Sermon des Cinquante/Édition Garnier

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 24 (p. 437-454).

AVERTISSEMENT
DES ÉDITEURS DE L’ÉDITION DE KEHL[1].

Nous donnons ici le Sermon des cinquante tel qu’il a paru séparément, et ensuite dans plusieurs recueils. M. de Voltaire ne l’a point inséré dans les éditions de ses Œuvres faites sous ses yeux. On en retrouve le fond dans les Homélies[2], qui sont imprimées à la suite.

Cet ouvrage est précieux : c’est le premier où M. de Voltaire, qui n’avait jusqu’alors porté à la religion chrétienne que des attaques indirectes, osa l’attaquer de front. Il parut peu de temps après la Profession de foi du vicaire savoyard. M. de Voltaire fut un peu jaloux du courage de Rousseau, et c’est peut-être le seul sentiment de jalousie qu’il ait jamais eu ; mais il surpassa bientôt Rousseau en hardiesse, comme il le surpassait en génie.

SERMON DES CINQUANTE.

Cinquante personnes instruites, pieuses, et raisonnables, s’assemblent depuis un an tous les dimanches dans une ville peuplée et commerçante : elles font des prières, après lesquelles un membre de la société prononce un discours ; ensuite on dîne, et après le repas on fait une collecte pour les pauvres. Chacun préside à son tour ; c’est au président à faire la prière et à prononcer le sermon. Voici une de ces prières et un de ces sermons.

Si les semences de ces paroles tombent dans une bonne terre, on ne doute pas qu’elles ne fructifient.

PRIÈRE.

Dieu de tous les globes et de tous les êtres, la seule prière qui puisse vous convenir est la soumission : car que demander à celui qui a tout ordonné, tout prévu, tout enchaîné, depuis l’origine des choses ? Si pourtant il est permis de représenter ses besoins à un père, conservez dans nos cœurs cette soumission même, conservez-y votre religion pure ; écartez de nous toute superstition : si l’on peut vous insulter par des sacrifices indignes, abolissez ces infâmes mystères ; si l’on peut déshonorer la Divinité par des fables absurdes, périssent ces fables à jamais ; si les jours du prince et du magistrat ne sont point comptés de toute éternité, prolongez la durée de leurs jours ; conservez la pureté de nos mœurs, l’amitié que nos frères se portent, la bienveillance qu’ils ont pour tous les hommes, leur obéissance pour les lois, et leur sagesse dans la conduite privée ; qu’ils vivent et qu’ils meurent en n’adorant qu’un seul Dieu, rémunérateur du bien, vengeur du mal, un Dieu qui n’a pu naître ni mourir, ni avoir des associés, mais qui a dans ce monde trop d’enfants rebelles.

SERMON.

Mes frères, la religion est la voix secrète de Dieu, qui parle à tous les hommes ; elle doit tous les réunir, et non les diviser : donc toute religion qui n’appartient qu’à un peuple est fausse. La nôtre est dans son principe celle de l’univers entier, car nous adorons un Être suprême comme toutes les nations l’adorent, nous pratiquons la justice que toutes les nations enseignent, et nous rejetons tous ces mensonges que les peuples se reprochent les uns aux autres. Ainsi, d’accord avec eux dans le principe qui les concilie, nous différons d’eux dans les choses où ils se combattent.

Il est impossible que le point dans lequel tous les hommes de tous les temps se réunissent ne soit l’unique centre de la vérité, et que les points dans lesquels ils diffèrent tous ne soient les étendards du mensonge. La religion doit être conforme à la morale, et universelle comme elle : ainsi toute religion dont les dogmes offensent la morale est certainement fausse. C’est sous ce double aspect de perversité et de fausseté que nous examinerons dans ce discours les livres des Hébreux et de ceux qui leur ont succédé[3]. Voyons d’abord si ces livres sont conformes à la morale, ensuite nous verrons s’ils peuvent avoir quelque ombre de vraisemblance. Les deux premiers points seront pour l’Ancien Testament, et le troisième pour le Nouveau.

PREMIER POINT.

Vous savez, mes frères, quelle horreur nous a saisis lorsque nous avons lu ensemble les écrits des Hébreux, en portant seulement notre attention sur tous les traits contre la pureté, la charité, la bonne foi, la justice, et la raison universelle, que non-seulement on trouve dans chaque chapitre, mais que, pour comble de malheur, on y trouve consacrés.

Premièrement, sans parler de l’injustice extravagante dont on ose charger l’Être suprême, d’avoir donné la parole à un serpent pour séduire une femme[4] et perdre l’innocente postérité de cette femme, suivons pied à pied toutes les horreurs historiques qui révoltent la nature et le bon sens. Un des premiers patriarches, Loth, neveu d’Abraham, reçoit chez lui deux anges[5] déguisés en pèlerins ; les habitants de Sodome conçoivent des désirs impudiques pour les deux anges ; Loth, qui avait deux jeunes filles promises en mariage, offre de les prostituer au peuple à la place de ces deux étrangers. Il fallait que ces filles fussent étrangement accoutumées à être prostituées, puisque la première chose qu’elles font après que leur ville a été consumée par une pluie de feu, et que leur mère a été changée en une statue de sel, c’est d’enivrer leur père[6] deux nuits de suite pour coucher avec lui l’une après l’autre : cela est imité de l’ancienne fable arabique de Cyniras et de Myrrha ; mais, dans cette fable bien plus honnête, Myrrha est punie de son crime, au lieu que les filles de Loth sont récompensées par la plus grande et la plus chère des bénédictions selon l’esprit juif, elles sont mères d’une nombreuse postérité.

