Shirley/22

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Shirley
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 358-378).


CHAPITRE XXII.

Une soirée dehors.


Par un beau jour d’été que Caroline avait passé entièrement seule (son oncle étant à Whinbury), et dont les longues heures, brillantes, calmes et sans nuage, avaient été pour elle aussi désolées que si elles eussent passé sur sa tête dans les solitudes sans traces et sans ombre du Sahara, au lieu de s’écouler dans le jardin fleuri d’une maison anglaise, elle était assise dans l’alcôve, son travail sur ses genoux, ses doigts poussant assidûment l’aiguille, ses yeux suivant et réglant leurs mouvements, et son cerveau travaillant sans relâche, quand Fanny vint à la porte, regarda autour d’elle, sur la pelouse et sur les plates-bandes, et, n’apercevant pas celle qu’elle cherchait, appela à haute voix : « Miss Caroline ! »

Une voix faible répondit : « Fanny ! » Cette voix venait de l’alcôve, et Fanny se dirigea à la hâte de ce côté, tenant à la main un billet qu’elle remit entre des doigts qui semblaient avoir à peine la force de le tenir. Miss Helstone ne demanda point d’où venait ce billet, et ne le regarda même pas : elle le laissa tomber au milieu des plis de son travail.

« C’est Harry, le fils de Joe Scott, qui l’a apporté, » dit Fanny.

Cette fille n’était pas une enchanteresse et ne connaissait aucune parole magique, et cependant ce qu’elle venait de dire eut un effet presque magique sur sa jeune maîtresse. Elle leva la tête avec le rapide mouvement d’une sensation qui se réveille ; elle lança à Fanny un regard non languissant, mais animé et interrogateur.

« Harry Scott ! Qui l’a envoyé ?

— Il est venu de Hollow. »

Le billet qu’elle avait laissé tomber fut ramassé avidement, le cachet fut brisé. Il fut lu en deux secondes. C’était un mot affectueux d’Hortense, qui informait sa cousine qu’elle était de retour de Wormwood-Wells ; qu’elle était toute seule ce jour-là, Robert étant allé au marché de Whinhury ; que rien ne lui pourrait donner un plus grand plaisir que de prendre le thé en compagnie de Caroline ; et, ajoutait la bonne dame, elle était sûre que ce changement ne pouvait qu’être agréable et avantageux à Caroline, qui devait tristement sentir le besoin d’un guide sûr et d’une société utile à son éducation, depuis que la mésintelligence survenue entre Robert et M. Helstone l’avait séparée de sa « meilleure amie, » Hortense Gérard Moore. Dans un post-scriptum, elle lui commandait de mettre son chapeau et d’accourir auprès d’elle.

Caroline n’avait pas besoin de l’injonction ; ce fut avec plaisir qu’elle mit de côté le vêtement d’enfant qu’elle confectionnait pour la corbeille des Juifs, et qu’elle se hâta de monter à sa chambre pour couvrir ses cheveux bouclés d’un chapeau de paille, et jeter autour de ses épaules la légère écharpe de soie noire dont la simple draperie faisait ressortir l’élégance de sa taille, de même que sa sombre couleur s’harmoniait avec la simplicité de ses vêtements et avec la gentillesse de son visage. Elle était contente de se soustraire pour quelques heures à la solitude, à la tristesse, au cauchemar de sa vie ; de descendre en courant la pente verdoyante qui conduisait à Hollow, de respirer le parfum des fleurs des haies, plus suave que celui du lis ou de la rose moussue. À la vérité, elle savait que Robert n’était point au cottage, mais c’était un plaisir pour elle d’aller où il avait récemment été ; après avoir été séparée de lui pendant si longtemps, voir seulement sa maison, entrer dans la chambre qu’il avait quittée le matin même, lui paraissait presque une réunion. Cette illusion la faisait revivre, elle sentait battre son cœur, et la brise qui soufflait doucement sous ce bleu ciel d’été semblait lui murmurer à l’oreille : « Robert peut rentrer pendant que vous serez encore chez lui ; et alors vous pourrez lui donner votre main : peut-être pendant une minute vous pourrez vous asseoir à son côté.

— Silence ! » dit-elle sévèrement à son imagination ; mais elle aimait la consolatrice et la consolation.

Miss Moore aperçut probablement de la fenêtre, à travers les buissons touffus du jardin, la robe blanche de Caroline, car elle alla au-devant d’elle jusqu’à la porte extérieure du cottage. Elle se tenait droite, roide et flegmatique comme de coutume ; elle ne se permit aucun empressement, aucune vive démonstration de joie qui pût compromettre la dignité de sa démarche ; mais elle sourit en voyant le plaisir qu’éprouvait son élève, en recevant ses embrassements chaleureux et tendres. Elle la conduisit affectueusement à l’intérieur, à moitié trompée, et tout à fait flattée. À moitié trompée, car, s’il n’en eût pas été ainsi, elle l’aurait probablement poussée dehors au lieu de la faire entrer. Si elle avait su pour qui était la plus forte part de la joie enfantine que montrait Caroline, Hortense eût été très-probablement choquée et irritée. Les sœurs n’aiment pas que de jeunes filles soient amoureuses de leurs frères. Quelle que soit l’affection fraternelle qu’elles ont pour eux, elles ne peuvent les aimer d’amour, et elles éprouvent un pénible sentiment à la pensée que d’autres les aiment. Le premier mouvement qu’excite chez elles une pareille découverte (comme chez beaucoup de parents lorsqu’ils s’aperçoivent que leurs enfants aiment) est un sentiment d’impatience et de mépris. La raison, s’ils sont raisonnables, corrige avec le temps cette fausse impression ; mais s’ils ne le sont pas, elle subsiste toujours, et la fille ou la belle-sœur demeure jusqu’à la fin l’objet de leur aversion.

