Shirley/27

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Shirley
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 45-67).


CHAPITRE III.

Phœbé.


Shirley trouva probablement beaucoup d’agrément ce soir-là dans la société de sir Philippe Nunnely, car le lendemain matin elle se montra de fort agréable humeur.

« Qui veut faire une promenade avec moi ? dit-elle après le déjeuner. Isabelle et Gertrude, voulez-vous venir ? »

Une telle invitation de la part de Shirley à ses cousines était chose si rare, qu’elles hésitèrent avant d’accepter. Leur maman cependant manifestant son acquiescement au projet, elles mirent leurs chapeaux, et le trio se mit en route.

Il ne convenait guère à ces trois personnes de se trouver beaucoup ensemble : il était peu de ladies dont miss Keeldar aimât la société, et véritablement elle n’éprouvait de cordial plaisir avec aucune, à l’exception de mistress Pryor et de Caroline Helstone. Elle était polie, aimable, attentive même pour ses cousines ; mais cependant elle n’avait habituellement que peu de chose à leur dire. Dans sa brillante humeur de cette matinée exceptionnelle, elle s’efforça de suivre la conversation même avec les misses Sympson. Sans s’écarter de sa règle habituelle de ne discuter avec elles que des sujets ordinaires, elle donna à ses sujets un intérêt particulier ; les étincelles de son esprit pétillaient dans ses phrases.

Qui la rendait si joyeuse ? Les causes de sa gaieté devaient assurément venir d’elle-même. Le jour n’était pas beau ; c’était un pâle et brumeux jour d’automne : les promenades à travers les bois sombres étaient humides ; l’atmosphère était lourde, le ciel couvert ; et cependant il semblait que dans le cœur de Shirley fussent toute la lumière et le ciel d’azur de l’Italie, comme toute son ardeur étincelait dans son œil gris.

Quelques instructions à donner à son directeur d’exploitation, John, la retinrent en arrière de ses cousines, lorsqu’elles approchèrent de Fieldhead à leur retour ; peut-être s’écoula-t-il un intervalle de vingt minutes entre le moment où elle les quitta et son retour à la maison. Pendant ce temps elle avait parlé à John, puis elle s’était arrêtée dans l’avenue près de la porte. L’appel pour le goûter la fit entrer : elle s’excusa de ne point prendre part au repas, et monta à l’étage supérieur.

« Est-ce que Shirley ne vient pas au goûter ? demanda Isabelle ; elle a dit qu’elle avait faim. »

Une heure après, comme elle n’avait pas quitté sa chambre, une de ses cousines alla la chercher. Elle fut trouvée assise au pied du lit, la tête appuyée sur ses mains : elle paraissait tout à fait pâle, très-pensive, presque triste.

« Vous n’êtes pas malade ? lui fut-il demandé.

— Un peu indisposée, » répondit miss Keeldar.

Certainement, elle était bien différente de ce qu’elle avait été deux heures auparavant.

Ce changement constaté par ces trois mots et non autrement expliqué ; ce changement, de quelque côté qu’il vînt, effectué en dix minutes, ne passa pas comme un léger nuage d’été. Elle causa lorsqu’elle joignit ses amis au dîner, elle causa comme de coutume ; elle demeura avec eux pendant la soirée ; questionnée de nouveau sur sa santé, elle déclara qu’elle était tout à fait remise : ce n’avait été qu’une faiblesse, une indisposition d’un moment, qui ne méritait pas qu’on y fît attention : et cependant on sentait qu’il s’était fait un changement en Shirley.

Le lendemain, le jour d’après, la semaine, la quinzaine suivantes, cette ombre nouvelle et particulière demeura sur la physionomie, sur les manières de miss Keeldar. Une étrange inquiétude se faisait remarquer dans son regard, dans ses mouvements, jusque dans sa voix. L’altération n’était pas assez marquée pour provoquer ou permettre de fréquentes questions ; cependant cette altération existait et ne voulait pas céder. Elle planait sur elle comme un nuage qu’aucune brise ne pouvait chasser ni dissiper. Bientôt il devint évident que lui parler de ce changement, c’était la contrarier. D’abord, elle cherchait à éluder la remarque, et, si l’on y persistait, elle la repoussait avec la hauteur qui lui était propre. Si on lui demandait : « Êtes-vous malade ? » elle répondait avec décision :

« Je ne le suis pas.

— Est-ce que quelque chose pèse sur votre intelligence ? Est-il arrivé quelque chose qui affecte vos esprits ? »

Elle ridiculisait ironiquement l’idée. Qu’entendaient-ils par esprits ? Elle n’avait pas d’esprits, noirs ou blancs, bleus ou gris, à affecter.

Il devait pourtant y avoir quelque chose : elle était si changée ! lui disait-on.

Elle répondait qu’elle avait le droit de changer à son aise. Elle savait qu’elle n’était pas embellie : s’il lui convenait de devenir laide, qui pouvait y trouver à redire ?

Il devait y avoir une cause à ce changement : quelle était-elle ? insistait-on.

Elle demandait alors péremptoirement qu’on la laissât tranquille.

Puis elle faisait tous ses efforts pour paraître gaie, et semblait s’indigner contre elle-même de n’y pouvoir réussir ; de brèves, méprisantes épithètes, s’échappaient de ses lèvres lorsqu’elle était seule : « Folle ! lâche ! s’appelait-elle. Poltronne ! se disait-elle ; si vous devez trembler, tremblez en secret. Languissez lorsqu’aucun œil ne vous voit. »

« Comment osez-vous, lui arrivait-il de se demander, comment osez-vous montrer votre faiblesse et trahir vos imbéciles anxiétés ? Secouez-les ; élevez-vous au-dessus d’elles ; et, si vous ne le pouvez, cachez-les. »

Et pour les cacher, elle fit de son mieux. Elle devint de nouveau résolument joyeuse en société. Lorsqu’elle était fatiguée de l’effort et forcée de se relâcher, elle cherchait la solitude ; non la solitude de sa chambre, elle refusait de s’abêtir enfermée entre quatre murs, mais la plus sauvage solitude du dehors, qu’elle pouvait parcourir montée sur Zoé, sa jument. Elle faisait des courses à cheval d’une demi-journée. Son oncle la désapprouvait, mais n’osait lui faire de remontrances ; il n’était jamais agréable d’affronter la colère de Shirley, même lorsqu’elle était bien portante et gaie ; mais maintenant que son visage s’amaigrit, que son grand œil gris paraît creux, il y a quelque chose dans l’assombrissement de ce visage et le feu de cet œil qui à la fois touche et effraye.