Nous n’insisterons point sur le mensonge d’Isaac, père des justes, qui dit que sa femme est sa sœur[7], soit qu’il ait renouvelé ce mensonge d’Abraham[8], soit qu’Abraham fût coupable en effet d’avoir fait de sa sœur sa propre femme ; mais arrêtons-nous un moment au patriarche Jacob, qu’on nous donne comme le modèle des hommes. Il force son frère, qui meurt de faim, de lui céder son droit d’aînesse pour une assiette de lentilles[9] ; ensuite il trompe son vieux père au lit de la mort[10], après avoir trompé son père, il trompe et vole son beau-père Laban[11] : c’est peu d’épouser deux sœurs, il couche avec toutes ses servantes[12] ; et Dieu bénit cette incontinence et ces fourberies. Quelles sont les actions des enfants d’un tel père ? Dina sa fille plaît à un prince de Sichem, et il est vraisemblable qu’elle aime ce prince, puisqu’elle couche avec lui ; le prince la demande en mariage, on la lui accorde à condition qu’il se fera circoncire, lui et son peuple. Ce prince accepte la proposition ; mais, sitôt que lui et les siens se sont fait cette opération douloureuse, qui pourtant leur devait laisser assez de forces pour se défendre, la famille de Jacob égorge tous les hommes de Sichem, et fait esclaves les femmes et les enfants.

Nous avons, dans notre enfance, entendu l’histoire de Thyeste et de Pélopée ; cette incestueuse abomination est renouvelée dans Juda, le patriarche et le père de la première tribu : il couche avec sa belle-fille, ensuite il veut la faire mourir. Ce livre, après cela, suppose que Joseph, un enfant de cette famille errante, est vendu en Égypte, et que cet étranger y est établi premier ministre pour avoir expliqué un songe. Mais quel premier ministre qu’un homme qui, dans un temps de famine, oblige toute une nation de se faire esclave pour avoir du pain ! Quel magistrat parmi nous, dans un temps de famine, oserait proposer un marché si abominable ? et quelle nation accepterait cet infâme marché ? N’examinons point ici comment soixante et dix personnes de la famille de Joseph, qui s’établirent en Égypte, purent, en deux cent quinze ans, se multiplier jusqu’à six cent mille combattants, sans compter les femmes, les vieillards et les enfants : ce qui devait composer une multitude de près de deux millions d’âmes. Ne discutons point comment le texte porte quatre cent trente ans, lorsque le même texte en a porté deux cent quinze. Le nombre infini de contradictions, qui sont le sceau de l’imposture, n’est pas ici l’objet qui doit nous arrêter. Écartons pareillement les prodiges ridicules de Moïse, et des enchanteurs de Pharaon, et tous ces miracles faits pour donner au peuple juif un malheureux coin de mauvaise terre, qu’ils achètent ensuite par le sang et par le crime, au lieu de leur donner la fertile terre d’Égypte où ils étaient. Tenons-nous-en à cette voie affreuse d’iniquité par laquelle on le fait marcher. Leur Dieu avait fait de Jacob un voleur, et il fait des voleurs de tout un peuple ; il ordonne à son peuple de dérober et d’emporter tous les vases d’or et d’argent, et tous les ustensiles des Égyptiens. Voilà donc ces misérables, au nombre de six cent mille combattants, qui, au lieu de prendre les armes en gens de cœur, s’enfuient en brigands conduits par leur Dieu. Si ce Dieu leur avait voulu donner une bonne terre, il pouvait leur donner l’Égypte ; mais non : il les conduit dans un désert. Ils pouvaient se sauver par le chemin le plus court, et ils se détournent de plus de trente milles pour passer la mer Rouge à pied sec. Après ce beau miracle, le propre frère de Moïse leur fait un autre dieu, et ce dieu est un veau. Pour punir son frère, le même Moïse ordonne à des prêtres de tuer leurs fils, leurs frères, leurs pères ; et ces prêtres tuent vingt-trois mille Juifs, qui se laissent égorger comme des bêtes.

Après cette boucherie, il n’est pas étonnant que ce peuple abominable sacrifie des victimes humaines à son dieu, qu’il appelle Adonaï, du nom d’Adonis, qu’il emprunte des Phéniciens. Le vingt-neuvième verset du chapitre xxvii du Lévitique défend expressément de racheter les hommes dévoués à l’anathème du sacrifice, et c’est sur cette loi de cannibales que Jephté, quelque temps après, immole sa propre fille.

Ce n’était pas assez de vingt-trois mille hommes égorgés pour un veau, on nous en compte encore vingt-quatre mille autres immolés pour avoir eu commerce avec des filles idolâtres : digne prélude, digne exemple, mes frères, des persécutions en matière de religion.

Ce peuple avance dans les déserts et dans les rochers de la Palestine. Voilà votre beau pays, leur dit Dieu ; égorgez tous les habitants, tuez tous les enfants mâles, faites mourir les femmes mariées, réservez pour vous toutes les petites filles. Tout cela est exécuté à la lettre selon les livres hébreux ; et nous frémirions d’horreur à ce récit si le texte n’ajoutait pas que les Juifs trouvèrent dans le camp des Madianites 675,000 brebis, 72,000 bœufs, 61,000 ânes, et 32,000 pucelles. L’absurdité dément heureusement ici la barbarie ; mais, encore une fois, ce n’est pas ici que j’examine le ridicule et l’impossible ; je m’arrête à ce qui est exécrable.

Après avoir passé le Jourdain à pied sec, comme la mer, voilà ce peuple dans la terre promise. La première personne qui introduit par une trahison ce peuple saint est une prostituée nommée Rahab. Dieu se joint à cette prostituée ; il fait tomber les murs de Jéricho au bruit de la trompette ; le saint peuple entre dans cette ville, sur laquelle il n’avait, de son aveu, aucun droit, et il massacre les hommes, les femmes, et les enfants. Passons sous silence les autres carnages, les rois crucifiés, les prétendues guerres contre les géants de Gaza et d’Ascalon, et le meurtre de ceux qui ne pouvaient prononcer le mot Shiboleth.