« Vous avez dû vous attendre à me trouver seule, d’après le contenu de ma lettre, dit miss Moore en conduisant Caroline au parloir ; mais je l’ai écrite ce matin ; depuis le dîner il m’est arrivé de la compagnie. »

Et, ouvrant la porte, elle permit d’apercevoir une ample étendue de jupes cramoisies couvrant entièrement la chaise à bras placée au coin du feu, et au-dessus de ces jupes, présidant avec dignité, un bonnet plus imposant qu’une couronne. Ce bonnet n’était jamais arrivé au cottage sous un chapeau ; non, il avait été apporté dans un vaste sac, ou plutôt un ballon de soie noire de moyenne grandeur tendu avec des baleines. La garniture du bonnet se développait sur une largeur d’un quart d’aune autour de la tête qui le portait ; le ruban, qui s’étalait en nœuds et en étoffes autour de la tête, était ce que l’on appelait alors du ruban d’amour ; il y en avait une grande quantité, je puis dire une très-grande quantité : le bonnet et la robe étaient portés par mistress Yorke, et tous deux lui convenaient parfaitement.

La noble lady était venue amicalement prendre le thé avec miss Moore. C’était presque une faveur aussi grande et aussi rare que si la reine allait, sans y être invitée, dîner à la fortune du pot avec un de ses sujets : mistress Yorke ne pouvait donner à miss Moore une plus haute marque de distinction, elle qui, en général, méprisait les visites et les thés, et stigmatisait de l’épithète de « commères » toutes les filles et les matrones du voisinage.

Il n’y avait pas à s’y tromper, cependant : miss Moore était l’objet de sa prédilection ; elle l’avait fait voir plus d’une fois, soit en s’arrêtant pour lui parler le dimanche à l’église, soit en l’invitant presque cordialement à aller à Briarmains, et ce jour-là même en poussant la condescendance jusqu’à lui faire personnellement une visite. La raison qu’elle se donnait à elle-même de cette préférence, était que miss Moore était une femme d’un caractère ferme et digne, qui ne montrait jamais la moindre légèreté dans sa conversation ni dans sa démarche ; et aussi, qu’étant étrangère, elle avait besoin d’une amie pour la soutenir. Elle aurait pu ajouter que son air simple, ses vêtements sans recherche, ses manières flegmatiques et peu attrayantes, étaient pour elle autant de recommandations additionnelles. Il est certain au moins que les ladies remarquables par les qualités opposées, la beauté, l’air gai, le goût et l’élégance de leur mise, n’avaient pas souvent l’approbation de mistress Yorke. Tout ce que les hommes ont coutume d’admirer chez les femmes, mistress Yorke le condamnait ; tout ce qu’ils méprisent ou dédaignent, elle le patronnait.

Caroline s’avança vers la matrone avec un certain sentiment de défiance. Elle savait peu de chose de mistress Yorke, et, comme nièce d’un recteur, elle était inquiète sur l’accueil qui lui était réservé. Cet accueil fut très-froid, et elle s’empressa de cacher sa déconvenue en se détournant pour ôter son chapeau. Puis, lorsqu’elle se fut assise, elle ne fut pas fâchée de se voir immédiatement accostée par une petite fille en robe bleue, qui s’élança comme une petite fée du pied de la chaise de la grande dame, où elle se tenait assise sur un tabouret, dérobée à la vue par les plis de la vaste robe rouge, et, courant vers miss Helstone, lui jeta sans façon ses bras autour du cou et lui demanda un baiser.

« Ma mère n’a pas été polie pour vous, dit-elle en recevant et rendant un souriant salut, et Rose, que voilà, ne fait nulle attention à vous : c’est leur habitude. Si, au lieu de vous, un ange aux blanches ailes, avec une couronne d’étoiles, était entré dans cette chambre, ma mère eût fait un roide salut, et Rose n’eût pas levé du tout la tête ; mais je serai votre amie ; je vous ai toujours aimée.

— Jessie, réprimez votre langue, et retenez votre familiarité ! dit mistress Yorke.

— Mais, ma mère, vous êtes si froide ! s’écria Jessie. Miss Helstone ne vous a jamais fait de mal ; pourquoi ne seriez-vous pas aimable pour elle ? Vous êtes si roide, votre regard est si froid, votre parole si sèche ! Pourquoi ? C’est absolument de cette manière que vous traitez miss Shirley Keeldar et toutes les jeunes ladies qui viennent dans notre maison. Et Rose, que voilà, est une telle aut… aut… j’ai oublié le mot, mais il signifie une machine sous la forme d’un être humain. À vous deux, cependant, vous feriez fuir tout le monde de Briarmains. Martin dit souvent cela.

— Je suis une automate ? Bon ! laissez-moi tranquille, alors, dit Rose, du petit coin où elle était assise sur le tapis, au pied d’une petite bibliothèque, avec un livre ouvert sur ses genoux. Miss Helstone, comment vous portez-vous ? » ajouta-t-elle en dirigeant un instant son regard vers cette dernière, puis reportant ses beaux yeux gris sur le livre qu’elle dévorait.

Caroline tourna les yeux vers elle, contemplant sa contenance absorbée, et observant, à mesure qu’elle lisait, un certain mouvement de sa bouche, mouvement plein de caractère. Caroline avait du tact ; elle était douée d’un instinct remarquable. Elle sentait que Rose était une enfant peu ordinaire : elle savait comment la prendre. S’approchant doucement, elle s’agenouilla sur le tapis à côté d’elle, et regarda sur son livre par-dessus sa petite épaule : c’était un roman de mistress Radcliffe, l’Italien.

Caroline lut avec elle, sans faire aucune remarque : arrivée au bas de la page, Rose eût l’attention de lui demander avant de tourner le feuillet :

« Êtes-vous prête ? »

Caroline fit seulement un signe de tête affirmatif.

« Aimez-vous ce livre ? demanda Rose un instant après.

— Il y a longtemps, lorsque je le lisais étant enfant, il m’intéressait prodigieusement.

— Pourquoi ?

— Il semblait m’ouvrir la promesse, me donner le pressentiment d’un étrange roman à parcourir.

— Et en le lisant, il vous semble être loin de l’Angleterre, sous un autre ciel, le ciel d’Italie, ce ciel bleu du Midi décrit par les voyageurs.

— Cela vous impressionne, Rose ?