Pour tous ceux qui, ignorants de l’altération de ses esprits, parlaient de l’altération de sa figure, elle avait la même réponse :

« Je suis parfaitement bien : je n’ai pas la moindre souffrance. »

Et vraiment, il fallait qu’elle eût de la santé pour supporter les intempéries du temps auxquelles elle s’exposait. Par la pluie ou le beau temps, le calme ou l’orage, elle faisait sa promenade quotidienne à cheval sur le marais de Stilbro’, Tartare courant à ses côtés avec son galop infatigable.

Deux fois, trois fois, les yeux des bavards, ces yeux qui sont partout, dans le cabinet et sur le sommet des montagnes, remarquèrent qu’au lieu de tourner sur Rushedge, point le plus élevé du marais de Stilbro’, elle allait tout droit vers la ville. Des espions ne manquèrent pas pour épier où elle se rendait ; on s’assura qu’elle descendait à la porte d’un M. Pearson Hall, solicitor, parent du vicaire de Nunnely : ce gentleman et ses ancêtres avaient été les agents de la famille Keeldar depuis plusieurs générations : quelques personnes affirmaient que miss Keeldar se trouvait enveloppée dans les affaires de la fabrique de Hollow ; qu’elle avait perdu de l’argent et était obligée d’engager son domaine ; d’autres conjecturaient qu’elle allait se marier, et qu’elle faisait préparer les arrangements préalables.

M. Moore et Henry Sympson étaient ensemble dans la salle d’étude ; le précepteur attendait une leçon que l’élève paraissait occupé à préparer.

« Henry, hâtez-vous ! L’après-midi tire à sa fin.

— Est-ce vrai, monsieur ?

— Certainement. N’êtes-vous pas bientôt prêt, avec cette leçon ?

— Non.

— Vous n’avez pas à peu près fini ?

— Je n’ai pas construit une ligne. »

M. Moore leva la tête : le ton de l’enfant était tout particulier.

« Votre tâche ne présente pas de difficultés, Henri ; mais si elle en contient, apportez-les-moi ; nous travaillerons ensemble.

— Monsieur Moore, je ne puis faire aucun travail.

— Mon garçon, vous êtes malade.

— Monsieur, je ne suis pas plus mal dans ma santé corporelle que d’habitude, mais mon cœur déborde.

— Fermez le livre. Venez ici, Harry. Venez au coin du feu. »

Harry s’avança en boitant ; son précepteur lui plaça une chaise : ses lèvres tremblaient, ses yeux étaient pleins de larmes. Il plaça sa béquille sur le plancher, inclina sa tête et pleura.

« Cette affliction n’est pas occasionnée par une douleur physique, dites-vous, Harry ? Vous avez un chagrin : dites-le-moi.

— Monsieur, j’ai un chagrin comme je n’en ai jamais eu auparavant. Je voudrais pouvoir en être soulagé de quelque façon : je peux à peine en porter le poids.

— Qui sait ? si vous me l’expliquez, je pourrai peut-être vous soulager. Quelle en est la cause ? Qui concerne-t-il ?

— La cause, monsieur, est Shirley ; il concerne Shirley.

— Est-ce vrai ? Vous pensez qu’elle est changée ?

— Tous ceux qui la connaissent pensent qu’elle est changée : vous aussi, monsieur Moore ?

— Non pas sérieusement, non. Je ne vois en elle aucune altération qu’une circonstance favorable ne puisse réparer en quelques jours ; d’ailleurs, sa propre parole doit être comptée pour quelque chose : elle dit qu’elle se porte bien.

— Aussi longtemps qu’elle a maintenu qu’elle allait bien, je l’ai cru, monsieur. Lorsque j’étais triste hors de sa vue, je recouvrais bientôt ma gaieté en sa présence. Maintenant…

— Eh bien ! Harry, maintenant ?… Vous a-t-elle dit quelque chose ? Vous avez été ensemble au jardin pendant trois heures ce matin : je l’ai vue vous parler, et vous écoutiez. Maintenant, mon cher Henri, si miss Keeldar a dit qu’elle est malade et vous a enjoint de garder le secret, ne lui obéissez pas. Dans l’intérêt de son existence, avouez tout. Parlez, mon garçon !

— Elle dit qu’elle est malade ! Je crois, monsieur, que, si elle était mourante, elle sourirait en disant : « Je ne souffre pas. »

— Qu’avez-vous appris, alors ? Quelle nouvelle circonstance… ?

— J’ai appris qu’elle vient de faire son testament.

— Son testament ! »

Le précepteur et l’élève gardèrent le silence.

« Elle vous a dit cela ? demanda Moore, après quelques minutes.

— Elle me l’a dit tout à fait gaiement ; non pas comme une circonstance de funeste présage, ainsi que je le pensais. Elle m’a dit que j’étais la seule personne, outre son solicitor, Pearson Hall, M. Helstone et M. Yorke, qui sût quelque chose sur ce sujet ; et elle m’a dit qu’elle voulait spécialement m’en expliquer les dispositions.

— Continuez, Harry.

— « Parce que, » a-t-elle dit en fixant sur moi ses beaux yeux, oh ! comme ils sont beaux, monsieur Moore ! je les aime ! je l’aime ! Elle est mon étoile. Le ciel ne doit pas la réclamer. Elle est aimable en ce monde, et douée pour ce monde. Shirley n’est pas un ange : elle est femme, et elle doit vivre avec les hommes. Les séraphins ne l’auront pas ! Monsieur Moore, si un des fils de Dieu, aux ailes larges et brillantes comme l’azur, bleues et bruissantes comme la mer, l’ayant vue si belle, descendait pour la réclamer, sa prétention serait combattue, combattue par moi, tout enfant et boiteux que je sois.

— Henry Sympson, continuez, qu’a-t-elle dit encore ?