Écoutons cette belle aventure :

Un lévite arrive sur son âne, avec sa femme, à Gabaa dans la tribu de Benjamin ; quelques Benjamites voulant absolument commettre le péché de Sodome avec le lévite, ils assouvissent leur brutalité sur la femme, qui meurt de cet excès ; il fallait punir les coupables : point du tout. Les onze tribus massacrent toute la tribu de Benjamin ; il n’en échappe que six cents hommes ; mais les onze tribus sont enfin fâchées de voir périr une des douze, et, pour y remédier, ils exterminent les habitants d’une de leurs propres villes pour y prendre six cents filles qu’ils donnent aux six cents Benjamites survivants pour perpétuer cette belle race.

Que de crimes commis au nom du Seigneur ! ne rapportons que celui de l’homme de Dieu, Aod. Les Juifs, venus de si loin pour conquérir, sont soumis aux Philistins ; malgré le Seigneur, ils ont juré obéissance au roi Églon : un saint juif, c’est Aod, demande à parler tête à tête avec le roi de la part de Dieu. Le roi ne manque pas d’accorder l’audience ; Aod l’assassine, et c’est de cet exemple qu’on s’est servi tant de fois chez les chrétiens pour trahir, pour perdre, pour massacrer tant de souverains.

Enfin la nation chérie, qui avait été ainsi gouvernée par Dieu même, veut avoir un roi ; de quoi le prêtre Samuel est bien fâché. Le premier roi juif renouvelle la coutume d’immoler des hommes : Saül ordonna prudemment que personne ne mangeât de tout le jour pour mieux combattre les Philistins, et pour que ses soldats eussent plus de force et de vigueur ; il jura au Seigneur de lui immoler celui qui aurait mangé : heureusement le peuple fut plus sage que lui ; il ne permit pas que le fils du roi fût sacrifié pour avoir mangé un peu de miel. Mais voici, mes frères, l’action la plus détestable et la plus consacrée : il est dit que Saül prend prisonnier un roi du pays, nommé Agag ; il ne tua point son prisonnier ; il en agit comme chez les nations humaines et polies. Qu’arriva-t-il ? le Seigneur en est irrité, et voici Samuel, prêtre du Seigneur, qui lui dit : « Vous êtes réprouvé pour avoir épargné un roi qui s’est rendu à vous » ; et aussitôt ce prêtre boucher coupe Agag par morceaux. Que dirait-on, mes frères, si, lorsque l’empereur Charles-Quint eut un roi de France en ses mains, son chapelain fût venu lui dire : Vous êtes damné pour n’avoir pas tué François Ier, et que ce chapelain eût égorgé ce roi de France aux yeux de l’empereur, et en eût fait un hachis. Mais que dirons-nous du saint roi David, de celui qui est agréable devant le Dieu des Juifs, et qui mérite que le messie vienne de ses reins ? Ce bon roi David fait d’abord le métier de brigand : il rançonne, il pille tout ce qu’il trouve ; il pille entre autres un homme riche nommé Nabal, et il épouse sa femme. Il se réfugie chez le roi Achis, et va, pendant la nuit, mettre à feu et à sang les villages de ce roi Achis son bienfaiteur : il égorge, dit le texte sacré, hommes, femmes, enfants, de peur qu’il ne reste quelqu’un pour en porter la nouvelle. Devenu roi, il ravit la femme d’Urie, fait tuer le mari ; et c’est de cet adultère homicide que vient le messie, le fils de Dieu, Dieu lui-même : ô blasphème ! Ce David, devenu ainsi l’aïeul de Dieu pour récompense de son horrible crime, est puni pour la seule bonne et sage action qu’il ait faite. Il n’y a pas de prince bon et prudent qui ne doive savoir le nombre de son peuple, comme tout pasteur doit savoir le nombre de son troupeau. David fait le dénombrement, sans qu’on nous dise pourtant combien il avait de sujets, et c’est pour avoir fait ce sage et utile dénombrement qu’un prophète vient de la part de Dieu lui donner à choisir, de la guerre, de la peste, ou de la famine[13].

Ne nous appesantissons pas, mes chers frères, sur les barbaries sans nombre des rois de Juda et d’Israël, sur ces meurtres, sur ces attentats, toujours mêlés de contes ridicules ; ce ridicule pourtant est toujours sanguinaire, et il n’y a pas jusqu’au prophète Élisée qui ne soit barbare. Ce digne dévot fait dévorer quarante enfants par des ours, parce que ces petits innocents l’avaient appelé tête chauve. Laissons là cette nation atroce dans sa captivité de Babylone, et dans son esclavage sous les Romains, avec toutes les belles promesses de leur dieu Adonis ou Adonaï, qui avait si souvent assuré aux Juifs la domination de toute la terre. Enfin, sous le gouvernement sage des Romains, il naît un roi aux Hébreux, et ce roi, mes frères, ce silo, ce messie, vous savez qui il est : c’est celui qui, ayant d’abord été mis dans le grand nombre de ces prophètes sans mission, qui, n’ayant pas le sacerdoce, se faisaient un métier d’être inspirés, a été, au bout de quelques centuries, regardé comme un Dieu. N’allons pas plus loin ; voyons sur quels prétextes, sur quels faits, sur quels miracles, sur quelles prédictions, enfin, sur quel fondement est bâtie cette dégoûtante et abominable histoire.

DEUXIÈME POINT.