— Cela me fait soupirer après les voyages, miss Helstone.

— Quand vous serez femme, peut-être serez-vous à même de satisfaire votre désir.

— J’entends bien en trouver le moyen, si on ne me le donne pas. Je ne puis toujours demeurer à Briarfield. Le monde entier n’est pas très-grand, comparé à l’ensemble de la création : il faut au moins que je voie l’extérieur de notre ronde planète.

— Quelle partie ?

— D’abord l’hémisphère dans lequel nous vivons ; puis l’autre. Je veux que ma vie soit réellement une vie, non une noire extase, comme celle du crapaud enterré dans un bloc de pierre ; non une mort lente, comme la vôtre dans la rectorerie de Briarfield.

— Comme la mienne ? Que voulez-vous dire, enfant ?

— N’est-ce pas une longue et ennuyeuse mort que d’être pour toujours enfermée dans cette triste maison, que je prends, toutes les fois que je passe auprès, pour un tombeau auquel on aurait ouvert des fenêtres ? Je ne vois jamais aucun mouvement autour de la porte ; jamais un bruit ne s’échappe de ces murs. Je crois que jamais fumée n’est sortie de ces cheminées. Que faites-vous là ?

— Je couds, je lis, j’apprends des leçons.

— Êtes-vous heureuse ?

— Serais-je plus heureuse d’errer seule dans des pays étrangers, comme vous voudriez le faire ?

— Beaucoup plus heureuse, même lorsque vous ne feriez autre chose que d’errer. Souvenez-vous cependant que j’aurai un objet en vue : mais ne fissiez-vous que d’aller devant vous, et toujours devant vous, comme certaine lady enchantée d’un conte de fée, vous pourriez être plus heureuse que maintenant. Dans votre marche d’un jour vous traverseriez des montagnes, des bois, des cours d’eau, changeant perpétuellement d’aspect, soit que le soleil répande ou non sur eux ses rayons, soit que le temps soit pluvieux ou beau, sombre ou clair. Rien ne change dans la rectorerie de Briarfield. Le plâtre du plafond de votre parloir, le papier des murs, les rideaux, les tapis, les chaises, sont toujours les mêmes.

— Est-ce que le changement est nécessaire au bonheur ?

— Oui.

— Est-ce qu’il lui est synonyme ?

— Je ne sais ; mais pour moi la monotonie et la mort sont presque la même chose. »

Ici, Jessie prit la parole.

« Est-ce qu’elle n’est pas folle ? demanda-t-elle.

— Mais, Rose, continua Caroline, je crains que cette vie de courses perpétuelles ne finisse, pour moi du moins, comme le roman que vous lisez, par le désappointement, la déception, l’irritation d’esprit.

— Est-ce que l’Italien finit ainsi ?

— C’était ma pensée lorsque je le lus.

— Mieux vaut essayer de toutes choses et les trouver vides, que de ne rien essayer et mener une vie nulle. Agir ainsi, c’est commettre le péché de ce serviteur qui, méprisable fainéant ! enterra le talent que son maître lui avait confié.

— Rose, interrompit mistress Yorke, la satisfaction solide ne s’obtient que par l’accomplissement de ses devoirs.

— Très-bien, ma mère ! Et, si mon maître m’a confié dix talents, mon devoir est de les faire fructifier afin qu’ils en produisent dix autres, et non d’enterrer l’argent dans la poussière de mes tiroirs. Je ne le déposerai pas dans une théière ébréchée, pour le renfermer au milieu des tasses et des pots dans l’armoire à porcelaine. Je ne le confierai pas à votre table à ouvrage pour être étouffé sous une pile de bas de laine. Je ne l’emprisonnerai pas dans l’armoire à linge, parmi les draps ; et encore bien moins, ma mère (elle se leva à ces mots de dessus le plancher), encore bien moins le cacherai-je dans une terrine de pommes de terre froides pour être rangé avec le pain, le beurre, la pâtisserie et le jambon, sur les rayons du garde-manger. »

Elle s’interrompit un instant, puis continua :

« Mère, le Seigneur qui nous a donné à chacun nos talents reviendra un jour et nous demandera compte à tous de ce que nous en aurons fait. La théière ébréchée, le vieux bas, le lambeau de toile, la vieille terrine, rendront leur stérile dépôt dans beaucoup de maisons. Permettez au moins à vos filles de confier leur argent aux banquiers, afin qu’à la venue du maître elles puissent le lui rendre avec usure.

— Rose, avez-vous apporté votre patron à marquer, comme je vous l’avais dit ?

— Oui, mère.

— Asseyez-vous et faites une rangée de marques. »

Rose s’assit immédiatement et fit ce qui lui était ordonné. Après une pause de dix minutes, sa mère lui demanda :

« Est-ce que vous vous trouvez opprimée maintenant ? est-ce que vous vous regardez comme une victime ?

— Non, mère.

— Cependant, autant que je puis comprendre votre tirade, c’est une protestation contre toute occupation féminine et domestique.

— Vous l’avez mal interprétée, mère. Je serais fâchée de ne pas apprendre à coudre : vous avez raison de m’enseigner la couture et de me faire travailler.

— Même au raccommodage des bas de votre frère et à la confection des draps de lit ?

— Oui.

— Pourquoi crier et vous insurger contre cette occupation, alors ?

— Est-ce que je ne dois faire que cela ? Je ferai cela, et puis autre chose encore. Maintenant, mère, j’ai dit ce que j’avais à dire. J’ai douze ans, et, jusqu’à ce que j’en aie seize, je ne parlerai plus de talents : pour quatre années encore, je me fais votre industrieuse apprentie dans tout ce que vous voudrez m’enseigner.

— Vous voyez ce que sont mes filles, miss Helstone, dit mistress Yorke ; quelle précoce sagesse dans leur volonté ! « J’aimerais mieux ceci ; je préfère cela, » tel est le refrain de Jessie, pendant que Rose, d’un ton plus hardi, s’écrie : « Je veux, » et : « Je ne veux pas. »

— Je donne une raison, mère ; de plus, si ma parole est hardie, je ne la fais entendre qu’une fois par an. Vers chaque anniversaire de ma naissance, l’esprit me pousse à rendre un oracle touchant mon éducation et la manière de me diriger : je le prononce, et ne le répète pas ; c’est à vous, mère, de récolter ou de fermer l’oreille.