— « Parce que, a-t-elle dit, si je ne faisais pas ce testament et que je vinsse à mourir avant vous, Harry, toute ma fortune vous reviendrait ; et je ne voudrais pas qu’il en fût ainsi, quoique je sois persuadée que votre père n’en serait pas fâché. Mais vous, a-t-elle dit, vous aurez tout son domaine, qui est grand, plus grand que Fieldhead ; vos sœurs n’auront rien, et je leur ai laissé quelque argent, quoique je ne les aime ni l’une ni l’autre pas la moitié autant que j’aime une mèche de vos beaux cheveux. Elle m’a dit cela, et elle m’a appelé son chéri et m’a laissé l’embrasser. » Elle m’a dit ensuite qu’elle avait légué aussi quelque argent à Caroline Helstone ; que ce manoir, avec son mobilier et ses livres sterling, m’était légué, parce qu’elle ne voulait pas que l’ancienne demeure de sa famille allât à des étrangers ; et que toute le reste de sa fortune, montant à environ douze mille livres en dehors des legs de mes sœurs et de miss Helstone, elle l’avait légué non à moi, qui étais déjà riche, mais à un homme bon, qui en fera un meilleur usage qu’aucun être humain n’en pourrait faire ; un homme, a-t-elle dit, qui est à la fois doux et brave, fort et compatissant ; un homme qui ne fait pas ostentation de principes religieux, mais qu’elle sait professer une religion pure et sans tache devant Dieu. L’esprit d’amour et de paix est avec lui ; il a visité l’orphelin et la veuve dans l’affliction, s’est tenu éloigné de la corruption du monde. Puis elle m’a demandé : « Approuvez-vous ce que j’ai fait, Harry ? » Je n’ai rien pu répondre, les pleurs m’étouffaient, comme ils font maintenant. »

M. Moore accorda à son élève un moment pour combattre et maîtriser son émotion ; ensuite il demanda :

« Quelle autre chose a-t-elle dit encore ?

— Lorsque je lui ai eu manifesté mon plein consentement aux conditions de son testament, elle m’a dit que j’étais un garçon généreux, et qu’elle était fière de moi. « Et maintenant, a-t-elle ajouté, dans le cas où quelque chose arriverait, vous saurez répondre à la méchanceté lorsqu’elle viendra murmurer de mauvaises choses à votre oreille, insinuant que Shirley vous a fait tort, qu’elle ne vous aimait pas. Vous saurez que je vous aimais, Harry, que nulle sœur n’eût pu vous aimer mieux, mon cher trésor. » Monsieur Moore, quand je me souviens de sa voix et que je me rappelle son regard, mon cœur bat à rompre ma poitrine. Elle peut aller au ciel avant moi ; si Dieu le commande, il le faudra ; mais le reste de ma vie, et ma vie ne sera pas longue, je suis heureux de cela maintenant, sera un rapide et mélancolique voyage sur le chemin que ses pieds ont pressé. Je pense reposer sous la voûte des Keeldar avant elle ; s’il en était autrement, placez mon cercueil à côté de celui de Shirley. »

Moore répondit avec un calme posé, qui offrait un étrange contraste avec l’enthousiasme troublé du jeune garçon.

« Vous avez tort tous les deux, et vous vous faites du mal l’un à l’autre. Si la jeunesse tombe une fois sous l’influence d’une terreur imaginaire, elle s’imagine que le soleil a pour toujours cessé de luire, elle croit que ses malheurs dureront toute sa vie. Qu’a-t-elle dit de plus ? A-t-elle dit autre chose ?

— Nous avons réglé entre nous deux ou trois affaires de famille.

— J’aimerais beaucoup à savoir ce que…

— Mais, monsieur Moore, vous souriez ; je ne pouvais pas sourire en voyant Shirley dans une telle humeur.

— Mon garçon, je ne suis ni nerveux, ni enthousiaste, ni inexpérimenté. Je vois les choses telles qu’elles sont : il n’en est pas ainsi de vous, quant à présent. Dites-moi ces affaires de famille.

— Seulement, monsieur, elle m’a demandé si je me considérais plutôt comme un Keeldar que comme un Sympson ; et je lui ai répondu que j’étais Keeldar du plus profond du cœur, et jusqu’à la moelle des os. Elle a dit qu’elle était contente de cela : car, excepté moi, il n’existait plus de Keeldar en Angleterre ; et alors nous sommes tombés d’accord sur quelques points.

— Eh bien ?

— Eh bien, monsieur, que, si je vivais pour hériter du domaine de mon père et du manoir de Fieldhead, je prendrais le nom de Keeldar et ferais de Fieldhead ma résidence. Je serais alors appelé Henry Shirley Keeldar. Et cela sera ainsi : son nom et son manoir remontent à plusieurs siècles, tandis que Sympson-Grove date d’hier.

— Allons, vous n’êtes sur le point d’aller au ciel ni l’un ni l’autre. J’ai les meilleures espérances de vous deux, avec vos fières distinctions, couple d’aiglons à moitié emplumés. Maintenant, qu’inférez-vous de tout ce que vous venez de dire ? Traduisez-moi cela en langage ordinaire.

— Que Shirley pense qu’elle est sur le point de mourir.

— Elle a parlé de sa santé ?

— Pas une seule fois ; mais je vous assure qu’elle dépérit ; ses mains deviennent tout à fait maigres, et aussi sa figure.

— Est-ce qu’elle se plaint quelquefois à votre mère et à vos sœurs ?

— Jamais. Elle leur rit au nez lorsqu’elles la questionnent là-dessus. Monsieur Moore, c’est une créature étrange, si belle et si légère ! point du tout une virago, une amazone ; et cependant dédaignant l’assistance et la sympathie.

— Savez-vous où elle est maintenant, Henry ? Est-elle à la maison, ou fait-elle sa promenade à cheval ?

— Elle n’est sûrement pas dehors, monsieur. Il pleut à verse.

— C’est vrai : ce n’est pas cependant une garantie qu’elle ne galope pas en ce moment vers Rushedge. Depuis quelques semaines, le mauvais temps ne l’a jamais empêchée de faire ses excursions.

— Vous vous rappelez, monsieur Moore, combien mercredi dernier le temps était pluvieux et orageux ? Si mauvais en vérité, qu’elle ne voulut pas permettre de seller Zoé ; et cependant la tempête qu’elle trouvait trop rude pour sa jument, elle l’a affrontée elle-même à pied : cette après-midi-là, elle marcha presque jusqu’à Nunnely. Je lui demandai, à son retour, si elle ne craignait pas de prendre un rhume. « Nullement, me dit-elle, ce serait une trop heureuse chance pour moi. Je ne sais pas, Harry ; mais la meilleure chose qui pût m’arriver, serait d’attraper un bon rhume ou une bonne fièvre, et de mourir comme tous les chrétiens. » Elle est malade, vous voyez, monsieur.

— Malade, assurément ! Allez savoir où elle est ; et, si vous pouvez avoir une occasion de lui parler sans attirer l’attention, demandez-lui de venir ici une minute.

— Oui, monsieur. »

Il saisit sa béquille, et se leva pour partir.

« Harry ! »

Il se retourna.

« Ne faites pas votre message mot pour mot. Formulez-le comme autrefois vous formuliez un appel ordinaire à la salle d’étude.