Ô mon Dieu ! si tu descendais toi-même sur la terre, si tu me commandais de croire ce tissu de meurtres, de vols, d’assassinats, d’incestes, commis par ton ordre et en ton nom, je te dirais : Non, ta sainteté ne veut pas que j’acquiesce à ces choses horribles qui t’outragent ; tu veux m’éprouver sans doute.

Comment donc, vertueux et sages auditeurs, pourrions-nous croire cette affreuse histoire sur les témoignages misérables qui nous en restent ?

Parcourons d’une manière sommaire ces livres si faussement imputés à Moïse ; je dis faussement, car il n’est pas possible que Moïse ait parlé de choses arrivées longtemps après lui, et nul de nous ne croirait que les Mémoires de Guillaume, prince d’Orange, fussent de sa main, si dans ces Mémoires il était parlé de faits arrivés après sa mort. Parcourons, dis-je, ce qu’on nous raconte sous le nom de Moïse. D’abord Dieu fait la lumière qu’il nomme jour, puis les ténèbres qu’il nomme nuit, et ce fut le premier jour. Ainsi il y eut des jours avant que le soleil fût fait.

Puis le sixième jour, Dieu fait l’homme et la femme ; mais l’auteur, oubliant que la femme était déjà faite, la tire ensuite d’une côte d’Adam. Adam et Ève sont mis dans un jardin d’où il sort quatre fleuves ; et parmi ces quatre fleuves il y en a deux, l’Euphrate et le Nil[14], qui ont leur source à mille lieues l’un de l’autre. Le serpent parlait alors comme l’homme ; il était le plus fin des animaux des champs ; il persuade à la femme de manger une pomme, et la fait ainsi chasser du paradis. Le genre humain se multiplie, et les enfants de Dieu deviennent amoureux des filles des hommes. Il y avait des géants sur la terre, et Dieu se repentit d’avoir fait l’homme : il voulut donc l’exterminer par le déluge ; mais il voulut sauver Noé, et lui commanda de faire un vaisseau de trois cents coudées de bois de peuplier. Dans ce seul vaisseau doivent entrer sept paires de tous les animaux mondes, et deux des immondes ; il fallait donc les nourrir pendant dix mois que l’eau fut sur la terre. Or vous voyez ce qu’il eût fallu pour nourrir quatorze éléphants, quatorze chameaux, quatorze buffles, autant de chevaux, d’ânes, d’élans, de cerfs, de daims, de serpents, d’autruches, enfin plus de deux mille espèces. Vous me demanderez où l’on avait pris l’eau pour l’élever sur toute la terre, quinze coudées au-dessus des plus hautes montagnes ? Le texte répond que cela fut pris dans les cataractes du ciel. Dieu sait où sont ces cataractes. Dieu fait, après le déluge, une alliance avec Noé et avec tous les animaux ; et, pour confirmer cette alliance, il institue l’arc-en-ciel.

Ceux qui écrivaient cela n’étaient pas, comme vous voyez, grands physiciens. Voilà donc Noé qui a une religion donnée de Dieu, et cette religion n’est ni la juive ni la chrétienne. La postérité de Noé veut bâtir une tour qui aille jusqu’au ciel : belle entreprise ! Dieu la craint ; il fait parler plusieurs langues différentes en un moment aux ouvriers, qui se dispersent. Tout est dans cet ancien goût oriental.

C’est une pluie de feu qui change les villes en lac ; c’est la femme de Loth changée en une statue de sel ; c’est Jacob qui se bat toute une nuit contre un ange, et qui est blessé à la cuisse ; c’est Joseph vendu esclave en Égypte, qui devient premier ministre pour avoir expliqué un rêve. Soixante et dix personnes de sa famille s’établissent en Égypte, et en deux cent quinze ans se multiplient, comme nous l’avons vu[15], jusqu’à deux millions. Ce sont ces deux millions d’Hébreux qui s’enfuient d’Égypte, et qui prennent le plus long pour avoir le plaisir de passer la mer à sec.

Mais ce miracle n’a rien d’étonnant ; les magiciens de Pharaon en faisaient de fort beaux, et ils en savaient presque autant que Moïse : ils changeaient comme lui une verge en serpent ; ce qui est une chose toute simple.

Si Moïse changeait les eaux en sang, ainsi faisaient les sages de Pharaon. Il faisait naître des grenouilles, et eux aussi. Mais ils furent vaincus sur l’article des poux ; les Juifs, en cette partie, en savaient plus que les autres nations.

Enfin Adonaï fait mourir chaque premier-né d’Égypte pour laisser partir son peuple à son aise, La mer se sépare pour ce peuple, c’était bien le moins qu’on pût faire en cette occasion ; tout le reste est de la même force. Ces peuples errent dans le désert. Quelques maris se plaignent de leurs femmes ; aussitôt il se trouve une eau qui fait enfler et crever toute femme qui a forfait à son honneur. Ils n’ont ni pain ni pâte ; on leur fait pleuvoir des cailles et de la manne. Leurs habits se conservent quarante ans, et croissent avec les enfants ; il descend apparemment des habits du ciel pour les enfants nouveau-nés.

Un prophète du voisinage veut maudire ce peuple, mais son ânesse s’y oppose avec un ange, et l’ânesse parle très-raisonnablement et assez longtemps au prophète.