— Je conseillerais aux jeunes ladies, poursuivit mistress Yorke, d’étudier le caractère des enfants qu’elles peuvent rencontrer, avant de se marier, et de bien considérer si elles aimeraient à se charger de la responsabilité de guider les insouciants, du travail de persuader les entêtés, et du fardeau continuel de former et d’instruire les meilleurs.

— Mais, avec l’amour maternel, cela ne peut être bien difficile, dit Caroline. Les mères aiment leurs enfants plus tendrement qu’elles-mêmes.

— Joli langage ! très-sentimental ! La partie rude et pratique de la vie est encore à venir pour vous, jeune miss !

— Mais, mistress Yorke, si je prends un petit enfant entre mes bras, l’enfant d’une pauvre femme, par exemple, je sens que j’aime cette pauvre petite créature d’une façon toute particulière, bien que je ne sois pas sa mère. Je ferais volontiers tout pour lui, s’il était confié entièrement à mes soins, s’il dépendait absolument de moi.

— Vous sentez ! Oui ! oui ! Je le vois, vous vous laissez beaucoup conduire par vos sentiments, et vous vous considérez sans doute comme une personne très-impressionnable et très-raffinée. Savez-vous qu’avec toutes ces idées romanesques vous êtes arrivée à donner à vos traits une expression rêveuse qui convient mieux à une héroïne de roman qu’à une femme qui doit faire son chemin dans le monde réel, par la puissance du sens commun ?

— Non ; je n’ai aucune idée de cela, mistress Yorke.

— Regardez dans la glace qui se trouve derrière vous. Comparez ce visage qui y est reflété avec celui d’une laitière qui se lève de bonne heure et travaille rudement.

— Mon visage est pâle, mais il n’est point sentimental, et beaucoup de laitières, quelque colorées et robustes qu’elles soient, sont moins capables que moi de faire leur chemin dans le monde. Je pense davantage et plus correctement que ne le font en général les laitières. Donc, dans les circonstances où souvent, par défaut de réflexion, elles agiraient mal, moi, au moyen de la réflexion, j’agirais judicieusement.

— Oh ! non, vous seriez influencée par vos sentiments. Vous seriez guidée par leur impulsion.

— Certainement, je serais souvent influencée par mes sentiments ; ils m’ont été donnés pour cette fin. Ceux que mes sentiments m’enseignent à aimer, je dois les aimer, et je les aimerai ; et j’ai l’espoir que, si jamais j’ai un époux et des enfants, mes sentiments me porteront à les aimer. J’espère, dans ce cas, que leur impulsion me poussera fortement à aimer. »

Caroline éprouvait du plaisir à dire cela avec emphase ; elle avait du plaisir à oser le dire en présence de mistress Yorke. Elle se mettait peu en peine de l’injuste sarcasme qu’elle pouvait s’attirer en réponse. Elle rougit, non de colère, mais d’excitation, quand la matrone répondit froidement :

« Ne gaspillez pas vos effets dramatiques. Cela a été très-bien dit, et c’est très-beau ; mais c’est le perdre que de le dire devant deux femmes, une vieille femme et une vieille fille : il aurait fallu que quelque gentleman à marier fût présent. Est-ce que M. Robert ne serait pas quelque part par là caché derrière un rideau ? Qu’en pensez-vous, miss Moore ? »

Hortense, qui, pendant la principale partie de la conversation, était demeurée à la cuisine, surveillant la préparation du thé, n’avait pas encore tout à fait saisi le sens de la conversation. Elle répondit d’un air étonné que Robert était à Whinbury. Mistress Yorke rit de son rire particulier.

« Simple miss Moore ! dit-elle d’un ton protecteur. C’est bien digne de vous, d’interpréter ma question si littéralement et d’y répondre si simplement. Votre esprit ne comprend rien à l’intrigue. D’étranges choses peuvent se passer autour de vous sans que vous en soyez plus sage ; vous n’êtes pas de celles que l’on peut appeler clairvoyantes. »

Ces compliments équivoques ne semblèrent pas faire plaisir à miss Moore. Elle se redressa, fronça ses noirs sourcils, mais parut toujours étonnée.

« J’ai toujours été, depuis mon enfance, citée pour ma sagacité et mon discernement, répondit-elle ; car elle se piquait tout particulièrement de posséder ces qualités.

— Vous n’avez jamais intrigué pour gagner un mari, j’en suis sûre, poursuivit mistress Yorke, et vous n’avez pas le bénéfice de l’expérience personnelle pour vous aider à découvrir les intrigues des autres. »

Caroline ressentit ce bienveillant langage où la bienveillante mistress Yorke voulait qu’elle le ressentît, dans son cœur. Elle ne pouvait même pas parer les flèches : elle se trouvait sans défense pour le moment. Répondre, c’eût été avouer que le coup avait porté juste. Mistress Yorke éprouvait du plaisir à la voir là assise, les yeux baissés, les joues brûlantes, et exprimant par son attitude abattue, et par un tremblement qu’elle ne pouvait réprimer, toute l’humiliation et le chagrin qu’elle éprouvait. Cette étrange femme avait une antipathie naturelle pour les caractères timides et impressionnables, les tempéraments nerveux ; une jolie, délicate et jeune figure, n’était rien moins qu’un passe-port auprès de son affection. Rarement elle rencontrait ces qualités qu’elle détestait réunies dans la même personne. Plus rarement encore elle trouvait cette personne à sa merci, et dans des circonstances où elle pouvait l’écraser sans pitié. Cette après-midi, elle se trouvait tout spécialement bilieuse et morose ; elle fit une nouvelle charge.

« Votre cousine Hortense est une excellente sœur, miss Helstone. Les ladies qui viennent au cottage de Hollow pour essayer de la chasse au mari peuvent, par un artifice très-peu habile, cajoler la maîtresse de la maison, et avoir tout le gibier dans leurs propres mains. Vous aimez la société de votre cousine, miss ?