— Je comprends, monsieur ; elle obéira plus probablement.

— Puis, Harry…

— Monsieur ?

— Je vous appellerai, lorsque j’aurai besoin de vous ; jusque-là vous êtes exempté des leçons. »

Henry partit. M. Moore, resté seul, se leva de son bureau.

« Je puis être très-froid et très-hautain avec Henry, dit-il. Je peux avoir l’air de rire de ses appréhensions, et regarder du haut de ma dignité sa jeune ardeur. À lui je peux parler comme si, à mes yeux, ils étaient deux enfants. Voyons si je puis conserver le même rôle avec elle. J’ai vu le moment où je paraissais sur le point d’oublier ce rôle ; où la confusion et la soumission semblaient près de m’écraser avec leur douce tyrannie ; où ma langue bégayait ; où j’allais laisser tomber mon manteau et me montrer à elle non comme un maître, non, mais comme un tout autre personnage. J’espère bien ne plus tomber dans cette folie : c’est bon pour sir Philippe Nunnely de rougir lorsqu’il rencontre son regard ; il peut se permettre la soumission, lui ; il peut même sans danger laisser sa main trembler au contact de la sienne ; mais, si l’un de ses fermiers s’avisait de se montrer envers elle susceptible et sentimental, il mériterait tout simplement la camisole de force. Jusqu’à ce jour je me suis tiré d’affaire assez bien. Elle s’est assise à côté de moi, et je n’ai pas tremblé plus que mon bureau. J’ai supporté ses regards et ses sourires comme… un précepteur, que je suis. Je n’ai jamais touché sa main, jamais je n’ai subi cette épreuve. Je ne suis ni son fermier ni son valet, je n’ai jamais été ni son serf ni son serviteur ; mais je suis pauvre, et il est de mon devoir de veiller à ma propre dignité, de n’en pas compromettre un iota. Qu’a-t-elle voulu dire par cette allusion aux gens froids qui pétrifient la chair en marbre ? Elle m’a fait plaisir. Je ne sais pourquoi ; je ne me permettrais pas de le rechercher, je ne me permets jamais de scruter ni son langage ni sa contenance : car, si je le faisais, je pourrais quelquefois oublier le sens commun pour croire au roman. Une étrange et secrète extase parcourt mes veines par moments : je ne veux pas l’encourager, je ne veux pas m’en souvenir. Je suis résolu, aussi longtemps que je le pourrai, de conserver le droit de dire avec saint Paul : « Je ne suis pas fou, mais je parle le langage de la vérité et de la sagesse. »

Il s’arrêta, écoutant.

« Viendra-t-elle, ou ne viendra-t-elle pas ? se demanda-t-il. Comment accueillera-t-elle le message ? naïvement, ou avec dédain ? comme une enfant, ou comme une reine ? Ces deux caractères sont dans sa nature. »

Si elle vient, que lui dirai-je ? Comment justifier, d’abord, la liberté de la requête ? Lui présenterai-je des excuses ? je le pourrais en toute humilité ; mais une justification tendra-t-elle à nous placer dans les positions que nous devons relativement occuper en cette matière ? Je dois rester le professeur, autrement… J’entends le bruit d’une porte. »

Il écouta ; quelques minutes s’écoulèrent.

« Elle me refusera. Henry l’engage à venir : elle refuse. Ma demande est présomptueuse à ses yeux : qu’elle vienne seulement, et je lui apprendrai bien le contraire. J’aimerais mieux qu’elle fût un peu intraitable, cela m’aiguillonnerait. Je la préfère cuirassée d’orgueil, armée d’un sarcasme. Son dédain me fait sortir de mes rêves, je me retrouve moi-même. Un sarcasme de ses yeux et de ses lèvres donne de la vigueur à mes nerfs et à toutes mes fibres. J’entends des pas ; ce sont ceux de Henry… »

La porte s’ouvrit ; miss Keeldar entra. Il paraît que le message l’avait trouvée à son aiguille : elle apportait son ouvrage à la main. Ce jour-là elle n’était pas sortie à cheval : elle l’avait évidemment passé tranquillement. Elle portait son charmant costume d’intérieur et un tablier de soie. Ce n’était point une Thalestris, mais une femme d’un caractère paisible et même timide. M. Moore avait l’avantage sur elle : il eût pu lui parler d’un ton solennel et avec une attitude sévère ; peut-être l’aurait-il fait si elle se fût montrée insolente ; mais sa physionomie n’avait jamais fait voir moins de crânerie. Une sorte de douce timidité enfantine déprimait ses cils et se répandait sur son visage. Le précepteur debout le regardait en silence.

Elle s’arrêta entre la porte et le bureau.

« Avez-vous besoin de moi, monsieur ? demanda-t-elle.

— J’ai pris la liberté, miss Keeldar, de vous envoyer chercher, c’est-à-dire de vous demander une entrevue de quelques minutes. »

Elle attendit, en continuant son travail d’aiguille.

« Eh bien, monsieur (sans lever les yeux), de quoi s’agit-il ?

— Veuillez vous asseoir d’abord. Le sujet que je veux traiter demandera quelques instants. Peut-être n’ai-je guère le droit de l’aborder ; il est possible qu’aucune justification ne puisse m’excuser. La liberté que j’ai prise a son origine dans une conversation que j’ai eue avec Henry ; ce jeune garçon est affecté de l’état de votre santé ; tous vos amis éprouvent de l’inquiétude à ce sujet. C’est de votre santé que je désirerais vous parler.

— Je suis tout à fait bien, dit-elle brièvement.

— Et cependant changée.

— Cela ne peut intéresser personne que moi. Nous changeons tous.

— Voulez-vous vous asseoir ? Autrefois, miss Keeldar, j’avais quelque influence sur vous ; en ai-je encore maintenant ? puis-je croire que ce que je vous dis ne sera pas considéré comme positive présomption ?

— Laissez-moi lire du français, monsieur Moore ; je prendrai même une leçon de grammaire latine ; mais proclamons une trêve à toute discussion sanitaire.

— Non, non, le temps de ces discussions est venu.

— Discutez alors, mais ne me prenez pas pour texte ; je suis un sujet sain.

— Ne pensez-vous pas qu’il est mal d’affirmer et de réaffirmer ce qui substantiellement est faux ?

— Je dis que je suis bien : je n’ai ni toux, ni douleur, ni fièvre.

— N’y a-t-il pas d’équivoque dans cette assertion ? Est-elle la vérité vraie ?

— La vérité pure. »

Louis Moore la regarda fixement.