Ce peuple attaque-t-il une ville, les murailles tombent au son des trompettes, comme Amphion en bâtissait au son de sa flûte. Mais voici le plus beau : cinq rois amorrhéens, c’est-à-dire cinq chefs de village, tâchent de s’opposer aux ravages de Josué ; ce n’est pas assez qu’ils soient vaincus et qu’on en fasse un grand carnage, le seigneur Adonaï fait pleuvoir sur les fuyards une grosse pluie de pierres. Ce n’est pas encore assez ; il échappe quelques fugitifs, et pour donner à Israël tout le temps de les poursuivre, la nature suspend ses lois éternelles : le soleil s’arrête à Gabaon, et la lune sur Aialon. Nous ne comprenons pas trop comment la lune était de la partie, mais enfin le livre de Josué ne permet pas d’en douter, et il cite, pour son garant, le livre du Droiturier. Vous remarquerez, en passant, que ce livre du Droiturier est cité dans les Paralipomènes ; c’est comme si l’on vous donnait pour authentique un livre du temps de Charles-Quint, dans lequel on citerait Puffendorf. Mais passons. De miracles en miracles nous arrivons jusqu’à Samson, représenté comme un fameux paillard, favori de Dieu ; celui-là, parce qu’il n’était pas rasé, défait mille Philistins avec une mâchoire d’âne, et attache par la queue trois cents renards qu’il trouve à point nommé.

Il n’y a presque pas une page qui ne présente de pareils contes : ici, c’est l’ombre de Samuel qui paraît à la voix d’une sorcière ; là, c’est l’ombre d’un cadran (supposé que ces misérables eussent des cadrans) qui recule de dix degrés à la prière d’Ézéchias, qui demande judicieusement ce signe. Dieu lui donne le choix de faire avancer ou reculer l’heure, et le docte Ézéchias trouve qu’il n’est pas difficile de faire avancer l’ombre, mais bien de la reculer.

C’est Élie qui monte au ciel dans un char de feu ; ce sont des enfants qui chantent dans une fournaise ardente. Je n’aurais jamais fait si je voulais entrer dans le détail de toutes les extravagances inouïes dont ce livre fourmille ; jamais le sens commun ne fut attaqué avec tant d’indécence et de fureur.

Tel est, d’un bout à l’autre, cet Ancien Testament, le père du Nouveau, père qui désavoue son fils, et qui le tient pour un enfant bâtard et rebelle : car les juifs, fidèles à la loi de Moïse, regardent avec exécration le christianisme, élevé sur les ruines de cette loi. Mais les chrétiens, à force de subtilités, ont voulu justifier le Nouveau Testament par l’Ancien même. Ainsi, ces deux religions se combattent avec les mêmes armes ; elles appellent en témoignage les mêmes prophètes ; elles attestent les mêmes prédictions.

Les siècles à venir, qui auront vu passer ces cultes insensés, et qui peut-être, hélas ! en renverront d’autres non moins indignes de Dieu et des hommes, pourront-ils croire que le judaïsme et le christianisme se soient appuyés sur de tels fondements, sur ces prophéties ? Et quelles prophéties ! Écoutez : Le prophète Isaïe est appelé par le roi Achaz, roi de Juda, pour lui faire quelques prédictions, selon la coutume vaine et superstitieuse de tout l’Orient, car ces prophètes étaient, comme vous le savez, des gens qui se mêlaient de deviner pour gagner quelque chose, ainsi qu’il y en avait encore beaucoup en Europe dans le siècle passé, et surtout parmi le petit peuple. Le roi Achaz, assiégé dans Jérusalem par Salmanazar, qui avait pris Samarie, demanda donc au devin une prophétie et un signe. Isaïe lui dit : Voici le signe. « Une fille sera engrossée, elle enfantera un fils qui aura nom Emmanuel ; il mangera du beurre et du miel jusqu’à ce qu’il sache rejeter le mal et choisir le bien ; et avant que cet enfant soit en cet état, la terre que tu as en détestation sera abandonnée par ses deux rois ; et l’Éternel sifflera aux mouches qui sont sur les bords des ruisseaux d’Égypte et d’Assur ; et le Seigneur prendra un rasoir de louage, et fera la barbe au roi d’Assur ; il lui rasera la tête et le poil des pieds ».

Après cette belle prédiction, rapportée dans Isaïe, et dont il n’est pas dit un mot dans le livre des Rois, le prophète est chargé lui-même de l’exécution. Le Seigneur lui commande d’abord d’écrire, dans un grand rouleau, qu’on se hâte de butiner : il hâte le pillage, puis, en présence de témoins, il couche avec une fille, et lui fait un enfant ; mais au lieu de l’appeler Emmanuel, il lui donne le nom de Maher Salal-has-bas. Voilà, mes frères, ce que les chrétiens ont détourné en faveur de leur Christ : voilà la prophétie qui établit le christianisme. La fille à qui le prophète fait un enfant, c’est incontestablement la Vierge Marie ; Maher Salal-has-bas, c’est Jésus-Christ ; pour le beurre et le miel, je ne sais pas ce que c’est. Chaque devin prédit aux Juifs leur délivrance, quand ils sont captifs ; et cette délivrance, c’est, selon les chrétiens, la Jérusalem céleste, et l’Église de nos jours. Tout est prédiction chez les Juifs ; mais chez les chrétiens, tout est miracle, et toutes ces prédictions sont des figures de Jésus-Christ.

Voici, mes frères, une de ces belles et éclatantes prédictions : le grand prophète Ézéchiel voit un vent d’aquilon, et quatre animaux, et des roues de chrysolite toutes pleines d’yeux, et l’Éternel lui dit : Lève-toi, mange un livre, et puis va-t’en.

L’Éternel lui commande de dormir trois cent quatre-vingt-dix jours sur le côté gauche, et ensuite quarante sur le côté droit. L’Éternel le lie avec des cordes ; ce prophète était assurément un homme à lier : nous ne sommes pas au bout. Puis-je répéter sans vomir ce que Dieu ordonne à Ézéchiel ? Il le faut. Dieu lui ordonne de manger du pain d’orge cuit avec de la merde. Croirait-on que le plus sale faquin de nos jours pût imaginer de pareilles ordures ? Oui, mes frères, le prophète mange son pain d’orge avec ses excréments : il se plaint que ce déjeuner lui répugne un peu, et Dieu, par accommodement, lui permet de ne plus mêler à son pain que de la fiente de vache. C’est donc là un type, une figure de l’Église de Jésus-Christ.