— Hortense a toujours été très-aimable pour moi.

— Une sœur qui a un frère célibataire est toujours trouvée aimable par ses amies à marier.

— Mistress Yorke, dit Caroline, levant lentement ses yeux dont la prunelle bleue brillait maintenant d’un éclat ferme et vif, en même temps que ses joues avaient repris leur pâleur habituelle ; mistress Yorke, puis-je vous demander ce que vous entendez par là ?

— Vous donner une leçon sur la culture de la rectitude ; vous donner le dégoût de l’artifice et du faux sentimentalisme.

— Ai-je besoin de cette leçon ?

— Un grand nombre de nos jeunes ladies modernes en ont besoin. Vous êtes tout à fait une jeune ladie moderne, maladive, délicate, professant l’amour de la solitude ; ce qui implique, je suppose, que vous trouvez peu de choses dignes de vos sympathies dans le monde ordinaire. Le monde ordinaire, les simples et honnêtes gens, sont meilleurs que vous ne le pensez, bien meilleurs que n’importe quelle liseuse de livres et faiseuse de romans qui montre à peine son nez sur le mur du jardin de son oncle le recteur.

— Et que, par conséquent, vous ne connaissez pas. Excusez-moi, et vraiment, il m’importe peu que vous m’excusiez ou non, vous m’avez attaquée sans provocation, je me défendrai sans apologie. Vous ignorez la nature de mes relations avec mon cousin et ma cousine ; dans un accès d’humeur chagrine vous avez essayé de les empoisonner par de gratuites insinuations, qui sont plus artificieuses et plus fausses que tout ce dont vous pouvez justement m’accuser. Que je sois pâle et que je paraisse quelquefois défiante, ce n’est pas votre affaire. Que j’aime les livres et que je déteste les vulgaires commérages, cela vous regarde encore moins. Pour ce qui est d’être une faiseuse de romans, c’est pure conjecture de votre part. Ce n’est pas un crime d’être la nièce d’un recteur, quoique vous puissiez avoir l’esprit assez étroit pour le croire. Vous ne m’aimez pas ; vous n’avez aucune juste raison de me haïr : en conséquence, gardez pour vous l’expression de votre haine. Si jamais, à l’avenir, il vous arrive de la manifester, je vous répondrai peut-être avec moins de réserve que je ne viens de le faire. »

Elle se tut et s’assit, pâle et calme. Elle avait parlé de son ton le plus clair, ni vite, ni haut ; mais le son argenté de sa voix vibrait aux oreilles. Le courant qui circulait dans ses veines était aussi rapide qu’il était peu apparent.

Mistress Yorke ne s’irrita pas à ce reproche, formulé avec une sévérité si simple, dicté par une fierté si calme. Se tournant froidement vers miss Moore, elle dit avec un signe de tête approbateur :

« Après tout, elle a du cœur. Parlez toujours aussi honnêtement que vous venez de le faire, continua-t-elle, et vous vous en trouverez bien.

— Je repousse une recommandation si offensante, répondit Caroline, du même ton et avec le même regard que précédemment. Je rejette un conseil empoisonné par l’insinuation. C’est mon droit de parler comme je le crois convenable. Bien loin de toujours parler comme je viens de le faire, je ne me permettrai jamais avec personne un ton si sévère, un tel langage, sinon pour répondre à une insulte non provoquée.

— Mère, vous avez trouvé votre égale, » dit la petite Jessie, que cette scène paraissait grandement édifier.

Rose avait entendu le tout sans faire paraître la moindre émotion. Elle dit :

« Non ! miss Helstone n’est pas l’égale de ma mère, car elle se fâche ; ma mère la réduirait en quelques semaines. Shirley Keeldar se contient mieux. Mère, vous n’avez jamais pu blesser miss Keeldar. Sous ses vêtements de soie, elle porte une armure que vous ne pouvez pénétrer. »

Mistress Yorke se plaignait souvent que ses enfants étaient mutins. Chose étrange, avec toute sa rigueur et sa force de caractère, elle ne pouvait acquérir sur eux aucune autorité : un regard de leur père avait plus d’influence sur eux qu’une réprimande de leur mère.

Miss Moore, à laquelle la position de témoin dans une altercation où elle ne prenait aucune part déplaisait beaucoup, rassemblant sa dignité, se préparait à prononcer un discours pour prouver à chacune des parties qu’elle avait tort, qu’elle devait rougir d’elle-même et se soumettre humblement au sens supérieur de celle qui s’adressait alors à elle. Heureusement pour son auditoire, elle n’avait pas parlé plus de dix minutes, que l’entrée de Sarah avec le service à thé appela son attention, d’abord sur le fait que cette demoiselle avait un peigne doré dans ses cheveux et un collier rouge autour du cou, et ensuite sur le devoir de faire le thé. Après le repas, Rose la remit en belle humeur en lui demandant une chanson, puis en l’engageant dans une intelligente et vive conversation sur l’art de jouer de la guitare et la musique en général.

Jessie, pendant ce temps, dirigeait ses assiduités vers Caroline. Assise à ses pieds sur un tabouret, elle lui parla d’abord religion, puis politique. Jessie avait coutume à la maison d’écouter avidement ce que son père disait sur ces sujets, puis ensuite, en compagnie, de débiter, avec plus de facilité que de jugement ou de discrétion, ses opinions, ses antipathies ou ses préférences. Elle reprocha vivement à Caroline d’être membre de l’Église établie et d’avoir un oncle ecclésiastique. Elle lui apprit qu’elle vivait à la charge du pays, et qu’elle ferait mieux de travailler pour vivre honnêtement que de passer une vie oisive et de manger le pain de la paresse sous forme de dîmes. Ensuite Jessie passa en revue le ministère alors au pouvoir ; elle fit une mention familière de lord Castelreagh et de M. Percival. Elle orna chacun d’un caractère qui eût pu séparément convenir à Moloch et à Bélial. Elle dénonça la guerre comme un meurtre en grand, et lord Wellington comme un boucher mercenaire.