« Je ne puis moi-même, dit-il, découvrir aucune indication de maladie actuelle ; mais alors, pourquoi êtes-vous changée ?

— Suis-je changée ?

— Nous allons essayer de le prouver.

— Comment ?

— En premier lieu, je vous demande : dormez-vous comme vous aviez l’habitude de le faire ?

— Non ; mais ce n’est pas parce que je suis malade.

— Avez-vous l’appétit que vous aviez autrefois ?

— Non ; mais ce n’est pas parce que je suis malade.

— Vous rappelez-vous ce petit anneau attaché à ma chaîne de montre ? C’est celui de ma mère, et il est trop petit pour passer la jointure de mon petit doigt. Vous me l’avez plusieurs fois dérobé en jouant : il allait à votre index. Essayez-le maintenant. »

Elle permit l’épreuve : l’anneau tomba de la petite main amaigrie. Louis le ramassa et le rattacha à la chaîne. Une rougeur embarrassée colora le front de Shirley qui répéta encore :

« Ce n’est pas parce que je suis malade.

— Non-seulement vous avez perdu le sommeil, l’appétit, l’embonpoint, continua Moore, mais vos esprits sont continuellement en ébullition ; en outre, il y a dans votre œil une frayeur, dans vos manières une inquiétude nerveuse : ces particularités vous étaient autrefois étrangères.

— Monsieur Moore, nous nous arrêterons ici. Vous avez touché juste : je suis nerveuse. Maintenant, parlons d’autre chose. Quel temps pluvieux nous avons ! quelle pluie torrentielle et persévérante !

— Vous nerveuse ! Oui ; et, si miss Keeldar est nerveuse, ce n’est pas sans cause. Laissez-moi chercher cette cause. Laissez-moi voir de plus près. Le mal n’est pas physique : j’ai soupçonné cela. Il est venu en un instant. Je sais le jour. J’ai remarqué le changement. Votre douleur est mentale.

— Nullement ; ce n’est pas quelque chose de si noble, c’est simplement nerveux. Oh ! quittez ce sujet.

— Lorsqu’il sera épuisé ; pas avant. Des alarmes nerveuses doivent toujours être communiquées, afin qu’elles puissent être dissipées. Je voudrais avoir le don de persuasion, et pouvoir vous engager à parler librement. Je crois que la confession, dans votre cas, équivaudrait à la guérison.

— Non, dit Shirley brusquement : je désirerais que cela fût probable ; mais j’ai peur du contraire. »

Elle suspendit un moment son travail. Elle était maintenant assise. Reposant son coude sur la table, elle soutenait sa tête dans sa main. M. Moore paraissait croire qu’il avait enfin fait quelques pas dans ce chemin difficile. Elle était sérieuse, et dans son désir était renfermé un important aveu. Après cela, elle ne pouvait plus affirmer que rien ne lui faisait mal.

Le précepteur lui accorda quelques minutes de repos et de réflexion avant de revenir à la charge ; une fois ses lèvres avaient frémi pour parler ; mais il s’était retenu et avait prolongé la pause. Shirley leva ses yeux sur lui. S’il avait trahi quelque émotion, peut-être qu’une persistance obstinée dans le silence lui eût été opposée ; mais il paraissait calme, fort, digne de confiance.

« J’aime mieux le dire à vous qu’à ma tante, ou qu’à mes cousines ou à mon oncle, dit-elle. Ils feraient tous tant de fracas ! et c’est le bruit surtout que je crains, l’alarme, le tumulte, l’éclat. Bref, je n’ai jamais aimé à me trouver le centre d’un tourbillon domestique. Vous pouvez supporter un petit choc, n’est-ce pas ?

— Un grand, si c’est nécessaire. »

Pas un muscle de cet homme ne frissonna, et cependant son large cœur battait fort dans sa profonde poitrine. Qu’allait-elle lui dire ? Quelque irréparable malheur était-il arrivé ?

« Si j’avais pensé qu’il fût convenable d’aller à vous, je ne vous aurais jamais fait un secret de cela un seul moment, continua-t-elle ; je vous aurais dit franchement la vérité en vous demandant avis.

— Pourquoi n’était-il pas convenable de venir à moi ?

— Cela aurait pu être convenable, je ne dis pas le contraire ; mais je ne le pouvais. Il me semblait que je n’avais aucun droit de vous causer du trouble. Le malheur ne concernait que moi, je voulais le tenir secret, et personne ne pouvait m’en empêcher. Je vous le répète, je n’aime pas à être l’objet de fatigantes attentions ou le thème du bavardage villageois. D’ailleurs, il peut n’avoir aucun fâcheux résultat. Dieu le sait ! »

Moore, bien que torturé par l’attente, ne demanda pas une prompte explication. Il ne permit à aucun geste, à aucun regard, à aucun mot, de trahir son impatience. Sa contenance calme tranquillisa Shirley ; sa confiance la rassura.

« De grands effets peuvent naître de petites causes, » fit-elle remarquer en détachant un bracelet de son poignet ; puis déboutonnant sa manche et la relevant en partie : « Regardez là » dit-elle à M. Moore.

Elle fit voir une marque sur son bras blanc, ou plutôt une dentelure profonde, quoique cicatrisée : quelque chose entre une brûlure et une coupure.

« Je ne voudrais pas montrer cela à qui que ce fût dans Briarfield, excepté à vous, parce que vous pouvez prendre la chose tranquillement.

— Certainement, il n’y a rien dans cette petite marque qui puisse effrayer ; son histoire en donnera l’explication.

— Toute petite qu’elle est, elle m’a enlevé mon sommeil, elle m’a rendue nerveuse, maigre et folle, parce que cette petite marque me fait penser à une possibilité qui a ses terreurs. »

La manche fut rajustée, le bracelet replacé.

« Savez-vous que vous m’éprouvez ? dit Moore en souriant. Je suis un homme très-patient, mais je sens mon pouls précipiter ses pulsations.

« Quoi qu’il arrive, je compte sur votre amitié, monsieur Moore. Vous mettrez à mon service votre sang-froid, et ne me laisserez pas à la merci de lâches effrayés ?

— Je ne fais aucune promesse à présent. Racontez-moi l’histoire, et exigez ensuite telle promesse qu’il vous plaira.