Après cet exemple, il est inutile d’en rapporter d’autres, de perdre notre temps à combattre toutes les rêveries dégoûtantes et abominables qui font le sujet des disputes entre les juifs et les chrétiens : contentons-nous de déplorer l’aveuglement le plus à plaindre qui ait jamais offusqué la raison humaine ; espérons que cet aveuglement finira comme tant d’autres ; et venons au Nouveau Testament, digne suite de ce que nous venons de dire.


TROISIÈME POINT.

C’est en vain que les Juifs furent un peu plus éclairés du temps d’Auguste que dans les siècles barbares dont nous venons de parler ; c’est en vain que les Juifs commencèrent à connaître l’immortalité de l’âme, dogme inconnu à Moïse, et les récompenses de Dieu après la mort des justes, comme les punitions (quelles qu’elles soient) pour les méchants, dogme non moins ignoré de Moïse. La raison n’en perça pas davantage chez le misérable peuple dont est sortie cette religion chrétienne, qui a été la source de tant de divisions, de guerres civiles et de crimes, qui a fait couler tant de sang, et qui est partagée en tant de sectes ennemies dans les coins de la terre où elle règne.

Il y eut toujours chez les Juifs des gens de la lie du peuple qui firent les prophètes pour se distinguer de la populace : voici celui qui a fait le plus de bruit, et dont on a fait un dieu ; voici le précis de son histoire en peu de mots, telle qu’elle est rapportée dans les livres qu’on nomme Évangiles. Recherchons point dans quel temps ces livres ont été écrits, quoiqu’il soit évident qu’ils l’ont été après la ruine de Jérusalem[16]. Vous savez avec quelle absurdité les quatre auteurs se contredisent ; c’est une preuve démonstrative de mensonge. Hélas ! nous n’avons pas besoin de tant de preuves pour ruiner ce malheureux édifice ; contentons-nous d’un récit court et fidèle.

D’abord on fait Jésus descendant d’Abraham et de David, et l’écrivain Matthieu compte quarante-deux générations en deux mille ans ; mais, dans son compte, il ne s’en trouve que quarante et une, et dans cet arbre généalogique qu’il tire des livres des Rois, il se trompe encore lourdement en donnant Josias pour père à Jechonias.

Luc donne aussi une généalogie ; mais il y met cinquante six générations depuis Abraham, et ce sont des générations toutes différentes. Enfin, pour comble, ces généalogies sont celles de Joseph, et les évangélistes assurent que Jésus n’est pas fils de Joseph. En vérité, serait-on reçu dans un chapitre d’Allemagne sur de telles preuves de noblesse ? et c’est du fils de Dieu dont il s’agit ! Et c’est Dieu lui-même qui est l’auteur de ce livre !

Matthieu dit que, quand ce Jésus, roi des Juifs, fut né dans une étable dans la ville de Bethléem, trois mages ou trois rois virent son étoile en Orient, qu’ils suivirent cette étoile, laquelle s’arrêta sur Bethléem, et que le roi Hérode, ayant entendu ces choses, fit massacrer tous les petits enfants au-dessous de deux ans : y a-t-il une horreur plus ridicule ? Matthieu ajoute que le père et la mère emmenèrent le petit enfant en Égypte, et y restèrent jusqu’à la mort d’Hérode. Luc dit formellement le contraire : il marque que Joseph et Marie restèrent paisiblement durant six semaines à Bethléem, qu’ils allèrent à Jérusalem, de là à Nazareth, et que tous les ans ils allaient à Jérusalem.

Les évangélistes se contredisent sur le temps de la vie de Jésus, sur les miracles, sur le jour de la cène, sur celui de sa mort, sur les apparitions après sa mort, en un mot, sur presque tous les faits[17]. Il y avait quarante-neuf évangiles faits par les chrétiens des premiers siècles, qui se contredisaient tous encore davantage : enfin l’on choisit les quatre qui nous restent ; mais quand même ils seraient tous d’accord, que d’inepties, grand Dieu ! que de misères ! que de choses puériles et odieuses !

La première aventure de Jésus, c’est-à-dire du fils de Dieu, c’est d’être enlevé par le diable : car le diable, qui n’a point paru dans le livre de Moïse, joue un grand rôle dans l’Évangile. Le diable donc emporte Dieu sur une montagne dans le désert ; il lui montre de là tous les royaumes de la terre. Quelle est cette montagne d’où l’on découvre tant de pays ? Nous n’en savons rien.

Jean rapporte que Jésus va à une noce, et qu’il y change l’eau en vin ; qu’il chasse du parvis du temple ceux qui vendaient des animaux pour les sacrifices ordonnés par la loi.

Toutes les maladies étaient alors des possessions du diable ; et en effet Jésus donne pour mission à ses apôtres de chasser les diables. Il délivre donc en passant un possédé qui avait une légion de démons, et il fait entrer ces démons dans un troupeau de cochons, qui se précipitent dans la mer de Tibériade ; on peut croire que les maîtres de ces cochons, qui apparemment n’étaient pas Juifs, ne furent pas contents de cette farce. Il guérit un aveugle, et cet aveugle voit des hommes comme si c’étaient des arbres. Il veut manger des figues en hiver, il en cherche sur un figuier, et, n’en trouvant point, il maudit l’arbre et le fait sécher ; et le texte ne manque pas d’ajouter prudemment : Car ce n’était pas le temps des figues.