Caroline écoutait avec une édifiante attention. Il était très-comique d’entendre ce vigoureux petit jacobin enfermé dans une robe de mousseline répéter les récriminations de son père dans son nerveux dialecte dorique. N’étant pas méchante par sa nature, son langage n’était pas si amer qu’il était fort, et sa petite figure expressive donnait à chaque phrase un piquant qui captivait l’intérêt de celle qui l’écoutait.

Caroline la gronda lorsqu’elle dit du mal de Wellington ; mais elle écouta avec plaisir la tirade suivante sur le prince régent. Jessie vit bientôt à l’éclat des yeux de son interlocutrice, au sourire qui se jouait sur ses lèvres, qu’enfin elle avait abordé un sujet qui lui plaisait. Plus d’une fois elle avait entendu parler, à la table de son père, du gras Adonis de cinquante ans, et elle répétait les commentaires de M. Yorke sur ce thème aussi bien que ce dernier lui-même eût pu le faire.

Mais, Jessie, je n’écrirai pas un mot de plus sur vous. Je trace ces lignes par un soir d’automne, froid et sombre. Il n’y a qu’un nuage au ciel, mais il le voile d’un pôle à l’autre. Le vent ne peut s’apaiser : il court en gémissant sur ces tristes montagnes, perdues dans la brume du crépuscule et le brouillard. La pluie a battu tout le jour cette tour d’église : elle s’élève sombre au milieu de l’enceinte de pierre de son cimetière ; les orties, les longues herbes, les tombes sont baignées dans l’humidité. Ce soir m’en rappelle trop vivement un autre : certains personnages, qui avaient accompli le jour même un pèlerinage à un tombeau nouvellement creusé dans un cimetière hérétique, étaient assis autour d’un feu de bois, devant le foyer d’une maison étrangère. Ils étaient gais et enjoués : mais chacun d’eux savait qu’un vide qui ne serait jamais rempli venait, de se faire dans leur cercle, qu’ils avaient perdu quelqu’un dont toute leur vie ils déploreraient l’absence ; ils savaient que la pluie tombait sur la terre humide qui couvrait leur chère enfant, et que l’ouragan faisait entendre ses tristes gémissements au-dessus de sa tête ensevelie. Le feu les réchauffait ; la vie et l’amitié répandaient encore sur eux leurs bienfaits : mais Jessie gisait, froide, ensevelie, solitaire, n’ayant contre l’orage d’autre protection que la terre qui la recouvrait.

Mistress Yorke plia son tricot, coupa court à la leçon de musique et à la discussion politique, et termina sa visite au cottage assez tôt pour retourner à Briarmains avant que le soleil eût tout à fait quitté l’horizon, ou que le sentier à travers la campagne fût devenu trop humide par la rosée.

La lady et ses filles étant parties, Caroline sentit qu’elle aussi devait prendre son écharpe, embrasser les joues de sa cousine et se diriger vers la rectorerie. Si elle restait plus tard, la nuit arriverait, et Fanny aurait la peine de la venir chercher ; elle se souvint que ce jour-là on cuisait le pain et on repassait le linge à la rectorerie, et que Fanny était fort occupée. Et cependant elle ne pouvait quitter son siège à la fenêtre du petit parloir. D’aucun point de vue le couchant ne pouvait paraître plus agréable que de cette fenêtre entourée de sa guirlande de jasmin, dont les étoiles blanches et les feuilles vertes se détachaient en formes gracieuses, mais sans couleur, sur l’azur doré d’un ciel d’août à huit heures du soir.

Caroline jetait les yeux sur la porte, à côté de laquelle s’élevaient de grands chênes ; elle regardait la haie de troènes et de lauriers s’entrelaçant tout près d’elle dans le jardin. Ses yeux désiraient voir autre chose que des arbustes, avant de quitter cette perspective limitée ; ils désiraient voir une figure humaine, d’une certaine forme et d’une certaine taille, passer la haie et entrer par la porte. À la fin elle vit une figure humaine, non, elle en vit deux : Frédéric Murgatroyd passa parla, portant une cruche d’eau ; Joe Scott le suivit, agitant dans sa main les clefs de la fabrique. Ils allaient fermer les portes de l’écurie et de la fabrique avant de rentrer chez eux.

« Je dois faire comme eux, pensa Caroline, se levant à moitié et soupirant. Tout cela n’est que folie, folie à briser le cœur, ajouta-t-elle. En premier lieu, je resterais jusqu’à la nuit, qu’il ne reviendrait personne ; car, je le sens dans mon cœur, le Destin l’a écrit dans la page de ce jour de son livre éternel, je ne dois pas avoir aujourd’hui le bonheur après lequel je soupire. En second lieu, s’il entrait en ce moment, ma présence serait un chagrin pour lui, et la conscience qu’il en serait ainsi glacerait mon sang. Sa main serait peut-être inerte et froide si je lui donnais la mienne, son œil serait peut-être obscurci si je cherchais son éclat. Si je cherchais cette animation que j’y ai vue dans les jours passés, lorsque mon visage, mon langage ou ma disposition, dans quelque heureux moment, avaient eu le bonheur de lui plaire, je ne découvrirais qu’obscurité. J’aurais mieux fait de rentrer à la maison. »

Elle prit son chapeau sur la table où il était placé, et elle en attachait le ruban, lorsque Hortense, dirigeant son attention vers un splendide bouquet de fleurs placé dans un vase sur la même table, dit que miss Keeldar l’avait envoyé de Fieldhead le matin même ; puis elle parla des convives que cette lady avait en ce moment et de la vie affairée qu’elle avait menée tout récemment, ajoutant qu’elle ne devait pas beaucoup aimer ce genre de vie, et s’étonnant qu’une personne qui aimait autant sa liberté que l’héritière ne trouvât pas le moyen de se débarrasser plus tôt de ce cortège de parents.