— C’est une très-courte histoire. Je fis un jour une promenade avec Isabelle et Gertrude, il y a environ trois semaines. Elles arrivèrent à la maison avant moi. J’étais demeurée en arrière pour parler à John. Après l’avoir quitté, je me plus à rester un peu dans l’avenue, où tout était calme et ombreux ; j’étais fatiguée de causer avec ces jeunes filles, et nullement pressée de les rejoindre. Comme je me trouvais appuyée à côté de la grande porte, absorbée dans de très-heureuses pensées concernant mon avenir, car, ce matin-là, je m’imaginais que les événements commençaient à tourner comme je le désirais depuis longtemps…

— Ah ! Nunnely avait été avec elle le soir précédent ! pensa Moore.

— J’entendis un bruit haletant ; un chien montait en courant l’avenue. Je connais presque tous les chiens du voisinage ; c’était Phœbe, la chienne d’arrêt de M. Sam Wynne. La pauvre créature courait la tête baissée et la langue pendante ; elle paraissait brisée et aux abois. Je l’appelai ; j’avais l’intention de la faire entrer à la maison et de lui donner quelque chose à boire et à manger ; j’étais sûre qu’elle avait été maltraitée : M. Sam fouette souvent ses chiens cruellement. Elle était trop agitée pour me reconnaître ; et, quand j’essayai de lui caresser la tête, elle se retourna et me mordit le bras. Elle me mordit de façon à faire couler le sang et s’enfuit pantelante. Aussitôt après, le piqueur de M. Wynne arriva portant un fusil. Il me demanda si j’avais aperçu un chien ; je lui dis que j’avais vu Phœbe.

« Vous feriez bien d’enchaîner Tartare, madame, dit-il, et de dire à vos gens de ne pas sortir de la maison ; je cours après Phœbe pour la tuer, et le groom est parti d’un autre côté. Elle est enragée. »

M. Moore s’appuya en arrière dans sa chaise et croisa ses bras sur sa poitrine ; miss Keeldar reprit son canevas de soie et continua la création d’une guirlande de violettes de Parme.

« Et vous ne l’avez dit à personne, vous n’avez cherché aucune assistance, aucune guérison ; vous n’êtes pas venue à moi !

— J’allai jusqu’à la porte de la salle d’étude ; là le courage me manqua ; je préférai tenir la chose secrète.

— Comment ! Mais que pourrais-je demander en ce monde de plus agréable que de vous être utile ?

— Je n’avais aucun droit…

— C’est monstrueux ! Et vous ne fîtes rien ?

— Si fait : j’allai droit à la lingerie, où l’on repasse presque toute la semaine, maintenant que j’ai tant d’hôtes à la maison. Pendant que les servantes étaient occupées à plisser et à empeser, je pris dans le feu un fer italien, et j’en appliquai la pointe écarlate sur mon bras. Je l’enfonçai bien ; il cicatrisa la petite blessure. Puis je montai dans ma chambre.

— J’affirmerais que vous n’avez pas poussé une plainte.

— Je n’en sais rien. J’étais bien malheureuse ; ni ferme, ni tranquille du tout, je pense. Il n’y avait aucun calme dans mon esprit.

— Il y avait du calme dans votre personne. Je me souviens d’avoir écouté pendant tout le temps que nous fûmes assis à goûter, pour entendre si vous remuiez dans la chambre au-dessus : tout était tranquille.

— J’étais assise au pied du lit, souhaitant que Phœbe ne m’eût point mordue.

— Et seule ! Vous aimez la solitude.

— Pardonnez-moi.

— Vous dédaignez la sympathie.

— Est-ce vrai, monsieur Moore ?

— Avec votre puissante intelligence, vous devez vous croire indépendante de tout secours, de tout conseil, de toute société.

— Qu’il en soit ainsi, puisque cela vous plaît. »

Elle sourit. Elle continua sa broderie rapidement et avec soin ; mais ses cils tremblèrent, puis ils brillèrent, et une larme en tomba.

M. Moore se pencha en avant sur son bureau, remua sa chaise, changea son attitude.

« S’il n’en est pas ainsi, demanda-t-il en donnant à sa voix une expression de douceur toute particulière, dites-moi ce que je dois penser.

— Je ne sais pas.

— Vous savez, mais vous ne voulez pas parler ; vous voulez tout renfermer en vous-même.

— Parce que cela ne mérite pas d’être partagé.

— Parce que personne ne peut vous donner le prix élevé que vous mettez à votre confiance. Personne n’est assez riche pour l’acheter. Personne n’a l’honneur, l’intelligence, le pouvoir que vous demandez dans votre conseiller. Il n’y a pas en Angleterre une épaule sur laquelle vous voudriez appuyer votre main, bien moins encore une poitrine sur laquelle vous voudriez reposer votre tête. C’est pourquoi vous devez vivre seule.

— Je puis vivre seule, si c’est nécessaire ; mais la question n’est pas de savoir comment vivre, mais comment mourir seule. Cette idée m’apparaît sous les couleurs les plus tristes.

— Vous appréhendez les effets du virus ?… vous pensez à une menace indéfinie, à un terrible sort ?… »

Elle s’inclina.

« Vous êtes très-nerveuse et très-peureuse.

— Vous me complimentiez il y a deux minutes sur ma fermeté.

— Vous êtes peureuse. Si toute cette affaire était froidement examinée et discutée, je suis sûr qu’il serait démontré que vous n’êtes nullement en danger de mourir.

— Amen ! Je tiens beaucoup à vivre, s’il plaît à Dieu. J’ai trouvé la vie douce.

— Comment pourrait-elle être pour vous autrement que douce, avec vos avantages et votre nature ? Est-ce que vraiment vous vous attendez à être saisie d’hydrophobie et à mourir enragée ?

— Je l’ai attendu et je l’ai craint. Maintenant, je ne crains rien.

— Ni moi, d’après votre récit. Je doute que la plus faible parcelle de virus se soit mêlée à votre sang ; et, quand cela serait, laissez-moi vous assurer que, jeune, pleine de santé et douée d’une constitution saine comme vous l’êtes, aucun mal ne s’ensuivrait. Au reste, je m’assurerai si la chienne était bien réellement enragée. Je soutiens qu’elle ne l’était pas.

— Ne dites à personne qu’elle m’a mordue.

— Pourquoi en parlerais-je, lorsque je crois cette morsure aussi innocente qu’une coupure de ce canif ? Tranquillisez-vous. Je suis tranquille, moi, quoique j’attache à votre vie autant de prix qu’à ma part de bonheur dans l’éternité. Regardez en haut.

— Pourquoi, monsieur Moore ?

— Je désire voir si vous êtes gaie. Mettez de côté votre travail : levez la tête.

— Voilà !…

— Regardez-moi. Merci ! Et le nuage est-il dissipé ?

— Je ne crains rien.

— Est-ce que votre esprit a repris sa charmante gaieté naturelle ?

