre des hypothèses suivantes. Dieu est-il ? en d’autres termes, le monde objectif est-il une manifestation complète de Dieu ; ou bien, ce qui revient au même, le monde objectif exprime-t-il déjà un rapport exact entre la nécessité et la liberté ? alors rien ne saurait être autre qu’il n’est. Mais, au contraire, le monde objectif n’exprime-t-il pas ce rapport, n’est-il pas cette manifestation complète de Dieu ? il en résulte que le développement de la synthèse absolue n’est pas complet, que le développement doit continuer de s’effectuer indéfiniment. Il en résulte que l’histoire est une manifestation jamais achevée, quoique jamais interrompue de l’absolu. Cet absolu se divise, afin que le phénomène soit possible, en chose douée de conscience, et chose dépourvue de conscience ; mais en soi, au sein de l’immortelle lumière où il se cache, il n’en est pas moins lui, identique à lui-même, il n’en est pas moins l’éternelle identité, lien harmonique des deux termes opposés.

On peut diviser en trois périodes ce développement progressif de l’absolu, c’est-à-dire les temps historiques. La première est celle de la fatalité, et la troisième celle de la providence. La seconde appartient à la nature ; c’est la nature, qui, enlevant les destinées du monde aux mains de la fatalité, les remet à celles de la providence.

Dans la première période le principe dominant se montre comme un pouvoir aveugle, inflexible, impitoyable ; c’est le destin, la fatalité. On pourrait encore appeler tragique cette période de l’histoire. C’est pendant sa durée qu’ont été brisées les merveilles de la civilisation primitive ; que se sont écroulés ces grands états, ces immenses royaumes, où l’humanité a brillé tout d’abord de son plus magnifique éclat, et dont il reste à peine quelques débris pour en attester la grandeur.

Dans la seconde période, ce même pouvoir, ce même principe que nous appelons destin, se montre à nous comme la nature. La loi obscure, dans la première période, nous apparaît alors dans toute l’évidence des lois naturelles. Sous l’empire de cette loi, la liberté, la volonté la plus illimitée, sont tenues de concourir à l’accomplissement des desseins, des plans de la nature. Il s’introduit peu à peu une sorte de nécessité mécanique dans le domaine de l’histoire. Cette période semble commencer à l’origine de la république romaine. Dès-lors, en effet, la volonté humaine, se manifestant dans le monde entier par la conquête et la domination, un moment finit par arriver où tous les peuples de la terre furent liés les uns aux autres, où chacun d’eux se trouva en contact avec tous ; où les mœurs, les lois, les sciences, qui jusque-là étaient demeurées au sein de chaque peuple, comme choses n’appartenant qu’à lui seul, devinrent la propriété de tous les autres. Par là, à leur insu, sans qu’ils en eussent conscience, parfois même contre leur volonté, les peuples se trouvèrent concourir à l’exécution du plan de la nature, dont l’entier accomplissement doit être l’établissement d’un lien commun entre tous les peuples, et la fusion de tous les peuples en un état universel. Tous les évènemens de cette époque doivent être considérés comme naturels. La chute de l’empire romain, par exemple, n’est ni tragique ni morale, elle est naturelle, elle est un résultat inévitable des lois de la nature, un tribut payé à ses lois.

Dans la troisième période, enfin, ce même pouvoir que nous avons déjà vu se manifester comme destin et comme nature, se manifestera de nouveau, mais cette fois comme providence. Il deviendra dès-lors évident que ce qui aura paru n’être jusque-là que l’œuvre du destin et de la nature, était seulement l’œuvre de la providence, n’était, pour ainsi dire, que l’aurore de la manifestation complète de la providence.

Quand cette troisième période commencera-t-elle ? nul ne peut le dire encore. La seule chose que nous puissions affirmer dès à présent, c’est qu’avec cette troisième période, Dieu aussi nous apparaîtra.

OBSERVATION.

Avant de terminer ce peu de pages, peut-être ne sera-t-il pas tout-à-fait inutile de rappeler encore une fois le point de vue où s’était placé M. de Schelling, en écrivant le morceau qui précède. Ce point de vue, comme on l’a d’ailleurs déjà dit, est celui d’un idéalisme transcendantal, où la réalité n’existe pas, où le moi et ses modifications sont les seules choses à exister. Or, ces modifications du moi ne sont possibles qu’à la condition qu’en chacune d’elles apparaissent simultanément un objectif et un subjectif. Le subjectif réunit de son côté tous les caractères que nous attribuons à la liberté ; l’objectif, tous ceux au contraire sous lesquels apparaît la nécessité. De la sorte, le problème agité dans les pages précédentes pourrait, en recevant une expression rigoureusement transcendantale, être énoncé de la façon suivante : « Comment le moi a-t-il conscience d’une harmonie primitive, établie entre le subjectif et l’objectif ? — Forme nouvelle, sous laquelle il ne serait peut-être pas sans quelque intérêt de nous en occuper encore. Nous serions à même de suivre alors dans une sphère plus élevée, plus abstraite, plus distante encore de celle de la réalité positive, l’idée fondamentale, la formule générale de la philosophie de l’histoire de M. de Schelling. — Toutefois, ce n’est pas le moment, ce me semble, de hasarder une entreprise semblable. — Je me hâte, au contraire, de terminer cette longue excursion dans les régions de la philosophie idéaliste ; régions peu hantées jusqu’à ce jour du public français, et où j’ai tout lieu de craindre de n’avoir pu être accompagné du lecteur sans quelque impatience et quelque fatigue de sa part.


Barchou de Penhoën.
  1. Voyez la livrasion du 15 février.