« Mais on dit qu’elle ne veut pas permettre à M. Sympson et à sa famille de partir, ajouta-t-elle. Ils désiraient beaucoup retourner dans le Midi la semaine dernière, pour recevoir leur fils unique que l’on attend au retour d’un voyage. Elle insiste pour que son cousin Henry vienne rejoindre ses amis ici dans le Yorkshire. Je suis sûre qu’elle fait cela en partie pour nous obliger, Robert et moi.

— Comment, pour obliger Robert et vous ? demanda Caroline.

— Eh quoi ! mon enfant, vous êtes stupide. Ne savez-vous pas… vous devez souvent avoir entendu dire…

— Madame, dit Sarah ouvrant la porte, les conserves que vous m’aviez dit de faire bouillir, les confitures, comme vous les appelez, sont toutes brûlées au fond du chaudron.

— Les confitures ! elles sont brûlées ? Ah ! quelle négligence coupable ! coquine de cuisinière, fille insupportable ! »

Et mademoiselle, prenant dans une armoire un grand tablier de cuisine et l’attachant sur son tablier noir, se précipita éperdue dans la cuisine, d’où, à dire vrai, s’exhalait une odeur de sucre brûlé plus forte que savoureuse.

La maîtresse et la servante avaient été en querelle ouverte toute la journée au sujet de la conservation de certaines cerises noires, dures comme du marbre, sûres comme des prunelles. Sarah soutenait que le sucre était le seul condiment orthodoxe que l’on dût employer. Mademoiselle maintenait, et elle appuyait son opinion de l’expérience pratique de sa mère, de sa grand-mère et de sa bisaïeule, que la mélasse était infiniment préférable. Elle avait commis une imprudence en laissant à Sarah la charge du chaudron de conserves, car son défaut de sympathie pour son contenu avait amené de la négligence dans la surveillance, et le résultat était des cendres noires. Une dispute s’ensuivit ; de vifs reproches et des sanglots plutôt bruyants que profonds ou réels.

Caroline, se tournant de nouveau vers le petit miroir, écartait les boucles de ses joues pour les placer sous son chapeau de campagne, certain qu’il serait non-seulement inutile, mais désagréable de demeurer plus longtemps, quand tout à coup la porte de derrière s’ouvrant, un calme profond régna dans la cuisine. Les langues se turent, comme comprimées par le mors et la bride. Était-ce Robert ? souvent, presque toujours, il entrait par la porte de la cuisine en s’en revenant du marché. Non : c’était seulement Joe Scott, qui, ayant fait trois ou quatre hem significatifs, dit :

« Il me semble que je viens d’entendre frapper ! »

Personne ne répondit.

« Et, continua-t-il, comme le maître est arrivé, et qu’il va entrer par cette porte, j’ai cru convenable d’entrer vous en prévenir. Il ne faut jamais laisser entrer sans avertir, dans une maison pleine de femmes. Il est ici ; avancez, monsieur. Elles jouaient joliment de la langue ; mais je pense que je les ai apaisées. »

On entendit entrer une autre personne. Joe Scott continua :

« Que signifie cette complète obscurité ? Coquine de Sarah, tu ne peux pas allumer une chandelle ? le soleil est couché depuis une heure. Il va se rompre le cou contre quelques-uns de vos pots, de vos tables, de vos drogues ; faites attention à cette marmite, monsieur ; elles l’ont placée dans votre chemin, on dirait qu’elles l’ont fait par malice. »

Une pause confuse succéda aux observations de Joe. Caroline, bien qu’elle écoutât avec ses deux oreilles, ne put rien comprendre. À la fin un cri se fit entendre, un cri de surprise, suivi du bruit d’un baiser ; des exclamations à demi articulées lui succédèrent.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! est-ce que je m’y attendais ? étaient les seules paroles que l’on pût distinguer.

— Et tu te portes toujours bien, bonne sœur ? » demanda une autre voix, celle de Robert, certainement.

Caroline était dans un grand embarras. Obéissant à une impulsion dont elle n’avait pas le temps de discuter la sagesse, elle s’échappa du petit parloir, et, courant en haut de l’escalier, elle prit position de façon à pouvoir faire de nouvelles observations avant de se présenter. Le soleil était couché depuis longtemps déjà ; le passage était dans l’obscurité ; mais il ne faisait pas assez nuit pour qu’elle ne pût voir aussitôt Robert et Hortense le traverser.

« Caroline ! Caroline ! s’écria Hortense un moment après ; venez voir mon frère !

— C’est étrange ! se disait miss Helstone ; c’est plus qu’étrange ! pourquoi cette excitation à propos d’un fait si commun et si simple qu’un retour de marché ? Aurait-elle perdu la tête ? est-ce que les confitures brûlées lui auraient détraqué le cerveau ? »

Elle descendit légèrement émue : elle le fut bien davantage encore, lorsque Hortense la saisit par la main à l’entrée du parloir, et la conduisant à Robert, dont la grande taille se dressait dans le clair-obscur auprès de l’unique fenêtre, la présenta avec un mélange d’agitation et de formalité, comme s’ils eussent été tout à fait étrangers et que ce fût leur première entrevue.

L’embarras de Caroline allait croissant. Il salua d’une façon un peu timide, et se détournant d’elle avec l’embarras d’un étranger, son visage fut éclairé par la lumière douteuse de la fenêtre : l’énigme du rêve (car tout cela semblait un rêve) fut à son apogée. Caroline vit un visage qui ressemblait à celui de Robert, mais qui cependant n’était pas le sien.

« Qu’est-ce que cela signifie ? dit Caroline. Est-ce que mes yeux me trompent ? est-ce là mon cousin ?

— Certainement, c’est votre cousin, » affirma Hortense.

Alors, quel était celui qui traversait en ce moment le corridor, qui entrait dans la chambre ? Caroline rencontra en se retournant un nouveau Robert, le vrai Robert, comme elle le sentit à l’instant.

« Eh bien, dit-il en souriant à son air étonné et interrogateur, lequel est Robert ?

— Ah ! c’est vous, répondit-elle.

— Je le crois, dit-il en riant ; et lui, savez-vous qui il est ? vous ne l’avez jamais vu encore, mais vous avez entendu parler de lui. »

Elle se recueillit un instant.