— Je suis très-contente ; mais j’ai besoin de votre promesse.

— Parlez.

— Vous savez que, si le malheur que j’ai craint vient à arriver, ils m’étoufferont. Vous n’avez pas besoin de sourire : ils le feront, ils le font toujours. Mon oncle sera rempli d’horreur, de faiblesse, de précipitation, et c’est le seul expédient qui se présentera d’abord à lui ; personne à la maison n’aura du sang-froid, excepté vous ; promettez-moi de m’assister, de tenir M. Sympson éloigné de moi, de ne pas laisser approcher Henry, de peur que je ne lui fasse du mal. Souvenez-vous que vous devez faire aussi attention à vous ; mais je ne vous ferai pas de mal, je le sais. Fermez la porte aux médecins, mettez-les dehors s’ils entrent. Ne permettez ni au jeune ni au vieux Mac Turck de me toucher du doigt ; ni à M. Graves, leur collègue ; et enfin, si je deviens dangereuse, avec votre propre main administrez-moi un puissant narcotique : une dose de laudanum suffisante pour me faire dormir du dernier sommeil. Promettez-moi de faire cela. »

Moore quitta son bureau, et se permit la récréation de deux ou trois tours à travers la chambre. S’arrêtant derrière la chaise de Shirley, il se pencha sur elle et dit d’une voix creuse et emphatique :

« Je promets tout ce que vous me demandez, sans commentaire, sans réserve.

— Si l’assistance d’une femme est nécessaire, appelez ma femme de charge mistress Gill ; laissez-la m’ensevelir si je meurs. Elle m’est attachée. Elle m’a trompée bien des fois, je lui ai pardonné. Maintenant elle m’aime, et ne me ferait pas tort d’une épingle ; ma confiance l’a rendue dévouée. Aujourd’hui, je puis à la fois compter sur son intégrité, son courage et son affection. Appelez-la ; mais tenez ma tante et mes timides cousines loin de moi. Une fois encore, promettez.

— Je promets.

— C’est très-bien à vous, dit-elle, levant sur lui les yeux comme il se penchait au-dessus d’elle en souriant.

— Est-ce bien ? cela vous console-t-il ?

— Beaucoup.

— Nous serons avec vous, moi et mistress Gill seulement, dans toute extrémité où le calme et la fidélité seront nécessaires. Aucune main précipitée et timide n’interviendra.

— Cependant vous me croyez puérile ?

— Oui.

— Ah ! vous me méprisez.

— Méprisons-nous les enfants ?

— Dans le fait, je ne suis pas si forte, et je n’ai pas de ma force tant d’orgueil qu’on le croit, monsieur Moore ; je ne suis pas non plus si dédaigneuse de sympathie ; mais, lorsque j’ai quelque chagrin, je crains de le communiquer à ceux que j’aime, de peur de les affliger ; et avec ceux que je vois avec indifférence, je ne puis condescendre à me plaindre. Après tout, vous ne devez pas tant me railler d’être puérile : car, si vous étiez aussi malheureux que je l’ai été pendant ces trois dernières semaines, vous aussi sentiriez le besoin d’un ami.

— Nous éprouvons tous le besoin d’un ami, n’est-ce pas ?

— Tous ceux de nous du moins qui ont quelque chose de bon dans leur nature.

— Eh bien, vous avez Caroline Helstone.

— Oui… Et vous avez M. Hall.

— Oui… Mistress Pryor est une sage et bonne femme ; elle peut vous conseiller lorsque vous avez besoin de conseils.

— Vous, vous avez votre frère Robert.

— Pour les défaillances de la main droite, vous pouvez vous appuyer sur le révérend Matthewson Helstone, maître ès arts ; pour celles de la main gauche, il y a Hiram Yorke. Tous deux vous rendent leurs hommages.

— Je n’ai jamais vu mistress Yorke avoir pour un jeune homme des intentions aussi maternelles qu’elle en a pour vous. Je ne sais comment vous avez gagné son cœur ; mais elle est plus affectueuse pour vous que pour ses propres fils. Vous avez, en outre, votre sœur Hortense.

— Il paraît que nous sommes tous deux bien pourvus.

— Il le paraît.

— Combien nous devons être reconnaissants.

— Oui.

— Et contents !

— Oui.

— Pour ma part, je suis presque satisfait en ce moment, et très-reconnaissant. La gratitude est une émotion divine ; elle remplit le cœur, mais non jusqu’à le rompre. Elle l’échauffe, mais non jusqu’à lui donner la fièvre. J’aime à goûter à loisir la félicité. Dévorée à la hâte, je ne puis apprécier sa saveur. »

Appuyé sur le dessus de la chaise de miss Keeldar, Moore surveillait la rapide motion de ses doigts, sous lesquels croissait la guirlande verte et pourpre. Après une pause prolongée, il demanda de nouveau :

« Est-ce que l’ombre est entièrement dissipée ?

— Entièrement. L’état dans lequel j’étais il y a deux heures et celui dans lequel je me trouve en ce moment sont deux existences toutes différentes. Je crois, monsieur Moore, que les chagrins et les craintes nourries dans le silence croissent comme des enfants de Titans.

— Vous n’entretiendrez plus ces sentiments en silence.

— Non, si j’ose parler.

— En vous servant de ce mot oser, à qui faites-vous allusion ?

— À vous.

— Comment est-il applicable à moi ?

— À cause de votre austérité et de votre réserve.

— Pourquoi suis-je austère et réservé ?

— Parce que vous êtes fier.

— Pourquoi suis-je fier ?

— J’aimerais à le savoir : seriez-vous assez bon pour me le dire ?

— Peut être parce que je suis pauvre ; c’est une raison : la pauvreté et la fierté marchent souvent de compagnie.

— Voilà une fort jolie raison. Je serais charmée d’en découvrir une autre qui put s’apparier avec elle. Complétez le paire, monsieur Moore.

— Immédiatement. Que penseriez-vous de marier la sage Pauvreté avec le Caprice aux mille nuances ?

— Êtes-vous capricieux ?

— Vous l’êtes.

— Calomnie ! Je suis ferme comme un roc, fixe comme l’étoile polaire.

— Il m’arrive quelquefois de regarder en haut aux premières heures du jour, et j’aperçois un beau et parfait arc-en-ciel brillant de promesses, mesurant glorieusement le firmament nuageux de la vie. Une heure après, je regarde encore ; la moitié de l’arc a disparu, et le reste a perdu ses vives couleurs. Plus tard encore, le sombre firmament nie avoir jamais revêtu un si doux symbole d’espérance.