Il se transforme pendant la nuit, et il fait venir Moïse et Élie… En vérité, les contes des sorciers approchent-ils de ces impertinences ? Cet homme, qui disait continuellement des injures atroces aux pharisiens, qui les appelait races de vipères, sépulcres blanchis, est enfin traduit par eux à la justice, et supplicié avec deux voleurs ; et ses historiens ont le front de nous dire qu’à sa mort la terre a été couverte d’épaisses ténèbres en plein midi, et en pleine lune : comme si tous les écrivains de ce temps-là n’auraient pas parlé d’un si étrange miracle.

Après cela il ne coûte rien de se dire ressuscité, et de prédire la fin du monde, qui n’est pourtant pas arrivée.

La secte de ce Jésus subsiste cachée, le fanatisme l’augmente[18] ; on n’ose pas d’abord faire de cet homme un Dieu, mais bientôt on s’encourage. Je ne sais quelle métaphysique de Platon s’amalgame avec la secte nazaréenne : on fait de Jésus le logos, le Verbe-Dieu, puis consubstantiel à Dieu son père. On imagine la Trinité, et, pour la faire croire, on falsifie les premiers évangiles.

On ajoute un passage touchant cette Trinité, de même qu’on falsifie l’historien Josèphe, pour lui faire dire un mot de Jésus, quoique Josèphe soit un historien trop grave pour avoir fait mention d’un tel homme. On va jusqu’à supposer des vers des sibylles ; on suppose des Canons des apôtres, des Constitutions des apôtres, un Symbole des apôtres, un voyage de Simon Pierre à Rome, un assaut de miracles entre ce Simon et un autre Simon prétendu magicien. En un mot, point d’artifices, de fraudes, d’impostures, que les nazaréens ne mettent en œuvre : et après cela on vient nous dire tranquillement que les apôtres prétendus n’ont pu être ni trompés ni trompeurs, et qu’il faut croire à des témoins qui se sont fait égorger pour soutenir leurs dépositions.

Ô malheureux trompeurs et trompés qui parlez ainsi ! quelle preuve avez-vous que ces apôtres ont écrit ce qu’on met sous leur nom ? Si on a pu supposer des canons, n’a-t-on pas pu supposer des évangiles ? N’en reconnaissez-vous pas vous-mêmes de supposés ? Qui vous a dit que les apôtres sont morts pour soutenir leur témoignage ? Il n’y a pas un seul historien contemporain qui ait seulement parlé de Jésus et de ses apôtres. Avouez que vous soutenez des mensonges par des mensonges ; avouez que la fureur de dominer sur les esprits, le fanatisme et le temps ont élevé cet édifice qui croule aujourd’hui de tous côtés, masure que la raison déteste, et que l’erreur veut soutenir.

Au bout de trois cents ans, ils viennent à bout de faire reconnaître ce Jésus pour un dieu ; et, non contents de ce blasphème, ils poussent ensuite l’extravagance jusqu’à mettre ce dieu dans un morceau de pâte[19] ; et tandis que leur dieu est mangé des souris, qu’on le digère, qu’on le rend avec les excréments, ils soutiennent qu’il n’y a pas de pain dans leur hostie, que c’est Dieu seul qui s’est mis à la place du pain, à la voix d’un homme. Toutes les superstitions viennent en foule inonder l’Église ; la rapine y préside ; on vend la rémission des péchés, on vend les indulgences ainsi que les bénéfices, et tout est à l’enchère.

Cette secte se partage en une multitude de sectes : dans tous les temps on se bat, on s’égorge, on s’assassine. À chaque dispute, les rois, les princes, sont massacrés.

Tel est le fruit, mes très-chers frères, de l’arbre de la croix, de la potence qu’on a divinisée.

Voilà donc pourquoi on ose faire venir Dieu sur la terre ! pour livrer l’Europe pendant des siècles au meurtre et au brigandage. Il est vrai que nos pères ont secoué une partie de ce joug affreux : qu’ils se sont défaits de quelques erreurs, de quelques superstitions ; mais, bon Dieu, qu’ils ont laissé l’ouvrage imparfait ! Tout nous dit qu’il est temps d’achever et de détruire de fond en comble l’idole dont nous avons à peine brisé quelques doigts. Déjà une foule de théologiens embrasse le socinianisme, qui approche beaucoup de l’adoration d’un seul Dieu, dégagée de superstition. L’Angleterre, l’Allemagne, nos provinces, sont pleines de docteurs sages qui ne demandent qu’à éclater ; il y en a aussi un grand nombre dans d’autres pays : pourquoi donc attendre plus longtemps ? pourquoi ne pas adorer Dieu en esprit et en vérité ? pourquoi s’obstiner à enseigner ce qu’on ne croit pas, et se rendre coupable envers Dieu de ce péché énorme ?