« Ce ne peut être qu’une seule personne : votre frère, puisqu’il vous ressemble si fort, mon autre cousin, Louis.

— Remarquable petit Œdipe ! vous eussiez vaincu le sphinx ! Mais maintenant, voyez-nous ensemble ; change de place, Louis. Change encore, pour l’embarrasser. Quel est votre vieil ami, maintenant, Lina ?

— Comme s’il était possible de se tromper lorsque vous parlez ! vous auriez dû me faire adresser la question par Hortense. Mais vous n’êtes pas tout à fait ressemblant ; c’est seulement votre taille, votre figure, votre teint, qui sont semblables.

— Et je suis Robert, n’est-ce pas ? » demanda le nouveau venu, faisant un premier effort pour surmonter ce qui semblait sa timidité naturelle.

Caroline secoua glorieusement la tête. Un doux et expressif rayon de ses yeux brillait sur le vrai Robert. Ce regard disait tout.

Il ne lui fut pas permis de quitter à l’instant ses cousins. Robert lui-même se montra péremptoire en la forçant à rester. Contente, simple et affable dans ses manières (contente ce soir-là, du moins), et en joyeuse humeur pour le moment, elle était une trop agréable addition à la réunion du cottage pour qu’aucun de ses cousins consentît volontiers à son départ. Louis paraissait être un homme grave, posé, aimant la retraite ; mais la Caroline de ce soir-là, qui n’était pas, comme vous le savez, lecteur, la Caroline de chaque jour, eut bientôt vaincu sa réserve et égayé sa gravité. Il s’assit auprès d’elle et lui parla. Elle savait déjà que sa carrière était l’enseignement ; elle apprit que depuis quelques années il était le précepteur du fils de M. Sympson, qu’il avait voyagé avec lui et l’avait accompagné dans le Nord. Elle lui demanda s’il aimait son poste, mais il lui fut répondu par un regard qui lui ôta l’envie d’une nouvelle question sur ce sujet. Ce regard éveilla la sympathie de Caroline : elle comprit toute la tristesse de l’expression qui passa sur la figure intelligente de Louis, car elle lui trouvait une figure intelligente, quoique, selon elle, bien inférieure en beauté à celle de Robert. Elle se retourna pour faire la comparaison. Robert était appuyé contre le mur, un peu derrière elle, tournant les feuillets d’un livre de gravures, et probablement écoutant en même temps le dialogue qui s’était établi entre elle et Louis.

« Comment avais-je pu les trouver ressemblants ? se demanda-t-elle à elle-même. Je vois maintenant que c’est à Hortense que Louis ressemble, et non à Robert. »

Et cela était en partie vrai : il avait le nez plus long et la lèvre supérieure avancée de sa sœur, plutôt que les beaux traits de son frère ; sa bouche et son menton avaient la même forme que ceux de sa sœur, et n’avaient pas la régularité de ceux du jeune manufacturier. Son air, quoique délibéré et réfléchi, pouvait à peine passer pour prompt et ingénieux. On éprouvait, en le regardant, une impression calme qui faisait croire qu’il possédait une plus lente, et probablement plus bénigne nature, que son frère aîné.

Robert, sachant peut-être que le regard de Caroline s’était porté sur lui, bien qu’il ne l’eût pas rencontré et n’y eût pas répondu, ferma le livre qu’il tenait, et s’approchant, prit un siége à côté d’elle. Elle reprit sa conversation avec Louis : mais pendant qu’elle lui parlait, ses pensées étaient ailleurs ; son cœur battait du côté dont elle détournait à moitié la tête. Elle reconnaissait en Louis un air ferme, viril et bienveillant, mais elle s’inclinait devant la puissance secrète de Robert. Sa présence, bien qu’il gardât le silence, qu’il ne touchât pas même la frange de son écharpe ou le bord de sa robe blanche, l’électrisait. Si elle avait été obligée d’adresser la parole à lui seul, elle eût été embarrassée ; mais, libre de s’adresser à un autre, la vue de Robert l’excitait. Sa parole coulait librement : elle était gaie, joyeuse, éloquente. Le regard indulgent et la contenance placide de son auditeur la mettaient à l’aise ; le plaisir sobre exprimé par son sourire l’engagea à déployer tout ce qu’il y avait de brillant dans sa nature. Elle sentait que ce soir-là elle paraissait à son avantage, et, comme Robert était spectateur, cette pensée la remplissait de contentement. S’il se fût éloigné, l’affaissement eût suivi de près le stimulant.

Mais son bonheur ne fut pas longtemps complet ; un nuage vint bientôt le traverser.

Hortense, qui pendant quelque temps avait été occupée d’ordonner le souper, et qui débarrassait en ce moment la petite table de quelques livres, afin de faire de la place pour le thé, appela l’attention de Robert sur le vase de fleurs, dont le carmin, la neige et l’or des pétales brillaient à la lumière d’un éclat extraordinaire.

« Elles viennent de Fieldhead, dit-elle ; on les a envoyées à votre intention, sans doute : nous savons qui est là le favori ; pas moi, certainement. »

C’était chose étonnante que d’entendre plaisanter Hortense : il fallait qu’elle fût ce jour-là dans sa plus belle humeur.

« Cela veut dire que Robert est le favori ? demanda Louis.

— Mon cher, répliqua Hortense, Robert, c’est tout ce qu’il y a de plus précieux au monde ; à côté de lui, le reste du genre humain n’est que du rebut. N’ai-je pas raison, mon enfant ? » ajouta-t-elle, s’adressant à Caroline.

Caroline fut obligée de répondre oui ; mais son phare était éteint, son étoile s’était éclipsée lorsqu’elle prononça ce mot.

« Et toi, Robert ? demanda Louis.

— Lorsque vous aurez l’occasion, demandez-le-lui à elle-même, » répondit-il tranquillement. Soit qu’il eût rougi ou pâli, Caroline ne l’examina pas. Elle découvrit qu’il était tard et qu’elle devait rentrer à la maison. Elle voulut rentrer : Robert lui-même ne l’eût pu retenir.