— Eh bien, monsieur Moore, vous devriez lutter contre ces changeantes humeurs ; elles sont votre défaut capital. On ne sait jamais comment vous prendre.

— Miss Keeldar, j’ai eu autrefois, pendant deux ans, une élève qui me devint bien chère. Henry m’est cher, mais elle m’était plus chère encore. Henry ne me donne jamais de tourment : elle m’en donnait beaucoup. Je crois qu’elle me tourmentait vingt-trois heures sur vingt-quatre.

— Elle n’était jamais avec vous plus de trois heures, ou au plus six, chaque jour.

— Quelquefois elle renversait le thé qui était dans ma tasse, et dérobait les mets qui étaient dans mon assiette ; et quand elle m’avait tenu à la diète tout un jour… et cela me convient peu, car j’ai coutume de savourer mes repas avec un plaisir raisonnable, et d’attacher une certaine importance à la réparation des forces de la créature…

— Je le sais. Je puis dire quelle sorte de dîner vous aimez le mieux. Je connais les plats que vous préférez.

— Elle me dérobait ces plats savoureux, et se moquait de moi par-dessus le marché. J’aime à bien dormir. Dans mes jours tranquilles, quand j’étais moi-même, je ne maudissais jamais la nuit pour sa longueur ni ma couche pour ses épines. Elle a changé tout cela.

— Monsieur Moore !…

— Et m’ayant ravi le pain de l’esprit et le confort de ma vie, elle me ravit encore sa présence : elle me quitta froidement, absolument comme si elle eût pensé qu’elle partie, le monde demeurait pour moi le même qu’auparavant. Je savais que je devrais la revoir quelquefois. Au bout de deux ans, il arriva que nous nous rencontrâmes de nouveau sous son propre toit, où elle était maîtresse. Comment pensez-vous qu’elle se conduisit envers moi, miss Keeldar ?

— Comme une personne qui avait bien profité des leçons qu’elle avait apprises de vous.

— Elle me reçut avec hauteur : elle mesura entre nous un large espace et me tint à distance par le geste réservé, le regard rare et froid, la parole strictement polie.

— Elle se montrait excellente élève. Vous ayant vu si réservé, elle avait appris à l’être. Admirez, je vous prie, dans sa hauteur un sensible progrès sur votre propre froideur.

— Ma conscience, mon honneur et les plus despotiques nécessités m’éloignaient d’elle, et me retenaient par leurs chaînes pesantes. Elle était libre ; elle eût pu se montrer compatissante.

— Non pas libre de compromettre sa dignité personnelle, de chercher celui qui l’évitait. »

Puis elle fut inconséquente : « Je vis bientôt se renouveler mon supplice de Tantale. Lorsque je croyais avoir pris sur moi assez d’empire pour ne la considérer que comme une hautaine étrangère, elle me montrait tout à coup un éclair de simplicité si aimante, elle me réchauffait avec un rayon de si vivifiante sympathie, elle me réjouissait avec une conversation si aimable, si gaie, si bienveillante, que je ne pouvais pas plus interdire à son image l’entrée de mon cœur qu’à sa personne l’entrée de cette chambre. Expliquez-moi pourquoi elle se plaisait à me rendre ainsi malheureux.

— Elle ne pouvait supporter d’être tout à fait exilée ; puis il lui arrivait quelquefois de penser, par un jour froid et humide, que la salle d’étude n’était pas un endroit très-gai ; et elle se croyait alors tenue d’aller voir si vous et Henry entreteniez un bon feu ; et une fois là, elle aimait à rester.

— Mais elle ne devrait pas être changeante ; si elle est venue une fois, elle devrait venir plus souvent.

— Cela pourrait passer pour de l’intrusion.

— Demain vous ne serez pas ce que vous êtes aujourd’hui.

— Je ne sais pas. Et vous, serez-vous le même ?

— Je ne suis pas fou, très-noble Bérénice. Nous pouvons donner un jour aux rêves ; mais le lendemain nous savons nous éveiller ; et je m’éveillerai à propos le matin où vous serez mariée à sir Philippe Nunnely. Le feu brille sur vous et moi, et réfléchit très-clairement nos images dans la glace, miss Keeldar ; j’ai regardé ce tableau pendant tout le temps que j’ai parlé. Voyez ! quelle différence entre votre tête et la mienne ! Je parais vieux, bien que je n’aie que trente ans !

— Vous êtes si grave ! vous avez un front si carré ! et votre visage est pâle. Je ne vous considère jamais comme un jeune homme, ni comme le cadet de Robert.

— Vraiment ? Je ne le pensais pas. Imaginez-vous la figure bien coupée et belle de Robert regardant par-dessus mon épaule. Est-ce que cette apparition ne fait pas vivement ressortir la lourdeur obtuse de mes traits ? Ah ! (Il tressaille.) Depuis une demi-heure, je m’attendais à entendre vibrer ce fil d’archal. »

La cloche du dîner sonna, et Shirley se leva.

« Monsieur Moore, dit-elle en rassemblant ses fils de soie, avez-vous eu récemment des nouvelles de votre frère ? Savez-vous pourquoi il demeure si longtemps à Londres ? Parle-t-il de revenir ?

— Il parle de revenir ; mais je ne puis dire ce qui a été cause de sa longue absence. À dire vrai, je pensais que personne dans le Yorkshire ne savait mieux que vous pourquoi il avait de la répugnance à revenir. »

Une vive rougeur passa sur le visage de miss Keeldar.

« Écrivez-lui, et pressez-le de hâter son retour, dit-elle. Je sais qu’il n’y avait pas d’inconvénient à prolonger si longtemps son absence : il est bon de laisser chômer la fabrique quand le commerce va si mal. Mais il ne doit pas abandonner le comté.

— Je sais, dit Louis, qu’il eut une entrevue avec vous le soir avant son départ, et je le vis ensuite quitter Fieldhead. Je lus sur son visage, ou j’essayai d’y lire. Il se détourna de moi. Je devinai qu’il serait longtemps absent. Certains jolis doigts effilés ont une merveilleuse habileté pour pulvériser le fragile orgueil d’un homme. Je suppose que Robert a mis trop de confiance dans sa beauté mâle et dans sa noblesse native. Plus heureux sont ceux qui, destitués d’avantages, ne peuvent se bercer d’illusions. Mais je lui écrirai, en lui disant que vous conseillez son retour.

— Ne lui dites pas que je lui conseille de revenir, mais que son retour est prudent. »

Un second coup de sonnette se fit entendre, et miss Keeldar obéit à son appel.