On nous dit qu’il faut des mystères au peuple, qu’il faut le tromper. Eh ! mes frères, peut-on faire cet outrage au genre humain ? Nos pères n’ont-ils pas déjà ôté au peuple la transsubstantiation, l’adoration des créatures et des os des morts, la confession auriculaire, les indulgences, les exorcismes, les faux miracles, et les images ridicules ? Le peuple ne s’est-il pas accoutumé à la privation de ces aliments de la superstition ? Il faut avoir le courage de faire encore quelques pas : le peuple n’est pas si imbécile qu’on le pense ; il recevra sans peine un culte sage et simple d’un Dieu unique, tel qu’on nous dit qu’Abraham et Noé le professaient, tel que tous les sages de l’antiquité l’ont professé, tel qu’il est reçu à la Chine par tous les lettrés. Nous ne prétendons pas dépouiller les prêtres de ce que la libéralité des peuples leur a donné ; mais nous voudrions que ces prêtres, qui se raillent presque tous secrètement des mensonges qu’ils débitent, se joignissent à nous pour prêcher la vérité. Qu’ils y prennent garde, ils offensent, ils déshonorent la Divinité, et alors ils la glorifieraient. Que de biens inestimables seraient produits par un si heureux changement ! les princes et les magistrats en seraient mieux obéis ; les peuples, plus tranquilles ; l’esprit de division et de haine, dissipé. On offrirait à Dieu, en paix, les prémices de ses travaux ; il y aurait certainement plus de probité sur la terre, car un grand nombre d’esprits faibles qui entendent tous les jours parler avec mépris de cette superstition chrétienne, qui savent qu’elle est tournée en ridicule par tant de prêtres même, s’imaginent, sans réfléchir, qu’il n’y a en effet aucune religion : et sur ce principe ils s’abandonnent à des excès. Mais lorsqu’ils connaîtront que la secte chrétienne n’est en effet que le pervertissement de la religion naturelle ; lorsque la raison, libre de ses fers, apprendra au peuple qu’il n’y a qu’un Dieu ; que ce Dieu est le père commun de tous les hommes, qui sont frères ; que ces frères doivent être, les uns envers les autres, bons et justes ; qu’ils doivent exercer toutes les vertus ; que Dieu, étant bon et juste, doit récompenser ces vertus et punir les crimes : certes alors, mes frères, les hommes seront plus gens de bien, en étant moins superstitieux.

Nous commençons par donner cet exemple en secret, et nous osons espérer qu’il sera suivi en public.


Puisse ce grand Dieu qui m’écoute, ce Dieu qui assurément ne peut ni être né d’une fille, ni être mort à une potence, ni être mangé dans un morceau de pâte, ni avoir inspiré ces livres remplis de contradictions, de démence et d’horreur ; puisse ce Dieu, créateur de tous les mondes, avoir pitié de cette secte de chrétiens qui le blasphèment ! Puisse-t-il les ramener à la religion sainte et naturelle, et répandre ses bénédictions sur les efforts que nous faisons pour le faire adorer ! Amen.

FIN DU SERMON DES CINQUANTE.
  1. Le premier alinéa de cet Avertissement est de Decroix ; le second, de Condorcet.

    Il est question du Sermon des cinquante dans une lettre de Voltaire à Mme de Fontaine, du 11 juin 1761 ; mais j’ai déjà dit (page 277) que plusieurs lettres de Voltaire avaient été refondues en une seule ; ce qui ne permet pas de les admettre toujours comme autorité. On ne peut savoir rien de positif d’après les éditions du Sermon des cinquante, qu’on trouve dans les diverses éditions de l’Évangile de la raison et du Recueil nécessaire. L’édition du Sermon que je regarde comme la première est un in-8o de vingt-sept pages, portant le millésime 1749, et au-dessous cette note : On l’attribue à M. du Martaine ou du Marsay, d’autres à La Métrie ; mais il est d’un grand prince très-instruit. C’est un prince respectable que Voltaire en dit l’auteur dans ses Instructions à Antoine-Jacques Rustan (ou plutôt Roustan). Les mots grand prince très-instruit, et prince respectable, désignent le roi de Prusse Frédéric II. L’édition du Sermon des cinquante, en vingt-sept pages in-8o, me paraît être sortie des mêmes presses que les premières éditions de l’Extrait des sentiments de Jean Meslier, et peut être du même temps. J’ai donc cru pouvoir placer le Sermon en 1762. C’est à cette date que les éditeurs de Kehl l’ont mis dans leur table chronologique ; et une lettre de Voltaire à Damilaville, du 10 octobre 1762, doit avoir été écrite vers le temps où parut l’édition en vingt-sept pages. (B.)

  2. Ces Homélies sont des années 1767 et 1769.
  3. Les chrétiens.
  4. Genèse, iii, 3.
  5. Ibid., xix, 1 et suiv.
  6. Genèse, xix, 32 et suiv.
  7. Ibid., xxvi.
  8. Ibid., xx, 2.
  9. Ibid., xxv, 34.
  10. Genèse, xxvii, 24.
  11. Ibid., xxxi.
  12. Ibid., xxx.
  13. Voyez, tome XIX, page 318, ce que Voltaire dit de ces trois ingrédients de ce bas monde.
  14. La Genèse, ii, 11-14, nomme les quatre fleuves Phison, Gehon, Tigre, Euphrate.
  15. Page 441.
  16. Voici ce qu’on lit dans l’édition portant le millésime 1749 :

    « Si on veut savoir en quel temps ces quatre évangiles ont été écrits, il est évident qu’ils l’ont été après la prise de Jérusalem. Car, au chapitre vingt-troisième du livre attribué à Matthieu, Jésus dit aux prêtres : Serpents, race de vipères, etc., tombe sur vous tout le sang innocent répandu depuis le sang d’Abel le juste, jusqu’au sang de Zacharie, fils de Baruch, tué entre le temple et l’autel ! Il n’est parlé, mes frères, d’un Zacharie, fils de Baruch, tué entre le temple et l’autel, que dans l’histoire du siége de Jérusalem, par Flavius Josèphe. Donc il est démontré que cet évangile ne fut écrit qu’après le livre de Josèphe. Vous savez… » — M. A.-A. Renouard avait déjà rapporté ce passage d’après une édition in-12, qu’il dit d’Angleterre. (B.)

  17. L’édition de 1749 porte : « Les évangélistes se contredisent sur le temps de la vie de Jésus, sur ses prédications, sur le jour de sa cène, etc. »
  18. Dans l’édition de 1749, il y a : « La secte de ce Jésus subsiste cachée ; le fanatisme s’augmente : on n’ose, etc. »
  19. Dans l’édition de 1749, on lit : « Ils font disparaître le pain ; et tandis, etc. » (B.)